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Interview de Robert Redeker
“Le sport est contre les peuples!”
par Joanna Vanay
La revue suisse d'éducation physique et de sport. Mai 2003.

Origine : http://www.robertredeker.net/accueil_sport_lesportetlespeuples.htm


Le philosophe français Robert Redeker lance un pavé dans la mare des amoureux du sport, spectateurs, sportifs, entraîneurs, managers, etc. Son dernier ouvrage dénonce sans complaisance les dérives contemporaines du sport. Et l’éducation physique dans tout cela?

“Impossible d'échapper à l'étouffante omniprésence du sport, à son monotone ressassement partout et toujours. Partout: l'espace humain est saturé par le sport. Toujours: le sport ne fait jamais relâche. A toute heure du jour et de la nuit, que ce soit sur les chaînes de télévision, sur les ondes des radios, dans les cafés, dans les halls de gare et d'aéroport, vous entendez parler de sport. Le sport est devenu notre environnement: impossible de voir des prairies montagneuses couvertes de neige sans envisager qu'elles pourraient se muer en domaine skiable, de regarder une forêt sans penser que du cross-country ou de la course d'orientation pourrait s'y dérouler, de voir la mer sans penser aux courses transatlantiques qui la sillonnent, etc. (…) Les loisirs sportifs et ludiques volent à l'homme le temps d'être un homme parce qu'ils expulsent de l'existence le sérieux de la vie. C'est ainsi, dans cette disposition d'esprit, que l'homme contemporain traverse la nature en rêvant à ses week-ends de jogging, de randonnée pédestre, ou de parcours vélocipédique; la nature ne lui apparaît plus que comme un immense parc de défoulement, analogue aux parcs d'attractions, spécialement mis à sa disposition. La déshumanisation ludique générée par la ‹société des loisirs› fait système avec l'arraisonnement sportif de la nature et du corps. Déshumanisation: les autres rapports possibles de l'homme à la nature – rapport poétique, rapport religieux, rapport mystique, rapport paysan – disparaissent de la conscience de l'homme ordinaire au profit du rapport sportif, ou lui sont subordonnés.”

Robert Redeker, Le Sport contre les peuples, Editions Berg, page 33.

Mobile: Cette citation tirée de votre dernier livre suggère que vous n'aimez ni le sport ni les sportifs…

Robert Redeker: L’enjeu n’est pas d’aimer ou de ne pas aimer, mais de construire les concepts qui permettent une critique philosophique du sport et par là de se libérer de son emprise. Pour cela, j’ai choisi la voie philosophique plutôt que la voie sociologique. La sociologie est devenue une discipline descriptive de complaisance qui finit par légitimer son objet; c’est une discipline si servilement intégrée au système qu’elle en a perdu la dimension critique qui faisait naguère sa force. Souvenons-nous de la sociologie critique développée par l’Ecole de Francfort. Le maître à penser de la critique du sport, à qui mon analyse doit beaucoup, Jean-Marie Brohm, se tient à cheval entre la sociologie et le sport. Dans ce contexte, j’ai préféré baliser un terrain vierge, en forgeant des concepts qui serviront à d’autres: la philosophie critique du sport.

M : Pourquoi affirmez-vous que le sport est contre les peuples?

RR : Le sport colonise l’existence de manière planétaire. Il quadrille, aussi bien comme spectacle que comme activité, l’emploi du temps quotidien de milliards d’hommes et impose un imaginaire couplant culte de la performance et publicité. D’une part, le sport persuade intimement les individus que l’opérationnalité, c’est-à-dire calculer et réussir dans un cadre routinier, est le fonctionnement normal de l’intelligence. D’autre part, il concourt à substituer le mimétisme – imiter Zidane, Virenque ou Beckham – à l’adaptation. Herbert Marcuse, dans “L’Homme unidimensionnel”, a été le premier à nettement différencier mimétisme, comme type d’identification des individus à un modèle dans une société malade, et adaptation, en tant que processus d’intériorisation des normes morales et sociales dans les sociétés équilibrées. Et le sport favorise le mimétisme, c’est à dire l’intériorisation de figures usinées par le complexe médiatico-publicitaire auxquelles on s’identifie. Les individus sont ainsi enfermés dans une structure qui paralyse aussi bien leur imagination que leur intelligence. De ce processus sort une forme nouvelle d’humanité, planétairement homogène. Partout dans le monde, sportifs et supporteurs semblent polyclonés les uns sur les autres. En résumé, le sport est contre les peuples en ce qu’il reprend le projet de fabrication d’un homme nouveau.

M :Le sport de compétition, selon vous, pousse à son paroxysme la “loi du plus fort”. Mais le sport n'a-il pas une valeur morale puisqu’il limite dans une réglementation et un cadre précis, contrairement à la société en général, le principe de la victoire du plus fort?

RR : Votre question reprend la thèse de Norbert Elias: “l’euphémisation de la violence”. Deux objections surgissent. D’une part, la violence est consubstantielle aux pratiques sportives, et d’autre part, sous la forme de spectacle et sous l’effet de crétinisation des masses induit par le spectacle sportif, on en arrive à des émeutes urbaines d’un style nouveau, déchaînements de violence dans les rues. Les “meutes sportives”, comme le dit si bien Jean-Marie Brohm, autrement dit les peuples rabaissés par le sport au rang de meutes braillardes et violentes, se déchaînent en émeutes d’un genre particulier. En changeant les peuples en meutes supportrices, le sport, loin de civiliser, dé-civilise. L’essence de la morale d’après Kant consiste à baser son action sur la maxime suivante: l’autre doit toujours passer avant moi. Toute la morale jaillit de la préférence de principe accordée à l’autre, de l’effacement de soi derrière cet autre. C’est ce primat absolu de l’autre qui humanise notre espèce et la différencie des espèces animales, prises dans le schéma darwinien de la lutte pour la survie. Dans le sport, on vise à s’imposer à l’autre, à le vaincre, le dominer. Autrement dit le sport est par principe contraire à la morale.

M : On décrit souvent le sport comme une école de vie. N'y apprend-on pas la vie en groupe, le respect des autres et de soi-même, la soumission aux règles, le fair-play?

RR : Votre question attribue au sport les vertus traditionnelles du jeu. Le jeu est une pratique traditionnelle de toutes les sociétés, à double volet: intégrer les plus jeunes et permettre aux plus anciens la gratuité, l’activité sans but utilitaire. Le jeu était aussi le double de la guerre, qu’il mimait et à laquelle il préparait. L’invention du sport se situe dans le projet de rendre les corps et les esprits dociles aux nouvelles formes du travail en usine, de domestiquer les nouvelles couches sociales que l’on met au travail. De fait, à la différence du jeu, le sport est un objet moderne datant du XIXème siècle et qui s’est doté, dès le milieu du XXème siècle, d’un objectif très différent: fabriquer un certain type d’homme. En ce sens, le sport est une anthropofacture; il vise à créer une nouvelle espèce d’homme qui aura intégré les impératifs quantitatifs de la performance, qui aura mécanisé son corps et son esprit. Cet homme sera doté du mental du gagnant, remplacement de l’âme. Il aura rempli son esprit de l’imaginaire publicitaire qui accompagne le sport, avec les marques et leur fétichisme: Lacoste, Adidas, Nike, Coca Cola, etc. Ce qui est enseigné dans le sport est à la fois la soumission à un certain ordre social et l’impossibilité d’en sortir, l’enfermement.

M : Quelle place donnez-vous à l'éducation physique à l'école, en tant que branche éducative et pédagogique? Conseilleriez-vous à vos enfants de faire du sport, ou aux parents d'inscrire leurs enfants dans un club de sport?

RR : L’éducation physique et le sport sont deux choses opposées. Une véritable éducation physique serait l’apprentissage du corps, de ce que peut le corps, de ses limites. La civilisation urbaine de consommation et de communication a effacé le corps. Elle l’a transformé en une image. Le sport ne peut combler ce manque, parce qu’il cultive à son tour le fanatisme de l’image. Une éducation physique qui ne serait pas sportive enseignerait les gestes de l’activité corporelle qui a disparu de nos sociétés: celle de l’agriculture en apprenant les gestes paysans, ou celle des métiers artisans, en étudiant les gestes de l’horlogerie, de la reliure, des métiers oubliés. Ce serait beaucoup plus intéressant et enrichissant que la ridicule parodie de sport qu’on gratifie aujourd’hui dans trop d’écoles du beau nom d’“éducation physique”. Le sport, comme je le montre dans mon livre, continue la guerre contre le corps, dont l’origine remonte à Platon et dont le christianisme est un maillon intermédiaire. La société a tellement oublié le corps qu’elle l’a transformé en image que l’on placarde et que l’on exhibe. Une véritable éducation physique marquerait, à travers la reprise des gestes de l’agriculture et de l’artisanat, les retrouvailles entre l’éducation et le corps. Les conseils à donner aux parents iraient dans cette voie: malgré quelques points positifs dans les pratiques sportives, l’idéologie et le but général sont condamnables. C’est pourquoi on aura de plus grandes satisfactions en incitant l’enfant à apprendre son propre corps à travers l’enseignement des gestes agrestes et artisanaux.

M : La façon dont vous décrivez et concevez le sport peut rebuter nos lecteurs, constitués pour la plupart d'éducateurs physique et d'entraîneurs. Quelle place leur donnez-vous dans la société? N'ont-ils pas un rôle à jouer dans l'éducation de la jeunesse?

RR : La déontologie du travail intellectuel exclut toute complaisance. On pense et on écrit pour conquérir plus de vérité, pour remplir le programme de Sartre énoncé lorsqu’il fonda la revue “Les Temps Modernes”: déchiffrer le monde, et non caresser dans le sens du poil telle ou telle corporation. Distinguons “entraîneur” et “éducateur physique”. L’entraîneur est trop axé sur la performance, la réussite, parfois même la manipulation psychologique à des fins douteuses; il ressemble à certains professeurs qui imaginent qu’enseigner consiste à préparer leurs élèves à réussir un examen, ou à certains managers d’entreprise. L’“éducateur physique”, s’il se détache de l’idéologie sportive et du double fétichisme de la performance et de la réussite, peut s’attacher au rôle immense de réintroduire dans notre société ce qu’elle a effacé en le réduisant à l’image, le corps.



Robert Redeker est membre du comité de rédaction de la revue “Les Temps Modernes”.
Il a en particulier signé les livres suivants :

Aux armes citoyens (éditions Bérénice, 2000), Le Déshumain (éditions Itinéraires, 2001),

Le sport contre les peuples (Berg international éditeurs, 2002),

Lo Sport contro l’uomo (Citta Aperta edizioni, 2003),

Inhuman : The Education, school and Humanity (Academica Press, 2003).