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Origine : http://www.robertredeker.net/accueil_sport_lesportetlespeuples.htm
Le philosophe français Robert Redeker lance un pavé
dans la mare des amoureux du sport, spectateurs, sportifs, entraîneurs,
managers, etc. Son dernier ouvrage dénonce sans complaisance
les dérives contemporaines du sport. Et l’éducation
physique dans tout cela?
“Impossible d'échapper à l'étouffante
omniprésence du sport, à son monotone ressassement
partout et toujours. Partout: l'espace humain est saturé
par le sport. Toujours: le sport ne fait jamais relâche. A
toute heure du jour et de la nuit, que ce soit sur les chaînes
de télévision, sur les ondes des radios, dans les
cafés, dans les halls de gare et d'aéroport, vous
entendez parler de sport. Le sport est devenu notre environnement:
impossible de voir des prairies montagneuses couvertes de neige
sans envisager qu'elles pourraient se muer en domaine skiable, de
regarder une forêt sans penser que du cross-country ou de
la course d'orientation pourrait s'y dérouler, de voir la
mer sans penser aux courses transatlantiques qui la sillonnent,
etc. (…) Les loisirs sportifs et ludiques volent à
l'homme le temps d'être un homme parce qu'ils expulsent de
l'existence le sérieux de la vie. C'est ainsi, dans cette
disposition d'esprit, que l'homme contemporain traverse la nature
en rêvant à ses week-ends de jogging, de randonnée
pédestre, ou de parcours vélocipédique; la
nature ne lui apparaît plus que comme un immense parc de défoulement,
analogue aux parcs d'attractions, spécialement mis à
sa disposition. La déshumanisation ludique générée
par la ‹société des loisirs› fait système
avec l'arraisonnement sportif de la nature et du corps. Déshumanisation:
les autres rapports possibles de l'homme à la nature –
rapport poétique, rapport religieux, rapport mystique, rapport
paysan – disparaissent de la conscience de l'homme ordinaire
au profit du rapport sportif, ou lui sont subordonnés.”
Robert Redeker, Le Sport contre les peuples, Editions Berg, page
33.
Mobile: Cette citation tirée de votre dernier livre suggère
que vous n'aimez ni le sport ni les sportifs…
Robert Redeker: L’enjeu n’est pas d’aimer ou
de ne pas aimer, mais de construire les concepts qui permettent
une critique philosophique du sport et par là de se libérer
de son emprise. Pour cela, j’ai choisi la voie philosophique
plutôt que la voie sociologique. La sociologie est devenue
une discipline descriptive de complaisance qui finit par légitimer
son objet; c’est une discipline si servilement intégrée
au système qu’elle en a perdu la dimension critique
qui faisait naguère sa force. Souvenons-nous de la sociologie
critique développée par l’Ecole de Francfort.
Le maître à penser de la critique du sport, à
qui mon analyse doit beaucoup, Jean-Marie Brohm, se tient à
cheval entre la sociologie et le sport. Dans ce contexte, j’ai
préféré baliser un terrain vierge, en forgeant
des concepts qui serviront à d’autres: la philosophie
critique du sport.
M : Pourquoi affirmez-vous que le sport est contre les peuples?
RR : Le sport colonise l’existence de manière planétaire.
Il quadrille, aussi bien comme spectacle que comme activité,
l’emploi du temps quotidien de milliards d’hommes et
impose un imaginaire couplant culte de la performance et publicité.
D’une part, le sport persuade intimement les individus que
l’opérationnalité, c’est-à-dire
calculer et réussir dans un cadre routinier, est le fonctionnement
normal de l’intelligence. D’autre part, il concourt
à substituer le mimétisme – imiter Zidane, Virenque
ou Beckham – à l’adaptation. Herbert Marcuse,
dans “L’Homme unidimensionnel”, a été
le premier à nettement différencier mimétisme,
comme type d’identification des individus à un modèle
dans une société malade, et adaptation, en tant que
processus d’intériorisation des normes morales et sociales
dans les sociétés équilibrées. Et le
sport favorise le mimétisme, c’est à dire l’intériorisation
de figures usinées par le complexe médiatico-publicitaire
auxquelles on s’identifie. Les individus sont ainsi enfermés
dans une structure qui paralyse aussi bien leur imagination que
leur intelligence. De ce processus sort une forme nouvelle d’humanité,
planétairement homogène. Partout dans le monde, sportifs
et supporteurs semblent polyclonés les uns sur les autres.
En résumé, le sport est contre les peuples en ce qu’il
reprend le projet de fabrication d’un homme nouveau.
M :Le sport de compétition, selon vous, pousse à
son paroxysme la “loi du plus fort”. Mais le sport n'a-il
pas une valeur morale puisqu’il limite dans une réglementation
et un cadre précis, contrairement à la société
en général, le principe de la victoire du plus fort?
RR : Votre question reprend la thèse de Norbert Elias: “l’euphémisation
de la violence”. Deux objections surgissent. D’une part,
la violence est consubstantielle aux pratiques sportives, et d’autre
part, sous la forme de spectacle et sous l’effet de crétinisation
des masses induit par le spectacle sportif, on en arrive à
des émeutes urbaines d’un style nouveau, déchaînements
de violence dans les rues. Les “meutes sportives”, comme
le dit si bien Jean-Marie Brohm, autrement dit les peuples rabaissés
par le sport au rang de meutes braillardes et violentes, se déchaînent
en émeutes d’un genre particulier. En changeant les
peuples en meutes supportrices, le sport, loin de civiliser, dé-civilise.
L’essence de la morale d’après Kant consiste
à baser son action sur la maxime suivante: l’autre
doit toujours passer avant moi. Toute la morale jaillit de la préférence
de principe accordée à l’autre, de l’effacement
de soi derrière cet autre. C’est ce primat absolu de
l’autre qui humanise notre espèce et la différencie
des espèces animales, prises dans le schéma darwinien
de la lutte pour la survie. Dans le sport, on vise à s’imposer
à l’autre, à le vaincre, le dominer. Autrement
dit le sport est par principe contraire à la morale.
M : On décrit souvent le sport comme une école de
vie. N'y apprend-on pas la vie en groupe, le respect des autres
et de soi-même, la soumission aux règles, le fair-play?
RR : Votre question attribue au sport les vertus traditionnelles
du jeu. Le jeu est une pratique traditionnelle de toutes les sociétés,
à double volet: intégrer les plus jeunes et permettre
aux plus anciens la gratuité, l’activité sans
but utilitaire. Le jeu était aussi le double de la guerre,
qu’il mimait et à laquelle il préparait. L’invention
du sport se situe dans le projet de rendre les corps et les esprits
dociles aux nouvelles formes du travail en usine, de domestiquer
les nouvelles couches sociales que l’on met au travail. De
fait, à la différence du jeu, le sport est un objet
moderne datant du XIXème siècle et qui s’est
doté, dès le milieu du XXème siècle,
d’un objectif très différent: fabriquer un certain
type d’homme. En ce sens, le sport est une anthropofacture;
il vise à créer une nouvelle espèce d’homme
qui aura intégré les impératifs quantitatifs
de la performance, qui aura mécanisé son corps et
son esprit. Cet homme sera doté du mental du gagnant, remplacement
de l’âme. Il aura rempli son esprit de l’imaginaire
publicitaire qui accompagne le sport, avec les marques et leur fétichisme:
Lacoste, Adidas, Nike, Coca Cola, etc. Ce qui est enseigné
dans le sport est à la fois la soumission à un certain
ordre social et l’impossibilité d’en sortir,
l’enfermement.
M : Quelle place donnez-vous à l'éducation physique
à l'école, en tant que branche éducative et
pédagogique? Conseilleriez-vous à vos enfants de faire
du sport, ou aux parents d'inscrire leurs enfants dans un club de
sport?
RR : L’éducation physique et le sport sont deux choses
opposées. Une véritable éducation physique
serait l’apprentissage du corps, de ce que peut le corps,
de ses limites. La civilisation urbaine de consommation et de communication
a effacé le corps. Elle l’a transformé en une
image. Le sport ne peut combler ce manque, parce qu’il cultive
à son tour le fanatisme de l’image. Une éducation
physique qui ne serait pas sportive enseignerait les gestes de l’activité
corporelle qui a disparu de nos sociétés: celle de
l’agriculture en apprenant les gestes paysans, ou celle des
métiers artisans, en étudiant les gestes de l’horlogerie,
de la reliure, des métiers oubliés. Ce serait beaucoup
plus intéressant et enrichissant que la ridicule parodie
de sport qu’on gratifie aujourd’hui dans trop d’écoles
du beau nom d’“éducation physique”. Le
sport, comme je le montre dans mon livre, continue la guerre contre
le corps, dont l’origine remonte à Platon et dont le
christianisme est un maillon intermédiaire. La société
a tellement oublié le corps qu’elle l’a transformé
en image que l’on placarde et que l’on exhibe. Une véritable
éducation physique marquerait, à travers la reprise
des gestes de l’agriculture et de l’artisanat, les retrouvailles
entre l’éducation et le corps. Les conseils à
donner aux parents iraient dans cette voie: malgré quelques
points positifs dans les pratiques sportives, l’idéologie
et le but général sont condamnables. C’est pourquoi
on aura de plus grandes satisfactions en incitant l’enfant
à apprendre son propre corps à travers l’enseignement
des gestes agrestes et artisanaux.
M : La façon dont vous décrivez et concevez le sport
peut rebuter nos lecteurs, constitués pour la plupart d'éducateurs
physique et d'entraîneurs. Quelle place leur donnez-vous dans
la société? N'ont-ils pas un rôle à jouer
dans l'éducation de la jeunesse?
RR : La déontologie du travail intellectuel exclut toute
complaisance. On pense et on écrit pour conquérir
plus de vérité, pour remplir le programme de Sartre
énoncé lorsqu’il fonda la revue “Les Temps
Modernes”: déchiffrer le monde, et non caresser dans
le sens du poil telle ou telle corporation. Distinguons “entraîneur”
et “éducateur physique”. L’entraîneur
est trop axé sur la performance, la réussite, parfois
même la manipulation psychologique à des fins douteuses;
il ressemble à certains professeurs qui imaginent qu’enseigner
consiste à préparer leurs élèves à
réussir un examen, ou à certains managers d’entreprise.
L’“éducateur physique”, s’il se détache
de l’idéologie sportive et du double fétichisme
de la performance et de la réussite, peut s’attacher
au rôle immense de réintroduire dans notre société
ce qu’elle a effacé en le réduisant à
l’image, le corps.
Robert Redeker est membre du comité de rédaction de
la revue “Les Temps Modernes”.
Il a en particulier signé les livres suivants :
Aux armes citoyens (éditions Bérénice, 2000),
Le Déshumain (éditions Itinéraires, 2001),
Le sport contre les peuples (Berg international éditeurs,
2002),
Lo Sport contro l’uomo (Citta Aperta edizioni, 2003),
Inhuman : The Education, school and Humanity (Academica Press,
2003).
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