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Foot et religion, "le meilleur et le pire"
Entretien avec Denis Müller, professeur d'éthique à la faculté de théologie et
de sciences des religions de l'Université de Lausanne.
Propos recueillis par Henri Tincq
LE MONDE 15.06.06

Origine : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-669420,36-783998,0.html

http://darkincorporated.forumactif.fr/sutra717-Le-football-nouvel-opium-du-peuple.htm

http://www.minorites.org/article.php?IDA=16609


Outre le signe de croix du joueur à l'entrée sur le terrain, quels sont les nouveaux rituels religieux du football ?

Ils ne sont pas forcément nouveaux ni religieux. Je pense aux cercles formés par les joueurs, main dans la main, avant le début d'un match, comme pour une sorte d'ultime "training" spirituel. Il y a aussi l'empilement des corps sur le joueur qui a marqué un but, dans lequel certains ont cru devoir déceler des tendances homosexuelles latentes. Ou encore la "chenille" qui réunit, après la victoire, une équipe avançant à genoux sur la pelouse.

Ce sont des rituels collectifs. Ils ont désormais plus de place que les pratiques individuelles anciennes comme le signe de croix à l'entrée sur le terrain ou le baiser sur la pelouse qu'on va fouler.

Plus récent, le rituel qui consiste, pour le joueur qui a marqué, à lever son maillot et exhiber devant le public et les caméras son tee-shirt porteur d'un message à destination familiale ou à connotation religieuse. On a vu des tee-shirts " I love Jesus". Et les joueurs de la Côte d'Ivoire prier en groupe sur le terrain, lors de la finale de la Coupe d'Afrique des nations, perdue contre l'Egypte !

Quant au geste du "berceau" - le balancement de bras portant un enfant fictif, inventé par le Brésilien Bebeto au Mondial américain de 1994, afin de saluer la naissance de son propre enfant -, il a été largement imité depuis. Ce n'est certes pas un symbole religieux explicite, même si on peut y voir une louange à la vie et au Créateur. Je le comprends plutôt comme un bel hommage rendu à la femme dans ce monde de "mecs" que demeure le football malgré une mixité plus grande (dans le public et le corps arbitral). C'est un heureux correctif proposé au machisme ambiant de ce milieu.

Ces gestes ne traduisent-ils pas un retour du "religieux" dans un univers marchand, sécularisé, laïcisé ?

Non, pas nécessairement. Il est probable que les signes de croix sont plus fréquents dans les équipes nationales de pays marqués par la tradition catholique ou orthodoxe : je pense, dans le premier cas, à l'Italie, à l'Espagne, à l'Amérique latine, à l'Afrique et, dans le deuxième, aux pays slaves.

Les pays protestants semblent ignorer cette pratique. Je ne suis pas sûr qu'il y ait autant de signes religieux dans les équipes d'origine arabe ou asiatique. De là à parler d'un renouveau du religieux, je n'en suis pas absolument convaincu.

D'une part, il faudrait distinguer entre la pratique religieuse sincère - qu'il ne faut pas exclure pour certains joueurs - et la pratique superstitieuse. D'autre part, cette religiosité a quelque chose d'une fiction, fortement mise en valeur par la télévision et les angles des caméras. Il y a là un effet de verre grossissant de la Mondiovision.

Par ailleurs, l'idée que Dieu puisse vouloir donner la victoire à "notre" équipe plutôt qu'à l'adversaire révèle une mentalité religieuse assez primaire et une "théologie" bien peu critique !

Le football est d'abord un révélateur universel de tous les antagonismes sociaux et mondiaux : la faute et la grâce, le jeu et la violence, la fortune inouïe des stars du ballon rond et le marché des joueurs, souvent recrutés dans les pays pauvres et transformés en esclaves modernes du sport-spectacle.

Reste une liturgie proprement religieuse dans les stades de football
...

Oui, et ce n'est pas un hasard si de grands prédicateurs, comme Billy Graham ou Jean Paul II, ont choisi des stades pour réunir leurs foules. Communauté de foi, célébration émotive, desservants, hymnes, cantiques, invocation du bien et dénonciation du mal : la mise en scène comporte bien des analogies entre la manifestation sportive et le rite religieux. Une sorte de rivalité mimétique s'est instituée, accréditant la thèse que le football est une autre religion (une quasi-religion, aurait pu dire le théologien Paul Tillich), voire une nouvelle religion se substituant à la première.

A la liturgie forcément présente et impressionnante des grandes rencontres de football, j'ajouterai l'histoire et la tradition propres à chaque club, de celles qui cimentent des communautés entières. Les publics de Naples à l'époque de Maradona, de Marseille ou de Turin, avec leurs simulacres religieux (ex-voto, invocation de la Bonne Mère dans la cité phocéenne), ont été bien étudiés par Christian Bromberger.

Très typique aussi est le cas des publics de supporteurs anglais d'Arsenal à Highbury (le vieux stade mythique qui va être détruit et remplacé), de Liverpool et autres, chantant, pendant tout le match, des "carols" (cantiques) à la gloire de leur équipe, venus de la plus ancienne tradition chrétienne locale et des écoles du dimanche du XIXe siècle.

Les équipes en rouge - Manchester United, Liverpool - sont plutôt de tradition catholique, en bleu - Manchester City, Everton - de tradition protestante, comme les Glasgow Rangers opposés à leur rival local du Celtic, habillé en vert, d'origine irlandaise et catholique. Et il n'est pas rare dans les tribunes d'entendre des insultes racistes ou homophobes sur des airs de "O When The Saints Go Marching In !"

La religion et le football se rejoignent, pour le meilleur comme pour le pire. Ce n'est pas le moindre paradoxe d'un sport-spectacle mettant en scène les ambivalences de la condition humaine : juste et pécheur, tantôt génial tantôt odieux, chanceux ou maudit, le footballeur, cet esclave adulé mais si vite déchu des temps modernes, n'est-il pas un miroir de notre propre destinée ?

Propos recueillis par Henri Tincq
Article paru dans l'édition du 16.06.06