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Origine : http://www.letemps.ch/livres/Critique.asp?Objet=1071
http://darkincorporated.forumactif.fr/sutra717-Le-football-nouvel-opium-du-peuple.htm
En prévention à l'overdose de rhétorique sportive
à venir, on peut avaler deux petits pamphlets vigoureux.
Ou se faire plaisir avec de belles images commentées par
des écrivains.
Titre: Les Intellectuels et le Football
Auteur: Marc Perelman
Editeur: de la Passion
Autres informations: 32 p.
Titre: Foot, les 100 photos
Auteur: Benoît Heimermann
Editeur: Hachette
Autres informations: 224 p.
Titre: Le Football, une peste émotionnelle
Auteurs: Jean-Marie Brohm, Marc Perelman
Editeur: de la Passion
Autres informations: 32 p.
Le grand délire nationaliste, social et identitaire qui s'est
emparé de la presse après la victoire de la France
lors du dernier Mondial en 1998 permet de craindre de nouveaux déferlements
au cours des prochaines semaines. A ceux que cette perspective fatiguerait
par avance, on peut recommander la lecture tonique des deux analyses
que rééditent les Editions de la Passion, petite maison
qui semble spécialisée dans la «critique de
la modernité sportive». Ce sont de très brefs
ouvrages, 32 pages chacun, mais les caractères en sont d'une
taille minuscule, elle aussi, et les lignes très serrées.
Quant au propos de Marc Perelman et de Jean-Marie Brohm, il demande
à être lu attentivement car il oscille entre le pamphlet
le plus polémique, un ton dont on a perdu l'habitude, et
une analyse savante du phénomène de sanctification
du football.
Les auteurs sont professeurs d'université, le premier à
Paris X – Nanterre, le second à Montpellier, et tous
deux ont déjà beaucoup écrit sur la sociologie
du sport. A l'occasion de la Coupe du monde, ils ont remis à
jour leurs analyses des événements de 1998. Leur ouvrage
commun, Le Football, une peste émotionnelle, est une dénonciation
de la «lobotomisation» qui a gagné les journalistes,
et tous les «grands penseurs», de l'extrême gauche
à l'extrême droite. On retrouve la même verve
dans Les Intellectuels et le Football. Qu'ils célèbrent
l'univers de fraternité et de paix, la «passion égalitaire»
qui transcende les inégalités de classe et de race
ou que, plus naïfs encore, ils opposent un sport «pur»
aux excès et aux bavures que lui imposerait un capitalisme
pervers, les commentateurs n'échappent pas à la critique.
Car pour les deux polémistes, «les passions sportives
sont évidemment meurtrières». La liste est longue
des violences exercées dans et autour des stades, tout comme
est accablante celle des corruptions, magouilles, salaires indécents
et dopages. Mais, disent les auteurs, les sociologues et les analystes
du foot se laissent emporter par leur propre fascination et leur
désir de rêve. La revue de presse qui émaille
les deux opuscules, parfois de manière répétitive,
offre de réjouissants exemples de ce lyrisme. Les adeptes
les plus aveugles de l'«humanité du sport» étant
les ex-staliniens qui entament, notamment dans les colonnes de L'Humanité,
le Te Deum de la grande fête populaire planétaire,
oubliant que les «délégations de mercenaires»
viennent souvent de pays où règnent les dictatures.
Même Alain Finkielkraut, «supporter bien élevé»,
qui aime le foot par fidélité filiale, y voit «l'une
des seules échappatoires à la fatalité sociologique»,
négligeant le fait que les très rares individus qui
s'évadent d'une condition misérable par le sport,
s'ils ouvrent un horizon de rêve, ne font en rien changer
la société. Les palinodies sur le caractère
«black-blanc-beur» d'une France multiraciale ont été
vite oubliées, les récentes élections l'ont
montré. Le sport est-il aujourd'hui l'opium du peuple? Nouvelle
«drogue dure», il est alors, comme la religion pour
Marx, la protestation contre une détresse réelle.
Et le critiquer, c'est faire le procès de l'organisation
dont il est l'«auréole».
Edgar Morin évoque sans ironie l'immense orgasme collectif
du 13 juillet 1998, suivi d'une «mélancolie post-coïtale»,
émotions qu'il reprend à son compte. Oublie-t-il que
les régimes fascisants ont toujours su faire du fétichisme
sportif une machine à décerveler, également
transformable en machine de guerre, en instrumentalisant l'«homosexualité
compulsionnelle» que manifeste l'esthétique nazie,
avec ses fantasmes de domination? Le discours sur l'architecture
des stades, sur la beauté des corps et de leurs mouvements
et de leurs stratégies, bref, sur le sport comme art, inspire
aux pamphlétaires la partie la plus intéressante et
la plus complexe de leur analyse.
Difficile de résister pourtant au plaisir esthétique
et à la jubilation qui émanent de beaucoup des images
du livre de Benoît Heimermann, Foot, les 100 photos. Entre
le premier cliché connu d'une équipe (anglaise, bien
sûr, en 1855) et l'image d'un robot japonais de 2002, il y
a place pour bien des images mythiques. Des sportifs, des sociologues
et des écrivains les ont commentées – dont les
Suisses Bernard Comment et Yves Laplace et Vladimir Dimitrijevic,
fondateur de l'Age d'Homme, mais pas Georges Haldas! Albert Camus,
gardien de but à Alger en 1930, se souvient de «l'envie
de vouloir pleurer les soirs de défaite». Gamin, le
romancier anglais Nick Hornby décelait déjà
la haine et la colère sur les gradins. Celles-là mêmes
qui, bien plus tard, en 1985, devaient se déchaîner
sur le Heysel, inspirant à Anthony Burgess la honte d'être
Anglais. A travers l'histoire du foot, c'est un résumé
géopolitique et sociologique du siècle qui se dessine,
auréolé de légende, mais très intéressant
à regarder sous l'éclairage des analyses de Brohm
et Perelman.
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