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Le contrôle analytique de l'objectivité.
Le cas des passions footballistiques recyclées par la sociologie empathique
Par Arnaud Saint-Martin
Esprit critique - Revue électronique de sociologie Vol.04 No.08 - Août 2002 Editorial

Origine : http://critique.ovh.org/0408/editorial.html


Dans cet éditorial, sera présenté, puis discuté, en des termes forcément controversés, un axe de réflexion qui concerne la méthodologie dite "qualitative" des sciences sociales: le rapport du chercheur à son objet empirique d'investigation. Lors des premiers cours de méthodes, les étudiants-sociologues sont normalement convertis à l'idéal méthodologique de l'objectivité sociologique. Par ce terme rebattu et ronflant, on entend généralement le contrôle systématique de la subjectivité du chercheur, la rupture épistémologique avec le sens commun et les prénotions, la suspension du jugement ou encore "l'attitude, la disposition de l'esprit de celui qui "voit les choses comme elles sont", qui ne les déforme ni par étroitesse d'esprit, ni par parti pris"[1]. Est par conséquent dans cette optique considéré comme "objectif" le sociologue qui, en quelque sorte, respecte la constitution d'objets extérieurs à sa perception; la sociologie est objective en ce qu'elle construit des expériences qui prétendent à l'objectivité.

Les règles de la méthode objectiviste ne font pourtant pas l'unanimité dans le champ sociologique. Cette voie d'accès aux phénomènes sociaux est notamment concurrencée par une méthode que j'appellerai "empathique". L'objectivité est pour cette dernière un "leurre positiviste": le chercheur baigne déjà dans le monde vécu, est un être perceptif marqué par des significations locales. Pour ce type de sociologie qui fait sienne l'observation participante, l'objet n'est réellement étudié que lorsqu'il est intégré - voire, littéralement, incorporé - dans les structures de l'esprit du sociologue. Cette perspective prône ainsi la confusion entre l'objet et le sujet de l'objectivation. Mais c'est là que, à mon avis, point une grande difficulté méthodologique. En effet, à force d'être empathiquement interprété par le sujet-sociologue, l'objet s'évapore; le recul nécessaire à son appropriation objective est ici minimal. Dans ces conditions, il est difficile de valider scientifiquement des observations strictement subjectives. Lorsque le sociologue confond - plus ou moins volontairement - son univers intentionnel privé et le monde social qu'il se donne pour tâche de scruter, ses propres (pré)conceptions et les vues locales, la connaissance objective est ipso facto fragilisée et difficile à reconnaître au niveau épistémologique.

Afin de mieux cerner ce problème qui a trait à la théorie de la connaissance, je prendrai, en guise d'exemple, un phénomène macro-social qui a fait l'objet d'interprétations emphatiques: la Coupe du monde de football qui s'est avec fracas déroulée en France en 1998. Passée la victoire des "Bleus", les sociologues de tous horizons se sont délectés de cette euphorie populaire, du retour d'un être collectif manifestement réenchanté par la fête, par-delà les différences culturelles. L'objet-football a ainsi, pendant quelques semaines - sûrement longues pour les footophobes -, fasciné nos intellectuels, qui ont loué les yeux fermés ce sport omniprésent et omnipotent. Seulement, que d'inepties ont alors été exprimées... Pris plus ou moins malgré eux dans la valse victorieuse, nombre de sociologues, écrivains et politiciens ont en effet construit des discours ad hoc bien naïfs, montrant à quel point ils se sont laissés duper par une manifestation globale à la longue franchement débilitante.

Dans un petit livre remarquable et remarqué, les toujours critiques J.-M. Brohm et M. Perelman ont mis à mal les décidément molles pensées de quelques-uns de ces intellectuels et professionnels des sciences sociales, qui virent dans cet événement cathodique l'expression emblématique de ce qu'il y a de meilleur dans la Civilisation[2]. L'erreur fondamentale, qui consiste à projeter sur un fait donné ses propres aspirations et inspirations, contre l'objectivité définie plus haut, est ici décelée avec fureur et ironie. Parmi ces piètres penseurs, C. Bromberger fait, si j'ose dire, figure de champion. Son livre Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde[3] regorge en effet de passages où se fait jour la passion du chercheur. L'ethnologue officiel du football considère comme "paradigmatique" cette activité ludique: elle symboliserait tout ce qui se trame actuellement dans les sociétés occidentales, des rituels para-religieux aux quêtes identitaires. Le stade, laboratoire de la sociologie, serait le lieu où s'expriment les aspirations collectives, se font jour les convictions populaires. Je ne m'appesantirai pas davantage sur ce type de réflexions qui ont le mérite relatif d'être défendues avec constance par leur auteur[4]. Mais, et cela illustre mon propos, C. Bromberger et ceux qui le suivent dans ses pérégrinations footballistiques se font rattraper par leur objet et finalement se contentent de ne décrire que ce qu'il y a d'apparemment "beau" dans le sport en question. Lorsqu'il décrit l'aliénante passion des tifosi, ce n'est plus le savant qui parle mais le supporter ordinaire. De même, le discours stéréotypé et trivial du fan est pris pour argent comptant: le terrain est idéalisé et par-là l'ethnographe cède au populisme qui consiste à glorifier mièvrement l'être-ensemble de ce bon vieux Peuple par qui seul advient la Vérité sociétale mythifiée.

Dans de nombreux passages d'un ouvrage récent, P. Boniface, spécialiste de géopolitique - c'est ce qu'indique la quatrième de couverture -, exemplifie parfaitement cette attitude doxique candide et irréfléchie. Est-ce de la science? Non, du mauvais journalisme, à mi-chemin entre Le Parisien et L'Equipe[5]. C'est toujours les mêmes fictions que ressassent ces auteurs: "Il y a une fraternité dans les stades, une passion et une gouaille populaire qui ont longuement été méprisées en France par les élites, notamment intellectuelles, avant la Coupe du monde 1998"[6].. Sempiternel refrain qui sent à plein nez le populisme non-avoué, l'ethnocentrisme de classe, sur fond de nostalgie... C'est un fait: les intellectuels aiment à faire renaître cette socialité populaire, à magnifier la "culture du pauvre" décrite avec autrement plus d'intelligence et de lucidité par R. Hoggart[7].

Dans Les intellectuels et le football, M. Perelman décrit bien cette "fusion affective" entre le chercheur et son objet[8]. Des acteurs éminents de la pensée française, parmi les plus notoires - cf. l'édifiante partie consacrée à l'apologie a-critique de la société "Black-Blanc-Beur" (à l'image de l'équipe de France scandaleusement qualifiée de "multiraciale") par le pourtant critique E. Morin -, ont amalgamé ferveur footophile et discours intellectuel. Ce qu'il y a de pire dans le social, ce qui fait malaise dans la civilisation, est ici systématiquement occulté. Exit le hooliganisme barbare, le recyclage politicien et démagogique des idéologies sportives! Pourquoi, après tout, devrions-nous nous époumoner contre le football quand un Ronaldo, demi-dieu brésilien ressuscité après avoir subi la dictature de l'effort, nous fait télévisuellement rêver? Vues de la sorte, les critiques font la fine bouche, crachent sur les bagatelles populaires, et par là font preuve d'un innommable élitisme... Malgré cela, comme le montrent les deux auteurs précédemment cités, les arguments en faveur du sport (et en particulier le football) en tant que gigantesque instrument d'asservissement ne manquent pas.

Allons! Il serait épistémologiquement (et surtout politiquement) pernicieux de se voiler la face et de persévérer dans la cécité.. Le football intègre réellement des dimensions proprement anomiques et anti-sociales: supporters abrutis à la limite de l'inintelligence, groupés en meutes sportives belliqueuses, homophobie latente et apologie du phallocentrisme viril - sous le regard étrangement compatissant des femmes devenues spectatrices -[9], industrialisation à outrance des compétitions et marchandisation de la joie sportive[10]. Il n'est pas lieu d'analyser ces différentes thématiques. Mais il est important de rappeler l'existence de ces phénomènes qui ternissent l'image du football en tant qu'inoffensif agent de socialisation, utopie collective pacifique, etc. Ces faits extrêmes et anti-démocratiques ne sont pas simplement périphériques au football tel qu'il se donne aujourd'hui à voir, en tant que fait global: ils sont en fait constitutifs et essentiels à son évolution. On me rétorquera certainement qu'une telle vision est à bien des égards pessimiste, les valeurs du sport conquérant dépassant ces horreurs "accidentelles". Seulement, une telle réponse dénote purement et simplement un refus de voir; cette négation a pour origine cette insidieuse empathie épistémologiquement justifiée par les théoriciens de l'ethnographie footballistique.

Soit, je souhaitais ici critiquer les attitudes propositionnelles béates de chercheurs acquis à la cause de l'empathie et montrer (très promptement) que leur re-conditionnement en tant que discours sociologiques est un fourvoiement de la pensée. En fait, je parle en connaissance de cause... Dans un article publié dans notre chère revue Esprit critique, j'ai commis la même faute que ces auteurs - puisse ma jeunesse excuser ces anciennes faillites! -, céder à la même logique confusionnelle[11]. Je fais ici mon mea culpa théorique. Certes, j'ai également valorisé la "dimension sociétale" d'un sport à bien des égards débilitant, opium dealé par les grandes firmes multinationales, les géants du multimédia, tout cela au nom d'un sentiment d'empathie ressenti envers les affections populaires. Cet aveuglement, a posteriori source de honte, n'est pas en soi condamnable lorsque après mûres réflexions émerge la prise de conscience du caractère aberrant de telles interprétations sauvages et projectives. Cette reconnaissance de l'erreur est capitale et montre que finalement, avec raison et lucidité, n'importe quel chercheur peut faire retour sur ses engagements théoriques. C'est ce que les philosophes éclairés appelaient naguère l'esprit critique. Procéder par le doute, ne rien tenir pour définitif...

Pour paranoïaque qu'elle soit, la méthodologie progressivement définie par P. Bourdieu a l'insigne qualité de défendre une contextualisation socio-cognitive de l'agent par lequel la sociologie est fabriquée[12]. Ce que le sociologue appelle pompeusement l'"objectivation du sujet de l'objectivation", c'est simplement la relativisation de la pensée, reliée à ses origines, et ceci afin de traquer systématiquement l'hypocrisie de l'universalisme abstrait, de la célébration pseudo-phénoménologique des choses telles qu'elles sont. L'intrusion des grilles de lecture subjectives dans l'étude de l'objet est potentiellement un obstacle au déploiement de la connaissance objective intersubjectivement contrôlée, c'est-à-dire soumise à la discussion rationnelle, dans une perspective pragmatique. L'empathie pratiquée par les adeptes de l'intelligence footballistique ne s'appuie le plus souvent que sur une certitude de foi ou des préférences culturelles non-réfrénées; cette objectivité est toute différente de la vérité scientifique[13]. Finalement, les objets qu'explorent ces auteurs peuvent apparaître comme des illusions collectives, d'immenses systèmes projectifs: leurs passions sont recyclées scientifiquement. Les intérêts de connaissance voilent ainsi la réalité d'un phénomène partiellement entrevu; alors que de nombreux éléments confirment la fausseté d'une hypothèse, l'agent choisit tout de même de la valider - peut-être avec réflexion -, parce qu'il a de bonnes raisons subjectives d'y adhérer. C'est ce que D. Davidson nomme la "duperie de soi"[14]: malgré le manque de garantie objective d'une pensée, l'agent choisit de persévérer dans l'aberration épistémique.

Arnaud Saint-Martin



Notes:

1.- A. Lalande, "Objectivité", Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Librairie Félix Alcan, 1938, t. II, p. 531.

2.- J.-M. Brohm, M. Perelman, Le football, une peste émotionnelle, Paris, Editions de la Passion, 2002.

3.- C. Bromberger, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard Editions, 1998.

4.- Pour une critique de la méthodologie de C. Bromberger, cf. P. Vassort, H. Vaugrand, "Epistémologie et réalité: critique de Christian Bromberger", Les Cahiers de l'IRSA, no 2, février 1998, p. 183-190.

5.- Pour les lecteurs non-français qui ne connaissent pas ces deux quotidiens, hauts lieux de l'intelligence journalistique, cf. leur portail Internet: www.leparisien.com ; www.lequipe.fr.

6.- P. Boniface, La terre est ronde comme un ballon. Géopolitique du football, Paris, Seuil, 2002, p. 9.

7.- R. Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970. Le lecteur intéressé par la déconstruction des mystifications intellectualistes pourra lire la très juste présentation de J.-C. Passeron. Cf. également C. Grignon, J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil (Hautes études), 1989.

8.- M. Perelman, Les intellectuels et le football. Montée de tous les maux et recul de la pensée, Paris, Editions de la Passion, 2002.

9.- Sur ce point, cf. G. Debré, "Planète foot: un royaume homophobe", Libération, 4 juin 2002.

10.- W. Gasparini, "Le foot, cheval de Troie du néolibéralisme", Libération, 20 juin 2002.

11.- A. Saint-Martin, "Une planète football? Quand les coeurs deviennent des balles de cuir", Esprit critique, vol. 02, no 11, novembre 2000. Le titre se suffit à lui-même... Disons simplement que, pour les nouveaux étudiants en sociologie qui peut-être me lisent, cet article a valeur d'exemple de ce qu'il ne faut surtout pas faire, à savoir prendre ses désirs pour des réalités et ses passions intimes pour des faits de société!

12.- P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.

13.- Pour une analyse des différences fondamentales entre objectivité et vérité, cf. J. Habermas, "Théories relatives à la vérité", Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, PUF, 1987.

14.- D. Davidson, Paradoxes de l'irrationalité, Combas, Editions de l'éclat, 1991.



Notice:

Saint-Martin, Arnaud. "Le contrôle analytique de l'objectivité. Le cas des passions footballistiques recyclées par la sociologie empathique", Esprit critique, vol.04 no.08, Août 2002, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org

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