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nettime-fr] "Le sport abrite une vision du monde" par Michel
Caillat
Le samedi 4 octobre 2003
Voici en exclusivité un des derniers textes de Michel Caillat
! Le texte est paru dans la rubrique "Rebonds" de Libération,
édition du mardi 09 septembre 2003.
De : mouvement critique du sport <critique.sport {AT} libertysurf.fr>
Objet : L'incroyable et insupportable consensus
Le Mouvement Critique du Sport
"Religion des temps modernes, née avec le capitalisme,
il est tout sauf un jeu. Le sport abrite une vision du monde
par MICHEL CAILLAT
Plus que jamais le sport sature notre espace et notre temps. Or,
malgré ses centaines de millions de licenciés sur
la lanète, ses milliards de téléspectateurs,
son importance dans le commerce mondial, ses complicités
politico-financières et son pouvoir hégémonique
sur les corps, il est souvent présenté comme un jeu.
Si l’on s’entendait une fois pour toutes sur la définition
même du mot, si l’on arrêtait de confondre un
match entre enfants tapant dans une boîte de conserve et une
finale de Coupe du monde, ou un footing entre amis au bord de la
Loire et la finale mondiale du 1500 mètres, la question du
sport n’apparaîtrait plus si dérisoire et si
innocente que ça. Car en lui s’investit une vision
du monde. Le sport n’est ni un jeu, ni une simple activité
physique.
Hommes politiques, intellectuels et militants glissent sur l’institution
sportive et sur ses fonctions de peur de se désolidariser
d’activités massives dites festives. Personne ne s’interroge
réellement en termes d’utilité collective sur
le budget des Mondiaux organisés à Paris (60 millions
d’euros dont 50% environ à la charge des partenaires
institutionnels), sur la transformation de la Cité Universitaire
en camp retranché, sur la mise en place d’un réseau
parallèle de la RATP et sur le déploiement d’un
« dispositif de sécurité hors du commun ».
Est-ce donc mépriser le peuple que de chercher à réfléchir
et à désenchanter le monde du sport ? Si l’on
tient pour acquis que l’intelligence devient paresseuse lorsqu’une
société devient consensuelle, on comprend mieux pourquoi
le sport ne fait pas l’objet de connaissances mais de croyances,
d’adoration aveugle ou de rejet irréfléchi.
Dans le sillage des champions, les journalistes ont encore une
fois authentifié les performances (et avec quelle démesure
sur les chaînes publiques !) sans poser les questions de fond.
Pourquoi le sport a-t-il pris une place aussi considérable
? Qu’est-ce qui fait courir les foules derrière des
athlètes et des équipes ? Comment expliquer que tant
de salariés s’identifient à des champions qui
gagnent en trois mois ce qu’eux-mêmes ne gagneront pas
durant toute leur vie ? Pourquoi les inégalités, les
mensonges et la corruption violemment condamnées ailleurs
sont-elles si facilement tolérées dans le milieu sportif
? Pourquoi ce « fait social total » reste-t-il un impensé
?
Dès son origine, le sport est un spectacle relayé
par la presse qui, autour de lui, bricole une dramaturgie, manipule
le suspense, emphatise le drame commun des humains. A cet égard,
la folle histoire de Marie-José Pérec, depuis son
départ précipité de Sydney jusqu’à
son faux retour orchestré pour « faire mousser »
l’événement parisien, est exemplaire. La popularité
du sport a plusieurs raisons : d’abord, il fait naître
des émotions et nul doute que la chute d’une star sur
la dernière haie suivie suivie du réconfort de sa
petite famille, mari et enfants rassemblés, fera pleurer
dans les chaumières. Ensuite, il est un univers simple, binaire,
immédiatement parlant : en athlétisme, chaque champion
« vaut quelque chose » (des centimètres, des
dixièmes de secondes) et personne ne vient discuter cette
hiérarchie parallèle sauf en cas de dopage avéré
ce qui peu probable tant il est impossible d’avoir des contrôles
efficaces. Comme au Tour de France, un seul sportif bouc émissaire
(la championne des 100 et 200 mètres Kelli White) a éveillé
les soupçons. Enfin, selon le discours de la sociologie officielle,
le sport « théâtralise les valeurs fondamentales
de notre société » (justice, mérite),
crée du lien social et résout le problème de
la quête de sens. Même s’il n’en revêt
pas tous les caractères, le sport est devenu la religion
des temps modernes. Comme elle, il fonctionne suivant un pôle
de valeurs indiscutables et un ensemble de pratiques à prétention
universelle.
Au Stade de France comme ailleurs, la fonction essentielle du spectacle
sportif fut la manipulation des émotions de masse. C’est
par le jeu des identifications collectives, de la contemplation
dormitive d’exploits, qu’opère « l’opium
du peuple ». Dans son refus de s’engager, le supporter
sportif se crée un paradis artificiel à l’intérieur
même d’une société qui le déçoit.
Le sport console, apaise, volatilise la lutte des classes ; il est
un « briseur de soucis ».
Mais, à quelle oeuvre féconde la foule sportive emploie-t-elle
son activité ?
En se présentant comme une zone de neutralité et
non comme une institution sociale complexe, le sport évacue
un peu vite tout ce qui n’est pas directement sportif. Or,
traversé par les enjeux d’une conjoncture historique
donnée, il est toujours politique. Mais plus encore, il est
un projet politique porteur de représentations du monde et
de valeurs inconsciemment incorporées. Royaume du corps et
de la pensée uniques, il reste malheureusement à l’abri
des oppositions de points de vue qui agitent les autres institutions.
Né avec le capitalisme, le sport en défend l’idéologie
et les principes. Or, les sportifs comme les non-sportifs se placent
naïvement au-dessus de la mêlée. Plus grave encore,
et on l’a constaté encore avec les Mondiaux d’athlétisme,
les militants de gauche et d’extrême gauche se réfugient
dans un silence complice. En oubliant qu’analyser le sport
c’est aussi analyser la Société.
___
Michel Caillat est l’auteur de « Le Sport » (Collection
Idées reçues, Editions Cavalier Bleu, 2002), membre
du Mouvement Critique du Sport (critique.sport {AT} libertysurf.fr)."
Professeur de sociologie du sport à l'université d'Orléans
et d'économie au lycée Jean Zay.
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