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Origine : http://www.lcr-rouge.org/archives/062702/pleinfeu.html
Le Mondial de foot est l'événement télédiffusé
le plus regardé sur la planète. Rien ne suscite autant
d'engouement de la part de centaines de millions de personnes, ni
du point de vue médiatique autant de bénéfices.
L'équipe de France ayant perdu, les spécialistes se
sont empressés de dénoncer quelques travers du foot
business, en occultant une donnée peut-être essentielle:
le foot, aujourd'hui, c'est tout sauf du sport.
Quatre ans après leur victoire au Mondial 1998 en France,
les Bleus sont sortis de la compétition dès le premier
tour. Le 30 mai, jour du match perdu contre le Sénégal,
l’action de TF1 vacille. L’entreprise a investi quelque
168 millions d’euros pour se payer l’exclusivité
des droits de retransmission, en pariant sur le fait que l’équipe
de France arriverait en finale. Dans ce cas, les recettes publicitaires
générées auraient rapporté 70 millions
d’euros. Nous serons tout de même abreuvés de
publicités mettant en scène les joueurs, et les favoris
éliminés n’empêcheront pas des centaines
de millions de personnes à travers le monde de se passionner
pour les matchs suivants. Le foot écrase tout sur son passage,
l’état de la cuisse de Zidane devient plus important
que la campagne des législatives en France ou que le conflit
en Palestine. Oubliés guerres, misère et bas salaires
quand le match commence. Pourquoi une telle domination du foot ?
Le foot est avant tout un sport. Cela peut paraître ridicule
de le rappeler, mais ce phénomène a tellement débordé
des stades pour devenir omniprésent (publicité, retransmissions,
articles et suppléments...) que l’on oublie souvent
de le ramener à sa dimension originelle. Cette pratique sportive
n’est pas en soi plus condamnable que d’autres. Elle
ne véhicule pas de valeurs plus négatives ou néfastes
que la lutte, le basket, le tennis. C’est le contexte social,
économique et historique qui donne une signification particulière
à l’activité sportive. Et de ce point de vue-là,
évidemment, le football n’échappe pas à
la règle: culte de la performance, dépassement de
soi, victoire sur l’autre, virilité, force physique...
Le sport a toujours été investi de sens particuliers
au gré des sociétés. Fin XIXe siècle,
en France ou en Allemagne, le sport s’impose à l’école
pour préparer physiquement les jeunes à l’exercice
militaire ; dans les années 1930, il sert à démontrer
la prétendue supériorité d’une race dans
les régimes fascistes ou celle de l’homme "nouveau"
en URSS. Pendant longtemps, les femmes sont exclues de l’activité
sportive au nom de la division des tâches: la maternité
serait incompatible avec l’exercice physique qui dénaturerait
la féminité (1). Encore aujourd’hui, le sport
reste un univers particulièrement masculin et sexiste: les
compétitions masculines, considérées comme
plus importantes, bénéficient des retransmissions
les plus visibles ; là où les femmes ont fini par
s’imposer (le tennis), on continue à commenter le physique
des joueuses avant la performance sportive...
Le football n’échappe à rien de cela, mais
s’il est autant sous le feu des critiques ou des louanges,
c’est qu’il est devenu hégémonique.
Hégémonie
La suprématie et la popularité du foot(2) peuvent
s’expliquer par la simplicité des règles, la
possibilité de le pratiquer partout, avec un nombre de joueurs
variable, sans matériel, entraînement ou caractéristique
physique particuliers. Par son histoire ensuite: le foot s’est
diffusé par les voies de communications. Il se développe
ainsi précocement dans les colonies anglaises, tandis que
les premiers grands clubs sont des villes portuaires (Le Havre,
Gênes, Bibao, Barcelone). Enfin, dans une perspective de spectacle:
unité de lieu (un stade), de temps (2 x 45 minutes) et d’action,
ce qui permet un rassemblement important de spectateurs et une diffusion
radiotélévisée aisée et massive. Le
caractère collectif est également favorable à
l’identification, d’autant plus que la diversité
des origines sociales et culturelles des joueurs des équipes
nationales est souvent valorisée - rappelons-nous la propagande
sur la France des différences et de l’intégration
après la victoire des Bleus en 1998 ! Les plus conscients
de cette hypocrisie étaient à l’époque
les jeunes d’origine étrangère eux-mêmes,
qui regardaient avec suspicion ce retournement de tendance en faveur
de la France multiculturelle et multicolore. Le 21 avril 2002 leur
a donné raison.
Dans les années 1950, les retransmissions radio et la télévision
permettent d’agréger de plus en plus d’adeptes
et d’imposer les compétitions internationales comme
des événements mondiaux au cours desquels est désignée
la nation sportive la plus performante. Il n’y a guère
que les Jeux olympiques pour tenter de disputer cette prééminence
au foot. Ces deux grands rendez-vous sportifs sont devenus de grandes
foires commerciales. Le stade devient un lieu d’affichage
publicitaire et les centaines de millions de téléspectateurs
autant de clients potentiels.
De 1998 à 2002, les droits de diffusion sont passés
de 84 à 853 millions d’euros. Les droits télé
et le sponsoring représentent désormais 80 % des recettes
du football. Trente-sept clubs européens sont cotés
en Bourse. Avec l’arrêt Bosman, en 1995, la commission
européenne libéralise le transfert des joueurs entre
pays membres de l’Union: Maradona coûtait 79 millions
de francs en 1984, Zidane en vaut plus de 500 millions en 2001.
En 1998, les vingt joueurs les mieux payés totalisaient un
revenu de 64 millions d’euros ; en 2002, ce chiffre est passé
à 144(3). Zidane gagne plus de quinze millions d’euros
par an. Car la rémunération des joueurs, si elle a
explosé en valeur absolue, s’est aussi modifiée:
désormais, les contrats publicitaires représentent
une partie non négligeable du revenu. Coca-Cola ou Fuji Film
doivent payer 54 millions d’euros cette année pour
être partenaire officiel du Mondial. Si l’organisation
de la Coupe du monde 1994 a été confiée aux
Etats-Unis, c’était bien dans une volonté d’expansionnisme
commercial. Idem pour le Mondial 2002 en Asie. A chaque fois, il
s’agit de s’introduire dans un marché encore
balbutiant et de s’imposer à un public qui a d’autres
standards sportifs. Et une part de marché étant une
part de marché, pourquoi ne pas convaincre aussi les femmes
que le foot est leur sport préféré ? Le Mondial
1998 en France a joué ce rôle-là. On le voit,
l’évolution très récente du football
bouleverse la donne économique et financière de ce
sport.
Une industrie capitaliste mafieuse
Le foot est donc devenu un marché, une industrie capitaliste,
mais une industrie pas comme les autres: dans le contexte de la
mondialisation, c’est un capitalisme d’un type particulier.
Selon Patrick Vassort4, le monde du football fonctionne comme un
archétype du système capitaliste libéré
de toutes les contraintes sociales ou légales: recherche
du profit maximum, recours aux sociétés offshores,
blanchiment d’argent sale, accusations d’achat de voix
pour l’élection à la présidence de la
Fédération internationale du football association
(Fifa), trafic de devises, fraude fiscale... Vassort reprend la
définition que Jean Ziegler donne des cartels du crime: organisation
économique et financière de type capitaliste classique,
hiérarchisation de type militaire, parenté clanique(5),
auxquels on pourrait ajouter un mode d’organisation interétatique
autonome des Etats (au contraire de l’Union européenne
ou de l’ONU, par exemple) et un mode de règlement des
conflits internes basé sur la loi du silence et les arrangements,
même si la justice vient s’en mêler quelquefois.
Autre aspect de la pratique capitaliste nauséabonde qui
n’est pas propre au football, mais qui y est exacerbé:
le pillage du tiers monde et le rôle des négriers,
ces agents de joueurs envoyés par les grands clubs européens
dans tous les pays du monde, mais particulièrement en Afrique,
pour y repérer les "talents de demain", comme on
dit pudiquement. En 1999, un rapport du Sénat italien dénombre
pas moins de 5 282 joueurs non communautaires âgés
de moins de 16 ans et employés clandestinement dans des clubs
amateurs(6). La pratique existe aussi dans les clubs professionnels,
les affaires de faux passeports l’ayant mise au grand jour.
La règle en vigueur veut qu’un club européen
ne peut aligner plus de trois (cinq depuis peu) joueurs non communautaires
sur la pelouse. Au-delà, ce sont des milliers de professionnels
payés au rabais parce que sans-papiers qui peuplent les petits
clubs et qui s’en retournent à la clandestinité
et à la misère dans le "pays d’accueil"
lorsque leur emploi n’est plus jugé indispensable.
Ces véritables proxénètes, qui font venir de
jeunes joueurs en Europe, utilisent faux contrats, faux papiers,
payent les familles, empochent des primes et maintiennent la pression
sur les joueurs grâce à leur situation précaire
au regard des lois d’entrée et de séjour dans
les pays de l’Union européenne.
La vision du foot comme "nouvel opium du peuple" est
sans doute dépassée, ou au moins réductrice.
Le foot n’est pas une simple opération de propagande
auprès de masses aveugles abreuvées de bière
et de nationalisme. C’est avant tout une industrie capitaliste
hyperpuissante (plus puissante même que certains Etats) érigée
sur le socle d’un sport populaire et planétaire. Cela
ne dédouane pas le foot de critiques. Critiques que l’on
peut d’ailleurs faire au sports de compétition internationale
en général. "Le sport, c’est la guerre
sans les coups de feu", disait George Orwell. Et il est indéniable
que cet affrontement ritualisé entre nations permet que subsiste
un nationalisme latent la plupart du temps mais dramatique parfois(7),
et surtout d’entretenir les clichés du racisme ordinaire
(Thierry Roland est, dans ce sport, un incontestable champion du
monde). Il est également notoire que des clubs de supporters
cachent parfois des groupes d’extrême droite ou de néonazis
(au PSG en France, à la Lazio de Rome ou à l’Etoile
rouge de Belgrade). Mais les rassemblements dans les stades ont
aussi été le lieu de sociabilités ouv-rières
(notamment en Angleter-re), de contestation de dictatures (lors
du Mondial argentin en 1978) ou d’affirmation de nationalismes
progressistes (sous le régime franquiste en Espagne, le stade
est un refuge où l’on peut sans crainte parler basque
ou catalan).
S’il reste beaucoup à faire pour débarrasser
le football de ses tares, de son sexisme et de son impérialisme
sur les autres sports, ce serait en revanche une illusion de penser
que la compétition sportive, dans le système capitaliste,
peut générer autre chose que la grande foire marchande
qu’est le Mondial.
Léo Calvo
(1.) Michel Caillat, Le Sport, "Idées reçues",
Le Cavalier Bleu, 2002. M. Caillat fait partie du Mouvement critique
du sport.
(2.) Pascal Boniface, La Terre est ronde comme un ballon. Géopolitique
du football, Seuil, 2002, en donne quelques éléments
pp. 16-25, repris ici, mais considère aussi que le foot,
comme interaction entre talent individuel et capacité collective,
est "une synthèse heureuse entre libéralisme
et socialisme" et "une bonne définition de la vie
en société", p. 18.
(3.) Le Figaro économie, 31 mai 2002.
(4.) Patrick Vassort, "Le cloaque mafieux du football mondial",
Le Monde diplomatique, juin 2002.
(5.) Jean Ziegler, Les Seigneurs du crime. Les nouvelles Mafias
contre la démocratie, Seuil, 1998, cité par P. Vassort.
(6.) Pascal Boniface p. 80.
(7.) En 1990, un match Dynamo de Zagreb-Etoile rouge de Belgrade
dégénère en combat de rue entre supporters
et fait plus de soixante blessés graves.
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