|
Origine : http://television.telerama.fr/television/M0605291459150.html
Dictatures ou démocraties, tous les régimes lui ont
couru après. Mais le foot n’a pas d’idéologie,
et n’est que le reflet des courants qui traversent la société,
affirment les historiens Yvan Gastaut et Stéphane Mourlane.
A l’occasion de la Coupe du monde 2006 (calendrier des retransmissions
page 82), shootons avec eux dans les idées reçues.
Au palmarès de la mondialisation, la Coupe du monde de football,
avec ses milliards de téléspectateurs, s’impose,
de loin, comme le premier événement planétaire.
Un tel phénomène recèle forcément de
sérieuses implications politiques et de vigoureuses racines
historiques. Pourtant, en France, hormis quelques précurseurs
(Pierre Bourdieu, Georges Vigarello, Pierre Milza…), les chercheurs
et l’Université se sont encore peu intéressés
au football. Il a fallu la victoire de l’équipe de
France en 1998 pour assister au « réveil » des
intellectuels et des scientifiques. « A quand une chaire d’histoire
du sport ? », s’interrogent Yvan Gastaut et Stéphane
Mourlane. Le premier est spécialiste de l’immigration,
le second des relations franco-italiennes ; tous deux enseignent
à l’université de Nice. Ensemble, ils publient
deux livres iconoclastes consacrés au football. Au contraire
de l’école, qu’ils jugent « radicale »
ou « antisportive », emmenée notamment par Jean-Marie
Brohm (1), ces deux historiens ne considèrent pas que le
football soit porteur d’une idéologie propre. «
Il est traversé par tous les courants et les traduit parfois,
estime Stéphane Mourlane. Pour nous, l’intérêt
est d’étudier dans quelle mesure le football constitue
un prisme. Si la victoire de la France en 1998 est le symbole de
la réussite de l’intégration républicaine,
faut-il considérer que son élimination précoce
en 2002 est la preuve de son échec ? » Vu sous cet
angle, nous conviendrons avec eux que les rapports entre le foot
et la politique sont délicieusement subtils.
Télérama : Le XXe siècle, écrivez-vous,
est le siècle du football. Ne peut-on pas le dire à
propos d’autres sports ?
Stéphane Mourlane : Après la Première Guerre
mondiale, le XXe siècle est celui du sport de masse. Venu
d’Angleterre, le football s’est répandu très
vite et surtout s’est départi de son côté
aristocratique d’origine beaucoup plus rapidement que le tennis,
l’athlétisme ou le rugby, comme en témoigne
l’indifférence de Pierre de Coubertin à l’égard
du ballon rond. Son seul concurrent en terme de popularité
est le vélo, avec le Tour de France. Ainsi, la première
Coupe du monde, en 1930 en Uruguay, est peu couverte par la presse
française parce qu’au même moment a lieu l’événement
sportif par excellence, le Tour. A l’été 1998
encore, deux grandes affaires faisaient la une : l’équipe
de France victorieuse et Virenque soupçonné de dopage…
Mais, à la différence du football, le Tour de France
n’est pas populaire sur toute la planète.
Télérama : Né aristocratique, le football
est maintenant associé aux classes populaires. Peut-on vraiment
l’identifier socialement, sachant qu’en France on estime
que quelque huit millions de personnes (entraîneurs, joueurs,
parents, bénévoles…) sont concernées
chaque week-end ?
Yvan Gastaut : La pratique du football s’est particulièrement
développée au début de la Ve République,
quand l’Etat a encouragé les Français à
faire davantage de sport, dans le but de « nourrir »
le haut niveau et ainsi de participer à notre rayonnement
international. Les rares études disponibles sur le sujet
révèlent que l’éventail des couches sociales
concernées est très large, même si des parents
de milieu aisé préféreront parfois inscrire
leur fils au tennis ou au judo pour lui éviter de «
mauvaises fréquentations ».
Stéphane Mourlane : On assiste à un retour de balancier.
Les élites se réapproprient un sport qui reste pourtant
marqué par une mythologie du populaire. C’est très
net dans le nord de la France. Le club de Lens, par exemple, revendique
encore l’image d’un football minier qui ne correspond
plus du tout à la physionomie économique de la région.
Il y a deux ans, le public du stade Bollaert a même manifesté
son mécontentement à propos du nombre jugé
trop important de joueurs africains. Les gens ne se reconnaissaient
plus dans l’équipe qui était censée les
représenter selon une image largement mythifiée.
Télérama : Aujourd’hui, le recrutement massif
de joueurs en Afrique, qui s’apparente souvent à du
pillage, ne correspond-il pas à une forme de néocolonialisme
?
Stéphane Mourlane : D’après la Fifa (Fédération
internationale de Football Association), l’avenir du football,
c’est l’Afrique, mais en réalité il s’agit
de l’Afrique au service de l’Europe. La Coupe du monde
qui commence dans quelques jours était promise au continent
noir, pourtant elle se déroulera en Allemagne, à la
suite de manœuvres qui sont loin d’être éclaircies.
João Havelange, président de la Fifa de 1974 à
1998, est l’homme qui a développé la commercialisation
de la compétition, avec l’omniprésence des sponsors,
et, finalement, il a préféré se tourner vers
l’Asie parce qu’elle était riche. Celle-ci, malgré
un moindre niveau sportif, a donc obtenu d’avoir davantage
de pays qualifiés pour la Coupe du monde, puis d’organiser
l’édition 2002. La Corée et le Japon représentaient
pourtant un attelage des plus improbables !
Télérama : Le football a toujours eu des rapports
étroits avec la politique, notamment avec les dictatures.
La propagande de Mussolini en 1934 lors de la Coupe du monde en
Italie, ou la récupération par la dictature argentine
en 1978 de la victoire, à domicile, de son équipe,
en sont des exemples frappants…
Stéphane Mourlane : D’abord, la récupération
n’est pas l’apanage des dictatures, elle peut aussi
bien être le fait des démocraties. Ensuite, il faut
se garder de surinterpréter. A posteriori, la Coupe du monde
de 1934 est apparue comme une célébration des noces
du foot et du fascisme. En réalité, Mussolini ne connaissait
rien au foot. C’est progressivement qu’il a compris
qu’il pouvait en retirer des bénéfices pour
sa propagande. En 1938, la Coupe du monde, qui se déroulait
en France, n’a rien laissé transparaître des
tensions qui, pourtant, allaient mener à la guerre : on espérait
encore ramener l’Italie dans le camp des démocraties.
En revanche, en 1978 en Argentine, deux ans après la prise
de pouvoir du général Videla, la victoire de l’équipe
nationale apportait un bol d’air au régime et a certainement
prolongé sa survie. Avec la caution de João Havelange,
qui a félicité la junte pour sa « triomphale
» organisation de la compétition.
Télérama : Il y a donc bien récupération
politique du football ?
Stéphane Mourlane : Bien sûr, mais le football ne
fait pas l’histoire du monde, il n’en est qu’un
révélateur, comme tout phénomène socioculturel.
En 1982, quand le président italien Sandro Pertini s’enthousiasme
comme un supporteur, un tifoso, devant les exploits des Azzuri,
l’image frappe les esprits dans un pays qui doute au sortir
des « années de plomb ». Chirac qui endosse le
maillot des Bleus en 1998, Jospin qui prédit que la gauche
va gagner « sur le terrain », et les responsables de
tous bords qui s’affichent dans les tribunes avec plus ou
moins de conviction sportive : tout cela participe de l’obligation
des politiques à participer aux grand-messes footballistiques.
Télérama : Mais on n’a jamais vu pour autant
le football résoudre des questions politiques...
Stéphane Mourlane : Evidemment, non. Prenons le cas de la
rencontre entre la RFA et la RDA en 1974. On est alors en pleine
Östpolitik (ouverture à l’Est) lancée par
le chancelier Willy Brandt et l’on sent que les deux Allemagnes
sont animées par la volonté de se retrouver. Pourtant,
on en est très loin. Dans les jours qui précèdent
la rencontre, la délégation de RDA refuse même
de loger à Berlin-Ouest ! Ce match-là participe d’un
mouvement qui, quinze ans plus tard, se concluera par la chute du
Mur, mais il n’en est ni le détonateur ni l’esquisse
: il ne fait que traduire une tension du moment. En revanche, le
télescopage entre l’histoire du foot et la grande histoire
est flagrante quand une rencontre, amicale celle-ci, et forcément
symbolique celle-là, entre la RFA et la RDA, est organisée
à la veille de l’effondrement de l’Allemagne
de l’Est...
Yvan Gastaut : Le foot peut devenir un symbole ou un révélateur.
Lorsque l’Allemagne de l’Ouest remporte la Coupe du
monde en 1954 contre la Hongrie, le fameux « miracle de Berne
» (lire page 78) ne provoque aucun enthousiasme à l’Est
car le processus de division est consommé. De même,
l’affrontement entre les supporteurs de l’Etoile rouge,
club serbe de Belgrade, et ceux du Dynamo de Zagreb, club croate,
en 1989, a préfiguré l’éclatement de
la Yougoslavie qui allait suivre. Dans un autre registre, quand
la Fifa reconnaît la Palestine en 1998 alors que celle-ci
n’a pas encore d’Etat, elle anticipe un processus qui
semble inéluctable, et s’immisce bel et bien dans le
jeu des relations internationales.
Télérama : Une Coupe du monde est-elle forcément
le révélateur des identités nationales ou des
chauvinismes ?
Yvan Gastaut : Les stéréotypes – Italiens fourbes,
Allemands disciplinés… – sont entretenus de façon
artificielle parce qu’ils constituent des ressorts essentiels
de la confrontation. Le sentiment d’appartenance doit fonctionner.
Et il fonctionne. Le foot reste un marqueur identitaire dans lequel
les médias jouent un rôle primordial. Quand Thierry
Roland dit que rien ne ressemble plus à un Coréen
qu’un autre Coréen, il tient un discours populiste
qui trouve un écho. Et il est inutile d’épiloguer,
bien sûr, sur l’enthousiasme « patriotique »
de 1998.
Stéphane Mourlane : D’un côté, le football
transcende les frontières et on peut estimer qu’il
joue un rôle précurseur dans la construction européenne,
avec une compétition comme la Ligue des champions, ou les
transferts de joueurs qui mélangent les nationalités
au sein des clubs. D’un autre côté, un club comme
Chelsea reste perçu comme éminemment anglais…
alors qu’il n’aligne aucun joueur britannique sur la
pelouse ! La Coupe du monde reste évidemment l’occasion
privilégiée pour que les identités nationales
ressurgissent, c’est la nature même de cette compétition.
L’aspect économique et financier a beau être
de plus en plus déterminant, l’argent ne fait pas tout
: le public veut voir l’Allemagne contre le Brésil,
pas Nike contre Adidas. Le ressort essentiel reste l’adhésion
du public, qui crée sa légitimité. D’où
la propension à inventer des traditions. Comme à Lens
avec le football minier, ou au Real de Madrid qui, malgré
un parcours sportif en dents de scie, garde une image très
forte grâce à son palmarès, le plus beau d’Europe.
A l’inverse, Lyon, pourtant actuellement dominateur en France,
peine à se construire une image quand son voisin, Saint-Etienne,
reste un emblème malgré ses piètres résultats.
Télérama : Avez-vous un favori pour cette Coupe du
monde ?
Yvan Gastaut et Stéphane Mourlane : Puisque le chauvinisme
est de saison, disons la France. Sur le papier, c’est une
des meilleures équipes. Comme en 2002…
(1) Il est l’auteur (avec Marc Perelman) du Football, une
peste émotionnelle (éd. Gallimard, 2006)
Propos recueillis par Samuel Gontier et Gilles Heuré
A voir La chaîne ESPN Classic revisite l’histoire de
la Coupe du monde du lundi 5 au jeudi 8 juin avec, de 19 heures
à 1 heure, de nombreux portraits et documentaires, le tout
sous l’égide de Raymond Kopa.
A lire Le Football dans nos sociétés, une culture
populaire, 1914-1998, de Stéphane Mourlane et Yvan Gastaut,
éd. Autrement, 260 p., 19 €.
Avec Paul Dietschy : Histoire politique des Coupes du monde de football,
éd. Vuibert, 352 p., 25 €.
Voir également leur site Internet : http://www.wearefootball.org
Telerama n° 2942 - 3 Juin 2006
|
|