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Pour le meilleur et pour le pire des mondes
Serge Enderlin
Vendredi 9 juin 2006

Origine http://www.letemps.ch/dossiers/dossiersarticle.asp?ID=182972


Un jeu à la fois simple et complexe, car ce n'est pas toujours le meilleur qui gagne. Une passion identitaire, facteur de rassemblement ou de déchirements nationalistes. Le soleil ne se couche jamais sur l'empire du ballon rond.

On vient de nous raconter la scène au téléphone. Des gosses dépenaillés qui poussent un ballon improbable dans la poussière. Ils connaissent tout des exploits de Philippe Senderos, mais ne savent pas placer la Suisse sur une carte du monde. Non loin, des drapeaux partout: brésiliens, argentins, anglais, français, allemands, suédois. Des troquets, souvent infâmes, mais accueillants, chaises en plastique autour d'une petite télé qui trône sur une caisse en bois. Bienvenue à Manado, île des Célèbes, dans l'archipel indonésien, où tout est prêt pour la célébration populaire.

L'Indonésie ne participe pourtant pas à la phase finale de la Coupe du monde. Sa seule apparition remonte à 1938, un seul match, défaite 6-0 contre la Hongrie à Reims. A l'époque, les Indonésiens jouaient sous l'appellation «Indes orientales néerlandaises». Depuis, ils sont spectateurs.

Quand le coup d'envoi sera donné entre l'Allemagne et le Costa Rica, le vendredi 9 juin à 18 heures à Munich, il sera 1 heure du matin à Manado, au bout du monde. Au bout du monde, vraiment? Comme partout ailleurs sur le globe, le trafic diminuera en ville. Le son, reconnaissable entre tous, de la retransmission télévisée viendra charger l'atmosphère de cette électricité quadriennale si particulière: la Coupe du monde aura commencé!

Deux milliards de spectateurs, du Groenland à la Patagonie, des confins de l'Amazonie au café de la Gare de Palézieux. Des sommes d'argent colossales (droits télé, publicité, merchandising), des enjeux sportifs décuplés par la charge émotionnelle. Avec le Mondial, les épithètes sont toujours superlatives: la planète se donne en représentation totale. Aucun autre événement, politique, social ou sportif, à part un conflit planétaire, ne rassemble, ne concerne, autant d'êtres humains au même moment.

Pour comprendre cet engouement, nous sommes allés à Paris voir Pascal Boniface. Géopolitologue, le directeur de l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) étudie depuis plusieurs années l'impact du football sur la marche du monde. Il fait partie de ces intellectuels pour lesquels l'exclusion du sport du champ de la réflexion politique est une impardonnable omission.

Assis à une table auvergnate du côté de la place de la Nation, Boniface commence par dire qu'il ne tient plus en place: «Quand c'est l'heure de la Coupe du monde, j'ai toujours 10 ans!» Sa thèse est plutôt originale. Selon lui, le football est le premier empire universel: «Il est devenu la première puissance mondiale parce que l'adhésion des populations est volontaire. La différence entre le football et d'autres empires gagnés par la conquête, c'est qu'il n'existe pas de puissance dominante capable d'imposer sa volonté aux autres, malgré la domination du Brésil sur le terrain ou l'existence de la FIFA comme organe régulateur. Mieux, le football est le seul empire qui soit populaire. On ne peut pas en dire autant des Etats-Unis.»

Il poursuit: «Cette universalité tient en grande partie à la simplicité des règles du jeu, et à l'accessibilité de l'équipement: dans bien des cas, une boule de chiffon suffit.» Avant d'expliquer que le ballon rond est le plus sûr moyen, pour un Etat, d'accéder à une forme de reconnaissance internationale. Au début des années 1990, les pays issus de l'éclatement de l'Union soviétique et de la Yougoslavie sont devenus membres de la FIFA avant d'avoir un siège à l'ONU.

Représentation nationale

Le grand spectacle planétaire qui va se donner sous nos yeux renvoie en effet directement à la question nationale, cette projection du citoyen-supporter derrière son équipe. La sélection nationale est un puissant facteur identitaire. Son nom résonne d'ailleurs en général comme un slogan patriotique: die Mannschaft, la Squadra Azzurra, la Nati, et même le «Melli Team» pour l'Iran - en farsi, melli signifie national, avec une connotation qui plonge ses racines dans la Perse antique. En Afrique par contre, où l'idée nationale est récente, puisqu'elle ne date que de la décolonisation, les équipes empruntent plutôt au vocable animalier. Les Ivoiriens sont «Les Eléphants», les Togolais «Les Eperviers», et les Angolais «Les Gazelles noires».

Quelle que soit son appellation, la sélection nationale est un vecteur de notoriété majeur pour un pays. Nous saurons très bientôt tout ce que nous n'avons jamais pensé demander sur Trinité-et-Tobago, le minuscule qualifié caribéen. De la même manière, comment ne pas penser aussitôt au football, à la simple évocation du mot Brésil?

«Guerre du foot»

Cet impact du foot n'a pas échappé aux leaders politiques. On se souvient par exemple de l'instrumentalisation par la junte militaire du général Videla de la victoire argentine au Mondial 1978, qui avait lieu... en Argentine. Une récupération qui n'a toutefois pas eu l'effet mobilisateur escompté sur le long terme, puisque le régime de Buenos Aires s'effondrait quelques années plus tard, après la guerre des Malouines.

Pour ses détracteurs, le football est un facteur de guerre sur fond d'hystérie nationaliste. Une optique qui s'est vérifiée en Amérique centrale, de façon aussi absurde qu'excessive, il y a trente-sept ans. L'histoire nous est racontée par l'écrivain-voyageur polonais Ryszard Kapuscinski.

Nous sommes le dimanche 8 juin 1969 à Tegucigalpa, Honduras. L'équipe nationale affronte le voisin du Salvador. Enjeu: une participation à la phase finale de la Coupe du monde au Mexique l'année suivante. La rencontre est houleuse, pour ne pas dire martiale. Le public détestable conspue les Salvadoriens de bout en bout. Dans ces conditions, ces derniers ont bien du mérite à résister. Mais, à une minute de la fin, un certain Roberto Cardona marque le but de la victoire pour le Honduras.

C'en est trop pour Amelia Bolanios, une Salvadorienne de 18 ans. Que fait-elle? Lisons Kapuscinski: «Elle se lève, et se précipite vers le bureau de son père où se trouve un pistolet. Elle se suicide en se tirant une balle dans le cœur. Le lendemain, le quotidien El Nacional écrit que «la jeune fille n'a pas pu supporter que la patrie soit mise à genoux».»

Toute la capitale assiste aux obsèques d'Amelia Bolanios, retransmises en direct à la télévision. Derrière le cercueil recouvert du drapeau national marchent le président de la République et ses ministres, suivis par l'équipe nationale du Salvador.

Une semaine plus tard, match retour à San Salvador. Les joueurs honduriens sont emmenés au stade dans les blindés de l'armée, pour éviter le lynchage par une foule ivre de vengeance. Le Salvador gagne 3-0. Il faudra un troisième match pour départager les deux équipes.

Les joueurs du Honduras regagnent leur pays en échappant de peu au lynchage. Quelques heures plus tard, la frontière entre les deux Etats est fermée. Bruits de bottes. Encore quelques heures, et un chasseur salvadorien largue une bombe sur Tegucigalpa. La première «guerre du foot» vient de commencer. Elle durera cent heures, fera six mille morts, et quelques milliers de blessés. Comme le dit Kapuscinski, elle aura au moins permis aux deux gouvernements d'en tirer une satisfaction: «Pendant quelques jours, les deux petits pays sont la vedette de la presse internationale.»

Il y a moins longtemps, et plus près de nous, le crime génocidaire a germé derrière une cage de buts. En l'occurrence dans les tribunes occupées par les supporters «ultras» de l'Etoile rouge de Belgrade. C'est là, chez les crânes rasés, qu'est née la détestation ultime de l'autre, le Croate. En 1990, une rencontre entre l'Etoile rouge et le Dynamo Zagreb dégénère. Elle préfigure la guerre entre les deux pays l'année suivante. Très vite, un homme va profiter du potentiel de haine qui ne demande qu'à être libéré. Arkan, le sinistre chef de guerre serbe, va construire sa milice paramilitaire en embauchant dans les rangs hooligans de l'Etoile rouge. «Les Tigres» sont nés. Ils seront responsables de plusieurs milliers de morts, en Croatie puis en Bosnie. Ils sont les assassins du foot.

Pulsions émotionnelles

Enfin, comment oublier, au chapitre des haines footballistiques, ce grand classique: l'affrontement permanent entre les deux grands clubs de Glasgow. D'un côté, les Rangers défendent l'image d'une Ecosse protestante, loyale à la couronne britannique. De l'autre, le Celtic représente le catholicisme des immigrés irlandais, lumpenproletariat des grandes usines victoriennes quand Glasgow était encore le second port de l'Empire britannique. Les supporters du Celtic entonnent des hymnes à la gloire du pape et de l'IRA. Ceux des Rangers préfèrent Elisabeth II.

Plus d'un siècle après la fondation des deux clubs, chaque rencontre se transforme en bataille rangée, souvent mortelle: les poignardages d'après match sont monnaie courante. Aussi, mieux vaut connaître sa géographie des pubs: une écharpe verte dans une antre bleue peut coûter la vie.

Pour les sociologues Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, le football est une «peste émotionnelle», qui encourage le tribalisme et le sectarisme. Non, disent-ils, on ne doit pas parler de «dérives» quand sévissent les hooligans, puisqu'il s'agit de la substance même du football-spectacle, cette «footballisation du monde, ce matraquage de l'espace public derrière lequel se profilent toujours la guerre en crampons et les pulsions xénophobes». C'est une explication. Pascal Boniface en préfère une autre: «Pourquoi le football serait-il immun aux grands courants, aux meilleurs comme aux pires? Le racisme, hélas, en fait partie. Je ne crois pas que le football soit à l'origine de phénomènes particuliers. Il est plutôt le miroir de notre monde.»

Le ballon rond comme métaphore de notre planète globale? Prenons l'économie. L'affrontement entre la FIFA et le G14, qui représente les équipes européennes les plus riches, est une transposition de la relation complexe entre Etats et multinationales. Depuis la fin du communisme, la libération des forces du marché s'est inscrite au cœur des politiques gouvernementales. En football, elle s'est traduite par l'arrêt Bosman sur la libre circulation des joueurs en Europe, et par le pillage, en Amérique latine et Afrique noire, des jeunes talents.

Une captation du Nord sur le Sud qui fait penser à la prédation des matières premières. A la fuite des cerveaux vers des terres d'accueil plus libérales, plus riches surtout, répondrait ainsi une fuite des pieds, dans des conditions migratoires bien souvent lamentables. Pour un Samuel Etoo au FC Barcelone, combien de jeunes hommes grugés par des intermédiaires douteux avant d'échouer dans la banlieue de la réussite?

Franklin Foer est journaliste américain à New Republic. C'est un habitué des conférences de presse de la Maison-Blanche. Mais c'est aussi un fou de soccer, addiction plutôt rare aux Etats-Unis. Il y a deux ans, il a parcouru le globe à la recherche de paraboles. Son idée: démontrer que le football peut expliquer le monde.

Et il est justement tombé sur un destin africain. C'est la triste histoire d'Edward Anyamkyegh, Nigérian talentueux, repéré dans un coin obscur de son immense pays par un agent moldave. On lui promet la Bundesliga. Il signe, mais échoue très vite au Karpatsky Lvov, qui évolue en première division ukrainienne. Car en Ukraine, les oligarques ont décidé de copier Berlusconi: pour faire occidental, ils truffent leurs équipes d'étrangers. Il est même arrivé au Shaktar Donetsk de jouer avec 100% de Latinos. Edward ne se plaindrait pas trop de sa situation s'il faisait moins froid l'hiver sur le terrain d'entraînement et si les supporters cessaient de jeter des bananes sur le terrain quand il joue avec les pieds carrés. Il y a quinze ans, il n'y avait pas de joueurs africains dans le championnat ukrainien. D'ailleurs, il n'y avait pas de championnat ukrainien, l'Ukraine était encore soviétique. Et il n'y avait pas de bananes dans les magasins.

Tout a changé très vite. «Dans notre époque, de curieuses alchimies ont proliféré, écrit Franklin Foer. Des Polonais cueillent les olives en Toscane. Des Bengalis répondent au téléphone dans des centres d'appel pour une compagnie de cartes de crédit du New Jersey. Et Edward Anyamkyegh joue malgré lui au Karpatsky Lvov.»

Longtemps méprisé par les intellectuels qui n'y voyaient qu'un opium du peuple supplémentaire, le football peut désormais servir de grille de lecture du monde. Les écrivains s'y intéressent certes depuis toujours. Mais, pour les philosophes, c'est plus récent, comme en témoigne le déferlement médiatique qui a accompagné le triomphe «black-blanc-beur» de l'équipe de France en 1998. Il y a quelques semaines, Alain Finkielkraut, que certains jugent désormais néo-réactionnaire, sanctionnait cette illusion. Huit ans plus tard, disait-il, l'intégration est un leurre et les Bleus sont «black-black-black».

Le péril de l'embourgeoisement

Dans le même ordre d'esprit, on constate aussi l'émergence d'une tendance protectionniste qui commence à remettre en cause le football-fric: trop d'argent, trop de transferts, trop de magouilles. Soit le patriotisme soft du foot d'avant, menacé par le cosmopolitisme du marché fou dans lequel se dissout la relation identitaire entre le fan et son équipe: comment peut-on être supporter de Chelsea?

On parle de revenir en arrière, on commence à se méfier de la fuite en avant d'un foot embourgeoisé. Il y a deux décennies, les footballeurs s'affichaient avec des shampouineuses. Aujourd'hui, ils sortent avec des chanteuses pop et des mannequins slovaques. Ils sont les icônes postmodernes ultimes de notre monde désenchanté. Riches, trop riches, et détestés pour cela. Et adulés en même temps, car on ne sait plus choisir.

Alors que débute le grand tournoi, nous faisons appel au souvenir des émotions collectives, balises temporelles personnelles. Que faisions-nous, où étions-nous, quel âge avions-nous, qui aimions-nous au moment de France-Allemagne à Séville en 1982? Comment assumer notre victimisation consentante devant ce spectacle dont nous connaissons trop bien les coulisses sombres? Laissons la conclusion à l'écrivain londonien Nick Hornby, dont le cœur vibre pour Arsenal. Voici ce qu'il écrit: «Les équipes de foot témoignent d'une extraordinaire imagination quand il s'agit de désespérer leurs supporters.» Et pourtant, ils reviennent.

A lire:

«How Football Explains the World», Franklin Foer, Arrow Books, 2004.

«Football et mondialisation», Pascal Boniface, Armand Colin, 2004.

«La guerre du foot», Ryszard Kapuscinski, Plon, 2003.

«Carton rouge», Andrew Jennings, Presses de la Cité, 2006.

«Football Against the Enemy», Simon Kuper, Orion, 1996.

«Le football, une peste émotionnelle», Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, Folio Actuel, 2006.

Qui est le patron du football: FIFA ou IFAB?
Simon Meier

Créé en 1882 afin de mettre un terme aux querelles de clocher concernant les règles du jeu, l'International Football Association Board (IFAB) tient sa première assemblée quatre ans plus tard. Réunissant deux représentants de chacune des quatre associations britanniques (Angleterre, Ecosse, pays de Galles et Irlande), l'organe est chargé de «superviser, d'étudier et de modifier les lois régissant la discipline». C'est, par exemple, en 1891 que le Board décide d'introduire un arbitre sur le terrain - auparavant, les capitaines tentaient de se mettre d'accord entre eux. La même année, on assiste à la création du penalty - d'abord appelé «kick of death» - tandis que les buts s'habillent de filets.

Jugé conservateur, l'IFAB se défend en expliquant que la fascination exercée par le football est liée à la simplicité de ses règles. La Fédération internationale de football (FIFA), qui refuse l'arbitrage de la vidéo, mouline dans le même sens. Fondée à Paris en 1904, l'instance faîtière devient membre du Board en 1913. Elle dispose aujourd'hui de quatre voix sur huit, la majorité des trois quarts étant nécessaire pour adopter un amendement. Deux assemblées ont lieu chaque année. En février ou en mars, on étudie les éventuelles propositions des fédérations concernant les lois du jeu; à l'automne, on parle gros sous et administration.

Quoique main dans la main,

l'IFAB et la FIFA ont des vocations différentes. Le premier fait office de gardien du temple. La seconde représente le vrai pouvoir politique et économique du football.