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Origine :
http://corpsetculture.revues.org/document387.html
Résumé
La question des plaisirs du sport est ici un prétexte pour
mettre en évidence les opérations constitutives de
la Théorie critique du sport. L'objet réel de l'article
consiste donc à montrer et analyser les ressources intellectuelles,
scientifiques, émotionnelles, groupales mobilisées
par la critique pour révéler le social tel qu'il est
inaccessible à la pensée doxique et à la science
orthodoxe.
Des discours, des pratiques et des représentations se sont
constitués sur le thème des plaisirs dans les pratiques
corporelles. Dans cet ensemble on peut identifier des configurations
et un espace de positions. On peut aussi, sans se désintéresser
des questions soulevées par la structure sociale de l'objet,
se demander comment les plaisirs du corps sont traduits en discours.
Comment et sous quelles conditions le registre du ressenti, du vécu,
de l'indicible, de l'incorporé sont-ils communicables par
le langage? Comment l'émotion qui naît obligatoirement
dans le corps et fait obstacle au langage se déploie-t-elle
en discours? Autrement dit quelles sont les formes discursives dans
lesquelles se sont fixées les formes de plaisirs relatifs
aux pratiques physiques ? Plus précisément, il s'agit
de montrer comment, selon le point de vue adopté, des auteurs
ont su traduire, exprimer des sentiments, des émotions et
les transmettre dans une parole publique.
Pour répondre à cette question qui considère
les plaisirs liés aux pratiques corporelles autrement que
sur Ie registre du rapport de soi à soi mais les situe clans
le politique, comme au niveau d'une politique du plaisir, je m'inscris
dans le travail effectué par Luc Boltanski sur la souffrance.
Je m'inspire fortement de sa problématique. Son objet est
la pitié, celui de cet article est le plaisir.
Dans son étude sur le spectacle de la souffrance à
distance, Luc Boltanski dégage trois formes ou topiques,
historiquement constituées, dans lesquelles la souffrance
a fait l'objet d'un discours, et particulièrement d'un discours
qui comporte un rapport à l'action, à l'engagement
(1993). De même, on peut repérer des configurations
similaires dans les discours, pratiques et représentations
des plaisirs du corps et du sport. La topique de la dénonciation
consiste à dévoiler la structure plaisir/déplaisir
sportif, le caractère aliéné et unidimensionnel
des joies sportives, l'illusion de la libération par les
nouvelles pratiques corporelles, le sens caché des plaisirs
illimités dans les jeux avec les limites. La topique du sentiment
s'attache à décrire les différents états
psychologiques des pratiques physiques. Elle extériorise
l'intériorité. Cette forme se développe dans
deux voies : la science psychologique et le récit intimiste.
La topique esthétique explore les plaisirs ordinaires, ceux
que la dénonciation des appareils da pas soupçonnés.
Elle considère les plaisirs du corps et du sport sous l'angle
du pittoresque, du beau, du sublime. Contrairement à la topique
de la dénonciation qui se développe sur le registre
de l'indignation et de l'accusation, la topique esthétique
met en perspective des formes d'esthésie et de coenesthésie.
L'auteur y apparaît dans une posture de spectateur et de peintre
des plaisirs du corps.
Chacune de ces topiques est porteuse d'un projet d'action ou d'inaction;
comporte un rapport spécifique à l'objet (indignation,
accusation, dénonciation; compréhension de l'intériorité;
contemplation du monde); constitue ses propres modalités
expressives (un mode viscéral, sentimentaliste, distancié
ou enchanté); construit des opérations différentes
d'accès à la réalité (dévoiler,
découvrir; décrire, se pencher et s'épancher
sur des états intérieurs considérer le monde
comme un tableau et se regarder regarder).
Cet article fait partie d'un projet d'analyse des formes, des genres
dans lesquels se sont cristallisés des discours sur le plaisir
dans les pratiques sportives et non sportives. Il ne s'agit pas
d'une analyse des discours sur les plaisirs ou les souffrances sublimées
dans les pratiques corporelles; non plus d'une psychanalyse des
affects, pulsions à l'oeuvre dans l'usage sportif ou ludique
du corps. Le projet consiste à identifier des configurations
à travers lesquelles des auteurs critiques de la société
et d'autres a-critiques ont mis en forme et en discours les plaisirs
liés aux pratiques physiques. Car en tant qu'objet double,
à la fois singulier et collectif, multiforme dans son expression
individuelle et sociale, et non sans résonance sur l'affectivité
du chercheur, le plaisir est une de ces dimensions que l'on met
difficilement en mots mais qui silencieusement travaille les mots
discours. Plus exactement, au sujet du plaisir il s'agit moins d'un
discours que d'une parole à la fois incarnée dans
des dispositifs, de connaissance et dans le corps.
Chacune des formes discursives est appelée topique. Celle-ci
recouvre le « sens de l'ancienne rhétorique, c'est-à-dire
(...) rapporté, indissociablement, à une dimension
argumentative et à une dimension affective » (ibidem:
10). Il faudra donc, pour les différents ensembles de textes
représentatifs de chaque topique, montrer d'une part les
opérations cognitives, les conceptualisations nécessaires
à l'élaboration d'un discours scientifiquement valide
sur le plaisir dans les activités corporelles. D'autre part,
mettre en évidence les modulations affectives des discours,
leur mode d'adresse aux lecteurs, le fonctionnement d'une parole
affectée et impliquée.
Le présent article a pour objet d'analyser sous le double
registre indiqué la dénonciation des « plaisirs
du sport » par la critique radicale du sport. La question
posée plus haut conduit aux questionnements et aux opérations
de déconstruction, entrepris par la critique radicale, des
formes et des fonctions des plaisirs dans les pratiques sportives
et nouvelles. Elle a permis d'éclairer les modalités
rhétoriques, les accents et accentuations à travers
lesquels l'auteur critique manifeste sa présence dans ses
écrits et fait de telle sorte que sa parole ne soit pas verbale
mais agissante. Le dire est un faire. Enfin, ce travail s'appuie
sur une philosophie de la critique sociale. Contre l'opinion commune
et la représentation savante qui assignent une place et imaginent
une distance convenable au critique de la société
(à l'écart des circonstances communes, détaché
des intérêts et des passions), la topique de la dénonciation
met en scène une autre figure. « Le critique lié
à la société, qui gagne son autorité,
ou la perd, en discutant avec ses concitoyens, qui avec colère
et insistance, parfois au prix de risques personnels considérables
objecte, proteste et reproche » (Walzer M., 1990: 51).
De la répression à l'autosuppression
Comme le montre L. Boltanski dans son travail sur la politique
humanitaire, la dénonciation sociale de la souffrance est
un long travail historique qui a exigé des défenseurs
des opprimés de se doter d'une théorie de la domination,
de distinguer les souffrances qui ont une cause politique et sociale
de celles liées à la condition humaine, et, de remanier
continuellement la frontière séparant les deux types
de souffrances en dévoilant l'origine sociale des malheurs
individuels (Boltanski L., 1993: 97-100). De même nous verrons
que la critique radicale du sport s'est édifiée sur
des processus analogues. Ancrée du côté des
opprimés 1 et des luttes sociales contre les pouvoirs, elle
n'a eu de cesse de dévoiler les contraintes travesties en
liberté, les souffrances en plaisirs; d'analyser et de dénoncer
les effets d'aliénation collective et leur extension à
la vie psychologique des individus; de défier les classifications
intemporelles qui tendent à tracer une ligne de démarcation
entre le social et l'individuel, les plaisirs programmés
et les jouissances individuelles libérés, etc. Avec
l'analyse du système sportif comme domination généralisée
à toutes les sphères de la vie, « les plaisirs
du sport » sont révélés comme forme psychique
asservie au modèle sportif.
Ainsi, lorsque Frédéric Baillette fait un historique
de la sexualité dans ses rapports avec l'exercice physique
en montrant leurs relations d'exclusion ou de réconciliation
dans un corpus de discours dominants, il aboutit à la thèse
de la répression, de la normalisation et de l'exploitation
du plaisir (1986). Que ce soit à propos du rôle prophylactique
(fonction sédative ou de lutte contre l'onanisme) de l'exercice
physique (1985) comme de l'abstention conseillée par certains
à la veille des efforts ou de la reconnaissance par d'autres
du rôle équilibrant d'une sexualité sous conditions
(Ibidem, 1986), les préceptes, les discussions, les avis
autorisés sont commandés par le principe du rendement
sportif et la nécessité de gérer rationnellement
l'énergie musculaire.
Les nouvelles pratiques, malgré les faux-semblants, elles
non plus, n'échappent pas à ce principe généralisé
à toutes les activités humaines. L'auteur analyse
les discours de libération des instincts, ceux qui affichent
un droit au plaisir ainsi que les comportements ostentatoires d'érotisation
des gestes qui correspondent à l'avènement des nouvelles
pratiques sous l'angle de la « sportivisation de l'acte sexuel
» (1991). Comme celles qui les ont précédées,
les représentations véhiculées par les nouvelles
pratiques, amplifiées par des médias qui vendent des
corps imaginaires, sont aliénées à un modèle
de perfection des gestes et des lignes du corps.
Bref, hygiénistes et éducateurs ont pour mission
de surveiller, traquer, interdire les plaisirs interdits; entraîneurs
et conseillers sportifs ont pour objectif de maîtriser et
d'exploiter, à des fins de performance sportive, l'énergie
sexuelle; et paradoxalement, le plaisir dans son expression récemment
libérée s'en trouve normalisé selon le modèle
d'efficience sportive et en homologie avec « un trait caractéristique
du capitalisme du XXe siècle : le besoin d'une consommation
de masse, le principe qui veut que tout désir soit immédiatement
satisfait, qu'aucun souhait ne soit frustré » (Fromm
E., cité par Baillette F, 1986: 112). Comme on le voit, l'analyse
critique du plaisir en tant que dénonciation de la «
dictature » du sport, du détournement de l'énergie
sexuelle qu'il opère (2), en tant que mise en évidence
de sa fonction substitutive et du processus d'érotisation
des fonctions corporelles (circulatoire, respiratoire, musculaire)
- autrement dit de la canalisation de la sexualité dans le
travail musculaire, est indissociable d'une théorie du pouvoir
et plus précisément d'une théorie de la domination3.
Une des conditions de la réussite du projet critique, de
l'établissement d'une position forte, de l'accumulation d'un
crédit auprès de l'opinion ou de la communauté
scientifique consiste à répondre et même à
anticiper les reproches d'amalgame, de globalisation, d'indistinction
des différents niveaux de la réalité, de centration
exclusive sur le fonctionnement des Appareils. Pour se faire entendre,
la critique devait reconnaître l'existence d'une vie humaine
authentique au-delà ou en deçà des structures
sociales; distinguer ce qui relève de la condition humaine
(EL Arendt) et ce qui dépend des conditionnements sociaux;
intégrer dans son argumentation la problématique des
frontières. Jean-Marie Brohm ne se soustrait pas à
cette exigence. Il devance les reproches, avertit le lecteur et
accorde l'existence d'une frontière entre deux types de pratiques,
« Pour éviter tout malentendu, précise-t-il,
lorsqu'on parle de sport de compétition, il faut entendre
le sport compétitif institutionnalisé, réglementé,
mercantilisé, étatisé, le sport qui consiste
en une course sans fin à la performance. Cela doit le distinguer
des pratiques, plus ou moins informelles, du sport pour tous, du
sport plaisir, du sport loisir » (1995: 307). Cette distinction
correspond à des vécus psychologiques différents
puisque l'auteur mentionne, une grande différence de forme
et de contenu entre la pratique ludique du vélo en groupe
dans la campagne (même avec un certain effort) et une compétition
cycliste où l'on ne voit même plus le paysage, sinon
la roue de l'adversaire, et où le seul objectif est de vaincre
à tout prix » (ibidem).
Mais selon Luc Boltanski, dans les sujets qui portent à
discussion, qui donnent lieu à une discussion publique et
une action politique, la frontière qui définit la
structure de l'objet n'est pas définitive. Elle est en perpétuel
remaniement, elle fait l'objet d'un continuel travail politique
et scientifique de déplacement. Ce processus est visible
dans le travail de définition d'un groupe social (1982) comme
dans la distinction de l'opposition entre la misère sociale
et la souffrance individuelle4. Il en est de même de la frontière
qui sépare « les plaisirs des sports » et le
plaisir ludique. Cette frontière n'est pas stabilisée.
Aussitôt reconnue, Jean-Marie Brohm la déplace; mieux
encore, il en montre la porosité. « Dans le sport de
compétition de haut niveau (sport-spectacle), dans les pratiques
sportives nouvelles, intensives, réservées aux fanatiques
(nouveaux sports de montagne, de mer, aériens, sous terre,
etc.), comme dans certaines pratiques de loisirs et de pleine nature,
« pour tous » (sport-détente) (5), on observe
les mêmes évolutions inquiétantes » (ibidem).
Ces évolutions qu'aucune frontière réelle ou
conceptuelle ne semble empêcher sont « les tendances
à l'autodestruction, à l'auto-explosion, à
l'auto-implosion, à l'autosuppression » qui travaillent
le système sportif et infiltrent toutes les pratiques. Après
avoir sacrifié au rituel du partage (6), l'auteur ne se laisse
pas emprisonner dans les limites d'une discussion pré-construite,
Son analyse s'étend au-delà du principe du plaisir
pour en montrer sa per-version en souffrance et sa métamorphose
institutionnelle et sociale en pulsion de mort.
Cet acte, à la fois symbolique et épistémologique,
de remise en cause des frontières fixées par un paradigme
ancien qui se satisfait des divisions du soft et du hard, du clivage
de plaisirs sages et de plaisirs durs mais exceptionnels, rares,
restreints au sensationnel, trouve une confirmation dans les travaux
de Patrick Baudry sur les conduites extrêmes (Baudry P., 1991).
La relation entre Eros et Thanatos prend une forme spécifique
dans les images de notre quotidienneté et dans les comportements
à risques livrés en spectacle et en modèle
d'identification. L'érotisme des revues ainsi que la sensualité
qui transparaît des pratiques « fun », de l'expérience
du vertige, de la perte des repères, de soi, revêtent
une forme thanatique. Ces recherches montrent l'existence d'un nouvel
imaginaire où Eros et Thanatos sont confondus. La confusion
des contraires se retrouve dans des structures border-lines, des
cas limites qui jouent dangereusement avec les limites. «
Dépasser les limites, se dépasser soi-même,
c'est moins tenter de vaincre la nature que se livrer à elle;
moins livrer un combat contre elle, rivaliser avec sa force que
s'abandonner à sa puissance, à ses éléments
fous : participer au délire d'une nature toute puissante
» (ibidem : 143). Une dimension suicidaire transversalise
l'érotisme diffusé par les magazines et les conduites
à risque qui tiennent, selon l'auteur, moins de l'agression
que d'une sorte de fusion, d'un corps à corps jouissif avec
la nature, les éléments.
Il serait donc vain de chercher à fixer des formes arrêtées
du plaisir: d'un côté des plaisirs pacifiés,
de l'autre et dans une certaine proportion, des plaisirs excessifs,
l'excès comme plaisir. Un érotisme thanatique, une
recherche de sensations hors normes diffusent dans tout le corps
social et contribuent à forger une sensibilité et
des conduites fatales.
Les travaux de la critique du sport évoqués dans
le cadre de cet article 7 qui traite, je le rappelle, de la façon
dont la rhétorique de la dénonciation s'est organisée
pour mettre en lumière les processus psychologiques et corporels
aliénés aux « joies saines » des activités
physiques, se sont développés dans deux directions
complémentaires: une critique de la domination et une analyse
des processus mortifères du sport.
La psychanalyse des mécanismes sociaux de défense
contre les flux libidinaux et leurs effets sur la vie des hommes
- renoncement à la satisfaction pulsionnelle, désérotisation
des affects, investissements dans des voies utilitaires, est un
des aspects d'une critique de la domination. Celle-ci n'est réductible
ni à une théorie théoriciste du pouvoir, c'est-à-dire
à une vision qui entretient un rapport théorique à
son objet, ni à un engagement purement pratique, autrement
dit, à un activisme militant. La critique de la domination
fient sa force d'une dialectique de la distanciation et de l'engagement,
de la rupture et de l'enracinement. En cela, c'est une théorie
en acte de la domination.
En tant que critique de la domination, la critique radicale du
sport s'instaure sur une double rupture. D'une part avec les intellectuels
esthètes et les anciens gauchistes « branchés
» pris sous le charme du spectacle du sport et des pratiques
« fun» (Brohm J-M., 1985) et 8. Cette première
rupture revêt aussi l'allure d'une apostrophe des intellectuels
critiques pour leur dédain à l'égard du sport
perçu comme un objet sociologique mineur ou pour leur méconnaissance
voire leur cécité de ses effets sociaux (Brohm 1 -M.,
199-3 : 365-368) et 9. D'autre part, rupture avec le sens commun
ordinaire et savant qui s'incarne dans « la conscience heureuse
» d'une société de consommation des plaisirs
du corps. Mais plus fondamentalement, la critique du sens commun
se fonde sur une critique de l'idéologie sportive dans ses
aspects majeurs : « opium du peuple », consensus scotomisant
les conflits de classes, union/fusion dans une masse/meute sportive
(ibidem: 215-219) et 10.
Cette position d'outsider, de rupture de ban est un des traits
structurels des critiques de la société11. Dans sa
sociologie critique, Pierre Bourdieu préconise une telle
attitude radicale pour que le sociologue ait quelque chance d'être
le sujet des problèmes qu'il se pose, pour éviter
qu'il soit « pris dans l'objet » et transporter avec
lui la doxa ordinaire et savante. « Pratiquer le doute radical
en sociologie, dit-il, c'est un peu se mettre hors la loi »
(Bourdieu P, avec Wacquant Loïc J.-D., 1992: 211).
Paradoxalement, la critique de la domination n'est pas faite que
de ruptures. Elle affirme contre la vision positiviste et la perception
spontanée, l'enracinement social du chercheur. Si «
les ruptures épistémologiques sont souvent des ruptures
sociales, des ruptures avec les croyances fondamentales d'un groupe
et, parfois, avec les croyances fondamentales du corps des professionnels,
avec le corps de certitudes partagées qui fonde la communis
doctorum opinio » (ibidem : 211), cela ne condamne pas le
critique social à un état d'apesanteur - l'intellectuel
sans racines et sans attaches. La critique de la domination sportive
l'a bien compris. Dans le même temps qu'elle instaure des
ruptures, elle reconnaît ses implications et ses attaches;
elle les réfléchit même dans sa démarche.
Ceci est agaçant pour ses adversaires surtout lorsque cette
dialectique s'instaure comme un paradigme d'intelligibilité
de la position scientifique, de la posture axiologique, des investissements
inconscients du chercheur (Brohm J.-M., 1993: 148-14 7; 204-205;
3 75 et sv.).
L'intérêt pour les processus mortifères conduit
d'une part à l'analyse des pratiques et des représentations
de l'excès, de l'extase, de la jouissance sportive sans limite,
jusqu'à la perte des repères et de soi. Ces hymnes
aux plaisirs, à la vie, sont révélés
dans leur signification cachée - un déni de la mort
- ou dévoilés en tant que symptômes d'une «
ritualité détraquée ». D'autre part,
a la compréhension des significations des comportements irrationnels
de recherche de sensations corporelles violentes et ceux caractérisés
par une hypertrophie du Moi jusqu'à l'éclatement.
Cette démarche met en lumière une nouvelle figure
macabre : la mort sportive.
Le déni de la mort est inscrit dans les attitudes et le
langage courant qui expriment sous forme métaphorique les
sentiments, la qualité de l'énergie libidinale, pulsionnelle
liés aux nouvelles pratiques corporelles (aérobic,
stretching, body building, etc.). Sentir le rythme de son corps,
ses vibrations, sentir ses muscles gonfler, se libérer des
pesanteurs, « monter au ciel », « s'éclater
» de plaisir, admirer son reflet dans les glaces 12 sont l'envers
d'une réalité angoissante. Le culte de l'apparence,
les soins de la peau, du look ainsi que l'exubérance des
sens et des organes des sens caractéristiques des pratiques
soft, des discours esthétisants sont une dénégation
du temps qui passe. Un temps irréversible qui se lit au teint
de la peau, à son manque d'éclat, aux taches (premiers
signes de la pourriture) qu'il faut faire disparaître; un
temps qui rapproche inexorablement d'une mort déniée
par les pratiques de l'apparence. Louis-Vincent Thomas n'aimait-il
pas à dire ironiquement que la mort finit par avoir notre
peau?
Par ailleurs, la « ritualité détraquée,,
(Baudry P., 1991) manifeste des pulsions à l'état
brut selon la logique de « l'extrême ». Dans les
conduites extrêmes, explique Patrick Baudry, il s'agit moins
d'« un « jeu » avec les limites et (d') un défi
lancé à la mort, qui comporte une part de conflictualisation...
(que) de situations hors limite et de déni de la mort »
(Baudry P, 1989: 282). L'aventurier de l'extrême ne meurt
pas comme un Monsieur tout le monde, d'une mort banale; il ne songe
pas non plus à en finir avec la vie. Avec ce type de héros,
la mort vient comme par inadvertance, « in extremis »
(Baillette E, 1989). L'effet bon limite est « un décès
hors champ sans rencontre avec la mort », sans passage par
les étapes du mourir, précise encore Patrick Baudry.
L'autre effet d'annihilation produit par le hors limite relève
d'une économie pulsionnelle caractérisée par
l'absence de limite : indistinction du plaisir qui jaillit de la
peur et de la peur qui devient condition du plaisir; fusion jusqu'à
l'identité de la jouissance et de la souffrance. A cette
économie de l'excès correspondent donc une entropie
de la conduite (la vie n'a de sens que pour « se dépasser
», « se défoncer », « s'éclater
», - s'allumer »), un dérèglement pathologique
des sens, du sens de la réalité et une confusion de
la vie et de la mort dans une sorte de magma que Baudry appelle
« une mort orgiastique».
Toutes ces analyses font partie d'un projet global qui consiste
à découvrir (au double sens) le travail de la mort
dans l'institution sportive. A la croyance commune du sport comme
promotion de la vie, de la paix, comme moyen d'épanouissement
de la jeunesse et d'accès à des joies saines, l'analyse
critique introduit à une réalité sombre, paradoxalement
enfouie et exhibée, magnifiée, spectacularisée.
Le sport est d'abord révélé en tant que système
culturel animé par la pulsion de mort (Brohm J.-M., 1986);
ensuite sont étudiées les métamorphoses institutionnelles
de cette pulsion (Brohm J.-M., 1984 et 1995). Ce second aspect est
important pour la valeur argumentative de la dénonciation
des discours hédonistes, Il y est montré et démontré
que la pulsion de mort est déguisée en violence tolérée
(et spectacularisée) contre l'adversaire; qu'elle se traduit
en souffrance dans des activités californiennes qui prônent
l'idéologie « fun », le refus de la compétition;
qu'elle sous-tend des comportements suicidaires et des quasi-suicides
sportifs qui sont présentés comme des incidents, des
accidents de parcours de héros dont le but est de remplir
leur vie. Ces processus liés à la présence
de la mort refoulée dans le système sportif plaident
en faveur d'une inversion du principe de plaisir - principe structurant
le discours de l'idéologie sportive.
En somme, l'analyse critique des formes du plaisir et de la souffrance;
l'intérêt porté aux fondements pulsionnels des
pratiques corporelles; la mise en relief des rapports d'alliance,
d'affrontement, de fusion d'Eros et Thanatos exigent du critique
du sport, outre les opérations mentionnées plus haut,
une double et complémentaire réflexion sur le fonctionnement
du pouvoir et sur l'économie de la mort dans la société
contemporaine.
Après avoir montré les ressources intellectuelles
mobilisées par la critique du sport pour dire l'innommable,
faire parler le refoulé des « plaisirs des sports »,
transgresser les limites imposées par la perception commune
et par la problématique qui en est la traduction savante,
on s'intéressera dans cette partie à son implication
affective, aux altérations qui l'affectent, à sa dimension
communicative et expressive.
Nous avons évoqué plus haut les deux registres, cognitif
et affectif, sur lesquels se développe tout discours pour
être reçu. On sait que dans la conversation ordinaire
comme dans la discussion savante il existe des modulations et des
accentuations de l'une ou de l'autre dimension. Mais le modèle
du discours scientifique tel qu'il s'impose à l'esprit, apparaît
construit sur une mise en scène de la Raison et une maîtrise
des sentiments. C'est ce que dément la sémiotique
du discours dans les sciences humaines. On peut en retenir au moins
les résultats suivants : le discours objectif n'est pas linéaire,
il se déroule sur différents niveaux qui s'appuient
les uns sur les autres; il utilise des moyens persuasifs mais inaperçus
du lecteur; comme tout discours humain, le discours des sciences
humaines est dépendant du sujet énonciateur, mais
sa spécificité réside dans les précautions
et les procédures complexes qui tendent à effacer
sa présence (Greimas A J., 19 79). Ce type d'organisation
voulue ou inconsciente du discours est loin de qualifier la critique
radicale laquelle a un style propre de rapport à l'objet
et d'adresse au lecteur. L'hypothèse à tester est
la suivante : contrairement au scientifique neutre, objectif, le
critique radical de la société ne s'efface pas derrière
l'armature de la science. Il parle en se portant au devant de la
scène; il se jette dans la mêlée; il prend des
coups mais sait en donner. Son attitude ne se laisse pas dicter
par le « bon ton » ordinaire ou scientifique. Sa parole
porte, sans euphémisme ni artifice, les marques de sa subjectivité.
Solidairement à ce comportement de combat, le critique social
sait, pour les besoins de la cause qu'il défend, maîtriser
l'émotion, quitter le registre de l'indignation, adopter
un regard froid ou lucide sur la réalité.
Un discours agonique
Indignation, révolte et appel à la révolte,
colère, accusation, attaque ironique, rhétorique agressive
sont autant de modalités par lesquelles le sujet parlant
(13), l'auteur, affirme sa présence dans l'énonciation.
La critique radicale, identifiée dans ce travail, je le rappelle,
sous l'angle de la dénonciation sociale, s'appuie sur les
ressources du style pamphlétaire pour se faire entendre et
comprendre. Les adeptes des pratiques « branchées »
sont qualifiés par Jean-Marie Brohm « d'allumés
de la défonce », de « fanatiques de la vitesse
», de « fêlés » de l'exploit, de
« givrés des records », « d'explorateurs
de l'absurde » (Brohm J.-M., 1995: 316). Dans ce texte, l'auteur
renchérit, multiplie les qualificatifs, selon le mode d'un
« tir nourri » comme l'on dit dans les attaques frontales.
Il utilise ses propres mots et détourne a son profit des
expressions, telles que « fêlés » «
givrés de record » forgées par un discours journalistique
à visée spectaculaire. Mais intégrés
dans ses propos, « les fêlés de l'exploit »
sont dépouillés de leur image de héros des
temps modernes que les discours adverses s'accordent à reconnaître
ou même à fabriquer. Sous sa plume ils forment moins
une catégorie hors norme que « la cohorte éphémère
et élitiste des candidats aux sports suicidaires et aux suicides
sportifs » (ibidem). Les qualificatifs ne sont plus des images
ni des qualités. La Série qu'il énonce avec
véhémence devient un chapelet d'injures. Ce n'est
choquant que pour la bonne conscience, pense certainement le critique
radical qui ne craint pas non plus d'éprouver ses lecteurs.
Autant que les armes de la science, il utilise le pouvoir des mots
pour faire prendre conscience de l'impensé social des conduites
« extrêmes » perçus à travers le
langage « fun ». « Un polémiste, écrit
Marc Angenot, peut chercher à faire preuve de modération.
Se situant sur un terrain d'égalité avec le discours
adverse, il se forcera à respecter les règles de «
l'honnête » débat. Le pamphlétaire n'hésite
pas, lui, devant le terrorisme discursif : la modération
est de bon ton, « mais ce n'est pas celui de l'indignation
ou du mépris. Son langage est hyperbolique... Il montre ainsi,
à la fois, qu'il n'est pas de terrain de compromis entre
ce qu'il défend et ce qu'il attaque et qu'il entend assumer
son opinion dans toutes ses conséquences. L'invective est
peut-être la forme la plus ancienne de la polémique,
elle en est la plus directe » (Angenot M., 1982: 265). Comme
nous l'avons montré plus haut sur le registre de l'argumentation
scientifiquement réglée, ici sur celui de l'expression,
le critique social transgresse les règles admises. Mais cette
expressivité particulière du discours relève
moins du tempérament que de la présence &un sujet
parlant dans un processus d'énonciation qui est ici une dénonciation.
Une autre figure de l'agression: l'emploi polémique de la
métaphore (ibidem). On la trouve déployée sous
le titre « piloter ses désirs » du texte de Frédéric
Baillette. L'auteur met en relation deux processus indépendants:
l'apprentissage sportif et la sexualité. « L'apprentissage
sportif passe par une administration rationnelle des énergies
du corps. « L'ère sportive » programme des rencontres,
fixe des records à battre (et à abattre), des adversaires
à surpasser, ( ... ) Ce souci de faire mieux la prochaine
fois impose une sévère maîtrise des ressources
et des dépenses énergétiques. Il est nécessaire
que l'athlète apprenne à accumuler ses forces, à
les préserver et surtout à ne pas les dilapider dans
des pratiques délétères. Dans sa recherche
de l'exploit l'athlète doit administrer sa sexualité,
(...) autocontrôler ses pulsions, les censurer, ignorer leur
composante sexuelle et les réinvestir dans le seul effort
musculaire » (Baillette F, 1991). La force du texte tient
de cette analogie séductrice qui est un des éléments
d'une stratégie textuelle (Eco U., 1985). Le lecteur est
guidé par le rapprochement de départ qui autorise
le transfert du sport à la sexualité de processus
et de connotations liés au premier. Il est ensuite séduit
par des métaphores et des expressions métaphoriques
qui ont moins pour objectif de rendre intelligible les faits que
de produire un effet sur le lecteur : « l'athlète accompli
» qui gère son énergie selon la morale coubertinienne
du plaisir musculaire, la « bombe sexuelle » qu'il devient
pendant la troisième mi-temps, l'« essoufflé
de la braguette » qu'il n'est pas, ou bien, le discours de
réhabilitation du sportif par Marcel Rouet qui s'indignait
contre l'image répandue d'une « brute inintelligente
», d'un « déficient sexuel » et qui affirme
que « l'athlète n'est pas seulement valeureux sur le
stade » mais aussi dans le lit. Le regard amusé, le
critique plante le décor d'une tragi-comédie où
les acteurs sont tantôt maudits par l'opinion, tantôt
reconnus pour leur abnégation (abstinence), leur héroïsme
(sexuel). Cette « organisation narrative » sous-jacente
à la structure argumentative du texte ne cherche pas l'attaque
frontale comme dans l'exemple précédent mais ironise
sur le destin sportif de la pulsion sexuelle. On peut voir à
l'oeuvre le même processus concernant les « éclopé(e)s
de la sexualité » dans leur quête de «
décupler les joies du sexe » grâce à un
double processus de sexualisation des mouvements du corps et de
sportivisation de la sexualité 14. Là aussi, l'auteur
met en scène des acteurs, des dialogues, cherche à
produire des effets de rupture de ton en alternant l'analyse lucide
et l'expression chic et choc. Certes ceci n'exclut pas une volonté
de persuader, mais surtout, préside le projet de déconstruire
par l'attaque ironique voire perfide la construction sportive de
la sexualité.
Dire tel quel
Pour révéler l'illusion des « plaisirs du sport
» et des plaisirs sportifs pour mettre au jour la passion
mortifère inscrite dans la passion sportive: le critique
social cède la place à un discours qui décrit
le monde tel qu'il est. Sans faillir à sa mission et tout
en restant dans le registre de la dénonciation, il sait dire
la réalité autrement que sur le mode agonistique.
Mais pour autant, il ne fait usage ni d'euphémismes ni de
« mots d'esprits, (Freud S.). S'il est moins présent
dans l'énonciation c'est pour mieux mettre en relief la réalité.
Sa parole n'est pourtant pas moins affectée. Elle est distanciée.
Un exemple de ce trait typique de la critique radicale ; c'est
lorsque Frédéric Baillette offre une lecture de la
pensée des médecins hygiénistes fort intéressés
par la compréhension de la relation des organes génitaux
féminins avec la bicyclette. Peu de commentaires et d'interprétations.
L'auteur livre ce qui se dit dans un discours direct et indirect.
L'attention du lecteur n'est pas perturbée. Rien n'est caché.
Tout est montré. Certes, l'objectif est-il de poursuivre,
a cette occasion, la remise en cause des stéréotypes
attachés à la femme, encore persistants de nos jours;
d'objectiver les phantasmes masculins projetés sur les ébranlements
du corps féminin; de s'attaquer au pouvoir médical
qui s'arroge le droit de normaliser les comportements. Mais le fonctionnement
du dire tel quel relève, à mon avis, d'une autre logique
que celle de la prise de conscience du caché, de l'explicitation
du non-dit. L'insistance du regard, l'excès démonstration,
l'ironie implicite conduisent à montrer d'une manière
originale le processus en jeu : la disparition du corps féminin.
En effet, plus l'hygiéniste s'obstine a comprendre le frottement
de l'entrejambe avec le siège de la bicyclette moins il est
question du sexe. C'est comme, le fait remarquer jean Baudrillard
à propos du corps obèse qui se donne à voir
dans son excès, sa difformité, sa monstruosité;
un corps qui n'envahit pas l'espace mais le digère : ce mode
de présence du corps signe paradoxalement sa disparition
en tant que corps et plus encore en tant que corps sexué
(Baudrillard J., 1983). C'est cette logique de la scène et
de l'obscène qui est le propre du dire tel quel - invariant
typique de la critique radicale qui fait parfois scandale. Présentation
de la chose au risque de choquer et non pas représentation
euphémisée pour mieux la faire accepter15.
La forme affaire
Une parole qui cherche à se faire entendre en donnant uniquement
de la voix est condamnée à l'accusation par l'argument
de subjectivité et du particularisme. Crier toujours haut
et fort l'injustice sociale, montrer continuellement le caché
derrière le visible, chercher à déconstruire
les choses qui vont de soi est une attitude qui appelle des soupçons
d'anormalité ou de défense d'intérêts
individuels (Boltanski L., 1990 : 3è partie). Pour dire l'ignominie,
pour faire écho et être communicative la parole doit
être incarnée, authentique, viscérale et non
théâtrale. Mais pour prétendre représenter
une explication et une compréhension du réel elle
doit, sans étouffer son émotion, sa révolte,
s'incarner dans des dispositifs qui objectivent le réel.
Le critique de la société doit donc affronter cette
tension caractérisée par l'expressivité du
pamphlétaire et l'analyse scientifique qui exige sinon froideur
du moins distance et détachement.
Faire du sport et de ses effets idéologiques non pas une
question purement scientifique mais une affaire publique est le
troisième invariant caractéristique de la critique
radicale. Sous cette forme, la dénonciation passe de l'indignation
à l'utilisation de ressources cognitives : accumuler des
preuves, instruire des dossiers, enquêter. Ce passage de l'indignation
à l'enquête a été décrit comme
une condition pour surmonter les disqualifications dont fait parfois
l'objet la dénonciation de l'injustice. L'autre processus
corollaire est que, dans la dénonciation, les sujets manifestent
à des degrés divers la même compétence
que l'homme de science. Il n'y a pas de différence dans les
questions posées et l'activité cognitive de construction/déconstruction
de l'objet. L'enquête est armée d'instruments scientifiques
qui transforment le dénonciateur quasiment en expert (ibidem)
et 16. Le moment de l'enquête est donc l'envers de l'indignation.
Sous la contrainte imposée, la dénonciation comme
le dénonciateur apparaissent clivés. Contrairement,
l'affaire comme forme sociale de la lutte et de la critique prend
une autre tournure. Elle ne cède en rien à la disqualification.
Elle représente au contraire un moment de dépassement.
Car elle condense les ressources expressives et communicatives d'une
parole à la fois incarnée dans la chair et inscrite
dans des dispositifs d'explication et de compréhension scientifique
de la société. « En finir avec la bastille sportive!
» (Brohm J.-M., 1995) est un texte représentatif des
opérations de constitution d'un problème en tant qu'affaire.
Ce texte de combat tient à la fois du manifeste, de la diatribe
et de la science. C'est un genre dans lequel l'auteur, avec une
grande dextérité, distribue les coups, attaque, exécute
ses adversaires les plus conservateurs avec la force des mots (des
mots qui tuent) et recourt à la science comme arme («
les missiles théoriques »). J'indique ce texte comme
un exemple idéal-typique d'un moment de synthèse des
contraires au cours duquel la critique du sport transcende le discours
pamphlétaire et le discours scientifique dans une nouvelle
totalité. Je me borne à indiquer rapidement les principes
de construction de la forme affaire dont on trouve des traces significatives
dans ce texte mais surtout tout au long de l'histoire de la critique
du sport. Car l'analyse de cet invariant demande un plus long développement.
On peut considérer une partie du travail de Quel Corps?
comme un effort patient, continu, tenace, à certains égards
gigantesque, d'accumulation de preuves. Cela va des faits divers
sportifs anodins aux grands scandales que le système sportif
produit avec éclat. Coupures de journaux, témoignages,
interviews, constitution de « dossiers noirs », révélation
de « dessous de table » et de tricheries en tout genre,
comptes-rendus sur les violences invisibles du quotidien sportif,
sur celles spectacularisées mais ignorées en tant
que telles, sur le mépris des pays pauvres dont le sol est
réduit à un terrain de raids pour des spectacles destinés
aux riches occidentaux (17), tout ce travail caractérise
un type d'enquête qui défie les règles de la
science normale (P. Feyerabend). Le critique observe, recueille
des données, fouine, ruse avec la rétention de l'information,
se fait détective de la vérité. Il ne craint
pas les êtres hybrides en matière de recherche et pratique
« une sociologie d'investigation ». L'« enquête
», le reportage et la science ne sont pas inconciliables quand
l'enjeu est la vérité.
La prétention à l'universalité constitue le
deuxième principe qui fonde la crédibilité
sociale de la dénonciation : la défense des «
intérêts émancipatoires », l'instauration
d'une critique au seul service de la critique, la critique de toutes
les formes de particularisme (repli narcissique, culture de l'authenticité,
mentalité individualiste).
Enfin, participer à des mouvements sociaux, rechercher des
alliances et chercher à se grandir (au sens de Boltanski
dans « les économies de la grandeur ») : participation
à l'organisation de mouvements de boycott (COBA, COBOM);
établissements de médiations (tracts, interventions
auprès de la Presse, écrits, relations avec des Comités
de lutte révolutionnaires); revendication permanente d'une
filiation au marxisme critique révolutionnaire.
C'est au prix de ce travail que la dénonciation a acquis
une position forte dans l'espace des positions sur les pratiques
corporelles; c'est parce qu'elle condense des traits jugés
inconciliables qu'elle constitue une perspective originale d'accès
aux structures cachées et comporte dans le même temps
la possibilité d'un jugement moral.
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Notes
1- « Pour ma part., avec Ziegler et tant d'autres intellectuels
progressistes, je choisis ouvertement mon camp : celui des opprimés,
des exploités, des offensés, des humbles que le sport,
n'en déplaise aux magisters bien pensants, contribue à
opprimer et exploiter encore plus, en leur donnant, par le truchement
des ersatzs culturels que sont les spectacles sportifs de masse,
à consommer un opium, en leur enlevant par conséquent
la conscience de leur oppression et de leur aliénation »
(Brohm J. -M., 1993 : 379-380.).
2- Frédéric Baillette titre d'une manière
suggestive « Le sport contre le sexe » dans son article
« Le sport, une gestion des pulsions ».
3- L'analyse de la fonction répressive du sport s'est édifiée,
dès les premiers fondements de la Théorie critique
du sport, sur le concept de sublimation répressive. Avec
Lhomme unidimensionnel et Eros el civilisation de Herbert Marcuse,
la critique du sport s'est donc pourvue d'instruments qui lui ont
permis de comprendre la condition psychologique de l'homme moderne
dans un système d'emprise. On peut se reporter à ce
sujet au chapitre - La fonction psychologie de masse du sport »
in Brohm J.-M. (1992), Sociologie politique du sport, Paris, PUN,
4- Dans La souffrance à distance, Luc Boltanski reprend
la critique faite par Pierre Bourdieu de l'arbitraire de l'opposition
entre « aliénations génériques »
et « aliénations spécifiques », Les premières
sont supposées liées à l'âge, au sexe,
à la définition de l'individu dans ce qu'il a de personnel;
les secondes sont rapportées à sa condition de classe.
Boltanski rappelle cette critique pour montrer qu'un des puissants
ressorts de la dénonciation sociale consiste à faire
- reculer le champ des souffrances génériques pour
les dévoiler comme spécifiques en les inscrivant dans
une structure de domination et d'exploitation... », p. 99.
5- C'est moi qui souligne.
6- Il est vrai que la réalité est complexe, qu'elle
est traversée par des lignes de forces qui sont autant la
conséquence d'enjeux de connaissance que d'enjeux de pouvoir.
Sur la problématique du partage et des mobilisations qu'elle
entraîne pour imposer une définition à la fois
sociale et scientifique d'un domaine ou d'un objet, cf Latour B.
(1989), La science en action, Paris, La Découverte, Mais
pour ce qui concerne l'analyse des pratiques corporelles, le problême
des classes, des classifications et des distinctions (au double
sens) des sports a produit (à l'insu des auteurs?) un domaine
réservé, protégé du débat idéologique
et politique et a contribué dans le même temps à
agréger des individus en quête de légitimité.
7- Faut-il souligner que cet article ne porte pas sur tous les
travaux de la Théorie critique du sport. Un des objets de
ce travail étant le plaisir, je me suis intéressé
aux textes qui ont directement ou indirectement un rapport pertinent
à ce domaine (du moins à mes yeux). Une étude
exhaustive sur le plaisir dans la Théorie critique du sport
aurait exigé de citer d'autres auteurs, de prendre en considération
d'autres analyses. Pour le lecteur peu informé, je signale
l'existence de 52 numéros de la revue Quel Corps? parus de
1975 à 1995.
8- Du même auteur, cf. sa position par rapport aux commentateurs-contemplateurs
des « plaisirs des sports », Critique de la modernité
sportive, p. 13.
9- Dans cet ouvrage, il n'est pas inintéressant de lire
la note 2, p 343 et la note 5, P. 344 où J'auteur s'interroge
sur « la scotomisation générale qui frappe les
intellectuels dans la question du sport ». On s'aperçoit
surtout que la critique radicale ne manifeste aucune complaisance
même envers des proches tous aussi critiques,
10- il faut noter la dernière formulation de l'auteur concernant
le statut de « l'opium du peuple » dans ses analyses:
« le concept d'opium du peuple... n'est pas un simple slogan
« gauchiste », mais un paradigme d'analyse, qui synthétise
les positions fondamentales di] marxisme critique, du situationnisme,
du freudo-marxisme et de l'Ecole de Francfort et qui constitue le
noyau dur de toute analyse critique du sport... », Critique
de la modernité sportive, p, 3/1, c'est l'auteur qui souligne.
11- Voir Walzer M. (1996) où l'auteur étudie les
traits historiquements constitués de l'intellectuel critique,
la compréhension qu'il a de lui-même et son rapport
aux autres (les gens ordinaires; la masse).
12- Les expressions langagières, tournures de phrases, tics,
jargon, métaphores, dispositions psychiques, attitudes corporelles
dont pas échappé au recueil minutieux de Frédéric
Baillette. Mais, il en fait l'analyse dans la stricte perspective
d'une critique de la sportivisation de la sexualité.
13- Sur les concepts de locuteur, de sujet parlant, dénonciateur
et d'énonciation, cf. Maingueneau D. (1991), L'analyse du
discours. Introduction aux lectures de l'archive, Paris, Hachette.
On peut aussi se reporter avec profit à l'analyse des postures
de l'agent, de l'acteur et de l'auteur par Ardoino J. (1994), «
Eléments d'une approche multiréférentielle.
Implication, temporalité, clinique », Prétentaine,
n° 1, 71-82.
14- je tiens à préciser que je n'ai pas dissocié
les métaphores propres à l'auteur et celles qu'il
met entre guillemets parce que extraites d'autres textes. Car comme
dans l'exemple précédent l'auteur les reprend à
son compte en leur faisant perdre leur statut de paratexte. Pour
preuve, les métaphores qui soutiennent le discours de l'auteur
ne sont pas renvoyées à une voix externe; seules les
citations longues le sont, J'en conclus que toutes les images et
expressions métaphoriques utilisées font partie du
texte.
15- La rhétorique agonistique et scatologique est justifiée
dans les termes suivants à propos d'un autre objet d'analyse
: - aux tirades idéalistes sur la « fraternité
sportive », la - paix olympique », « l'idéal
sportif », et autres fadaises pour niais, nous opposons la
réalité toute crue, toute nue de la guerre sportive,
de la jungle olympique », Critique de la modernité
sportive, p. 14. C'est moi qui souligne. En italiques, c'est l'auteur
qui souligne.
16- Pour une analyse des disputes, des compétences qui y
sont mobilisées, de leurs formalisations sociologiques, cf.
Chateauraynaud F. (1991), La faute professionnelle. Une sociologie
des conflits de responsabilité, Paris, Métailié,
4è partie, 393-451.
17- Pour se faire une idée du processus de construction
des faits sur le mode de l'affaire, on peut consulter par exemple
: Beaulieu M., Brohm J.-M., Caillat M. (1982), L'empire football,
Paris, EDI; Quel Corps? (La barbarie olympique), 36, 1989; (Massacre
sponsorisé), 37, 1989; (Football Connection), 40, 1990; (Anthropophagie
du sport), 41, 1991.
Pour citer cet article
Mahmoud Miliani, «Vous avez dit « plaisirs du sport
» ?», Corps et Culture [En ligne], Etudes critiques
: Le plaisir dirigé,
Mis en ligne le : 20 novembre 2004
Disponible sur :
http://corpsetculture.revues.org/document387.html.
Quelques mots à propos de : Mahmoud Miliani
Faculté des Sciences du Sport et de l'Education Physique.
Equipe « Corps et Culture »
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