L'abord que je propose ce soir consiste en l'articulation de la crise
en Argentine à partir d'une dimension proprement anthropologique de
l'expérience humaine : le politique, en tant que principe structurant
globalisant dans la société humaine. Cette dimension du politique implique
toujours un court-circuit entre l'universel et le particulier (7). Sur
le plan subjectif, ce court circuit est à proprement parler l'idéologique,
en d'autres termes la subjectivité politique. Ce choix se soutient d'une
part parce que le sujet qui nous réunit en est intimement liée, mais
aussi parce que les modes de subjectiver la crise laissent transparaître
un impact de ce registre sur la psychopathologie et sur nos propres
interventions. Si les crises sont, comme le signalait déjà Marx, les
torsions symptômales du système, il en est de même des crises de la
subjectivité politique. C'est de cette articulation que nous souhaitons
tirer les enseignements que la crise nous fournit.
Qu'est-ce qu'elle a de particulier cette crise en Argentine?
Un rapide coup d'œil à la presse de l'époque, montre assez clairement
un phénomène particulier. On y évoque la traduction des effets de la
crise dans la population en termes de demande de soins psychiques. Ainsi
un journaliste du quotidien La Nación (18 juin 2001 - 5), affirme
: "Le scepticisme et la tristesse ravagent le moral des gens. Les consultations
psychiatriques dérivées des pathologies sociales ont augmenté". D'après
le journal La Voz del Interior (14 mars 2002 - 5), l'augmentation
de la demande s'élève à 300%, ce qui semble assez concordant avec d'autres
estimations.
La question se pose de comprendre cette traduction massive de la crise
socio-économique argentine des années 2001-2002 en demande de soins
psychiques. Car d'autres événements historiques pour le moins aussi
traumatiques n'ont pas eu ce même effet : p. ex. le "rodrigazo" en 1975,
les tortures et disparitions de la dictature militaire entre 1976-1983,
l'hyperinflation de 1989. Ce simple constat devrait suffire à couper
court à toute tentative d'explication faisant appel à un essentialisme
argentin, à partir d'un type folklorique. L'angle de lecture choisi
nous conduit plutôt à une vue opposée, et nous permet d'articuler cette
figure de la crise subjective argentine contre le fond d'une crise mondiale.
Le sujet post-moderne et post-politique
L'historien anglais Eric Hobsbawm (6) opposait "le long 19ème siècle"
(1789-1914) au "court 20ème siècle" (1914-1991). C'est ici que le débat
sur la fin de la modernité, la fin des idéologies, la fin de l'histoire,
etc., trouve sa place, car la crise argentine c'est une crise du XXI
siècle. Ce qui est à souligner est le fait que la "psychiatrisation"
de la crise n'en revient pas à des psychiatres à la façon soviétique.
Ils ont été sollicités par la demande de la population elle-même pour
apaiser l'angoisse que le gouffre de la crise a provoqué. Elle s'est
adressée à la santé mentale pour traiter son désarroi, "l'idée de la
plénitude absente de la société" (6).
Ce fait est en rapport avec la fin proclamée des idéologies, car la
dite société postmoderne a engendré une nouvelle forme de subjectivation
politique : la postpolitique. Elle souligne la nécessité d'abandonner
les anciennes divisions idéologiques et d'approcher les nouvelles problématiques
utilisant le savoir des experts. Ainsi se mobilise un appareil d'experts
de tout ordre pour enfermer la demande, la plainte générale d'un groupe
particulier dans les limites de cette demande précise, dans son contenu
particulier (7). Identifiant les problèmes spécifiques de chaque groupe
et sous groupe elle va jusqu'à proposer des mesures appropriées pour
rectifier ce qui va mal.
Cette postpolitique est le fond commun que partage la crise argentine
avec la crise mondiale à ce niveau. Ainsi, à titre d'exercice nous pouvons
comparer deux essais, à priori très différents, sur les rapports entre
subjectivité et politique : Douleur Pays de Silvia Bleichmar
(4), centré spécifiquement sur les événements de 2001 en Argentine et
le Spectre rode toujours de Slavoj Zizek (8), une analyse des
effets subjectifs de la mondialisation économique. On ne peut pas manquer
d'être frappés par le nombre de références communes utilisées pour décrire
des expériences aussi distinctes : le film The Matrix et la dialectique
des mondes virtuels et le monde réel, une violence ultra-objective (selon
l'expression de Balibar) bureaucratique conduisant à la production automatique
d'exclus (dans le folklore argentin "cartoneros" et "piqueteros"), des
références à la typologie des loosers et winners ou à
la notion de banalité du mal forgée jadis par H. Arendt.
L'événement : "Que se vayan todos"
Ce fond permet de distinguer aisément deux faces de la crise argentine.
Comme l'a dit S. Bleichmar (4) : les journées de décembre 2001 ont constitué
un laboratoire pour cette subjectivité dévastée. Reprenons à notre compte
un instant la notion d'événement d'Alain Badiou (2), qui implique
le sujet en tant qu'agent qui intervient dans le multiple historique
d'une situation. Un événement politique authentique s'est produit en
2001, une sorte de démentie du réalisme post-idéologique selon lequel
"rien n'arrive réellement".
Arrêtons nous sur ce que E. Laclau (7) appelle "signifiant vide", un
signifiant capable de subsumer dans un universel les demandes particulières
dans la lutte pour l'hégémonie idéologique. Ce signifiant qui désigne
un manque, la totalité absente, est devenu dans le cas argentin, le
signifiant capable par équivalence de représenter toutes les demandes
particulières, souvent antagonistes : "Que se vayan todos", assumant
pendant un temps donné un élan émancipateur authentique, sans tenir
compte que son contenu affirmait en même temps son impossibilité. Si
nous distinguons l'acte comme geste négatif de dire "non", d'un côté,
et sa séquelle positive, l'événement de décembre 2001 produit un véritable
acte dans la forme des manifestations qui clamaient "que se vayan
todos", au nom d'une solidarité authentique. Ce geste compte plus
que son ultérieure positivation frustrée, comme le dit Zizek (7) des
événements ayant conduit à l'effondrement du "socialisme réel" des pays
de l'est. En ce sens, nous pouvons distinguer positivement la crise
argentine de la mobilisation de mai 2002 en France contre Le Pen, ou
encore avec les mobilisations plus récentes en Europe contre la guerre
en Irak, évanouies sans lendemain. A leur différence, quelque chose
d'un lien solidaire s'est visiblement restauré dans la société argentine
par cet acte politique. Ses effets seront à mesurer avec le temps.
Psychiatrie de crise
Revenons maintenant à l'autre face de la crise. Si des chapitres passés
de l'histoire argentine ont pu être vécus comme des défaites dans une
lutte pour une émancipation toujours à venir, c'est à dire inclus dans
une narrative politique, la psychiatrisation de la crise montre aussi
un échec massif dans ce sens. L'excès de la crise s'est tourné vers
la santé mentale. Et c'est là que nous pouvons nous questionner sur
la façon dont on est inclus dans ce scénario.
Joan Arehart-Treichel (1), journaliste de Psychiatric News notait
dans son article consacré aux événements en Argentine que la crise qui
affectait psychologiquement aux argentins était aussi en train de d'asphyxier
les capacités des psychiatres à les aider. S'agissait-il seulement d'un
registre quantitatif? La question est mieux posée par Miguel Benasayag
et Gérard Schmit, qui constatent un phénomène comparable en France.
Ils se posent la question de savoir si l'évolution quantitative de la
demande en France, qui dépasse les capacités des institutions à y répondre,
"ne s'agit-il pas d'un vrai changement qualitatif, dans le sens précis
que la plainte ne nous dépasse pas uniquement par son ampleur, mais,
peut-être et surtout par son contenu?" (3)
Ici, nous retrouvons des effets solidaires du postpolitique sur la psychiatrie
: l'hégémonie du signifiant "psychiatrie athéorique" équivaudrait à
penser une psychiatrie coupée de toute référence anthropologique, non
pas d'une psychiatrie de la "fin des idéologies" mais de la "fin des
théories", aseptisée de tout registre politique. Elle s'ajuste parfaitement
à la médicalisation de tous types de souffrance enfermant la demande
dans les limites de cette demande précise. L'alignement horizontal,
sans hiérarchisation, des syndromes divers et variés produit une grille
de lecture apte à accueillir toute sorte de "pathologies sociales" au
rythme des crises. Nous avons encore un exemple très récent en Argentine
à propos des inondations catastrophiques de la province de Santa Fé,
avec des renversements insolites. Alors que le regard du scientifique,
incarné dans la personne du géologue Claudia Natenzon affirme que les
causes des inondations sont bien plus politiques que naturelles (Clarín,
11 mai 2003), les politiques eux mobilisent un bataillon de 400 agents
de santé mentale pour traiter les "symptômes psychiques du désastre",
et on y est presque à décrire un syndrome de l'inondé de Santa Fé
(Clarín, 8 mai 2003). C'est bien là la contrepartie psychiatrique du
monde postpolitique.
Toute neutralisation d'un contenu partiel comme non-politique, est un
geste politique par excellence (7), sentence valable aussi pour le regard
supposé neutre de la psychiatrie athéorique. Peut être gagnerions nous
à renverser les termes : sommes nous, non pas devant une psychiatrie
apolitique, mais au contraire hautement politisée par le biais de sa
négation? C'est peut être une des questions majeurs de cette crise argentine
: que faire? Comment allons nous assumer cette nouvelle demande?
La "psychiatrie de crise" n'est pas le destin de "la crise de la psychiatrie"
dans la société postmoderne"? Dans ce contexte peut être devons nous
endosser paradoxalement le signifiant vide "dépolitiser la psychiatrie",
comme une des manières de sortir du postpolitique et de nous interroger
sur la façon dont on est inclus dans cette scène d'une demande croissante
immergée dans une crise mondialisée. Car, après tout, la crise en Argentine
sur ce plan n'a rien eu de particulier.
BIBLIOGRAPHIE
1) Joan Arehart-Treichel Psychiatric News May 17, 2002 Volume
37 Number 10 p. 14, 2002.
2) Alain Badiou, L'être et l'événement, Paris, Seuil, 1998.
3) Miguel Benasayag, Gérard Schmit, Les passions tristes, Souffrance
psychique et crise sociale, Paris, La Découverte, 2003.
4) Silvia Bleichmar, Douleur pays. L'Argentine sur le divan,
Paris, Danger Public, 2003.
5) Dossier "Crise et psychopathologie en Argentine", document internet
Association franco-argentine de psychiatrie et de santé mentale (2002).
6) Ernesto Laclau, La guerre des identités. Grammaire de l'émancipation,
Paris, La Découverte/MAUSS, 2000.
7) Slavoj Zizek, El espinoso sujeto. El centro ausente de la ontología
política, Buenos Aires-Barcelona-México, Paidós, 2001.
8) Slavoj Zizek, Le spectre rode toujours. Actualité du Manifeste
du Parti Communiste, Paris, Nautilus, 2002.
Le lien d'origine : http://eduardo.mahieu.free.fr/Franco-Arg/Crisis/sujet-crise.htm
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