"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Ethique et techniques de soi : L'usage des plaisirs ; Le Souci de Soi (1984).

Origine : http : //www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/08.htm
Cours de la Fac de Tours Catherine Chevalley 2001

VIII. Ethique et techniques de soi : L'usage des plaisirs ; Le Souci de Soi (1984).

Après la publication de VS, Foucault reformule l'ensemble de son projet. Cf. sur ce point "Le retour de la morale", 1984, in DE IV, 705 :
"…lorsque j'ai écrit le premier volume de l'Histoire de la sexualité, il y a maintenant sept ou huit ans de cela, j'avais absolument l'intention d'écrire des études d'histoire sur la sexualité à partir du XVIe siècle et d'analyser le devenir de ce savoir jusqu'au XIXe siècle. Et c'est en faisant ce travail que je me suis aperçu que çà ne marchait pas ; il restait un problème important : pourquoi avions-nous fait de la sexualité une expérience morale ? Alors je me suis enfermé, j'ai abandonné les travaux que j'avais faits sur le XVIIe siècle et je me suis mis à remonter : au Ve siècle d'abord, pour voir les débuts de l'expérience chrétienne ; puis dans la période immédiatement précédente, à la fin de l'Antiquité. Enfin j'ai terminé, il y a trois ans, par l'étude de la sexualité aux Ve et Ive siècles avant Jésus Christ."
La reformulation du projet d'une Histoire de la sexualité porte donc à la fois sur la question posée et sur la période étudiée. Au lieu d'en rester à la mise en discours de la sexualité, Foucault recentre son travail sur la question de l'éthique et de la vérité. Et au lieu de la période moderne - XVIIe-Xxe -, il choisit l'Antiquité gréco-latine. Les deux volumes qui paraissent en 1984 sont ainsi consacrés à une "généalogie de l'homme de désir depuis l'Antiquité classique jusqu'aux premiers siècles du christianisme". UP est consacré à la manière dont l'activité sexuelle a été problématisée par les philosophes et les médecins dans la culture grecque classique au IVe s. av. JC. Et SdS est consacré à cette problématisation dans les textes grecs et latins des deux premiers siècles de notre ère.

L'introduction de UP
Pour avoir une vue plus précise du sens de la réorientation de Foucault, il faut absolumenet se référer à l'Introduction de UP, que le texte du Prière d'insérer de 1984 ne fait que résumer. Cette Introduction, très longue, contient trois chapitres : 1. Modifications. 2. Les formes de problématisation. 3. Morale et pratiques de soi. Dans ces trois chapitres, Foucault entreprend resp. d'expliquer la modification de perspective à partir de la notion de problématisation morale d'une pratique, de donner des exemples de la thématique fondamentale que les morales chrétiennes héritent des morales antiques, et d'éliminer l'ambiguïté du terme usuel de "morale" en y distinguant trois niveaux et en introduisant la notion de "forme" ou de "mode" de subjectivation.

Modifications
Foucault rappelle au début du livre de 1984 que son projet initial était
"de voir comment, dans les sociétés occidentales modernes, une "expérience" s'était constituée, telle que les individus ont eu à se reconnaître comme sujets d'une "sexualité", qui ouvre sur des domaines de connaissance très divers et qui s'articule sur un système de règles et de contraintes. Le projet était donc d'une histoire de la sexualité comme expérience - si on entend par expérience la corrélation, dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativité et formes de subjectivité" (p. 10).

Mais pour comprendre comment l'individu moderne pouvait faire l'expérience de lui-même comme sujet d'une "sexualité", il était indispensable de dégager auparavant la façon dont, pendant des siècles, l'homme occidental avait été amené à se reconnaître comme "sujet de désir" (p. 12). Il fallait donc "étudier les jeux de vérité dans le rapport de soi à soi et la constitution de soi-même comme sujet, en prenant pour domaine de référence et champ d'investigation ce qu'on pourrait appeler "l'histoire de l'homme de désir" (p. 12).

Cela supposait de tout recentrer sur la formation d'une herméneutique de soi dans l'Antiquité :
"…il était clair qu'entreprendre cette généalogie m'entraînait très loin de mon projet primitif. Je devais choisir : ou bien maintenir le plan établi, en l'accompagnant d'un rapide examen historique de ce thème du désir. Ou bien réorganiser toute l'étude autour de la lente formation, pendant l'Antiquité, d'une herméneutique de soi. C'est pour ce dernier parti que j'ai opté, en réfléchissant qu'après tout ce à quoi je suis tenu - ce à quoi j'ai voulu me tenir depuis bien des années - c'est une entreprise pour dégager quelques-uns des éléments qui pourraient servir à une histoire de la vérité. Une histoire qui ne serait pas celle de ce qu'il peut y avoir de vrai dans les connaissances ; mais une analyse des "jeux de vérité", des jeux du vrai et du faux à travers lesquels l'être se constitue historiquement comme expérience, c'est-à-dire comme pouvant et devant être pensé" (p. 13).

Rechercher comment l'être se constitue historiquement comme expérience, c'est en effet, pour Foucault, non pas faire une analyse descriptive ou strictement historique des comportements, mais rechercher des formes de "problématisation" :
"En remontant ainsi de l'époque moderne, à travers le christianisme, jusqu'à l'Antiquité, il m'a semblé qu'on ne pouvait éviter de poser une question à la fois très simple et très générale : pourquoi le comportement sexuel, pourquoi les activités et les plaisirs qui en relèvent, font-ils l'objet d'une préoccupation morale ? (…) Il m'a donc semblé que la question qui devait servir de fil directeur était celle-ci : comment, pourquoi et sous quelle forme l'activité sexuelle a-t-elle été constituée comme domaine moral ? Pourquoi ce souci éthique si insistant, quoique variable dans ses formes et dans son intensité ? Pourquoi cette "problématisation" ? Et, après tout, c'est bien la tâche d'une histoire de la pensée, par opposition à l'histoire des comportements ou des représentations : définir les conditions dans lesquelles l'être humain "problématise" ce qu'il est, ce qu'il fait et le monde dans lequel il vit" (p. 16).

C'est cette notion de problématisation qui apparaît dès lors à Foucault comme permettant de réintroduire le souci oublié des "arts de l'existence" :
"… en posant cette question très générale, et en la posant à la culture grecque et gréco-latine, il m'est apparu que cette problématisation était liée à un ensemble de pratiques qui ont eu certainement une importance considérable dans nos sociétés : c'est ce qu'on pourrait appeler les "arts de l'existence". Par là il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style. Ces "arts d'existence", ces "techniques de soi" ont sans doute perdu une certaine part de leur importance et de leur autonomie lorsqu'ils ont été intégrés, avec le christianisme, dans l'exercice d'un pouvoir pastoral, puis plus tard dans des pratiques de type éducatif, médical ou psychologique. Il n'en demeure pas moins qu'il y aurait sans doute à faire ou à reprendre la longue histoire de ces esthétiques de l'existence et de ces technologies de soi " (+ cite Burckhardt) (p. 17).

Enfin, c'est cette notion de problématisation qui apparaît dès lors à Foucault comme susceptible d'unifier tout son travail antérieur :
"On croyait s'éloigner et on se trouve à la verticale de soi-même (…). Il me semble mieux apercevoir maintenant de quelle façon, un peu à l'aveugle, et par fragments successifs et différents, je m'y étais pris dans cette entreprise d'une histoire de la vérité : analyser non les comportements ni les idées, non les sociétés ni leurs "idéologies", mais les problématisations à travers lesquelles l'être se donne comme pouvant et devant être pensé et les pratiques à partir desquelles elles se forment. La dimension archéologique de l'analyse permet d'analyser les formes modernes de la problématisation ; sa dimension généalogique, leur formation à partir des pratiques et de leurs modifications. Problématisation de la folie et de la maladie à partir de pratiques sociales et médicales, définissant un certain profil de "normalisation" ; problématisation de la vie, du langage et du travail dans des pratiques discursives obéissant à certaines règles "épistémiques" ; problématisation du crime et du comportement criminel à partir de certaines pratiques punitives obéissant à un modèle "disciplinaire". Et maintenant je voudrais montrer comment, dans l'Antiquité, l'activité et les plaisirs sexuels ont été problématisés à partir des pratiques de soi, faisant jouer les critères d'une "esthétique de l'existence"" (p. 18).
Le chemin que suit Foucault dans ces quinze dernières années de son travail est donc un chemin qui, partant de la critique du "sexe-désir" et de la sexualité "réprimée-libérée" (l'"hypothèse répressive" que VS entreprend de ruiner) rejoint la question qu'il donne toujours comme sa question directrice et la plus fondamentale : celle d'une histoire de la vérité. En recentrant tout son travail sur l'herméneutique de soi qui se manifeste dans le lien établi dans l'Antiquité entre sexualité et souci éthique, Foucault a le sentiment, croyant s'éloigner, de "se retrouver à la verticale de lui-même".


Donner des exemples
Quels exemples donner, de telles problématisations ? En cherchant ces exemples, Foucault pose de facto la question de l'existence, ou non, d'emprunts directs et de continuités étroites entre les premières doctrines chrétiennes et la philosophie morale de l'Antiquité. Y a-t-il eu une permanence de thèmes, d'inquiétudes, d'exigences ?
En apparence oui. Soit quatre exemples : Une peur : la "perte de semence" chez les jeunes gens : p. 21-23. -- Un schéma de comportement : le "modèle de l'éléphant" chez Saint François de Sales : p. 23 (fidélité sexuelle du mari).-- Une image : le portrait type de l'homosexuel : p. 25-6. -- Un modèle d'abstention : ne pas toucher Alcibiade : p. 27.
En dépit de cette continuité, dit Foucault, les thèmes et les principes n'ont cependant pas pris la même valeur dans la morale sexuelle du christianisme que dans celle du paganisme (p. 27). Ce qui est resté relativement constant, c'est seulement la quadri-thématique qui s'est formée à l'Antiquité : vie du corps / institution du mariage / relations entre hommes / existence de sagesse (par ailleurs la réflexion morale est dissymétrique : les femmes en sont exclues. C'est une élaboration de la conduite masculine, du point du vue des hommes (p. 29).
Il faut alors recentrer le problème :
"Plutôt que de chercher les interdits de base qui se cachent ou se manifestent dans les exigences de l'austérité sexuelle, il fallait chercher à partir de quelles régions de l'expérience et sous quelles formes le comportement sexuel a été problématisé, devenant objet de souci, élément pour la réflexion, matière à stylisation." (p. 30).


Réduire l'ambiguïté du terme usuel de "morale" : codes, comportements, modes de subjectivation
La troisième section de l'Introduction de UP introduit, pour cela, très modestement "quelques considérations de méthode", qui sont en réalité essentielles pour toute l'entreprise de Foucault puisque c'est à partir de l'isolement des "formes de subjectivation" qu'il parvient à repenser l'individu autrement que comme le "sujet" de la philosophie moderne.

"Il convient de s'interroger sur l'objet qu'on se propose lorsqu'on entreprend d'étudier les normes et transformations d'une "morale"" (p. 32). Pourquoi ? A cause de l'ambiguïté manifeste du mot de "morale", qui :
désigne d'une part un ensemble prescriptif de règles et de valeurs, qui peut être ou ne pas être explicite : disons, le "code moral".
désigne d'autre part le comportement réel des individus dans son rapport à ce code : disons, la "moralité des comportements".
désigne enfin "la manière dont on doit se conduire", ie la manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le code. Pour un code donné et un type déterminé d'actions (e. g. la fidélité), il y a différentes manières de se conduire moralement. Ces manières concernent par exemple : (a) la "détermination de la substance éthique", ie "la façon dont l'individu doit constituer telle ou telle part de lui-même comme matière principale de sa conduite morale (e. g. être fidèle à sa femme dans ses actes, ou dans ses actes et ses désirs) ; (b) le mode d'assujettissement, ie la façon dont l'individu établit son rapport à cette règle et se reconnaît comme lié à l'obligation de la mettre en œuvre (être fidèle parce que le groupe social le demande, ou parce qu'on a hérité de telle tradition spirituelle, ou en réponse à un appel esthétique quant à la forme de sa vie personnelle) ; (c) dans les formes de l'élaboration éthique qu'on effectue sur soi-même (travail d'apprentissage et de mémorisation d'un certain nombre de préceptes d'austérité sexuelle, ou renonciation soudaine aux plaisirs, ou combat permanent, ou déchiffrement de soi-même…) ; (d) la téléologie du sujet moral(place de l'action dans l'ensemble d'une conduite, manière dont une action tend non seulement à son propre accomplissement, mais aussi à la constitution d'une conduite générale (fidélité pour : avoir la maîtrise de soi, ou en vue d'un détachement du monde, ou pour tendre à une tranquillité parfaite de l'âme).

On a donc, sous le terme de morale : le code des prescriptions, la moralité des comportements par rapport à ce code (écarts, déviances), et la constitution d'une manière de se conduire qui, elle, concerne le rapport à soi, la constitution de soi comme sujet moral. C'est pour opérer une telle constitution de soi que l'individu "agit sur lui-même, entreprend de se connaître, se contrôle, s'éprouve, se perfectionne, se transforme" (p. 35) : "modes de subjectivation", "ascétique", "pratique de soi".

Corrélativement, si l'on veut faire une "histoire de la morale", il faut distinguer :
l'histoire des codes, qui analyse les différents systèmes de règles et de valeurs qui sont en jeu dans une société ou un groupe donné, les instances ou appareils de contrainte qui les font valoir, et les formes que prennent leur multiplicité, leurs divergences ou leurs contradictions.
L'histoire des "moralités", qui étudie dans quelle mesure les actions de tels individus ou de tels groupes sont conformes ou non aux règles et aux valeurs qui sont proposés par différentes instances.
L'histoire de la manière dont les individus sont amenés à se constituer comme sujets de conduite morale : ie l'histoire des modèles proposés pour l'instauration et le développement des rapports à soi, pour la réflexion sur soi, la connaissance, l'examen, le déchiffrement de soi par soi, les transformations qu'on cherche à opérer sur soi-même. (p. 36).

Selon les morales, l'accent est mis avant tout sur la codification et la "juridification" des préceptes, ou bien sur les formes de subjectivation et de pratiques de soi. Dans le second cas, le système des codes et des règles peut être assez rudimentaire. Dans le christianisme, il semble qu'on trouve les deux. Dans l'Antiquité grecque, on trouve essentiellement des morales orientées vers la pratique de soi.
Dès lors, si l'on admet cette différence d'accent, on peut reformuler la question de la continuité entre morales chrétiennes et morales antiques :
"…au lieu de se demander quels sont les éléments de code que le christianisme a pu emprunter à la pensée ancienne et quels sont ceux qu'il a ajoutés de son propre chef, pour définir ce qui est permis et défendu dans l'ordre d'une sexualité supposée constance, il conviendrait de se demander comment, sous la continuité, le transfert ou la modification des codes, les formes du rapport à soi (et les pratiques de soi qui leur sont liées) ont été définies, modifiées, réélaborées et diversifiées" (p. 39).


N. B. sur le Prière d'insérer :
La reformulation du projet de 1976 est clairement exposée par Foucault dans le Prière d'insérer joint aux volumes de 1984. Foucault y rappelle d'abord que le projet de VS était de comprendre comment s'était constitué, dans les sociétés occidentales modernes, quelque chose comme une "expérience" de la "sexualité". Mais par là même il fallait entreprendre "la généalogie du sujet désirant" et donc remonter "non seulement aux débuts de la tradition chrétienne, mais à la philosophie ancienne", pour poser la question du lien entre les plaisirs sexuels et le souci éthique. Dans ce lien, Foucault voit une "problématisation de l'existence", et découvre que les arts de l'existence et les techniques de soi développées dans l'Antiquité exigent à eux seuls une étude complète.

L'Usage des plaisirs : détail.

UP est, de même que SP, une étude de cas. Comment en définir la signification philosophique principale ?
Cette signification tient dans l'idée que le "sujet" - l'individu, pour ne pas introduire indûment une référence à la philosophie moderne - se constitue comme "sujet moral", ie auteur de ses actions, de ses pensées, de ses désirs, à travers la problématisation d'un certain nombre de pratiques. Problématiser des pratiques, ce n'est pas la même chose que constituer un code moral strict, ou que se conformer à un tel code une fois constitué. En d'autres termes, ce que Foucault veut montrer c'est qu'il est possible de penser l'auto-constitution du sujet comme sujet moral dans un contexte où le code lui-même est relativement rudimentaire, tandis que les "formes de subjectivation" sont développées et questionnées.

Or un tel contexte est fourni par l'étude de l'Antiquité. Les morales antiques, dit Foucault, sont des morales qui, tout en établissant une thématique fondamentale qui sera reprise ensuite par la morale chrétienne, s'intéressent avant tout à la forme de subjectivation (comment est-ce que je me détermine comme sujet libre à travers le choix de ma manière de me conduire). En outre elles s'y intéressent sur un mode qui, étant antérieur au christianisme, en est entièrement indépendant : l'homme y apparaît non pas tant comme homme de désir que comme citoyen dans la cité. Pour la "généalogie de l'homme de désir" que Foucault veut écrire, le tournant se situe au moment où le christianisme va oublier cette préoccupation politique au profit d'une autre qui concernera strictement l'individu et son salut. Comme le suggère le dernier chapitre du livre, ce tournant se situe avec l'érotique socratico-platonicienne, c'est-à-dire avec la détermination du "véritable amour" comme renoncement au plaisir du corps au bénéfice de la contemplation de la vérité, et avec l'élévation de Socrate, homme laid mais maître de vérité, en objet du désir de tous les plus beaux jeunes hommes de la ville.

Dès lors, on comprend mieux pourquoi Foucault peut dire que l'histoire de la sexualité n'est pour lui qu'un exemple pour dégager des éléments de l'histoire de la vérité. Il suffit, par exemple, de remarquer que le même travail d'analyse des formes de subjectivation pourrait être fait (devrait…) à propos d'autres comportements fondamentaux : la résistance à la douleur, l'appréhension de la souffrance dite morale et le paradoxe du fait que ses manifestations passent inaperçues, l'expression de la violence privée (si l'on admet que les bases de l'étude de l'expression de la violence "publique" se trouvent dans le double modèle dégagé par Foucault : celui de la lèpre pour l'exclusion et l'enfermement, celui de la peste pour le contrôle disciplinaire et le quadrillage).


Contenu et plan du livre

Une fois ces précisions données, il est possible de mieux apprécier la cohérence de contenu et de construction d'un livre qui, en première lecture, semble être surtout une juxtaposition de commentaires de différents textes.
Le livre porte sur la manière dont le comportement sexuel a été réfléchi par la pensée grecque classique comme domaine d'appréciation et de choix moraux. Le corpus de référence choisi par Foucault est constitué pour l'essentiel par des textes d'Aristophane, d'Aristote, de Démosthène, de Dioclès, d'Hippocrate, d'Isocrate, de Platon et de Xénophon. Plusieurs de ces textes ne font pas partie de la littérature philosophique canonique - soit que leur auteur ne soit pas considéré comme un philosophe (e. g. Dioclès ou Hippocrate), soit que les textes considérés ne soient pas considérés comme philosophiques (e. g. l'Histoire des animaux, ou les Parties des animaux d'Aristote). Il faut donc ajouter que, de manière tout à fait explicite et délibérée, Foucault veut étudier ce qu'il appelle les "discours prescriptifs", c'est-à-dire les discours chargés de régler la conduite sexuelle. Pour cela, il choisit d'entrée de jeu trois domaines de pratique : celui du régime de santé, celui de la gestion de la maison, et celui de la cour amoureuse faite aux garçons.
Le plan "linéaire" du livre - celui qu'exhibe la table des matières - est le suivant :

Introduction
La problématisation morale des plaisirs
Aphrodisia
Chrèsis
Enkrateia
Liberté et vérité (Sophrosunè)

Diététique
Du régime en général
La diète des plaisirs
Risques et dangers
L'acte, la dépense, la mort

Economique
La sagesse du mariage
La maisonnée d'Ischomaque
Trois politiques de la tempérance

Erotique
Une relation problématique
L'honneur d'un garçon
L'objet du plaisir

Le véritable amour

Conclusion


On peut, par souci de clarté, diviser l'argumentation de Foucault en deux mouvements :

L'élaboration de la notion centrale de l'usage des plaisirs, ou chrèsis aphrodision, en rapport avec la division introduite dans Introduction, 3 : substance éthique, types d'assujettissement, formes d'élaboration de soi et téléologie morale - cela correspond au Chapitre I.
L'étude, enracinée chaque fois dans l'analyse d'une pratique, de quatre grands "axes de l'expérience" : le rapport au corps, le rapport à l'épouse, le rapport aux garçons, le rapport à la vérité - cela correspond aux Chapitres 2, 3, 4, 5.
En résumé, le but de Foucault est d'exposer, en se fondant sur un corpus de textes prescriptifs, en partant de trois foyers de problématisation d'une pratique, et en distinguant quatre axes de l'expérience et quatre divisions du mode de subjectivation éthique, comment les Grecs ont développé des arts de vivre et de se conduire, une "esthétique de l'existence".

Correspondances thématiques
Si maintenant on veut lire UP, il faut pouvoir saisir ces correspondances. Et pour cela le moyen le plus sûr est de représenter le plan du livre selon un tableau.

Pratiques Axes de l'expérience Eléments du mode de subjectivation éthique

Substance type d'assujet- forme téléologie
Ethique tissement d'élaboration

Aphrodisia Chrèsis Enkrateia Sophrosunè
(plaisirs) (usage) (maîtrise) (tempérance)
________________________________________________________________________________________

Régime Rapport au corps
Diététique
________________________________________________________________________________________

Gestion de Rapport à l'épouse
la maison Economique
_________________________________________________________________________________________

Cour Rapport aux garçons
Amoureuse Erotique

__________________________________________________________________________________________

…… Rapport à la vérité
"Véritable amour"
___________________________________________________________________________________________
Aphordisia

Il est impossible ici d'entrer dans le détail de l'exposé de Foucault - on ne donnera donc que des indications de remplissage des cases. Mais tout ce qui concerne la détermination des éléments du mode de subejctivation éthique est essentiel à la compréhension du livre.
Que peut-on dire, en premier lieu, des aphrodisia ?

Les aphrodisia correspondent à la "substance éthique", ie à la détermination de l'objet du comportement qui se problématise comme comportement éthique. Ici il s'agit de la sexualité. On pourrait penser que cette détermination ne fait pas question : il s'agit tout simplement de l'acte sexuel. Or Foucault, par la manière même dont il présente la notion d'aphrodisia, introduit déjà l'intelligibilité des différences qu'il cherche entre la problématisation antique du comportement sexuel et la morale chrétienne de la "chair".

Quatre points :

Définition.
Il n'existe pas dans la pensée grecque classique de définition claire et unique des aphrodisia. Grec : ta aphrodisia. Latin : ta venerea = "choses" de l'amour. Le découpage sémantique est ici très différent de celui qu'effectue notre notion de "sexualité" : "On aurait bien du mal à trouver chez les Grecs (comme chez les Latins d'ailleurs) une notion semblable à celle de "sexualité" et de "chair". Je veux dire : une notion qui se réfère à une entité unique et qui permet de regrouper, comme étant de même nature, dérivant d'une même origine, ou faisant jouer le même type de causalité, des phénomènes divers et apparemment éloignés les uns des autres : comportements, mais aussi sensations, images, désirs, instincts, passions" (p. 43). Pour la pensée grecque, les aphrodisia. sont en général des actes, gestes, contacts, qui procurent certaines formes de plaisirs.

Caractérisation de ces plaisirs.
Les plaisirs que l'on trouve dans le comportement sexuel sont envisagés selon une dynamique des forces qui lie entre eux actes, plaisirs et désirs. L'idée est que la nature a voulu que l'acte sexuel soit lié à un certain plaisir, et que ce soit ce plaisir qui suscite le désir : le désir est toujours "désir de la chose agréable" (Aristote, Parties, 660b). --- Cette dynamique est alors analysée selon deux grandes variations. D'une part selon le plus et le moins, ie selon une variation quantitative qui concerne l'intensité de la pratique sexuelle (et non pas le type d'objets, femmes ou hommes, ni les modes de pratique), et qui met en avant l'impératif de la tempérance (corrélativement, la luxure ou la démesure sont vues non comme une volonté mauvaise de l'âme, mais comme une maladie du corps - se souvenir que l''immoralité est toujours liée chez les Grecs à de l'excès, de l'exagération, de la démesure).

D'autre part, les plaisirs sont caractérisés selon une variation de polarité ou de rôle : actif-masculin ou passif-féminin, avec une ligne de partage entre acteurs-actifs et acteurs-passifs qui passe essentiellement entre hommes et femmes, mais qui vaut plus généralement pour tous les rapports sexuels. C'est cette variation qui lie étroitement comportement sexuel et comportement politique (l'homme libre doit être "actif" partout), et qui pose le problème de résoudre le paradoxe que Foucault nomme "l'antinomie du garçon" (le jeune homme qui est l'objet du désir d'un homme plus âgé est avec lui dans une relation pédagogique, et passive sexuellement, alors qu'il doit se former lui-même à être un homme libre, actif).

Nécessité d'une problématisation morale par la Diététique, l'Economique, l'Erotique et la Philosophie.
On pourrait penser à ce point que, si les aphrodisia sont des actes associés à un plaisir compris comme essentiellement naturel, il n'y a pas besoin d'en proposer une élaboration éthique. Ni l'acte ni le plaisir ne sont en effet considérés dans la pensée grecque comme un mal ou comme le signe d'une déchéance première. Au contraire, ils tendent à la restauration de ce qui était pour les humains le mode d'être le plus achevé : "en cela, l'expérience morale des aphrodisia est radicalement différente de ce que sera celle de la chair" (p. 58). Pourquoi donc fait-elle alors l'objet d'un souci moral ? Simplement parce que le comportement sexuel est associé à un plaisir très vif, voulu par la nature pour que les hommes soient poussés sans cesse à se reproduire (de ce point de vue, nourriture, boisson, génération vont toujours ensemble). A cause de ce plaisir, et de la tendance à l'excès qu'il suscite, les aphodisia peuvent prendre une réelle emprise sur l'âme et doivent être problématisés : il faut affronter cette force, la maîtriser, en assurer l'économie

Différence avec la problématisation chrétienne. Les aphrodisia sont donc déterminés dans les morales antiques d'une manière qui est profondément différente de ce que l'on trouvera ensuite dans la morale chrétienne. -- Cette différence apparaît déjà dans la désinvolture des Grecs quant à la définition précise des plaisirs sexuels : pas de ces longues listes d'actes possibles, comme on en trouvera dans les pénitentiels, dans les manuels de confession, ou dans les ouvrages de psychopathologie. Rien non plus qui ressemble au souci - tellement caractéristique des doctrines de la chair et de la sexualité - de déceler sous l'inoffensif ou l'innocent la présence insidieuse d'une puissance aux limites incertaines et aux masques multiples. On fixe l'âge du mariage, etc. - mais on ne dira jamais, comme un directeur chrétien, quelles caresses préliminaires sont permises, quelle position prendre, dans quelles conditions interrompre l'acte. -- Mais, en sus de cette désinvolture, il existe une autre différence cardinale, qui est celle du plaisir et du désir. A Augustin, Confessions IV, chap. 8, 9, 10, Foucault oppose ainsi Aristote, Ethique III, 2, 8-9, 1230b, et commente : "Ce sera un des traits caractéristiques de l'expérience chrétienne de la "chair", puis de celle de la "sexualité", que le sujet y soit appelé à soupçonner souvent et à reconnaître fort loin les manifestations d'une puissance sourde, souple et redoutable…" (p. 50). Un tel soupçon n'habite pas l'expérience des aphrodisia. "Ce sera par la suite un des traits fondamentaux de l'éthique de la chair et de la conception de la sexualité que la dissociation - au moins partielle - de cet ensemble" (plaisir-désir-acte) (p. 51) : on trouvera dans la morale chrétienne une élision du plaisir et une problématisation de plus en plus intense du désir, de l'émotion, du trouble. -- Et donc apparaît ici une troisième différence, que Foucault commente très peu, mais qui a joué un rôle central dans notre appréhension du phénomène de l'amour : il n'y a pas chez les Grecs d'ontologie du manque associé au désir sexuel. Le désir sexuel engendre le sentiment de la privation, mais il est pour cela considéré comme un plaisir inférieur, inférieur en particulier aux plaisirs de la vue ou de l'ouïe. L'idée que plaisir, désir, et nécessité" ontologique" d'une présence doivent être réunis et former un mode unique de l'amour est une idée absente de la pensée grecque.

Chrèsis
Que peut-on dire ensuite de la chrèsis (usage, type d'assujettissement auquel soumettre la pratique de ces plaisirs) ?

Il faut d'abord rappeler que, pour les Grecs, une question fondamentale est celle du bon usage. Foucault associe sous ce rapport les problématisations des comportements sexuel et alimentaire ; il cite Aristote, Ethique, VII, 14, 7 & 154a : "Tout le monde, dans quelque mesure, tire du plaisir de la table, du vin et de l'amour ; mais tous ne le font pas comme il convient", et note qu'"il serait sans doute intéressant de suivre la longue histoire entre morale alimentaire et morale sexuelle, à travers les doctrines, mais aussi à travers les rites religieux ou les règles diététiques" (p. 62).

Il est donc logique que la réflexion morale sur les aphrodisia tende beaucoup moins à établir un code systématique qu'à élaborer les modalités d'un bon usage des plaisirs. Il ne s'agit pas de désirs permis ou défendus, mais de prudence, de réflexion, de mesure dans les actes. L'art de se conduire, tel que Foucault le retrouve dans la pensée grecque classique, s'ordonne autour de la valorisation de la tempérance et de la modération. De ce point de vue, il s'agit d'une "stylisation de la conduite" (p. 275), plutôt que de l'imposition d'une "loi universelle". De là, Foucault conclura qu'il n'y a sans doute, dans l'histoire de la sexualité, aucune fonction intemporelle de l'interdit, aucune forme permanente de la loi, mais plutôt une "histoire de l'éthique" entendue comme l'élaboration d'un rapport à soi susceptible de permettre à l'individu de se constituer comme sujet de conduite morale (p. 275). (Penser en termes de Loi est souvent considéré comme un héritage de la culture hébraïque - cf. Foucault, conférence japonaise de 1978 + ses remarques sur Freud - cf. aussi Nietzsche, Aurore, I, 68 : St Paul voyant le Christ comme le destructeur de la Loi juive).
Comment se présente l'élaboration éthique du bon usage des plaisirs dans la pensée grecque ? Comme ordonnée selon le souci d'une triple stratégie : du besoin, du moment, du statut.

Besoin :
les aphrodisia sont vus avant tout comme un besoin naturel du corps. Foucault évoque le geste de Diogène qui, pour illustrer cet argument et avant de commenter : "Plût au ciel qu'il suffit de se frotter le ventre pour apaiser sa faim", se masturbe en public. Besoin du corps, le comportement sexuel rentre alors naturellement sous la catégorie de la Diététique, dont le but est par ailleurs non pas de prolonger la vie indéfiniment, mais de la rendre utile et heureuse dans ses limites (p. 119). En assignant l'usage du comportement sexuel à la force du besoin, les Grecs s'autorisent par ailleurs à en limiter l'excès. D'où une double définition de l'intempérance : par "remplissage" (tuer le plaisir par sa satisfaction avant que le besoin ne se fasse sentir), et par "artifice" (aller chercher des voluptés contre nature : la neige en été, ou les hommes dans le rôle de femmes). D'où aussi l'idée que l'intempérance risque de provoquer un épuisement de la force du corps (p. 34 sq.).

Moment : le kairos.
Etre heureux, c'est savoir faire usage des plaisirs "quand il faut et autant qu'il faut" (Platon, Aristote, etc.). Ainsi, pour l'activité sexuelle, il y a selon les Grec
s non seulement une période privilégiée de la vie (tardive ; cf. note p. 69), mais aussi des saisons privilégiés (plutôt l'hiver, selon un équilibre subtil avec le climat), et des moments privilégiés de la journée (le soir. Foucault note aussi que l''inceste est condamné avant tout comme étant "contre-temps" (risque de mauvaise descendance à cause du décalage d'âge : p. 70).
Statut. Enfin, la morale sexuelle antique du bon usage prend toujours en compte le mode de vie, lui-même déterminé par le statut et les finalités choisies. Il y a un lien entre la réputation du dirigeant et la maîtrise de la conduite sexuelle (p. 71). La tempérance est vue comme une qualité de ceux qui ont des responsabilités dans la maison, puis dans la cité. Aucune règle universelle de conduite n'est proposée : "Ce n'est donc pas en universalisant la règle de son action que, dans cette forme de morale, l'individu se constitue comme sujet éthique ; c'est au contraire par une attitude et par une recherche qui individualisent son action, la modulent, et peuvent même lui donner un éclat singulier par la structure rationnelle et réfléchie qu'elle lui prête" (p. 73). En lieu et place d'une référence à l'universalité morale de la conduite sexuelle, l'usage des plaisirs est toujours envisagé relativement à ce qui est juste dans telle ou telle situation - par exemple les rapports entre mari et femme ne sont pas analysés à partir de la relation personnelle entre les époux, mais à partir de ce qu'exige la bonne gestion de la maison (sur l'éducation de la femme, la critique du maquillage et autres détails, cf. p. 171 sq. et la conclusion p. 200-203).

(Question : si on élabore l'éthique sans la règle de l'universalité, quel fondement lui donner autre que le succès, la réussite de telle ou telle conduite ?

A cette question, la pensée grecque semble avoir répondu par la référence à la mesure et à la tempérance, référence elle-même fondée sur une conception de l'équilibre et de l'harmonie (du Cosmos et de l'individu) de type esthétique. En ce sens, l'esthétique de l'existence dont parle Foucault à propos des Grecs a très peu à voir avec la revendication esthétique que l'on trouvera par exemple dans le XIXe siècle occidental : le "style de vie" du dandy ou du dilettante est davantage appuyé sur une stratégie de la provocation que sur une conception de l'équilibre).

Enkrateia
Qu'en est-il maintenant, troisièmement, de l'Enkrateia, c'est-à-dire de la maîtrise qui définit l'attitude à l'égard de soi-même pour se constituer comme sujet moral ?
L'enkrateia est le rapport à soi, l'attitude qui permet le bon usage des plaisirs. Mot voisin de celui de sophrosunè, l'enkrateia désigne l'une des vertus fondamentales d'une liste qui comprend couramment piété, sagesse, courage, justice, tempérance. Mais le terme désigne plus spécifiquement une forme active de maîtrise de soi, qui permet de résister ou de lutter dans le domaine des désirs et des plaisirs.

Cinq points :
La relation aux désirs qui permet d'accéder à la tempérance est de type agonistique : c'est un combat. Pour ce combat, il faut de l'expérience - en d'autres termes il faut avoir déjà éprouvé les désirs que l'on veut limiter ou réprimer : il n'y a pas d'élaboration éthique possible pour le sujet sans quelque chose de l'ordre de l'"expérience de la vie" dans ses aspects les moins sereins. Antiphon : "N'est pas sage celui qui n'a pas désiré le laid et le mal, qui n'en a pas tâté ; car alors il n'y a rien dont il ait triomphé et qui lui permette de s'affirmer vertueux" (p. 77).

Cette relation agonistique est un combat entre soi et soi. Et non pas un combat contre une "présence de l'Autre", comme ce sera le cas dans l'éthique chrétienne de la chair où l'Autre se manifestera comme la présence de désirs envoyés par le diable. Dans la morale antique, il s'agit non pas d'expulser le mal, mais de se mesurer avec soi-même (p. 79). Et la maîtrise de soi n'annule pas le désir, elle en maintient la présence.

La structure "héautocratique" du rapport à soi dans la pratique morale des plaisirs (ie le fait qu'il s'agit d'une domination de soi) a plusieurs modèles dans la pensée grecque : l'attelage chez Platon, la relation de l'enfant à l'adulte pédagogue chez Aristote ; mais aussi le schéma de la vie domestique (savoir commander à ses désirs comme on commande à ses serviteurs) et le schéma de la vie civique (id., comme on gouverne la cité) (p. 83). On sait se commander à soi-même quand on sait maîtriser l'impétuosité des chevaux, quand on sait se faire écouter d'un enfant ou d'un adolescent, quand on sait se comporter avec ses serviteurs et quand on sait gouverner les citoyens de sa ville. Le rapport à soi est ainsi systématiquement pensé par analogie avec les activités de l'homme "libre" dans la cité. "Assurer la direction de soi-même, exercer la gestion de sa maison, participer au gouvernement de la cité sont trois pratiques de même type" (p. 88 - cf. Xénophon, L'Economique).

Pour acquérir cette maîtrise, il faut de l'entraînement et de l'exercice (gymnastique, ascèse). Il faut exercer l'âme, comme on exerce le corps (il est absurde de penser que l'âme saura spontanément agir avec tempérance en toutes circonstances). Le nom de cette application à soi, vue comme condition préalable pour pouvoir s'occuper des autres, est l' epimeleia heautou. Ainsi, pour les Cyniques, la vie est un exercice permanent : il faut pouvoir affronter sans souffrir les privations, et rabattre toujours les plaisirs sur la seule satisfaction élémentaire des besoins. L'exercice est à la fois réduction à la nature, victoire sur soi et économie naturelle de la vie. D'où des listes d'épreuves : peur artificielle ; gymnastique et épreuves d'endurance ; musique et apprentissage de rythmes vigoureux, pratique de la chasse et des armes, soin à bien se tenir en public, respect de soi-même dans le respect d'autrui.

Relation agonistique, entre soi et soi (et non entre soi et une présence maléfique étrangère), conçue sur le modèle de l'activité dans la cité, et obtenue à coup d'exercices et d'entraînement : l'enkrateia est un travail sur soi qui apparaît donc très différent dans sa nature de ce que sera l'intériorité chrétienne. "Ce qu'on appelle l'intériorité chrétienne est un mode particulier de rapport à soi, qui comporte des formes précises d'attention, de soupçon, de déchiffrement, de verbalisation, d'aveu, d'autoaccusation, de lutte contre les tentations, de renoncement, de combat spirituel, etc. Ce qui est désigné comme l'"extériorité" de la morale ancienne implique aussi le principe d'un travail sur soi, mais sous une forme très différente. L'évolution qui se produira, d'ailleurs avec beaucoup de lenteur, entre paganisme et christianisme ne consistera pas en une intériorisation progressive de la règle, de l'acte et de la faute ; elle opérera plutôt une restructuration des formes du rapport à soi et une transformation des pratiques et des techniques sur lesquelles ce rapport prenait appui" (p. 74).

Sophrosunè
Qu'en est-il, enfin, de la sophrosunè, ie du mode d'accomplissement qui est visé par le sujet moral ?

La sophrosunè est caractérisée avant tout comme liberté. Il ne s'agit pas pour les Grecs de retrouver une "innocence" originaire, mais d'être libre et de pouvoir le rester. Et cette liberté de l'individu est comprise indissociablement de la liberté de la cité et de la liberté de ceux qui la dirigent. Etre libre suppose que l'on sache se commander à soi-même, et cela est à son tour indissociable de l'art de commander aux autres. Cf. Aristote, Politique VII 14, 1332 a (cité p. 92). L'exercice du pouvoir appelle le pouvoir sur soi et réciproquement.

La sophrosunè est une "vertu" qui s'obtient à travers la pratique de la tempérance, et elle est comprise comme une vertu "virile", ie active : "pour les Grecs, c'est l'opposition entre activité et passivité qui est essentielle (…) ce qui constitue la négativité éthique par excellence, ce n'est évidemment pas d'aimer les deux sexes ; ce n'est pas non plus de préférer son sexe à l'autre ; c'est d'être passif à l'égard des plaisirs" (p. 99). (On peut remarquer que "actif" ne veut pas nécessairement dire "masculin" ou "viril" - mais que la structure politique expérimentée jusqu'à aujourd'hui par l'humanité n'a pas permis de dissocier ces deux termes. L'essentiel est l'association entre possibilité d'agir d'une part, et possibilité d'exercer la vertu de tempérance d'autre part ; il suffit de noter qu'en règle générale l'intempérance et la violence sont engendrées par l'impossibilité d'agir).

La liberté-pouvoir qui caractérise le mode d'être de l'homme tempérant ne peut pas se concevoir sans un rapport à la vérité (p. 99). D'où le lien si fondamental établi à partir de la tradition socratique entre connaissance et vertu (pour une critique de ce lien, cf. Nietzsche, Naissance de la tragédie). "On ne peut pas se constituer comme sujet moral dans l'usage des plaisirs sans se constituer en même temps comme sujet de connaissance" (p. 100). Le sage est celui en qui les différentes parties de l'âme sont en amitié et en harmonie. Dans le Banquet et le Phèdre, c'est le rapport de l'âme à la vérité qui fonde l'Eros et qui ouvre à la tempérance. Mais ce rapport au vrai ne prend pourtant jamais la forme d'un déchiffrement de soi par soi, ni d'une obligation pour le sujet de dire vrai sur lui-même (p. 103).

C'est cet enchaînement liberté-activité-vérité qui débouche sur une "esthétique de l'existence" (p. 103), c'est-à-dire sur une façon de vivre dont la "valeur morale ne tient ni à sa conformité avec un code de comportement, ni à travail de purification, mais à (…) certains principes formels généraux dans l'usage des plaisirs, dans la distribution qu'on en fait, dans les limites qu'on observe, dans la hiérarchie qu'on respecte" (id). Cette vie s'inscrit dans un ordre ontologique : il y a une "beauté d'arrangement" propre à chaque chose et une âme bonne est une âme bien ordonnée (tempérante).

On voit ainsi se dessiner les principaux traits que Foucault découvre dans le mode de subjectivation propre à la pensée grecque classique à propos du comportement sexuel, et dont il suivra ensuite, dans SdS, le développement dans la réflexion morale des Iie et IIIe siècles :
une détermination des plaisirs d'où la division entre bien et mal est absente, et remplacée par une tout autre opposition : celle qui existe entre tempérance, mesure, maîtrise, d'un côté, et intempérance, excès, faiblesse de l'autre.

une conception de l'éthique qui n'est pas fondée sur l'idée de loi universelle : ni forme permanente de la Loi, ni règle d'universalisation de l'action. Le sujet se problématise comme sujet moral en prenant pour guide l'idéal de la mesure, de la tempérance, de l'équilibre, de l'harmonie, et en prenant pour conditions du problème, à chaque fois, le genre de besoin ressenti, l'opportunité du moment, l'adaptation au statut dans la cité.

une forme de problématisation qui ne ramène pas le plaisir au désir compris comme trouble de l'intériorité du sujet, mais qui le thématise selon des modèles empruntés à la vie de la cité et à la formation de l'homme libre. Savoir se commander à soi-même, ce n'est pas se déchirer par l'introspection, c'est penser le combat avec soi par analogie avec la vie "politique" du citoyen. Le modèle fondamental est donc celui de l'action, et non de la passion - en d'autres termes, le comportement sexuel n'est pas associé à l'idée d'une emprise exercée sur moi par un autre et dont je "pâtirais", jusqu'à être mis hors de moi par le "manque", mais à celle d'une activité par laquelle j'élabore un rapport à moi et un rapport à l'autre qui est de l'ordre de l'autorité dans la tempérance.

Une attitude à l'égard des plaisirs sexuels qui s'inscrit dans un ensemble d'attitudes à l'égard de l'insertion du corps dans le monde : régime de santé, gestion de la maison et de la cité, formation pédagogique à la liberté associée à l'amour avec les garçons. La sexualité n'occupe donc en rien une place à part, comme ce sera le cas par la suite. Elle ne représente pas le danger maximal de la corruption de l'âme par le mal. Elle appelle seulement, de même que les autres modes du corps, une thématique du bon usage.

D'où la conclusion du Souci de soi, qui tente la synthèse des différences entre les morales antiques et les morales chrétiennes :
"(Les morales ultérieures) définiront d'autres modalités du rapport à soi : une caractérisation de la substance éthique à partir de la finitude, de la chute et du mal ; un mode d'assujettissement dans la forme de l'obéissance à une loi générale qui est en même temps volonté d'un dieu personnel ; un type de travail sur soi qui implique déchiffrement de l'âme et herméneutique purificatrice des désirs ; un mode d'accomplissement éthique qui tend au renoncement à soi" (SdS, p. 274).

___________

Remarque : le passage aux morales chrétiennes via l'introduction du pouvoir pastoral
D'après "Sexualité et pouvoir", conférence à l'université de Tokyo, 20 avril 1978 ; DE III, 552-570.

A l'issue de la lecture de UP, on est laissé avec un tableau précis des grandes différences qui séparent les morales antiques des morales ultérieures qui vont être codifiées par le christianisme - malgré la ressemblance des thèmes et des inquiétudes au sujet du comportement sexuel. Ces morales ultérieures introduiront une problématique du "mal", l'idée que l'assujettissement éthique doit se faire selon un modèle d'obéissance à une loi générale, le déplacement du problème du plaisir vers celui du désir et vers l'idée que le travail sur soi suppose une herméneutique de l'intériorité, enfin un mode d'accomplissement du sujet moral qui tend au renoncement à soi.

Telle est donc la manière dont Foucault comprend la transformation que le christianisme apporté dans le mode de subjectivation. Mais une question se pose alors immédiatement : celle de savoir comment s'est opérée cette transformation.
A cette question, SdS ne donne pas véritablement de réponse, puisque Foucault y poursuit, dans l'étude des écrits des IIe et IIIe siècles, la même problématique directrice que UP : il s'agit d'analyser l'importance de plus en plus prédominante que prend, au cours de cette période, l'idée d'un travail sur soi. Mais le livre, qui s'arrête avant le IVe siècle, dit peu de choses des raisons pour lesquelles le christianisme a donné un tel primat aux idées d'obéissance, de désir, de déchiffrement de soi, de renoncement.

En revanche, il existe des textes de Foucault qui sont beaucoup plus explicites sur ce point que les deux livres de 1984. L'un de ces textes est celui d'une conférence faite au Japon en 1978 : "Sexualité et pouvoir" ; conférence à l'université de Tokyo, 20 avril 1978 ; DE III, 552-570.

Que dit Foucault dans cette conférence de 1978 ?
Essentiellement ceci que, étant donné la nature du problème "politique" que rencontre le christianisme aux Iie et IIIe siècles, ce dernier a été amené à instituer un pouvoir de type nouveau, incarné par l'image du "berger-des-âmes", un pouvoir de type pastoral, donc, qui instaure un lien particulier entre salut, obéissance, savoir sur soi-même, subjectivité, sexualité, du simple fait qu'il s'exerce via le principe d'un savoir exhaustif sur les individus.

Reprenons chacun de ces points.
L'un des problèmes que rencontre le christianisme au tout début de notre ère est celui de devenir, dans l'Empire romain, une force d'organisation politique et sociale. Or, pour déterminer une orientation morale privilégiée, le christianisme a besoin de déterminer une position propre entre deux grandes formes de "pouvoir moral" : celle des pratiques ascétiques des moines hindous et bouddhistes, et celle des morales "philosophiques" de la société romaine, morales déjà essentiellement monogames, axées sur le mariage et la fidélité, et sur un rapport très fort à la "culture de soi". L'hypothèse que fait Foucault est qu'entre ces deux voies, le christianisme choisit d'en inventer une troisième, qui leur emprunte plusieurs caractères, mais qui se concentre sur le lien entre subjectivité et sexualité : "Je crois que c'est la conception très difficile, d'ailleurs très obscure, de la chair qui a servi, qui a permis d'établir cette sorte d'équilibre entre un ascétisme qui refusait le monde et une société civile qui était une société laïque. Je crois que le christianisme a trouvé moyen d'instaurer un type de pouvoir qui contrôlait les individus par leur sexualité. Or, contrôler la sexualité sans la refuser ni l'interdire, les morales chrétiennes atteignent ce but en faisant du sexe la source perpétuelle de la subjectivité, la source d'une tentation perpétuelle pour les individus (p. 565).

Comment le christianisme, devenant à l'intérieur de l'Empire romain une force d'organisation politique et sociale, a-t-il fait entrer ce type de pouvoir dans un monde qui l'ignorait encore totalement ? A cette question Foucault répond que c'est à "travers l'organisation du pastorat dans la société chrétienne, à partir du Ive siècle après J-C, et même du IIIe s., (que) s'est développé un mécanisme de pouvoir qui a été très important pour toute l'histoire de l'Occident chrétien et, d'une façon particulière, de la sexualité" (p. 562). Le christianisme introduit à l'intérieur de la société une nouvelle catégorie d'individus : l'individu qui guide les autres, le berger. L'idée de berger, de pasteur, de troupeau n'apparaît jamais dans la société antique. En revanche on la trouve dans le monde de la Méditerranée orientale, et notamment dans la société hébraïque : "le peuple de Jéhovah, c'est un troupeau. David…" (p. 561).

Comment décrire ce pouvoir du pastorat ?
Le pouvoir pastoral s'oppose à un pouvoir traditionnel habituel en ceci qu'il ne porte pas essentiellement sur un territoire : le berger règne non sur un territoire, mais sur une multiplicité d'individus, qui sont en déplacement. Et la manifestation essentielle de son pouvoir n'est pas la conquête : "le pouvoir pastoral n'a pas pour fonction principale de faire du mal aux ennemis, il a pour fonction principale de faire du bien à ceux sur qui il veille (…) Ce n'est pas un pouvoir triomphant, c'est un pouvoir bienfaisant". Le pouvoir pastoral a pour caractère moral d'être "essentiellement dévoué, de se sacrifier, au besoin, pour ses brebis" (p. 561). Enfin, le pouvoir pastoral est un pouvoir individualiste : le bon pasteur veille sur les individus, pris un par un. --- "Pouvoir, donc, qui porte sur une multiplicité - sur une multiplicité d'individus en déplacement, allant d'un point à un autre -, pouvoir oblatif, sacrificiel, pouvoir individualiste" (p. 562)

En quoi peut-on dire que ce pouvoir du "berger" instaure un lien particulier entre salut, obéissance, savoir sur soi-même, subjectivité, sexualité ? Le pouvoir du pasteur implique d'abord l'obligation, pour tout individu, de faire son salut ("salut obligatoire" : p. 563). Ensuite, ce salut obligatoire ne s'obtient pas tout seul, mais seulement via l'acceptation de l'autorité d'un autre : "çà veut dire que chacune des actions que l'on pourra commettre devra être connue, ou en tout cas, pourra être connue du pasteur". Le pasteur est celui qui, dans une société chrétienne, peut demander aux gens une obéissance absolue -- "dans le christianisme le mérite absolu est d'être obéissant (…) rester obéissant, c'est la condition fondamentale de toutes les autres vertus (…) la fameuse humilité chrétienne n'est pas autre chose que la forme, en quelque sorte intériorisée, de cette obéissance" (p. 564). Ainsi, aux vieilles structures juridiques connues vient s'ajouter "une autre forme de culpabilisation, un autre type de condamnation, beaucoup plus fin, beaucoup plus serré, beaucoup plus ténu" : celui qui est assuré par le pasteur. Le système est beaucoup plus fin, en effet, en ceci qu'il fonctionne sur le principe d'un savoir du pasteur au sujet de l'intériorité la plus intime de l'individu : "le pasteur peut obliger les gens à faire tout ce qu'il faut pour leur salut et est en position de surveiller, d'exercer en tout cas, par rapport aux gens, une surveillance et un contrôle continus" (p. 563) ; le pasteur chrétien doit savoir "de l'intérieur tout ce qui se passe dans l'âme, dans le cœur, au plus profond des secrets de l'individu" (p. 564). En ce sens, le pasteur a, enfin, "apporté avec lui toute une série de techniques et de procédures qui concernent la vérité et la production de la vérité". Ainsi la pratique de l'aveu : "le chrétien doit avouer sans cesse tout ce qui se passe en lui à quelqu'un qui sera chargé de diriger sa conscience et cet aveu exhaustif va produire en quelque sorte une vérité, qui n'était pas connue bien sûr du pasteur, mais qui n'était pas connue non plus du sujet lui-même" (p. 564).

Si l'on met ensemble ces éléments d'analyse, on aboutit alors à la conclusion suivante :
"C'est donc une morale modérée entre l'ascétisme et la société civile que le christianisme a établie et qu'il fait fonctionner à travers tout cet appareil du pastorat, mais dont les pièces essentielles reposaient sur une connaissance, à la fois extérieure et intérieure, une connaissance méticuleuse et détaillée des individus par eux-mêmes, par les autres. Autrement dit, c'est par la constitution d'une subjectivité, d'une conscience de soi perpétuellement éveillée sur ses propres faiblesses, sur ses propres tentations, sur sa propre chair, que le christianisme est arrivé à faire fonctionner cette morale, au fond moyenne, ordinaire, relativement peu intéressante, entre l'ascétisme et la société civile. La technique d'intériorisation, la technique de prise de conscience, la technique d'éveil de soi-même sur soi-même (…), c'est cela, me semble-t-il, qui est l'apport essentiel du christianisme dans l'histoire de la sexualité. (…) Mise en place d'un mécanisme de pouvoir et de contrôle qui était, en même temps, un mécanisme de savoir, de savoir des individus, de savoir sur les individus…(…) Tout cela constitue la marque spécifique du christianisme" (p. 566).

Cette conclusion va à l'encontre - on peut s'y attendre après avoir lu VS - du schéma explicatif usuel de l'histoire de la sexualité. Selon ce schéma, l'on aurait d'abord une Antiquité grecque et romaine, avec une sexualité réputée libre ; ensuite le christianisme, qui poserait pour la première fois un grand interdit sur la sexualité - d'où un silence sur le sexe ; ensuite encore la bourgeoisie qui aurait repris à son compte, à partir du XVIe siècle, cet ascétisme chrétien et l'aurait prolongé jusqu'au XIXe ; et enfin Freud, qui aurait commencé à lever le voile avant qu'intervienne la grande libération du Xxe siècle.. (p. 558). A l'opposé de ce schéma, Foucault montre ici d'une part que la sexualité n'était nullement "libre" dans l'Antiquité gréco-latine, et d'autre part que le christianisme fait tout autre chose qu'imposer mécaniquement un interdit de principe sur cette sexualité prétendue libre : il introduit plutôt de "nouvelles techniques" pour imposer cette morale austère des premiers siècles, de nouvelles techniques qui conduisent à mettre la sexualité au centre du problème du salut de l'individu. "C'est donc du côté des mécanismes de pouvoir, beaucoup plus que du côté des idées morales et des interdits éthiques, c'est du côté des mécanismes de pouvoir qu'il faudrait faire l'histoire de la sexualité dans le monde occidental depuis le christianisme" (p. 560).

C'est pourquoi s'est développée une scientia sexualis, qui fournissait aux XIXe et Xxe siècle tous les éléments de la mise en place du "dispositif de sexualité" dont VS traçait programmatiquement les principaux caractères. Cela répond à la question de Foucault qui, telle qu'il la rappelle au début de la conférence de 1978, était bien de comprendre "pourquoi les sociétés occidentales, les sociétés disons européennes, ont eu si fort besoin d'une science sexuelle ou, en tout cas, pour quelle raison pendant tant de siècles et jusqu'à maintenant on essaie de constituer une science de la sexualité" (p. 557).

__________________

Le Souci de soi
Analyse du chapitre I (le livre d'Artémidore, IIe siècle ap. J-C.)

On ne fera pas ici une étude complète du second livre que publie Foucault en 1984, Le Souci de Soi, volume deux de l'Histoire de la sexualité dans sa forme remaniée. En effet, ce second volume, qui est la suite directe de UP et qui en maintient les questions directrices en posant ces questions à la littérature philosophique et médicale des Iie et IIIe siècles ap. J-C, présente pour l'essentiel des conclusions identiques à celles suggérées dans UP.
Mais, pour une raison qui sera indiquée plus loin, on analysera en détail le chapitre I, "Rêver de ses plaisirs", qui est un commentaire d'un livre écrit par Artémidore au IIe s., La Clef des Songes.

N. B. Il existe une variante de ce premier chapitre, sous la forme d'une conférence donnée par Foucault à Grenoble le 18 mai 1982 : cf. "Rêver de ses plaisirs. Sur l'"Onirocritique" d'Artémidore", DE III, 462-487.

Le livre d'Artémidore

Ce livre n'est pas du tout un ouvrage de morale, et pourtant c'est le seul texte dans lequel on trouve à cette époque un "exposé un peu systématique des différentes formes possibles d'actes sexuels" (p. 15). Les actes qu'analyse Artémidore sont en effet des actes qui ont une multiplicité de "partenaires" : épouses, maîtresses, prostituées, serviteurs, jeunes garçons, dieux, animaux, cadavres, ou soi-même. Ces actes sont conformes à la nature ou contraires à la nature, mais cette conformité, de même que leur signification, ne prend sens que rapportée à la relation fondamentale qui unit l'individu à la cité et au rôle qu'il y joue. Cf. aussi p. 22, où Foucault note que, si le livre d'Artémidore présente "un tableau de différents actes et relations sexuels possibles plus systématique que n'importe quel ouvrage de la même époque, il n'est en aucune manière un traité de morale, qui aurait pour but de formuler des jugements sur ces actes et ces relations" (p. 22).

Si le livre d'Artémidore n'est pas un livre de morale, sur quoi porte-t-il ? Il relève de la catégorie de l'onirocritique, ie de l'analyse des rêves. L'analyse des rêves fait partie intégrante, dans la culture grecque et latine, des techniques d'existence : les images des rêves sont considérées comme des signes de réalité ou des messages d'avenir (p. 17). Elles permettent de mieux comprendre une situation dans laquelle on se trouve, ou de savoir ce qui va arriver pour pouvoir s'y préparer. Le rêve est, dit Artémidore, "un prophète toujours prêt, un conseiller infatigable et silencieux" (cité p. 18).

Livre d'interprétation des rêves, La Clef des Songes est conçu et écrit comme un manuel pour la vie quotidienne. Il s'adresse à une clientèle de gens ordinaires, des hommes en général (on dira plus loin pourquoi les rêves des femmes sont un objet secondaire pour un tel livre), des hommes qui exercent un métier et qui ont une famille. Le but du livre est avant tout pratique : il s'agit de permettre aux gens de comprendre leurs songes. Pour autant, le livre d'Artémidore n'est pas un livre de mauvaise vulgarisation ; il s'appuie sur un travail de compilation, d'enquête et de classification très important et cherche constamment à privilégier le raisonnement sur la conjecture (p. 20-21).


La sexualité comme référée, non pas à sa conformité à une norme, mais à sa valeur de signe social

Pourquoi Foucault ouvre-t-il son livre par une analyse de ce texte d'Artémidore, et pourquoi cette analyse convient-elle tout spécialement à la ligne directrice que l'on veut mettre en évidence ici : celle du lien qui existe dans la culture antique entre comportement sexuel et vie politique dans la cité ?
Parce que le livre d'Artémidore démontre de manière très claire que, dans les sociétés gréco-latines, la sexualité n'était considérée ni comme la clef de la subjectivité de l'individu, ni comme un problème indispensable à résoudre pour le salut de son âme. Elle était bien plutôt considérée comme un signe ayant valeur d'information ou de présage en ce qui concernait le rôle social de l'homme. Le comportement sexuel est, fondamentalement, lié à ce rôle social, au point que ce qui relève de la sexualité dans les songes est vu comme un signe ayant valeur dans le domaine de ce rôle social. Foucault dit ainsi, à la fin du chapitre, que :
"la question principale paraît porter beaucoup moins sur la conformité des actes à une structure naturelle ou à une réglementation positive, que sur ce qu'on pourrait appeler le "style d'activité" du sujet, et la relation qu'il établit entre l'activité sexuelle et les autres aspects de son existence familiale, sociale, économique" (p. 49).

Ou encore : "ce qui fait la "valeur" d'un acte sexuel rêvé, c'est le rapport qui s'établit entre le rôle sexuel et le rôle social du rêveur" (p. 45). Il y a entre ces deux rôles un "principe général d'isomorphisme". Ce principe se présente sous deux formes. (a) comme un principe… d'"analogie de position" : "un acte sexuel sera bon dans la mesure où le sujet qui rêve occupe dans son activité sexuelle avec son partenaire une position conforme à celle qui est la sienne dans la réalité avec ce même partenaire" (ibid). Exemples : être "actif" avec son esclave (quel qu'en soit le sexe) est bon, ou avec une ou un prostitué, ou avec un garçon jeune et pauvre ; mais il sera bon d'être "passif" avec plus vieux que soi, plus riche, etc. De même l'inceste avec la mère est chargé de valeurs positives parce que "on y voit le sujet en position d'activité par rapport à une mère qui l'a fait naître et qui l'a nourri, et qu'il doit en retour cultiver, honorer, servir, enrichir, entretenir et enrichir, comme une terre, une patrie, une cité" (p. 45). -- (b) un principe d'"adéquation économique" : il faut que la dépense et le bénéfice soient convenablement réglés. Exemples (lire p. 45 bas-46).

Par conséquent la sexualité, loin d'être cette zone obscure et terrible de l'intériorité de l'individu, source indéfinie de désirs, de troubles et de souffrances, apparaît comme un signe qui permet d'interpréter la relation entre la vie présente de l'individu et son "milieu", celui de la vie avec les autres dans la communauté politique.
"On peut résumer tout cela en disant que le fil directeur de l'interprétation d'Artémidore, quant à la valeur pronostique des rêves sexuels, implique la décomposition et l'analyse des rêves sexuels en éléments (personnages et actes) qui sont, par nature, des éléments sociaux ; et qu'il indique une certaine façon de qualifier les actes sexuels en fonction de la manière dont le sujet rêveur maintient comme sujet de l'acte rêvé sa position de sujet social" (p. 46).

Les principes de l'interprétation des rêves selon Artémidore

Décomposition et analyse des rêves sexuels : comment procède, sous ce rapport, l'étude d'Artémidore ?
Pour le comprendre, il faut préciser d'abord le domaine d'objets qu'il se donne, ensuite la méthode qu'il utilise.

Domaine d'objets de l'onirocritique : les "songes allégoriques d'événements tels qu'ils se produisent dans les âmes ordinaires".
Artémidore pose en principe une première distinction fondamentale entre les "rêves d'état" - enupnia - qui dérivent de l'état du corps et de l'âme, ont une valeur diagnostique simple et valent pour le présent, et les "songes" - oneiroi - qui anticipent sur les événements, doivent être inteprétés et modifient, façonnent, modèlent l'âme du rêveur. Les premiers servent à exprimer un excès, une peur, un désir, ils "disent le réel de l'âme dans son état actuel" ; les seconds, qui "disent l'être" (digression étymologique sur to on eirei : p. 22), indiquent des événements qui concernent le rapport du rêveur au monde.
L'analyse d'Artémidore porte sur les songes, pas sur les rêves. Pourquoi ? La raison en est que les rêves d'état sont lisibles directement, ne posent pas de vrais problèmes d'exégèse et, dans la mesure où ils ne pronostiquent pas l'avenir, ne sont pas essentiels pour la pratique : ils ne nécessitent donc pas absolument un traité d'interprétation.

On peut remarquer par ailleurs que, pour Artémidore, les âmes vertueuses n'ont jamais de rêves d'état. Le rêve d'état caractérise les âmes ordinaires, soit qu'elle soient "inexpertes", soient qu'elles soient "expertes". Une âme inexperte ("simple", "naïve") est une âme qui peut se '"dire" sans se cacher : ainsi un homme verra en rêve la femme qu'il désire ou la mort souhaitée de son maître. A l'opposé une âme experte est une âme qui use de tours et de détours : un homme méfiant et rusé verra, au lieu de cette femme, l'image de quelque chose qui la désigne, cheval, miroir, navire, mer, etc. (p. 25).
Mais, outre qu'elles n'ont jamais de rêves d'état, les âmes vertueuses n'ont en général que des songes d'événements clairs, transparents, ou encore "théorématiques" : ie des songes qui annoncent par voie d'allégorie un événement autre que celui qu'ils montrent.
Exemple (p. 25-26) : "dans le roman de Chariton d'Aphrodisias, au moment où Callirhoé enfin va toucher au terme de ses épreuves, et où son long combat pour conserver sa vertu va enfin être récompensé, elle a une songe "théorématique" qui anticipe sur la fin du roman et constitue de la part de la déesse qui la protège à la fois présage et promesse : "Elle se vit encore vierge à Syracuse, entrant dans le temple d'Aphrodite, puis sur le chemin du retour, apercevant Chairéas et après cela, le jour des noces, la ville entière ornée de guirlandes, elle-même accompagnée de son père et de sa mère jusqu'à la maison de son fiancé".

Ainsi, puisque les rêves d'état n'ont pas vraiment besoin d'interprétation et que les songes théorématiques qui sont propres aux âmes vertueuses sont comme un discours direct des dieux, le domaine d'objets du livre d'Artémidore est ipso facto circonscrit à l'étude des songes allégoriques d'événements tels qu'ils se produisent dans les âmes ordinaires.

Tableau : (p. 26).

Rêves d'état Songes d'événements

Directs Par signes Théorématiques Allégoriques

Dans les âmes vertueuses Jamais Le plus souvent
________________________________________________________________________________________

expertes le plus souvent

Dans les âmes ordinaires

Inexpertes le plus souvent le plus souvent

__________________________________________________________________________________________


Méthode : l'analogie. Analogie de nature et analogie de valeur.
La méthode de l'onirocritique est l'analogie : "l'art de l'onirocritique repose sur la loi de ressemblance ; elle opère par le rapprochement du semblable avec le semblable" (p. 27) ;
Première forme de l'analogie : l'analogie de nature (l'image du songe "ressemble" aux éléments du futur qu'elle annonce) :
identité qualitative : rêver d'un malaise = mauvais état futur de la fortune ; rêver de boue = le corps sera encombré de substances nocives.
Identité linguistique : bélier veut dire commandement (krios-kreion). Cf. aussi p. 40-41 pour l'ambiguïté du sens sexuel et du sens économique des mots : soma veut dire corps, et richesses (et donc possession d'un corps veut dire possession de richesses) ; ousia veut dire, outre…la substance, la fortune, et aussi le sperme, etc.

Parenté symbolique : lion veut dire victoire, tempêtes veut dire malheurs.
Existence d'une croyance populaire (ours= femme à cause de Callisto l'Arcadienne)
Similitude de pratiques : e.g. entre cérémonies du mariage, pour un malade, et la mort.

Seconde forme de l'analogie : l'analogie en valeur (p. 28). Le partage fondamental est celui du faste et du néfaste, de l'heureux et du malheureux. Un songe est favorable si l'acte représenté est bon. Quels sont les critères adéquats pour mesurer cette valeur ? Artémidore en propose six :
conformité à la nature
conformité à la loi
conformité à la coutume
conformité à la technè (ie aux règles qui permettent à une action d'atteindre son but)
conformité au moment
nom de bonne augure

Pour autant, le livre d'Artémidore ne porte pas de jugements moraux. Il dit seulement s'il est avantageux ou redoutable de rêver que l'on commet tel acte. Les deux grandes règles de l'onirocritique sont que le songe "dit l'être" et qu'il le dit dans la forme de l'analogie (p. 29). Mais ces deux règles ne visent pas l'établissement d'une codification morale des actes, elles révèlent seulement les caractères d'une éthique du sujet qui existait encore de façon courante à l'époque d'Artémidore" (p. 29) : i. e. elles disent comment les gens vivent, comment ils valorisent leurs actes (à savoir, dans un rapport fondamental avec le milieu), et comment ils ordonnent leur style de conduite en fonction de cette valorisation.

Quelques exemples d'interprétation des songes sexuels comme "signes sociaux"

Du point de vue des éléments du songe sexuel, il faut bien voir que ce qui compte n'est pas la forme de l'acte lui-même, mais la condition du partenaire : le statut social de l'autre, marié ou non, libre ou esclave, jeune ou vieux, riche ou pauvre, ayant telle profession, rencontré en tel lieu, ayant telle relation par rapport au rêveur (épouse, serviteur, maîtresse, jeune protégé…).

Rêver d'une femme.
Rêver de l'acte sexuel avec l'épouse ou la maîtresse est un signe favorable, parce qu'il s'agit d'exercer une activité reconnue, légitime, prospère qui est en analogie naturelle avec le métier, la profession, la possession des biens.

Rêver de l'acte sexuel avec une prostituée est différent. Cela a une valeur positive parce que la femme en elle-même a une valeur positive. Mais les "travailleuses" se rencontrent dans un "lieu", le lieu de prostitution, qui a valeur négative. A la fois selon une analogie linguistique : le "bordel" (ergasterion) est aussi le "lieu commun", le "cimetière", et la dépense sexuelle ici est donc voisine de la mort (p. 32), d'autant qu'il n'y a pas à en espérer le profit d'une descendance, comme c'est le cas pour la femme reconnue. Aller chez les prostituées peut donc vouloir dire, dans le songe, un pronostic de mort.

Rêver d'un serviteur
Le lieu est ici la maisonnée. Serviteurs et esclaves sont eux-mêmes des biens possédés et le fait de rêver de l'acte sexuel avec l'un d'eux, peu importe son sexe, signifie qu'on va "tirer plaisir de ses possessions et que vraisemblablement elles vont devenir plus grandes et magnifiques" (p. 32).

En revanche, la position du rêveur peut inverser la signification du songe. Si le rêveur est passif dans l'acte, cela signifie un renversement de la hiérarchie sociale : "c'est le signe qu'on subira, de la part de cet inférieur, un dommage et que l'on essuiera son mépris".

Rêves d'inceste
Seul l'inceste parents-enfants, ou frère-sœur (assimilé à père-fille)., est "contraire à la loi". L'inceste entre deux frères peut être contraire, ou conforme à la loi. Mais en tout état de cause l'inceste avec la mère, compris comme inceste fils-mère, est souvent porteur de présages favorables, même s'il est "moralement condamnable". Le caractère d'être conforme à la loi et celui d'être un signe favorable ne se recoupent donc pas exactement.

Pourquoi l'inceste fils-mère est-il porteur de signes favorables (p. 35) ?
Parce que la mère est le modèle et la matrice d'un grand nombre de relations sociales et de formes d'activité. Elle représente le métier, la patrie, la terre. S'unir à la mère peut donc signifier : réussir dans sa profession ; revenir chez soi si l'on est exilé, ou bien réussir dans la vie politique ; avoir une riche récolte. Dans sa conférence de 1982 sur Artémidore, Foucault s'interroge encore plus longuement que dans SdS sur la singularité de cette analyse. Il remarque notamment que "la relation mère-fils apparaît, dans l'image onirique, comme pouvant représenter non seulement des événements favorables, mais l'essentiel de toutes les relations sociales (celles qu'on entretient ave la patrie, la cité, la famille) et de toutes les activités éventuelles (le patrimoine, la culture de la terre, le métier)" (DE IV, 477). Il faut remarquer aussi (ajoute Foucault) qu'Artémidore en fait le paradigme de toutes les autres relations sexuelles possibles : c'est à propos de la mère qu'il évoque les différentes formes de l'acte sexuel, les positions et les pratiques auxquelles les partenaires peuvent se livrer, et celles qu'ils doivent proscrire.

L'inceste père-fille ou père-fils a au contraire une signification presque toujours défavorable. Rêver d'un acte sexuel avec le fils, pour un père, est une "dépense" inutile qui annonce une grande perte d'argent ; ou bien, cela annonce un conflit d'autorité dans la maison. Le songe n'est favorable que s'il s'agit d'un voyage exécuté ensemble : il signifie alors une affaire à exécuter en commun avec lui. Mais si le père est en position passive, cela annonce hostilité et conflit. De façon similaire, l'ace sexuel avec la fille, qui doit se marier un jour, signifie une grosse perte d'argent ; si la fille est déjà mariée, cela veut dire qu'elle quittera son mari, reviendra chez elle et devra être entretenue. Etc. (p. 34-35).

Conclusion

Foucault évoque à ce propos les travaux de Paul Veyne. Veyne rappelle la caractérisation habituelle de la morale chrétienne comme : règle de la monogamie + exclusivité de la procréation + disqualification générale du plaisir sexuel, et montre que ces trois traits étaient présents dans la morale stoïcienne : "se marier et garder sa femme, faire l'amour avec elle pour avoir des enfants, s'affranchir le plus possible des tyrannies du désir sexuel, c'était déjà quelque chose d'acquis pour les citoyens de l'Empire romain avant l'apparition du christianisme" (p. 559).

Dans la discussion, Foucault redit qu'il a changé de conception du pouvoir à partir de SP et de son travail sur les prisons aux XVIIIe et XIXe s., en comprenant alors que le pouvoir n'a peut-être pas pour caractéristique fondamentale, en Occident, d'interdire et de réprimer, mais plutôt de surveiller, de contrôler le comportement des individus, leurs gestes, leur manière de faire, leur résidence, leurs habitudes.