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Origine : http : //www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/08.htm
Cours de la Fac de Tours Catherine Chevalley
2001
VIII. Ethique et techniques de soi : L'usage des plaisirs ; Le Souci
de Soi (1984).
Après la publication de VS, Foucault reformule l'ensemble
de son projet. Cf. sur ce point "Le retour de la morale",
1984, in DE IV, 705 :
"…lorsque j'ai écrit le premier volume de l'Histoire
de la sexualité, il y a maintenant sept ou huit ans de cela,
j'avais absolument l'intention d'écrire des études
d'histoire sur la sexualité à partir du XVIe siècle
et d'analyser le devenir de ce savoir jusqu'au XIXe siècle.
Et c'est en faisant ce travail que je me suis aperçu que
çà ne marchait pas ; il restait un problème
important : pourquoi avions-nous fait de la sexualité une
expérience morale ? Alors je me suis enfermé, j'ai
abandonné les travaux que j'avais faits sur le XVIIe siècle
et je me suis mis à remonter : au Ve siècle d'abord,
pour voir les débuts de l'expérience chrétienne ;
puis dans la période immédiatement précédente,
à la fin de l'Antiquité. Enfin j'ai terminé,
il y a trois ans, par l'étude de la sexualité aux
Ve et Ive siècles avant Jésus Christ."
La reformulation du projet d'une Histoire de la sexualité
porte donc à la fois sur la question posée et sur
la période étudiée. Au lieu d'en rester à
la mise en discours de la sexualité, Foucault recentre son
travail sur la question de l'éthique et de la vérité.
Et au lieu de la période moderne - XVIIe-Xxe -, il choisit
l'Antiquité gréco-latine. Les deux volumes qui paraissent
en 1984 sont ainsi consacrés à une "généalogie
de l'homme de désir depuis l'Antiquité classique jusqu'aux
premiers siècles du christianisme". UP est consacré
à la manière dont l'activité sexuelle a été
problématisée par les philosophes et les médecins
dans la culture grecque classique au IVe s. av. JC. Et SdS est consacré
à cette problématisation dans les textes grecs et
latins des deux premiers siècles de notre ère.
L'introduction de UP
Pour avoir une vue plus précise du sens de la réorientation
de Foucault, il faut absolumenet se référer à
l'Introduction de UP, que le texte du Prière d'insérer
de 1984 ne fait que résumer. Cette Introduction, très
longue, contient trois chapitres : 1. Modifications. 2. Les formes
de problématisation. 3. Morale et pratiques de soi. Dans
ces trois chapitres, Foucault entreprend resp. d'expliquer la modification
de perspective à partir de la notion de problématisation
morale d'une pratique, de donner des exemples de la thématique
fondamentale que les morales chrétiennes héritent
des morales antiques, et d'éliminer l'ambiguïté
du terme usuel de "morale" en y distinguant trois niveaux
et en introduisant la notion de "forme" ou de "mode"
de subjectivation.
Modifications
Foucault rappelle au début du livre de 1984 que son projet
initial était
"de voir comment, dans les sociétés occidentales
modernes, une "expérience" s'était constituée,
telle que les individus ont eu à se reconnaître comme
sujets d'une "sexualité", qui ouvre sur des domaines
de connaissance très divers et qui s'articule sur un système
de règles et de contraintes. Le projet était donc
d'une histoire de la sexualité comme expérience -
si on entend par expérience la corrélation, dans une
culture, entre domaines de savoir, types de normativité et
formes de subjectivité" (p. 10).
Mais pour comprendre comment l'individu moderne pouvait faire l'expérience
de lui-même comme sujet d'une "sexualité",
il était indispensable de dégager auparavant la façon
dont, pendant des siècles, l'homme occidental avait été
amené à se reconnaître comme "sujet de
désir" (p. 12). Il fallait donc "étudier
les jeux de vérité dans le rapport de soi à
soi et la constitution de soi-même comme sujet, en prenant
pour domaine de référence et champ d'investigation
ce qu'on pourrait appeler "l'histoire de l'homme de désir"
(p. 12).
Cela supposait de tout recentrer sur la formation d'une herméneutique
de soi dans l'Antiquité :
"…il était clair qu'entreprendre cette généalogie
m'entraînait très loin de mon projet primitif. Je devais
choisir : ou bien maintenir le plan établi, en l'accompagnant
d'un rapide examen historique de ce thème du désir.
Ou bien réorganiser toute l'étude autour de la lente
formation, pendant l'Antiquité, d'une herméneutique
de soi. C'est pour ce dernier parti que j'ai opté, en réfléchissant
qu'après tout ce à quoi je suis tenu - ce à
quoi j'ai voulu me tenir depuis bien des années - c'est une
entreprise pour dégager quelques-uns des éléments
qui pourraient servir à une histoire de la vérité.
Une histoire qui ne serait pas celle de ce qu'il peut y avoir de
vrai dans les connaissances ; mais une analyse des "jeux de
vérité", des jeux du vrai et du faux à
travers lesquels l'être se constitue historiquement comme
expérience, c'est-à-dire comme pouvant et devant être
pensé" (p. 13).
Rechercher comment l'être se constitue historiquement comme
expérience, c'est en effet, pour Foucault, non pas faire
une analyse descriptive ou strictement historique des comportements,
mais rechercher des formes de "problématisation" :
"En remontant ainsi de l'époque moderne, à travers
le christianisme, jusqu'à l'Antiquité, il m'a semblé
qu'on ne pouvait éviter de poser une question à la
fois très simple et très générale : pourquoi
le comportement sexuel, pourquoi les activités et les plaisirs
qui en relèvent, font-ils l'objet d'une préoccupation
morale ? (…) Il m'a donc semblé que la question qui
devait servir de fil directeur était celle-ci : comment, pourquoi
et sous quelle forme l'activité sexuelle a-t-elle été
constituée comme domaine moral ? Pourquoi ce souci éthique
si insistant, quoique variable dans ses formes et dans son intensité ?
Pourquoi cette "problématisation" ? Et, après
tout, c'est bien la tâche d'une histoire de la pensée,
par opposition à l'histoire des comportements ou des représentations :
définir les conditions dans lesquelles l'être humain
"problématise" ce qu'il est, ce qu'il fait et le
monde dans lequel il vit" (p. 16).
C'est cette notion de problématisation qui apparaît
dès lors à Foucault comme permettant de réintroduire
le souci oublié des "arts de l'existence" :
"… en posant cette question très générale,
et en la posant à la culture grecque et gréco-latine,
il m'est apparu que cette problématisation était liée
à un ensemble de pratiques qui ont eu certainement une importance
considérable dans nos sociétés : c'est ce qu'on
pourrait appeler les "arts de l'existence". Par là
il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires
par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles
de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes,
à se modifier dans leur être singulier, et à
faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques
et réponde à certains critères de style. Ces
"arts d'existence", ces "techniques de soi"
ont sans doute perdu une certaine part de leur importance et de
leur autonomie lorsqu'ils ont été intégrés,
avec le christianisme, dans l'exercice d'un pouvoir pastoral, puis
plus tard dans des pratiques de type éducatif, médical
ou psychologique. Il n'en demeure pas moins qu'il y aurait sans
doute à faire ou à reprendre la longue histoire de
ces esthétiques de l'existence et de ces technologies de
soi " (+ cite Burckhardt) (p. 17).
Enfin, c'est cette notion de problématisation qui apparaît
dès lors à Foucault comme susceptible d'unifier tout
son travail antérieur :
"On croyait s'éloigner et on se trouve à la verticale
de soi-même (…). Il me semble mieux apercevoir maintenant
de quelle façon, un peu à l'aveugle, et par fragments
successifs et différents, je m'y étais pris dans cette
entreprise d'une histoire de la vérité : analyser non
les comportements ni les idées, non les sociétés
ni leurs "idéologies", mais les problématisations
à travers lesquelles l'être se donne comme pouvant
et devant être pensé et les pratiques à partir
desquelles elles se forment. La dimension archéologique de
l'analyse permet d'analyser les formes modernes de la problématisation ;
sa dimension généalogique, leur formation à
partir des pratiques et de leurs modifications. Problématisation
de la folie et de la maladie à partir de pratiques sociales
et médicales, définissant un certain profil de "normalisation" ;
problématisation de la vie, du langage et du travail dans
des pratiques discursives obéissant à certaines règles
"épistémiques" ; problématisation
du crime et du comportement criminel à partir de certaines
pratiques punitives obéissant à un modèle "disciplinaire".
Et maintenant je voudrais montrer comment, dans l'Antiquité,
l'activité et les plaisirs sexuels ont été
problématisés à partir des pratiques de soi,
faisant jouer les critères d'une "esthétique
de l'existence"" (p. 18).
Le chemin que suit Foucault dans ces quinze dernières années
de son travail est donc un chemin qui, partant de la critique du
"sexe-désir" et de la sexualité "réprimée-libérée"
(l'"hypothèse répressive" que VS entreprend
de ruiner) rejoint la question qu'il donne toujours comme sa question
directrice et la plus fondamentale : celle d'une histoire de la vérité.
En recentrant tout son travail sur l'herméneutique de soi
qui se manifeste dans le lien établi dans l'Antiquité
entre sexualité et souci éthique, Foucault a le sentiment,
croyant s'éloigner, de "se retrouver à la verticale
de lui-même".
Donner des exemples
Quels exemples donner, de telles problématisations ? En cherchant
ces exemples, Foucault pose de facto la question de l'existence,
ou non, d'emprunts directs et de continuités étroites
entre les premières doctrines chrétiennes et la philosophie
morale de l'Antiquité. Y a-t-il eu une permanence de thèmes,
d'inquiétudes, d'exigences ?
En apparence oui. Soit quatre exemples : Une peur : la "perte
de semence" chez les jeunes gens : p. 21-23. -- Un schéma
de comportement : le "modèle de l'éléphant"
chez Saint François de Sales : p. 23 (fidélité
sexuelle du mari).-- Une image : le portrait type de l'homosexuel :
p. 25-6. -- Un modèle d'abstention : ne pas toucher Alcibiade :
p. 27.
En dépit de cette continuité, dit Foucault, les thèmes
et les principes n'ont cependant pas pris la même valeur dans
la morale sexuelle du christianisme que dans celle du paganisme
(p. 27). Ce qui est resté relativement constant, c'est seulement
la quadri-thématique qui s'est formée à l'Antiquité :
vie du corps / institution du mariage / relations entre hommes /
existence de sagesse (par ailleurs la réflexion morale est
dissymétrique : les femmes en sont exclues. C'est une élaboration
de la conduite masculine, du point du vue des hommes (p. 29).
Il faut alors recentrer le problème :
"Plutôt que de chercher les interdits de base qui se
cachent ou se manifestent dans les exigences de l'austérité
sexuelle, il fallait chercher à partir de quelles régions
de l'expérience et sous quelles formes le comportement sexuel
a été problématisé, devenant objet de
souci, élément pour la réflexion, matière
à stylisation." (p. 30).
Réduire l'ambiguïté du terme usuel de
"morale" : codes, comportements, modes de subjectivation
La troisième section de l'Introduction de UP introduit, pour
cela, très modestement "quelques considérations
de méthode", qui sont en réalité essentielles
pour toute l'entreprise de Foucault puisque c'est à partir
de l'isolement des "formes de subjectivation" qu'il parvient
à repenser l'individu autrement que comme le "sujet"
de la philosophie moderne.
"Il convient de s'interroger sur l'objet qu'on se propose lorsqu'on
entreprend d'étudier les normes et transformations d'une
"morale"" (p. 32). Pourquoi ? A cause de l'ambiguïté
manifeste du mot de "morale", qui :
désigne d'une part un ensemble prescriptif de règles
et de valeurs, qui peut être ou ne pas être explicite :
disons, le "code moral".
désigne d'autre part le comportement réel des individus
dans son rapport à ce code : disons, la "moralité
des comportements".
désigne enfin "la manière dont on doit se conduire",
ie la manière dont on doit se constituer soi-même comme
sujet moral agissant en référence aux éléments
prescriptifs qui constituent le code. Pour un code donné
et un type déterminé d'actions (e. g. la fidélité),
il y a différentes manières de se conduire moralement.
Ces manières concernent par exemple : (a) la "détermination
de la substance éthique", ie "la façon dont
l'individu doit constituer telle ou telle part de lui-même
comme matière principale de sa conduite morale (e. g. être
fidèle à sa femme dans ses actes, ou dans ses actes
et ses désirs) ; (b) le mode d'assujettissement, ie la façon
dont l'individu établit son rapport à cette règle
et se reconnaît comme lié à l'obligation de
la mettre en œuvre (être fidèle parce que le groupe
social le demande, ou parce qu'on a hérité de telle
tradition spirituelle, ou en réponse à un appel esthétique
quant à la forme de sa vie personnelle) ; (c) dans les formes
de l'élaboration éthique qu'on effectue sur soi-même
(travail d'apprentissage et de mémorisation d'un certain
nombre de préceptes d'austérité sexuelle, ou
renonciation soudaine aux plaisirs, ou combat permanent, ou déchiffrement
de soi-même…) ; (d) la téléologie du sujet
moral(place de l'action dans l'ensemble d'une conduite, manière
dont une action tend non seulement à son propre accomplissement,
mais aussi à la constitution d'une conduite générale
(fidélité pour : avoir la maîtrise de soi, ou
en vue d'un détachement du monde, ou pour tendre à
une tranquillité parfaite de l'âme).
On a donc, sous le terme de morale : le code des prescriptions, la
moralité des comportements par rapport à ce code (écarts,
déviances), et la constitution d'une manière de se
conduire qui, elle, concerne le rapport à soi, la constitution
de soi comme sujet moral. C'est pour opérer une telle constitution
de soi que l'individu "agit sur lui-même, entreprend
de se connaître, se contrôle, s'éprouve, se perfectionne,
se transforme" (p. 35) : "modes de subjectivation",
"ascétique", "pratique de soi".
Corrélativement, si l'on veut faire une "histoire de
la morale", il faut distinguer :
l'histoire des codes, qui analyse les différents systèmes
de règles et de valeurs qui sont en jeu dans une société
ou un groupe donné, les instances ou appareils de contrainte
qui les font valoir, et les formes que prennent leur multiplicité,
leurs divergences ou leurs contradictions.
L'histoire des "moralités", qui étudie dans
quelle mesure les actions de tels individus ou de tels groupes sont
conformes ou non aux règles et aux valeurs qui sont proposés
par différentes instances.
L'histoire de la manière dont les individus sont amenés
à se constituer comme sujets de conduite morale : ie l'histoire
des modèles proposés pour l'instauration et le développement
des rapports à soi, pour la réflexion sur soi, la
connaissance, l'examen, le déchiffrement de soi par soi,
les transformations qu'on cherche à opérer sur soi-même.
(p. 36).
Selon les morales, l'accent est mis avant tout sur la codification
et la "juridification" des préceptes, ou bien sur
les formes de subjectivation et de pratiques de soi. Dans le second
cas, le système des codes et des règles peut être
assez rudimentaire. Dans le christianisme, il semble qu'on trouve
les deux. Dans l'Antiquité grecque, on trouve essentiellement
des morales orientées vers la pratique de soi.
Dès lors, si l'on admet cette différence d'accent,
on peut reformuler la question de la continuité entre morales
chrétiennes et morales antiques :
"…au lieu de se demander quels sont les éléments
de code que le christianisme a pu emprunter à la pensée
ancienne et quels sont ceux qu'il a ajoutés de son propre
chef, pour définir ce qui est permis et défendu dans
l'ordre d'une sexualité supposée constance, il conviendrait
de se demander comment, sous la continuité, le transfert
ou la modification des codes, les formes du rapport à soi
(et les pratiques de soi qui leur sont liées) ont été
définies, modifiées, réélaborées
et diversifiées" (p. 39).
N. B. sur le Prière d'insérer :
La reformulation du projet de 1976 est clairement exposée
par Foucault dans le Prière d'insérer joint aux volumes
de 1984. Foucault y rappelle d'abord que le projet de VS était
de comprendre comment s'était constitué, dans les
sociétés occidentales modernes, quelque chose comme
une "expérience" de la "sexualité".
Mais par là même il fallait entreprendre "la généalogie
du sujet désirant" et donc remonter "non seulement
aux débuts de la tradition chrétienne, mais à
la philosophie ancienne", pour poser la question du lien entre
les plaisirs sexuels et le souci éthique. Dans ce lien, Foucault
voit une "problématisation de l'existence", et
découvre que les arts de l'existence et les techniques de
soi développées dans l'Antiquité exigent à
eux seuls une étude complète.
L'Usage des plaisirs : détail.
UP est, de même que SP, une étude de cas. Comment en
définir la signification philosophique principale ?
Cette signification tient dans l'idée que le "sujet"
- l'individu, pour ne pas introduire indûment une référence
à la philosophie moderne - se constitue comme "sujet
moral", ie auteur de ses actions, de ses pensées, de
ses désirs, à travers la problématisation d'un
certain nombre de pratiques. Problématiser des pratiques,
ce n'est pas la même chose que constituer un code moral strict,
ou que se conformer à un tel code une fois constitué.
En d'autres termes, ce que Foucault veut montrer c'est qu'il est
possible de penser l'auto-constitution du sujet comme sujet moral
dans un contexte où le code lui-même est relativement
rudimentaire, tandis que les "formes de subjectivation"
sont développées et questionnées.
Or un tel contexte est fourni par l'étude de l'Antiquité.
Les morales antiques, dit Foucault, sont des morales qui, tout en
établissant une thématique fondamentale qui sera reprise
ensuite par la morale chrétienne, s'intéressent avant
tout à la forme de subjectivation (comment est-ce que je
me détermine comme sujet libre à travers le choix
de ma manière de me conduire). En outre elles s'y intéressent
sur un mode qui, étant antérieur au christianisme,
en est entièrement indépendant : l'homme y apparaît
non pas tant comme homme de désir que comme citoyen dans
la cité. Pour la "généalogie de l'homme
de désir" que Foucault veut écrire, le tournant
se situe au moment où le christianisme va oublier cette préoccupation
politique au profit d'une autre qui concernera strictement l'individu
et son salut. Comme le suggère le dernier chapitre du livre,
ce tournant se situe avec l'érotique socratico-platonicienne,
c'est-à-dire avec la détermination du "véritable
amour" comme renoncement au plaisir du corps au bénéfice
de la contemplation de la vérité, et avec l'élévation
de Socrate, homme laid mais maître de vérité,
en objet du désir de tous les plus beaux jeunes hommes de
la ville.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi Foucault peut dire que
l'histoire de la sexualité n'est pour lui qu'un exemple pour
dégager des éléments de l'histoire de la vérité.
Il suffit, par exemple, de remarquer que le même travail d'analyse
des formes de subjectivation pourrait être fait (devrait…)
à propos d'autres comportements fondamentaux : la résistance
à la douleur, l'appréhension de la souffrance dite
morale et le paradoxe du fait que ses manifestations passent inaperçues,
l'expression de la violence privée (si l'on admet que les
bases de l'étude de l'expression de la violence "publique"
se trouvent dans le double modèle dégagé par
Foucault : celui de la lèpre pour l'exclusion et l'enfermement,
celui de la peste pour le contrôle disciplinaire et le quadrillage).
Contenu et plan du livre
Une fois ces précisions données, il est possible
de mieux apprécier la cohérence de contenu et de construction
d'un livre qui, en première lecture, semble être surtout
une juxtaposition de commentaires de différents textes.
Le livre porte sur la manière dont le comportement sexuel
a été réfléchi par la pensée
grecque classique comme domaine d'appréciation et de choix
moraux. Le corpus de référence choisi par Foucault
est constitué pour l'essentiel par des textes d'Aristophane,
d'Aristote, de Démosthène, de Dioclès, d'Hippocrate,
d'Isocrate, de Platon et de Xénophon. Plusieurs de ces textes
ne font pas partie de la littérature philosophique canonique
- soit que leur auteur ne soit pas considéré comme
un philosophe (e. g. Dioclès ou Hippocrate), soit que les
textes considérés ne soient pas considérés
comme philosophiques (e. g. l'Histoire des animaux, ou les Parties
des animaux d'Aristote). Il faut donc ajouter que, de manière
tout à fait explicite et délibérée,
Foucault veut étudier ce qu'il appelle les "discours
prescriptifs", c'est-à-dire les discours chargés
de régler la conduite sexuelle. Pour cela, il choisit d'entrée
de jeu trois domaines de pratique : celui du régime de santé,
celui de la gestion de la maison, et celui de la cour amoureuse
faite aux garçons.
Le plan "linéaire" du livre - celui qu'exhibe la
table des matières - est le suivant :
Introduction
La problématisation morale des plaisirs
Aphrodisia
Chrèsis
Enkrateia
Liberté et vérité (Sophrosunè)
Diététique
Du régime en général
La diète des plaisirs
Risques et dangers
L'acte, la dépense, la mort
Economique
La sagesse du mariage
La maisonnée d'Ischomaque
Trois politiques de la tempérance
Erotique
Une relation problématique
L'honneur d'un garçon
L'objet du plaisir
Le véritable amour
Conclusion
On peut, par souci de clarté, diviser l'argumentation de
Foucault en deux mouvements :
L'élaboration de la notion centrale de l'usage des plaisirs,
ou chrèsis aphrodision, en rapport avec la division introduite
dans Introduction, 3 : substance éthique, types d'assujettissement,
formes d'élaboration de soi et téléologie morale
- cela correspond au Chapitre I.
L'étude, enracinée chaque fois dans l'analyse d'une
pratique, de quatre grands "axes de l'expérience" :
le rapport au corps, le rapport à l'épouse, le rapport
aux garçons, le rapport à la vérité
- cela correspond aux Chapitres 2, 3, 4, 5.
En résumé, le but de Foucault est d'exposer, en se
fondant sur un corpus de textes prescriptifs, en partant de trois
foyers de problématisation d'une pratique, et en distinguant
quatre axes de l'expérience et quatre divisions du mode de
subjectivation éthique, comment les Grecs ont développé
des arts de vivre et de se conduire, une "esthétique
de l'existence".
Correspondances thématiques
Si maintenant on veut lire UP, il faut pouvoir saisir ces correspondances.
Et pour cela le moyen le plus sûr est de représenter
le plan du livre selon un tableau.
Pratiques Axes de l'expérience Eléments du mode de
subjectivation éthique
Substance type d'assujet- forme téléologie
Ethique tissement d'élaboration
Aphrodisia Chrèsis Enkrateia Sophrosunè
(plaisirs) (usage) (maîtrise) (tempérance)
________________________________________________________________________________________
Régime Rapport au corps
Diététique
________________________________________________________________________________________
Gestion de Rapport à l'épouse
la maison Economique
_________________________________________________________________________________________
Cour Rapport aux garçons
Amoureuse Erotique
__________________________________________________________________________________________
…… Rapport à la vérité
"Véritable amour"
___________________________________________________________________________________________
Aphordisia
Il est impossible ici d'entrer dans le détail de l'exposé
de Foucault - on ne donnera donc que des indications de remplissage
des cases. Mais tout ce qui concerne la détermination des
éléments du mode de subejctivation éthique
est essentiel à la compréhension du livre.
Que peut-on dire, en premier lieu, des aphrodisia ?
Les aphrodisia correspondent à la "substance éthique",
ie à la détermination de l'objet du comportement qui
se problématise comme comportement éthique. Ici il
s'agit de la sexualité. On pourrait penser que cette détermination
ne fait pas question : il s'agit tout simplement de l'acte sexuel.
Or Foucault, par la manière même dont il présente
la notion d'aphrodisia, introduit déjà l'intelligibilité
des différences qu'il cherche entre la problématisation
antique du comportement sexuel et la morale chrétienne de
la "chair".
Quatre points :
Définition.
Il n'existe pas dans la pensée grecque classique de définition
claire et unique des aphrodisia. Grec : ta aphrodisia. Latin : ta
venerea = "choses" de l'amour. Le découpage sémantique
est ici très différent de celui qu'effectue notre
notion de "sexualité" : "On aurait bien du
mal à trouver chez les Grecs (comme chez les Latins d'ailleurs)
une notion semblable à celle de "sexualité"
et de "chair". Je veux dire : une notion qui se réfère
à une entité unique et qui permet de regrouper, comme
étant de même nature, dérivant d'une même
origine, ou faisant jouer le même type de causalité,
des phénomènes divers et apparemment éloignés
les uns des autres : comportements, mais aussi sensations, images,
désirs, instincts, passions" (p. 43). Pour la pensée
grecque, les aphrodisia. sont en général des actes,
gestes, contacts, qui procurent certaines formes de plaisirs.
Caractérisation de ces plaisirs.
Les plaisirs que l'on trouve dans le comportement sexuel sont envisagés
selon une dynamique des forces qui lie entre eux actes, plaisirs
et désirs. L'idée est que la nature a voulu que l'acte
sexuel soit lié à un certain plaisir, et que ce soit
ce plaisir qui suscite le désir : le désir est toujours
"désir de la chose agréable" (Aristote,
Parties, 660b). --- Cette dynamique est alors analysée selon
deux grandes variations. D'une part selon le plus et le moins, ie
selon une variation quantitative qui concerne l'intensité
de la pratique sexuelle (et non pas le type d'objets, femmes ou
hommes, ni les modes de pratique), et qui met en avant l'impératif
de la tempérance (corrélativement, la luxure ou la
démesure sont vues non comme une volonté mauvaise
de l'âme, mais comme une maladie du corps - se souvenir que
l''immoralité est toujours liée chez les Grecs à
de l'excès, de l'exagération, de la démesure).
D'autre part, les plaisirs sont caractérisés selon
une variation de polarité ou de rôle : actif-masculin
ou passif-féminin, avec une ligne de partage entre acteurs-actifs
et acteurs-passifs qui passe essentiellement entre hommes et femmes,
mais qui vaut plus généralement pour tous les rapports
sexuels. C'est cette variation qui lie étroitement comportement
sexuel et comportement politique (l'homme libre doit être
"actif" partout), et qui pose le problème de résoudre
le paradoxe que Foucault nomme "l'antinomie du garçon"
(le jeune homme qui est l'objet du désir d'un homme plus
âgé est avec lui dans une relation pédagogique,
et passive sexuellement, alors qu'il doit se former lui-même
à être un homme libre, actif).
Nécessité d'une problématisation morale
par la Diététique, l'Economique, l'Erotique et la
Philosophie.
On pourrait penser à ce point que, si les aphrodisia sont
des actes associés à un plaisir compris comme essentiellement
naturel, il n'y a pas besoin d'en proposer une élaboration
éthique. Ni l'acte ni le plaisir ne sont en effet considérés
dans la pensée grecque comme un mal ou comme le signe d'une
déchéance première. Au contraire, ils tendent
à la restauration de ce qui était pour les humains
le mode d'être le plus achevé : "en cela, l'expérience
morale des aphrodisia est radicalement différente de ce que
sera celle de la chair" (p. 58). Pourquoi donc fait-elle alors
l'objet d'un souci moral ? Simplement parce que le comportement sexuel
est associé à un plaisir très vif, voulu par
la nature pour que les hommes soient poussés sans cesse à
se reproduire (de ce point de vue, nourriture, boisson, génération
vont toujours ensemble). A cause de ce plaisir, et de la tendance
à l'excès qu'il suscite, les aphodisia peuvent prendre
une réelle emprise sur l'âme et doivent être
problématisés : il faut affronter cette force, la maîtriser,
en assurer l'économie
Différence avec la problématisation chrétienne.
Les aphrodisia sont donc déterminés dans les morales
antiques d'une manière qui est profondément différente
de ce que l'on trouvera ensuite dans la morale chrétienne.
-- Cette différence apparaît déjà dans
la désinvolture des Grecs quant à la définition
précise des plaisirs sexuels : pas de ces longues listes d'actes
possibles, comme on en trouvera dans les pénitentiels, dans
les manuels de confession, ou dans les ouvrages de psychopathologie.
Rien non plus qui ressemble au souci - tellement caractéristique
des doctrines de la chair et de la sexualité - de déceler
sous l'inoffensif ou l'innocent la présence insidieuse d'une
puissance aux limites incertaines et aux masques multiples. On fixe
l'âge du mariage, etc. - mais on ne dira jamais, comme un
directeur chrétien, quelles caresses préliminaires
sont permises, quelle position prendre, dans quelles conditions
interrompre l'acte. -- Mais, en sus de cette désinvolture,
il existe une autre différence cardinale, qui est celle du
plaisir et du désir. A Augustin, Confessions IV, chap. 8,
9, 10, Foucault oppose ainsi Aristote, Ethique III, 2, 8-9, 1230b,
et commente : "Ce sera un des traits caractéristiques
de l'expérience chrétienne de la "chair",
puis de celle de la "sexualité", que le sujet y
soit appelé à soupçonner souvent et à
reconnaître fort loin les manifestations d'une puissance sourde,
souple et redoutable…" (p. 50). Un tel soupçon
n'habite pas l'expérience des aphrodisia. "Ce sera par
la suite un des traits fondamentaux de l'éthique de la chair
et de la conception de la sexualité que la dissociation -
au moins partielle - de cet ensemble" (plaisir-désir-acte)
(p. 51) : on trouvera dans la morale chrétienne une élision
du plaisir et une problématisation de plus en plus intense
du désir, de l'émotion, du trouble. -- Et donc apparaît
ici une troisième différence, que Foucault commente
très peu, mais qui a joué un rôle central dans
notre appréhension du phénomène de l'amour :
il n'y a pas chez les Grecs d'ontologie du manque associé
au désir sexuel. Le désir sexuel engendre le sentiment
de la privation, mais il est pour cela considéré comme
un plaisir inférieur, inférieur en particulier aux
plaisirs de la vue ou de l'ouïe. L'idée que plaisir,
désir, et nécessité" ontologique"
d'une présence doivent être réunis et former
un mode unique de l'amour est une idée absente de la pensée
grecque.
Chrèsis
Que peut-on dire ensuite de la chrèsis (usage, type d'assujettissement
auquel soumettre la pratique de ces plaisirs) ?
Il faut d'abord rappeler que, pour les Grecs, une question fondamentale
est celle du bon usage. Foucault associe sous ce rapport les problématisations
des comportements sexuel et alimentaire ; il cite Aristote, Ethique,
VII, 14, 7 & 154a : "Tout le monde, dans quelque mesure,
tire du plaisir de la table, du vin et de l'amour ; mais tous ne
le font pas comme il convient", et note qu'"il serait
sans doute intéressant de suivre la longue histoire entre
morale alimentaire et morale sexuelle, à travers les doctrines,
mais aussi à travers les rites religieux ou les règles
diététiques" (p. 62).
Il est donc logique que la réflexion morale sur les aphrodisia
tende beaucoup moins à établir un code systématique
qu'à élaborer les modalités d'un bon usage
des plaisirs. Il ne s'agit pas de désirs permis ou défendus,
mais de prudence, de réflexion, de mesure dans les actes.
L'art de se conduire, tel que Foucault le retrouve dans la pensée
grecque classique, s'ordonne autour de la valorisation de la tempérance
et de la modération. De ce point de vue, il s'agit d'une
"stylisation de la conduite" (p. 275), plutôt que
de l'imposition d'une "loi universelle". De là,
Foucault conclura qu'il n'y a sans doute, dans l'histoire de la
sexualité, aucune fonction intemporelle de l'interdit, aucune
forme permanente de la loi, mais plutôt une "histoire
de l'éthique" entendue comme l'élaboration d'un
rapport à soi susceptible de permettre à l'individu
de se constituer comme sujet de conduite morale (p. 275). (Penser
en termes de Loi est souvent considéré comme un héritage
de la culture hébraïque - cf. Foucault, conférence
japonaise de 1978 + ses remarques sur Freud - cf. aussi Nietzsche,
Aurore, I, 68 : St Paul voyant le Christ comme le destructeur de
la Loi juive).
Comment se présente l'élaboration éthique du
bon usage des plaisirs dans la pensée grecque ? Comme ordonnée
selon le souci d'une triple stratégie : du besoin, du moment,
du statut.
Besoin :
les aphrodisia sont vus avant tout comme un besoin naturel du corps.
Foucault évoque le geste de Diogène qui, pour illustrer
cet argument et avant de commenter : "Plût au ciel qu'il
suffit de se frotter le ventre pour apaiser sa faim", se masturbe
en public. Besoin du corps, le comportement sexuel rentre alors
naturellement sous la catégorie de la Diététique,
dont le but est par ailleurs non pas de prolonger la vie indéfiniment,
mais de la rendre utile et heureuse dans ses limites (p. 119). En
assignant l'usage du comportement sexuel à la force du besoin,
les Grecs s'autorisent par ailleurs à en limiter l'excès.
D'où une double définition de l'intempérance :
par "remplissage" (tuer le plaisir par sa satisfaction
avant que le besoin ne se fasse sentir), et par "artifice"
(aller chercher des voluptés contre nature : la neige en été,
ou les hommes dans le rôle de femmes). D'où aussi l'idée
que l'intempérance risque de provoquer un épuisement
de la force du corps (p. 34 sq.).
Moment : le kairos.
Etre heureux, c'est savoir faire usage des plaisirs "quand
il faut et autant qu'il faut" (Platon, Aristote, etc.). Ainsi,
pour l'activité sexuelle, il y a selon les Grec
s non seulement une période privilégiée de
la vie (tardive ; cf. note p. 69), mais aussi des saisons privilégiés
(plutôt l'hiver, selon un équilibre subtil avec le
climat), et des moments privilégiés de la journée
(le soir. Foucault note aussi que l''inceste est condamné
avant tout comme étant "contre-temps" (risque de
mauvaise descendance à cause du décalage d'âge :
p. 70).
Statut. Enfin, la morale sexuelle antique du bon usage prend toujours
en compte le mode de vie, lui-même déterminé
par le statut et les finalités choisies. Il y a un lien entre
la réputation du dirigeant et la maîtrise de la conduite
sexuelle (p. 71). La tempérance est vue comme une qualité
de ceux qui ont des responsabilités dans la maison, puis
dans la cité. Aucune règle universelle de conduite
n'est proposée : "Ce n'est donc pas en universalisant
la règle de son action que, dans cette forme de morale, l'individu
se constitue comme sujet éthique ; c'est au contraire par
une attitude et par une recherche qui individualisent son action,
la modulent, et peuvent même lui donner un éclat singulier
par la structure rationnelle et réfléchie qu'elle
lui prête" (p. 73). En lieu et place d'une référence
à l'universalité morale de la conduite sexuelle, l'usage
des plaisirs est toujours envisagé relativement à
ce qui est juste dans telle ou telle situation - par exemple les
rapports entre mari et femme ne sont pas analysés à
partir de la relation personnelle entre les époux, mais à
partir de ce qu'exige la bonne gestion de la maison (sur l'éducation
de la femme, la critique du maquillage et autres détails,
cf. p. 171 sq. et la conclusion p. 200-203).
(Question : si on élabore l'éthique sans la règle
de l'universalité, quel fondement lui donner autre que le
succès, la réussite de telle ou telle conduite ?
A cette question, la pensée grecque semble avoir répondu
par la référence à la mesure et à la
tempérance, référence elle-même fondée
sur une conception de l'équilibre et de l'harmonie (du Cosmos
et de l'individu) de type esthétique. En ce sens, l'esthétique
de l'existence dont parle Foucault à propos des Grecs a très
peu à voir avec la revendication esthétique que l'on
trouvera par exemple dans le XIXe siècle occidental : le "style
de vie" du dandy ou du dilettante est davantage appuyé
sur une stratégie de la provocation que sur une conception
de l'équilibre).
Enkrateia
Qu'en est-il maintenant, troisièmement, de l'Enkrateia, c'est-à-dire
de la maîtrise qui définit l'attitude à l'égard
de soi-même pour se constituer comme sujet moral ?
L'enkrateia est le rapport à soi, l'attitude qui permet le
bon usage des plaisirs. Mot voisin de celui de sophrosunè,
l'enkrateia désigne l'une des vertus fondamentales d'une
liste qui comprend couramment piété, sagesse, courage,
justice, tempérance. Mais le terme désigne plus spécifiquement
une forme active de maîtrise de soi, qui permet de résister
ou de lutter dans le domaine des désirs et des plaisirs.
Cinq points :
La relation aux désirs qui permet d'accéder à
la tempérance est de type agonistique : c'est un combat. Pour
ce combat, il faut de l'expérience - en d'autres termes il
faut avoir déjà éprouvé les désirs
que l'on veut limiter ou réprimer : il n'y a pas d'élaboration
éthique possible pour le sujet sans quelque chose de l'ordre
de l'"expérience de la vie" dans ses aspects les
moins sereins. Antiphon : "N'est pas sage celui qui n'a pas
désiré le laid et le mal, qui n'en a pas tâté ;
car alors il n'y a rien dont il ait triomphé et qui lui permette
de s'affirmer vertueux" (p. 77).
Cette relation agonistique est un combat entre soi et soi. Et non
pas un combat contre une "présence de l'Autre",
comme ce sera le cas dans l'éthique chrétienne de
la chair où l'Autre se manifestera comme la présence
de désirs envoyés par le diable. Dans la morale antique,
il s'agit non pas d'expulser le mal, mais de se mesurer avec soi-même
(p. 79). Et la maîtrise de soi n'annule pas le désir,
elle en maintient la présence.
La structure "héautocratique" du rapport à
soi dans la pratique morale des plaisirs (ie le fait qu'il s'agit
d'une domination de soi) a plusieurs modèles dans la pensée
grecque : l'attelage chez Platon, la relation de l'enfant à
l'adulte pédagogue chez Aristote ; mais aussi le schéma
de la vie domestique (savoir commander à ses désirs
comme on commande à ses serviteurs) et le schéma de
la vie civique (id., comme on gouverne la cité) (p. 83).
On sait se commander à soi-même quand on sait maîtriser
l'impétuosité des chevaux, quand on sait se faire
écouter d'un enfant ou d'un adolescent, quand on sait se
comporter avec ses serviteurs et quand on sait gouverner les citoyens
de sa ville. Le rapport à soi est ainsi systématiquement
pensé par analogie avec les activités de l'homme "libre"
dans la cité. "Assurer la direction de soi-même,
exercer la gestion de sa maison, participer au gouvernement de la
cité sont trois pratiques de même type" (p. 88
- cf. Xénophon, L'Economique).
Pour acquérir cette maîtrise, il faut de l'entraînement
et de l'exercice (gymnastique, ascèse). Il faut exercer l'âme,
comme on exerce le corps (il est absurde de penser que l'âme
saura spontanément agir avec tempérance en toutes
circonstances). Le nom de cette application à soi, vue comme
condition préalable pour pouvoir s'occuper des autres, est
l' epimeleia heautou. Ainsi, pour les Cyniques, la vie est un exercice
permanent : il faut pouvoir affronter sans souffrir les privations,
et rabattre toujours les plaisirs sur la seule satisfaction élémentaire
des besoins. L'exercice est à la fois réduction à
la nature, victoire sur soi et économie naturelle de la vie.
D'où des listes d'épreuves : peur artificielle ; gymnastique
et épreuves d'endurance ; musique et apprentissage de rythmes
vigoureux, pratique de la chasse et des armes, soin à bien
se tenir en public, respect de soi-même dans le respect d'autrui.
Relation agonistique, entre soi et soi (et non entre soi et une
présence maléfique étrangère), conçue
sur le modèle de l'activité dans la cité, et
obtenue à coup d'exercices et d'entraînement : l'enkrateia
est un travail sur soi qui apparaît donc très différent
dans sa nature de ce que sera l'intériorité chrétienne.
"Ce qu'on appelle l'intériorité chrétienne
est un mode particulier de rapport à soi, qui comporte des
formes précises d'attention, de soupçon, de déchiffrement,
de verbalisation, d'aveu, d'autoaccusation, de lutte contre les
tentations, de renoncement, de combat spirituel, etc. Ce qui est
désigné comme l'"extériorité"
de la morale ancienne implique aussi le principe d'un travail sur
soi, mais sous une forme très différente. L'évolution
qui se produira, d'ailleurs avec beaucoup de lenteur, entre paganisme
et christianisme ne consistera pas en une intériorisation
progressive de la règle, de l'acte et de la faute ; elle opérera
plutôt une restructuration des formes du rapport à
soi et une transformation des pratiques et des techniques sur lesquelles
ce rapport prenait appui" (p. 74).
Sophrosunè
Qu'en est-il, enfin, de la sophrosunè, ie du mode d'accomplissement
qui est visé par le sujet moral ?
La sophrosunè est caractérisée avant tout comme
liberté. Il ne s'agit pas pour les Grecs de retrouver une
"innocence" originaire, mais d'être libre et de
pouvoir le rester. Et cette liberté de l'individu est comprise
indissociablement de la liberté de la cité et de la
liberté de ceux qui la dirigent. Etre libre suppose que l'on
sache se commander à soi-même, et cela est à
son tour indissociable de l'art de commander aux autres. Cf. Aristote,
Politique VII 14, 1332 a (cité p. 92). L'exercice du pouvoir
appelle le pouvoir sur soi et réciproquement.
La sophrosunè est une "vertu" qui s'obtient à
travers la pratique de la tempérance, et elle est comprise
comme une vertu "virile", ie active : "pour les Grecs,
c'est l'opposition entre activité et passivité qui
est essentielle (…) ce qui constitue la négativité
éthique par excellence, ce n'est évidemment pas d'aimer
les deux sexes ; ce n'est pas non plus de préférer
son sexe à l'autre ; c'est d'être passif à l'égard
des plaisirs" (p. 99). (On peut remarquer que "actif"
ne veut pas nécessairement dire "masculin" ou "viril"
- mais que la structure politique expérimentée jusqu'à
aujourd'hui par l'humanité n'a pas permis de dissocier ces
deux termes. L'essentiel est l'association entre possibilité
d'agir d'une part, et possibilité d'exercer la vertu de tempérance
d'autre part ; il suffit de noter qu'en règle générale
l'intempérance et la violence sont engendrées par
l'impossibilité d'agir).
La liberté-pouvoir qui caractérise le mode d'être
de l'homme tempérant ne peut pas se concevoir sans un rapport
à la vérité (p. 99). D'où le lien si
fondamental établi à partir de la tradition socratique
entre connaissance et vertu (pour une critique de ce lien, cf. Nietzsche,
Naissance de la tragédie). "On ne peut pas se constituer
comme sujet moral dans l'usage des plaisirs sans se constituer en
même temps comme sujet de connaissance" (p. 100). Le
sage est celui en qui les différentes parties de l'âme
sont en amitié et en harmonie. Dans le Banquet et le Phèdre,
c'est le rapport de l'âme à la vérité
qui fonde l'Eros et qui ouvre à la tempérance. Mais
ce rapport au vrai ne prend pourtant jamais la forme d'un déchiffrement
de soi par soi, ni d'une obligation pour le sujet de dire vrai sur
lui-même (p. 103).
C'est cet enchaînement liberté-activité-vérité
qui débouche sur une "esthétique de l'existence"
(p. 103), c'est-à-dire sur une façon de vivre dont
la "valeur morale ne tient ni à sa conformité
avec un code de comportement, ni à travail de purification,
mais à (…) certains principes formels généraux
dans l'usage des plaisirs, dans la distribution qu'on en fait, dans
les limites qu'on observe, dans la hiérarchie qu'on respecte"
(id). Cette vie s'inscrit dans un ordre ontologique : il y a une
"beauté d'arrangement" propre à chaque chose
et une âme bonne est une âme bien ordonnée (tempérante).
On voit ainsi se dessiner les principaux traits que Foucault découvre
dans le mode de subjectivation propre à la pensée
grecque classique à propos du comportement sexuel, et dont
il suivra ensuite, dans SdS, le développement dans la réflexion
morale des Iie et IIIe siècles :
une détermination des plaisirs d'où la division entre
bien et mal est absente, et remplacée par une tout autre
opposition : celle qui existe entre tempérance, mesure, maîtrise,
d'un côté, et intempérance, excès, faiblesse
de l'autre.
une conception de l'éthique qui n'est pas fondée sur
l'idée de loi universelle : ni forme permanente de la Loi,
ni règle d'universalisation de l'action. Le sujet se problématise
comme sujet moral en prenant pour guide l'idéal de la mesure,
de la tempérance, de l'équilibre, de l'harmonie, et
en prenant pour conditions du problème, à chaque fois,
le genre de besoin ressenti, l'opportunité du moment, l'adaptation
au statut dans la cité.
une forme de problématisation qui ne ramène pas le
plaisir au désir compris comme trouble de l'intériorité
du sujet, mais qui le thématise selon des modèles
empruntés à la vie de la cité et à la
formation de l'homme libre. Savoir se commander à soi-même,
ce n'est pas se déchirer par l'introspection, c'est penser
le combat avec soi par analogie avec la vie "politique"
du citoyen. Le modèle fondamental est donc celui de l'action,
et non de la passion - en d'autres termes, le comportement sexuel
n'est pas associé à l'idée d'une emprise exercée
sur moi par un autre et dont je "pâtirais", jusqu'à
être mis hors de moi par le "manque", mais à
celle d'une activité par laquelle j'élabore un rapport
à moi et un rapport à l'autre qui est de l'ordre de
l'autorité dans la tempérance.
Une attitude à l'égard des plaisirs sexuels qui s'inscrit
dans un ensemble d'attitudes à l'égard de l'insertion
du corps dans le monde : régime de santé, gestion de
la maison et de la cité, formation pédagogique à
la liberté associée à l'amour avec les garçons.
La sexualité n'occupe donc en rien une place à part,
comme ce sera le cas par la suite. Elle ne représente pas
le danger maximal de la corruption de l'âme par le mal. Elle
appelle seulement, de même que les autres modes du corps,
une thématique du bon usage.
D'où la conclusion du Souci de soi, qui tente la synthèse
des différences entre les morales antiques et les morales
chrétiennes :
"(Les morales ultérieures) définiront d'autres
modalités du rapport à soi : une caractérisation
de la substance éthique à partir de la finitude, de
la chute et du mal ; un mode d'assujettissement dans la forme de
l'obéissance à une loi générale qui
est en même temps volonté d'un dieu personnel ; un type
de travail sur soi qui implique déchiffrement de l'âme
et herméneutique purificatrice des désirs ; un mode
d'accomplissement éthique qui tend au renoncement à
soi" (SdS, p. 274).
___________
Remarque : le passage aux morales chrétiennes via
l'introduction du pouvoir pastoral
D'après "Sexualité et pouvoir", conférence
à l'université de Tokyo, 20 avril 1978 ; DE III, 552-570.
A l'issue de la lecture de UP, on est laissé avec un tableau
précis des grandes différences qui séparent
les morales antiques des morales ultérieures qui vont être
codifiées par le christianisme - malgré la ressemblance
des thèmes et des inquiétudes au sujet du comportement
sexuel. Ces morales ultérieures introduiront une problématique
du "mal", l'idée que l'assujettissement éthique
doit se faire selon un modèle d'obéissance à
une loi générale, le déplacement du problème
du plaisir vers celui du désir et vers l'idée que
le travail sur soi suppose une herméneutique de l'intériorité,
enfin un mode d'accomplissement du sujet moral qui tend au renoncement
à soi.
Telle est donc la manière dont Foucault comprend la transformation
que le christianisme apporté dans le mode de subjectivation.
Mais une question se pose alors immédiatement : celle de savoir
comment s'est opérée cette transformation.
A cette question, SdS ne donne pas véritablement de réponse,
puisque Foucault y poursuit, dans l'étude des écrits
des IIe et IIIe siècles, la même problématique
directrice que UP : il s'agit d'analyser l'importance de plus en
plus prédominante que prend, au cours de cette période,
l'idée d'un travail sur soi. Mais le livre, qui s'arrête
avant le IVe siècle, dit peu de choses des raisons pour lesquelles
le christianisme a donné un tel primat aux idées d'obéissance,
de désir, de déchiffrement de soi, de renoncement.
En revanche, il existe des textes de Foucault qui sont beaucoup
plus explicites sur ce point que les deux livres de 1984. L'un de
ces textes est celui d'une conférence faite au Japon en 1978 :
"Sexualité et pouvoir" ; conférence à
l'université de Tokyo, 20 avril 1978 ; DE III, 552-570.
Que dit Foucault dans cette conférence de 1978 ?
Essentiellement ceci que, étant donné la nature du
problème "politique" que rencontre le christianisme
aux Iie et IIIe siècles, ce dernier a été amené
à instituer un pouvoir de type nouveau, incarné par
l'image du "berger-des-âmes", un pouvoir de type
pastoral, donc, qui instaure un lien particulier entre salut, obéissance,
savoir sur soi-même, subjectivité, sexualité,
du simple fait qu'il s'exerce via le principe d'un savoir exhaustif
sur les individus.
Reprenons chacun de ces points.
L'un des problèmes que rencontre le christianisme au tout
début de notre ère est celui de devenir, dans l'Empire
romain, une force d'organisation politique et sociale. Or, pour
déterminer une orientation morale privilégiée,
le christianisme a besoin de déterminer une position propre
entre deux grandes formes de "pouvoir moral" : celle des
pratiques ascétiques des moines hindous et bouddhistes, et
celle des morales "philosophiques" de la société
romaine, morales déjà essentiellement monogames, axées
sur le mariage et la fidélité, et sur un rapport très
fort à la "culture de soi". L'hypothèse
que fait Foucault est qu'entre ces deux voies, le christianisme
choisit d'en inventer une troisième, qui leur emprunte plusieurs
caractères, mais qui se concentre sur le lien entre subjectivité
et sexualité : "Je crois que c'est la conception très
difficile, d'ailleurs très obscure, de la chair qui a servi,
qui a permis d'établir cette sorte d'équilibre entre
un ascétisme qui refusait le monde et une société
civile qui était une société laïque. Je
crois que le christianisme a trouvé moyen d'instaurer un
type de pouvoir qui contrôlait les individus par leur sexualité.
Or, contrôler la sexualité sans la refuser ni l'interdire,
les morales chrétiennes atteignent ce but en faisant du sexe
la source perpétuelle de la subjectivité, la source
d'une tentation perpétuelle pour les individus (p. 565).
Comment le christianisme, devenant à l'intérieur de
l'Empire romain une force d'organisation politique et sociale, a-t-il
fait entrer ce type de pouvoir dans un monde qui l'ignorait encore
totalement ? A cette question Foucault répond que c'est à
"travers l'organisation du pastorat dans la société
chrétienne, à partir du Ive siècle après
J-C, et même du IIIe s., (que) s'est développé
un mécanisme de pouvoir qui a été très
important pour toute l'histoire de l'Occident chrétien et,
d'une façon particulière, de la sexualité"
(p. 562). Le christianisme introduit à l'intérieur
de la société une nouvelle catégorie d'individus :
l'individu qui guide les autres, le berger. L'idée de berger,
de pasteur, de troupeau n'apparaît jamais dans la société
antique. En revanche on la trouve dans le monde de la Méditerranée
orientale, et notamment dans la société hébraïque :
"le peuple de Jéhovah, c'est un troupeau. David…"
(p. 561).
Comment décrire ce pouvoir du pastorat ?
Le pouvoir pastoral s'oppose à un pouvoir traditionnel habituel
en ceci qu'il ne porte pas essentiellement sur un territoire : le
berger règne non sur un territoire, mais sur une multiplicité
d'individus, qui sont en déplacement. Et la manifestation
essentielle de son pouvoir n'est pas la conquête : "le
pouvoir pastoral n'a pas pour fonction principale de faire du mal
aux ennemis, il a pour fonction principale de faire du bien à
ceux sur qui il veille (…) Ce n'est pas un pouvoir triomphant,
c'est un pouvoir bienfaisant". Le pouvoir pastoral a pour caractère
moral d'être "essentiellement dévoué, de
se sacrifier, au besoin, pour ses brebis" (p. 561). Enfin,
le pouvoir pastoral est un pouvoir individualiste : le bon pasteur
veille sur les individus, pris un par un. --- "Pouvoir, donc,
qui porte sur une multiplicité - sur une multiplicité
d'individus en déplacement, allant d'un point à un
autre -, pouvoir oblatif, sacrificiel, pouvoir individualiste"
(p. 562)
En quoi peut-on dire que ce pouvoir du "berger" instaure
un lien particulier entre salut, obéissance, savoir sur soi-même,
subjectivité, sexualité ? Le pouvoir du pasteur implique
d'abord l'obligation, pour tout individu, de faire son salut ("salut
obligatoire" : p. 563). Ensuite, ce salut obligatoire ne s'obtient
pas tout seul, mais seulement via l'acceptation de l'autorité
d'un autre : "çà veut dire que chacune des actions
que l'on pourra commettre devra être connue, ou en tout cas,
pourra être connue du pasteur". Le pasteur est celui
qui, dans une société chrétienne, peut demander
aux gens une obéissance absolue -- "dans le christianisme
le mérite absolu est d'être obéissant (…)
rester obéissant, c'est la condition fondamentale de toutes
les autres vertus (…) la fameuse humilité chrétienne
n'est pas autre chose que la forme, en quelque sorte intériorisée,
de cette obéissance" (p. 564). Ainsi, aux vieilles structures
juridiques connues vient s'ajouter "une autre forme de culpabilisation,
un autre type de condamnation, beaucoup plus fin, beaucoup plus
serré, beaucoup plus ténu" : celui qui est assuré
par le pasteur. Le système est beaucoup plus fin, en effet,
en ceci qu'il fonctionne sur le principe d'un savoir du pasteur
au sujet de l'intériorité la plus intime de l'individu :
"le pasteur peut obliger les gens à faire tout ce qu'il
faut pour leur salut et est en position de surveiller, d'exercer
en tout cas, par rapport aux gens, une surveillance et un contrôle
continus" (p. 563) ; le pasteur chrétien doit savoir
"de l'intérieur tout ce qui se passe dans l'âme,
dans le cœur, au plus profond des secrets de l'individu"
(p. 564). En ce sens, le pasteur a, enfin, "apporté
avec lui toute une série de techniques et de procédures
qui concernent la vérité et la production de la vérité".
Ainsi la pratique de l'aveu : "le chrétien doit avouer
sans cesse tout ce qui se passe en lui à quelqu'un qui sera
chargé de diriger sa conscience et cet aveu exhaustif va
produire en quelque sorte une vérité, qui n'était
pas connue bien sûr du pasteur, mais qui n'était pas
connue non plus du sujet lui-même" (p. 564).
Si l'on met ensemble ces éléments d'analyse, on aboutit
alors à la conclusion suivante :
"C'est donc une morale modérée entre l'ascétisme
et la société civile que le christianisme a établie
et qu'il fait fonctionner à travers tout cet appareil du
pastorat, mais dont les pièces essentielles reposaient sur
une connaissance, à la fois extérieure et intérieure,
une connaissance méticuleuse et détaillée des
individus par eux-mêmes, par les autres. Autrement dit, c'est
par la constitution d'une subjectivité, d'une conscience
de soi perpétuellement éveillée sur ses propres
faiblesses, sur ses propres tentations, sur sa propre chair, que
le christianisme est arrivé à faire fonctionner cette
morale, au fond moyenne, ordinaire, relativement peu intéressante,
entre l'ascétisme et la société civile. La
technique d'intériorisation, la technique de prise de conscience,
la technique d'éveil de soi-même sur soi-même
(…), c'est cela, me semble-t-il, qui est l'apport essentiel
du christianisme dans l'histoire de la sexualité. (…)
Mise en place d'un mécanisme de pouvoir et de contrôle
qui était, en même temps, un mécanisme de savoir,
de savoir des individus, de savoir sur les individus…(…)
Tout cela constitue la marque spécifique du christianisme"
(p. 566).
Cette conclusion va à l'encontre - on peut s'y attendre
après avoir lu VS - du schéma explicatif usuel de
l'histoire de la sexualité. Selon ce schéma, l'on
aurait d'abord une Antiquité grecque et romaine, avec une
sexualité réputée libre ; ensuite le christianisme,
qui poserait pour la première fois un grand interdit sur
la sexualité - d'où un silence sur le sexe ; ensuite
encore la bourgeoisie qui aurait repris à son compte, à
partir du XVIe siècle, cet ascétisme chrétien
et l'aurait prolongé jusqu'au XIXe ; et enfin Freud, qui aurait
commencé à lever le voile avant qu'intervienne la
grande libération du Xxe siècle.. (p. 558). A l'opposé
de ce schéma, Foucault montre ici d'une part que la sexualité
n'était nullement "libre" dans l'Antiquité
gréco-latine, et d'autre part que le christianisme fait tout
autre chose qu'imposer mécaniquement un interdit de principe
sur cette sexualité prétendue libre : il introduit
plutôt de "nouvelles techniques" pour imposer cette
morale austère des premiers siècles, de nouvelles
techniques qui conduisent à mettre la sexualité au
centre du problème du salut de l'individu. "C'est donc
du côté des mécanismes de pouvoir, beaucoup
plus que du côté des idées morales et des interdits
éthiques, c'est du côté des mécanismes
de pouvoir qu'il faudrait faire l'histoire de la sexualité
dans le monde occidental depuis le christianisme" (p. 560).
C'est pourquoi s'est développée une scientia sexualis,
qui fournissait aux XIXe et Xxe siècle tous les éléments
de la mise en place du "dispositif de sexualité"
dont VS traçait programmatiquement les principaux caractères.
Cela répond à la question de Foucault qui, telle qu'il
la rappelle au début de la conférence de 1978, était
bien de comprendre "pourquoi les sociétés occidentales,
les sociétés disons européennes, ont eu si
fort besoin d'une science sexuelle ou, en tout cas, pour quelle
raison pendant tant de siècles et jusqu'à maintenant
on essaie de constituer une science de la sexualité"
(p. 557).
__________________
Le Souci de soi
Analyse du chapitre I (le livre d'Artémidore, IIe siècle
ap. J-C.)
On ne fera pas ici une étude complète du second
livre que publie Foucault en 1984, Le Souci de Soi, volume deux
de l'Histoire de la sexualité dans sa forme remaniée.
En effet, ce second volume, qui est la suite directe de UP et qui
en maintient les questions directrices en posant ces questions à
la littérature philosophique et médicale des Iie et
IIIe siècles ap. J-C, présente pour l'essentiel des
conclusions identiques à celles suggérées dans
UP.
Mais, pour une raison qui sera indiquée plus loin, on analysera
en détail le chapitre I, "Rêver de ses plaisirs",
qui est un commentaire d'un livre écrit par Artémidore
au IIe s., La Clef des Songes.
N. B. Il existe une variante de ce premier chapitre, sous la forme
d'une conférence donnée par Foucault à Grenoble
le 18 mai 1982 : cf. "Rêver de ses plaisirs. Sur l'"Onirocritique"
d'Artémidore", DE III, 462-487.
Le livre d'Artémidore
Ce livre n'est pas du tout un ouvrage de morale, et pourtant c'est
le seul texte dans lequel on trouve à cette époque
un "exposé un peu systématique des différentes
formes possibles d'actes sexuels" (p. 15). Les actes qu'analyse
Artémidore sont en effet des actes qui ont une multiplicité
de "partenaires" : épouses, maîtresses, prostituées,
serviteurs, jeunes garçons, dieux, animaux, cadavres, ou
soi-même. Ces actes sont conformes à la nature ou contraires
à la nature, mais cette conformité, de même
que leur signification, ne prend sens que rapportée à
la relation fondamentale qui unit l'individu à la cité
et au rôle qu'il y joue. Cf. aussi p. 22, où Foucault
note que, si le livre d'Artémidore présente "un
tableau de différents actes et relations sexuels possibles
plus systématique que n'importe quel ouvrage de la même
époque, il n'est en aucune manière un traité
de morale, qui aurait pour but de formuler des jugements sur ces
actes et ces relations" (p. 22).
Si le livre d'Artémidore n'est pas un livre de morale, sur
quoi porte-t-il ? Il relève de la catégorie de l'onirocritique,
ie de l'analyse des rêves. L'analyse des rêves fait
partie intégrante, dans la culture grecque et latine, des
techniques d'existence : les images des rêves sont considérées
comme des signes de réalité ou des messages d'avenir
(p. 17). Elles permettent de mieux comprendre une situation dans
laquelle on se trouve, ou de savoir ce qui va arriver pour pouvoir
s'y préparer. Le rêve est, dit Artémidore, "un
prophète toujours prêt, un conseiller infatigable et
silencieux" (cité p. 18).
Livre d'interprétation des rêves, La Clef des Songes
est conçu et écrit comme un manuel pour la vie quotidienne.
Il s'adresse à une clientèle de gens ordinaires, des
hommes en général (on dira plus loin pourquoi les
rêves des femmes sont un objet secondaire pour un tel livre),
des hommes qui exercent un métier et qui ont une famille.
Le but du livre est avant tout pratique : il s'agit de permettre
aux gens de comprendre leurs songes. Pour autant, le livre d'Artémidore
n'est pas un livre de mauvaise vulgarisation ; il s'appuie sur un
travail de compilation, d'enquête et de classification très
important et cherche constamment à privilégier le
raisonnement sur la conjecture (p. 20-21).
La sexualité comme référée, non pas
à sa conformité à une norme, mais à
sa valeur de signe social
Pourquoi Foucault ouvre-t-il son livre par une analyse de ce texte
d'Artémidore, et pourquoi cette analyse convient-elle tout
spécialement à la ligne directrice que l'on veut mettre
en évidence ici : celle du lien qui existe dans la culture
antique entre comportement sexuel et vie politique dans la cité ?
Parce que le livre d'Artémidore démontre de manière
très claire que, dans les sociétés gréco-latines,
la sexualité n'était considérée ni comme
la clef de la subjectivité de l'individu, ni comme un problème
indispensable à résoudre pour le salut de son âme.
Elle était bien plutôt considérée comme
un signe ayant valeur d'information ou de présage en ce qui
concernait le rôle social de l'homme. Le comportement sexuel
est, fondamentalement, lié à ce rôle social,
au point que ce qui relève de la sexualité dans les
songes est vu comme un signe ayant valeur dans le domaine de ce
rôle social. Foucault dit ainsi, à la fin du chapitre,
que :
"la question principale paraît porter beaucoup moins
sur la conformité des actes à une structure naturelle
ou à une réglementation positive, que sur ce qu'on
pourrait appeler le "style d'activité" du sujet,
et la relation qu'il établit entre l'activité sexuelle
et les autres aspects de son existence familiale, sociale, économique"
(p. 49).
Ou encore : "ce qui fait la "valeur" d'un acte sexuel
rêvé, c'est le rapport qui s'établit entre le
rôle sexuel et le rôle social du rêveur"
(p. 45). Il y a entre ces deux rôles un "principe général
d'isomorphisme". Ce principe se présente sous deux formes.
(a) comme un principe… d'"analogie de position" :
"un acte sexuel sera bon dans la mesure où le sujet
qui rêve occupe dans son activité sexuelle avec son
partenaire une position conforme à celle qui est la sienne
dans la réalité avec ce même partenaire"
(ibid). Exemples : être "actif" avec son esclave
(quel qu'en soit le sexe) est bon, ou avec une ou un prostitué,
ou avec un garçon jeune et pauvre ; mais il sera bon d'être
"passif" avec plus vieux que soi, plus riche, etc. De
même l'inceste avec la mère est chargé de valeurs
positives parce que "on y voit le sujet en position d'activité
par rapport à une mère qui l'a fait naître et
qui l'a nourri, et qu'il doit en retour cultiver, honorer, servir,
enrichir, entretenir et enrichir, comme une terre, une patrie, une
cité" (p. 45). -- (b) un principe d'"adéquation
économique" : il faut que la dépense et le bénéfice
soient convenablement réglés. Exemples (lire p. 45
bas-46).
Par conséquent la sexualité, loin d'être cette
zone obscure et terrible de l'intériorité de l'individu,
source indéfinie de désirs, de troubles et de souffrances,
apparaît comme un signe qui permet d'interpréter la
relation entre la vie présente de l'individu et son "milieu",
celui de la vie avec les autres dans la communauté politique.
"On peut résumer tout cela en disant que le fil directeur
de l'interprétation d'Artémidore, quant à la
valeur pronostique des rêves sexuels, implique la décomposition
et l'analyse des rêves sexuels en éléments (personnages
et actes) qui sont, par nature, des éléments sociaux ;
et qu'il indique une certaine façon de qualifier les actes
sexuels en fonction de la manière dont le sujet rêveur
maintient comme sujet de l'acte rêvé sa position de
sujet social" (p. 46).
Les principes de l'interprétation des rêves selon
Artémidore
Décomposition et analyse des rêves sexuels : comment
procède, sous ce rapport, l'étude d'Artémidore ?
Pour le comprendre, il faut préciser d'abord le domaine d'objets
qu'il se donne, ensuite la méthode qu'il utilise.
Domaine d'objets de l'onirocritique : les "songes allégoriques
d'événements tels qu'ils se produisent dans les âmes
ordinaires".
Artémidore pose en principe une première distinction
fondamentale entre les "rêves d'état" - enupnia
- qui dérivent de l'état du corps et de l'âme,
ont une valeur diagnostique simple et valent pour le présent,
et les "songes" - oneiroi - qui anticipent sur les événements,
doivent être inteprétés et modifient, façonnent,
modèlent l'âme du rêveur. Les premiers servent
à exprimer un excès, une peur, un désir, ils
"disent le réel de l'âme dans son état
actuel" ; les seconds, qui "disent l'être" (digression
étymologique sur to on eirei : p. 22), indiquent des événements
qui concernent le rapport du rêveur au monde.
L'analyse d'Artémidore porte sur les songes, pas sur les
rêves. Pourquoi ? La raison en est que les rêves d'état
sont lisibles directement, ne posent pas de vrais problèmes
d'exégèse et, dans la mesure où ils ne pronostiquent
pas l'avenir, ne sont pas essentiels pour la pratique : ils ne nécessitent
donc pas absolument un traité d'interprétation.
On peut remarquer par ailleurs que, pour Artémidore, les
âmes vertueuses n'ont jamais de rêves d'état.
Le rêve d'état caractérise les âmes ordinaires,
soit qu'elle soient "inexpertes", soient qu'elles soient
"expertes". Une âme inexperte ("simple",
"naïve") est une âme qui peut se '"dire"
sans se cacher : ainsi un homme verra en rêve la femme qu'il
désire ou la mort souhaitée de son maître. A
l'opposé une âme experte est une âme qui use
de tours et de détours : un homme méfiant et rusé
verra, au lieu de cette femme, l'image de quelque chose qui la désigne,
cheval, miroir, navire, mer, etc. (p. 25).
Mais, outre qu'elles n'ont jamais de rêves d'état,
les âmes vertueuses n'ont en général que des
songes d'événements clairs, transparents, ou encore
"théorématiques" : ie des songes qui annoncent
par voie d'allégorie un événement autre que
celui qu'ils montrent.
Exemple (p. 25-26) : "dans le roman de Chariton d'Aphrodisias,
au moment où Callirhoé enfin va toucher au terme de
ses épreuves, et où son long combat pour conserver
sa vertu va enfin être récompensé, elle a une
songe "théorématique" qui anticipe sur la
fin du roman et constitue de la part de la déesse qui la
protège à la fois présage et promesse : "Elle
se vit encore vierge à Syracuse, entrant dans le temple d'Aphrodite,
puis sur le chemin du retour, apercevant Chairéas et après
cela, le jour des noces, la ville entière ornée de
guirlandes, elle-même accompagnée de son père
et de sa mère jusqu'à la maison de son fiancé".
Ainsi, puisque les rêves d'état n'ont pas vraiment
besoin d'interprétation et que les songes théorématiques
qui sont propres aux âmes vertueuses sont comme un discours
direct des dieux, le domaine d'objets du livre d'Artémidore
est ipso facto circonscrit à l'étude des songes allégoriques
d'événements tels qu'ils se produisent dans les âmes
ordinaires.
Tableau : (p. 26).
Rêves d'état Songes d'événements
Directs Par signes Théorématiques Allégoriques
Dans les âmes vertueuses Jamais Le plus souvent
________________________________________________________________________________________
expertes le plus souvent
Dans les âmes ordinaires
Inexpertes le plus souvent le plus souvent
__________________________________________________________________________________________
Méthode : l'analogie. Analogie de nature et analogie de valeur.
La méthode de l'onirocritique est l'analogie : "l'art
de l'onirocritique repose sur la loi de ressemblance ; elle opère
par le rapprochement du semblable avec le semblable" (p. 27) ;
Première forme de l'analogie : l'analogie de nature (l'image
du songe "ressemble" aux éléments du futur
qu'elle annonce) :
identité qualitative : rêver d'un malaise = mauvais
état futur de la fortune ; rêver de boue = le corps
sera encombré de substances nocives.
Identité linguistique : bélier veut dire commandement
(krios-kreion). Cf. aussi p. 40-41 pour l'ambiguïté
du sens sexuel et du sens économique des mots : soma veut
dire corps, et richesses (et donc possession d'un corps veut dire
possession de richesses) ; ousia veut dire, outre…la substance,
la fortune, et aussi le sperme, etc.
Parenté symbolique : lion veut dire victoire, tempêtes
veut dire malheurs.
Existence d'une croyance populaire (ours= femme à cause de
Callisto l'Arcadienne)
Similitude de pratiques : e.g. entre cérémonies du
mariage, pour un malade, et la mort.
Seconde forme de l'analogie : l'analogie en valeur (p. 28). Le partage
fondamental est celui du faste et du néfaste, de l'heureux
et du malheureux. Un songe est favorable si l'acte représenté
est bon. Quels sont les critères adéquats pour mesurer
cette valeur ? Artémidore en propose six :
conformité à la nature
conformité à la loi
conformité à la coutume
conformité à la technè (ie aux règles
qui permettent à une action d'atteindre son but)
conformité au moment
nom de bonne augure
Pour autant, le livre d'Artémidore ne porte pas de jugements
moraux. Il dit seulement s'il est avantageux ou redoutable de rêver
que l'on commet tel acte. Les deux grandes règles de l'onirocritique
sont que le songe "dit l'être" et qu'il le dit dans
la forme de l'analogie (p. 29). Mais ces deux règles ne visent
pas l'établissement d'une codification morale des actes,
elles révèlent seulement les caractères d'une
éthique du sujet qui existait encore de façon courante
à l'époque d'Artémidore" (p. 29) : i. e.
elles disent comment les gens vivent, comment ils valorisent leurs
actes (à savoir, dans un rapport fondamental avec le milieu),
et comment ils ordonnent leur style de conduite en fonction de cette
valorisation.
Quelques exemples d'interprétation des songes sexuels comme
"signes sociaux"
Du point de vue des éléments du songe sexuel, il
faut bien voir que ce qui compte n'est pas la forme de l'acte lui-même,
mais la condition du partenaire : le statut social de l'autre, marié
ou non, libre ou esclave, jeune ou vieux, riche ou pauvre, ayant
telle profession, rencontré en tel lieu, ayant telle relation
par rapport au rêveur (épouse, serviteur, maîtresse,
jeune protégé…).
Rêver d'une femme.
Rêver de l'acte sexuel avec l'épouse ou la maîtresse
est un signe favorable, parce qu'il s'agit d'exercer une activité
reconnue, légitime, prospère qui est en analogie naturelle
avec le métier, la profession, la possession des biens.
Rêver de l'acte sexuel avec une prostituée est différent.
Cela a une valeur positive parce que la femme en elle-même
a une valeur positive. Mais les "travailleuses" se rencontrent
dans un "lieu", le lieu de prostitution, qui a valeur
négative. A la fois selon une analogie linguistique : le "bordel"
(ergasterion) est aussi le "lieu commun", le "cimetière",
et la dépense sexuelle ici est donc voisine de la mort (p.
32), d'autant qu'il n'y a pas à en espérer le profit
d'une descendance, comme c'est le cas pour la femme reconnue. Aller
chez les prostituées peut donc vouloir dire, dans le songe,
un pronostic de mort.
Rêver d'un serviteur
Le lieu est ici la maisonnée. Serviteurs et esclaves sont
eux-mêmes des biens possédés et le fait de rêver
de l'acte sexuel avec l'un d'eux, peu importe son sexe, signifie
qu'on va "tirer plaisir de ses possessions et que vraisemblablement
elles vont devenir plus grandes et magnifiques" (p. 32).
En revanche, la position du rêveur peut inverser la signification
du songe. Si le rêveur est passif dans l'acte, cela signifie
un renversement de la hiérarchie sociale : "c'est le
signe qu'on subira, de la part de cet inférieur, un dommage
et que l'on essuiera son mépris".
Rêves d'inceste
Seul l'inceste parents-enfants, ou frère-sœur (assimilé
à père-fille)., est "contraire à la loi".
L'inceste entre deux frères peut être contraire, ou
conforme à la loi. Mais en tout état de cause l'inceste
avec la mère, compris comme inceste fils-mère, est
souvent porteur de présages favorables, même s'il est
"moralement condamnable". Le caractère d'être
conforme à la loi et celui d'être un signe favorable
ne se recoupent donc pas exactement.
Pourquoi l'inceste fils-mère est-il porteur de signes favorables
(p. 35) ?
Parce que la mère est le modèle et la matrice
d'un grand nombre de relations sociales et de formes d'activité.
Elle représente le métier, la patrie, la terre. S'unir
à la mère peut donc signifier : réussir dans
sa profession ; revenir chez soi si l'on est exilé, ou bien
réussir dans la vie politique ; avoir une riche récolte.
Dans sa conférence de 1982 sur Artémidore, Foucault
s'interroge encore plus longuement que dans SdS sur la singularité
de cette analyse. Il remarque notamment que "la relation mère-fils
apparaît, dans l'image onirique, comme pouvant représenter
non seulement des événements favorables, mais l'essentiel
de toutes les relations sociales (celles qu'on entretient ave la
patrie, la cité, la famille) et de toutes les activités
éventuelles (le patrimoine, la culture de la terre, le métier)"
(DE IV, 477). Il faut remarquer aussi (ajoute Foucault) qu'Artémidore
en fait le paradigme de toutes les autres relations sexuelles possibles :
c'est à propos de la mère qu'il évoque les
différentes formes de l'acte sexuel, les positions et les
pratiques auxquelles les partenaires peuvent se livrer, et celles
qu'ils doivent proscrire.
L'inceste père-fille ou père-fils a au contraire une
signification presque toujours défavorable. Rêver d'un
acte sexuel avec le fils, pour un père, est une "dépense"
inutile qui annonce une grande perte d'argent ; ou bien, cela annonce
un conflit d'autorité dans la maison. Le songe n'est favorable
que s'il s'agit d'un voyage exécuté ensemble : il signifie
alors une affaire à exécuter en commun avec lui. Mais
si le père est en position passive, cela annonce hostilité
et conflit. De façon similaire, l'ace sexuel avec la fille,
qui doit se marier un jour, signifie une grosse perte d'argent ;
si la fille est déjà mariée, cela veut dire
qu'elle quittera son mari, reviendra chez elle et devra être
entretenue. Etc. (p. 34-35).
Conclusion
Foucault évoque à ce propos les travaux de Paul
Veyne. Veyne rappelle la caractérisation habituelle de la
morale chrétienne comme : règle de la monogamie + exclusivité
de la procréation + disqualification générale
du plaisir sexuel, et montre que ces trois traits étaient
présents dans la morale stoïcienne : "se marier
et garder sa femme, faire l'amour avec elle pour avoir des enfants,
s'affranchir le plus possible des tyrannies du désir sexuel,
c'était déjà quelque chose d'acquis pour les
citoyens de l'Empire romain avant l'apparition du christianisme"
(p. 559).
Dans la discussion, Foucault redit qu'il a changé de conception
du pouvoir à partir de SP et de son travail sur les prisons
aux XVIIIe et XIXe s., en comprenant alors que le pouvoir n'a peut-être
pas pour caractéristique fondamentale, en Occident, d'interdire
et de réprimer, mais plutôt de surveiller, de contrôler
le comportement des individus, leurs gestes, leur manière
de faire, leur résidence, leurs habitudes.
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