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Origine : http : //www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/07.htm
Cours de la Fac de Tours Catherine Chevalley
2001
VII. La critique de l'"hypothèse répressive" :
La volonté de savoir (1976)
"Peut-être sommes-nous trop voués au commentaire
pour comprendre ce que sont des vies"
"Ils ont dit de Malraux", 1976
DE III, 108.
La Volonté de savoir (VS) est le premier volume d'une série
qui devait en comporter six, et dont le projet général
est désigné par Foucault sous le titre de Histoire
de la sexualité.
Comme en témoigne la Préface de 1977 à l'édition
allemande, "Sexualität und Wahrheit" (DE III, 136-137),
Foucault s'attendait à ce que son travail subisse des modifications
au cours de son effectuation :
"Les volumes qui suivront ne peuvent aussi, pour l'instant,
être annoncés que provisoirement. Mon rêve serait
de faire un travail de longue haleine qui se corrige au cours de
sa progression, qui soit également ouvert tant aux réactions
qu'il provoque qu'aux conjonctures qu'il croise en chemin et, peut-être
aussi, ouvert à de nouvelles hypothèses. Ce que je
souhaite, c'est un travail dispersé et changeant (DE III,
136).
De fait, le projet de l'Histoire de la sexualité sera entièrement
reformulé par Foucault dès la publication de VS, ce
qui le conduira à la publication en 1984 des deux volumes
de L'usage des plaisirs et du Souci de soi, dans une série
désormais restreinte à quatre volumes. Le dernier
volume prévu dans cette série de quatre, Les Aveux
de la Chair, ayant été rédigé avant
cette reformulation, devait être remanié par Foucault,
mais ce dernier n'aura pas le temps de faire le travail et demandera
qu'il n'y ait pas de publication posthume.
Comprendre comment la sexualité est devenue un objet
de savoir.
L'objet de Foucault dans VS est de comprendre comment la sexualité
est devenue un objet de savoir, comment elle a été
"mise en discours". Et il est par ailleurs de comprendre
comment la sexualité a été liée à
un mécanisme de pouvoir via les discours dont elle a fait
l'objet. Cette double articulation - sans doute non prévue
au départ - fait de VS un livre à étagements,
avec des décrochements quelquefois inattendus. Il est donc
utile de définir d'abord chacune de ces deux orientations
l'une après l'autre.
L'argumentation de la Partie I, "Nous autres, victoriens",
peut être schématisée comme suit :
Constat : il existe aujourd'hui un discours qui développe
"l'hypothèse répressive"
(sexe réprimé à partir du XVIIe s., point culminant
dans l'ère victorienne, début de la libération
avec Freud).
Il faut mettre en question ce discours en interrogeant la volonté
et l'intention qui le soutiennent.
(Pour cela, il faut poser trois questions :
y a-t-il eu effectivement répression, historiquement est-il
de type fondamentalement répressif ?
Le discours de libération n'appartiendrait-il pas au même
réseau historique que son objet ? )
Il faut opposer ensuite à l'hypothèse répressive
une série d'analyses historiques, afin de retracer l'économie
générale du discours sur le sexe depuis le XVIIe
Le "discours sur la moderne répression du sexe",
ou encore "l'hypothèse répressive", que
Foucault se donne pour cible, se présente comme une interprétation
historique. L'on aurait d'abord connu une liberté des corps
et du sexe jusqu'au début du XVIIs., à la suite de
quoi la sexualité aurait été progressivement
enfermée dans la fonction de reproduction de la famille,
avec un silence organisé autour de la sexualité des
adultes et de celle des enfants, une répression et une hypocrisie
généralisées, des espaces extérieurs
aménagés pour la sexualité illégitime
(prostitution). Ensuite, à la fin du XIXe, Freud aurait commencé
à lever ce silence, en se protégeant sous la garantie
d'un discours scientifique et thérapeutique. Enfin, il y
aurait eu au Xxe s. les intégrations "lourdes"
de la sexualité par la sexologie, et la libération
du plaisir opérée par la fameuse "génération
de 68".
Le premier objet de VS est de ruiner cette hypothèse. Pourquoi ?
D'abord, sans doute, parce que Foucault s'exaspère de la
complaisance avec laquelle l'hypothèse répressive
se crédite elle-même d'un pouvoir libérateur.
Le discours sur la répression du sexe entre le XVIIe et le
Xxe siècle se donne "une allure de transgression délibérée
(p. 13-14) : "conscience de braver l'ordre établi, ton
de voix qui montre qu'on se sait subversif, ardeur à conjurer
le présent et à appeler un avenir dont on pense bien
contribuer à hâter le jour" (…). Parler
contre les pouvoirs, dire la vérité et promettre la
jouissance". Discours du lyrisme et de la prédication,
qui se donne lui-même comme "destiné à
dire la vérité sur le sexe" (p. 15). Contre ce
discours, Foucault tranche sans appel, en concluant à la
fin du livre :
"Ne pas croire qu'en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir ;
on suit au contraire le fil du dispositif général
de sexualité. C'est de l'instance du sexe qu'il faut s'affranchir
(…) Contre le dispositif de sexualité, le point d'appui
de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir,
mais les corps et les plaisirs" (VS, 208).
Mais naturellement l'exaspération que ressent Foucault à
l'égard de la complaisance d'un dispositif de discours (au
sens large) qui étale partout l'image d'une sexualité
enfin "libérée" après des siècles
de répression, cette exaspération doit se prolonger
en une argumentation, si elle veut être convaincante.
Quel est le point de départ de l'argumentation de Foucault ?
Il est dans l'idée qu'il faut questionner l'intention stratégique
du discours sur l'hypothèse répressive :
"Il s 'agit en somme d'interroger le cas d'une société
qui depuis plus d'un siècle se fustige bruyamment de son
hypocrisie, parle avec prolixité de son propre silence, s'acharne
à détailler ce qu'elle ne dit pas, dénonce
les pouvoirs qu'elle exerce et promet de se libérer des lois
qui l'ont fait fonctionner. Je voudrais faire le tour non seulement
de ces discours, mais de la volonté qui les porte et de l'intention
stratégique qui les soutient. La question que je voudrais
poser n'est pas : pourquoi sommes-nous réprimés, mais
pourquoi disons-nous avec tant de passion, tant de rancœur
contre notre passé le plus proche, contre notre présent
et contre nous-mêmes, que nous sommes réprimés ? "
(p. 16).
Comment faire, cependant, pour mettre en question la volonté
et l'intention stratégique qui soutiennent le discours sur
la répression du sexe ? Foucault émet pour cela trois
doutes. Premier doute : "la répression du sexe est-elle
bien une évidence historique ? ". Deuxième doute :
"la mécanique du pouvoir, et en particulier celle qui
est mise en jeu dans une société comme la nôtre,
est-elle bien pour l'essentiel de l'ordre de la répression ? ".
Enfin, troisième doute : "le discours critique qui s'adresse
à la répression (…) ne fait-il pas partie du
même réseau historique que ce qu'il dénonce
(et sans doute travestit) en l'appelant répression ? "
(p. 18).
Ces doutes, précise Foucault, n'ont pas pour but de montrer
que l'hypothèse répressive est fausse. Ils ont pour
but de replacer cette hypothèse "dans une économie
générale des discours sur le sexe à l'intérieur
des sociétés modernes depuis le XVIIe siècle".
Pourquoi a-t-on parlé de la sexualité, qu'en a-t-on
dit ? Quels étaient les effets de pouvoir induits par ce qu'on
en disait ? Quels liens entre ces discours, ces effets de pouvoir
et les plaisirs qui se trouvaient investis par eux ? Quel savoir
se formait à partir de là ? " (p.19).
Et donc l'essentiel est moins de savoir ce qu'on a dit à
propos du sexe que de "prendre en considération le fait
qu'on en parle, ceux qui en parlent, les lieux et points de vue
d'où on en parle, les institutions qui incitent à
en parler (…), bref, le "fait discursif" global,
la "mise en discours" du sexe" (p. 20).
"En somme, je voudrais (…) chercher les instances de
production discursives (qui bien sûr ménagent aussi
des silences), de production de pouvoir (qui ont parfois pour fonction
d'interdire), de production de savoir (lesquelles font souvent circuler
des erreurs ou des méconnaissances systématiques) ;
je voudrais faire l'histoire de ces instances et de leurs transformations"
(p. 21). -- "Or un tout premier survol (…) semble indiquer
que depuis la fin du XVIe siècle, la "mise en discours"
du sexe, loin de subir un discours de restriction, a au contraire
été soumise à un mécanisme d'incitation
croissante (…) et que la volonté de savoir (…)
s'est acharnée à constituer une science de la sexualité"
(p.21).
Foucault déplace ainsi fondamentalement la manière
dont la question de l'histoire de la sexualité a été
posée au Xxe s. Au lieu d'analyser cette histoire à
partir de l'hypothèse répressive, il se propose de
changer d'échelle et d'interroger le fait même que,
du sexe, nos sociétés occidentales n'ont pas cessé
d'en parler.
N. B. La Préface de 1977 dira la même chose :
"Je n'ai pas voulu écrire l'histoire des comportements
sexuels dans les sociétés occidentales, mais traiter
une question plus sobre et plus limitée : comment ces comportements
sont-ils devenus des objets du savoir ? Par quelles voies et pour
quelles raisons s'est organisé ce domaine de connaissance
que l'on circonscrit par ce mot relativement nouveau de "sexualité" ?
Il s'agit ici du devenir d'un savoir que nous voudrions saisir à
sa racine : dans les institutions religieuses, dans les règlements
pédagogiques, dans les pratiques médicales, dans les
structures familiales au sein desquelles il s'est formé,
mais aussi dans les coercitions qu'il a exercées sur les
individus, dès qu'on les eût persuadés qu'ils
auraient à découvrir en eux-mêmes la force secrète
et dangereuse d'une "sexualité" (DE III, 137).
Cf. de même l'entretien avec R.Jaccard dans Le Monde en avril
1976, "Sorcellerie et folie" :
"Nulle civilisation n'a connu de sexualité plus bavarde
que la nôtre (…). Depuis l'Inquisition, à travers
la pénitence, l'examen de conscience, la direction spirituelle,
l'éducation, la médecine, l'hygiène, la psychanalyse
et la psychiatrie, la sexualité a toujours été
soupçonnée de détenir sur nous une vérité
décisive et profonde" (DE III, 90).
On peut commenter ceci avec les pages de VS sur l'aveu. Manière
dont, depuis le Moyen Age, l'aveu de la vérité s'est
progressivement inscrit au cœur des procédures d'individualisation
par le pouvoir : p. 78. On avoue partout et tout le temps : p. 79.
Cela envahit la forme de la littérature, et la manière
même de philosophie : p. 80. Faire une "histoire politique
de la vérité" : p. 81.
"Il faut se faire une représentation bien inversée
du pouvoir pour croire que nous parlent de liberté toutes
ces voix qui, depuis tant de temps, dans notre civilisation, ressassent
la formidable injonction d'avoir à dire ce qu'on est, ce
qu'on a fait, ce dont on se souvient et ce qu on a oublié,
ce qu'on cache et ce qui se cache, ce à quoi on ne pense
pas et ce qu'on pense ne pas penser" (p. 81).
(Diffusion généralisée de ce modèle
de l'aveu : interrogatoires, consultations, récits autobiographiques,
lettres : p. 85. Codification clinique du "faire-parler"
(y compris hypnose, associations libres, etc). Postulat d'une causalité
générale et diffuse (principe de pouvoir causal inépuisable
et polymorphe du sexe). Principe d'une latence intrinsèque
à la sexualité. Méthode de l'interprétation.
Médicalisation des procédures de l'aveu : p. 87-90.)
De même enfin, l'article écrit pour Le Monde en novembre
1976, "L'Occident et la vérité du sexe",
qui définit le projet d'une généalogie de la
science du sexe. Foucault note que la civilisation occidentale,
depuis des siècles en tout cas, n'a guère connu d'art
érotique, et qu'elle a noué les rapports du pouvoir,
du plaisir et de la vérité sur un tout autre mode :
celui d'une "science du sexe". Type de savoir où
ce qui est analysé est moins le plaisir que le désir ;
où le maître n'a pas pour fonction d'initier, mais
d'interroger, d'écouter et de déchiffrer ; où
ce long processus n'a pas pour fin une majoration du plaisir, mais
une modification du sujet (qui se trouve par là pardonné
ou réconcilié, guéri ou affranchi). Mon projet,
écrit Foucault, serait de faire la généalogie
de cette "science du sexe" : "Je voudrais suivre,
dans le discours chrétien de la chair, tous les mécanismes
qui ont induit sur le sexe un discours de vérité et
organisé autour de lui un régime mêlé
de savoir et de pouvoir" (DE III, 104-105). (cf. VS, 76 sq.).
Comprendre comment la sexualité a été
liée à un pouvoir via les discours dont elle a fait
l'objet.
Faire la généalogie de la science du sexe qui est
devenue la spécialité de la culture occidentale et
y apercevoir "un régime mêlé de savoir
et de pouvoir" : ici on en vient au second objet du livre de
1976, qui est de comprendre comment la sexualité a été
liée à un mécanisme de pouvoir via les discours
dont elle a fait l'objet.
Ce second but de Foucault est nettement défini dans l'entretien
avec L. Finas de janvier 1977, "Les rapports de pouvoir passent
à l'intérieur des corps". De fait, dès
1976-77, Foucault précise que la sexualité est pour
lui un simple exemple pour repenser la problématique du pouvoir.
La conception de L'Ordre du discours était encore inadéquate
et l'essentiel du travail, dit Foucault, est dans la réélaboration
de la théorie du pouvoir. C'est en ce sens que VS est directement
lié à SP : il importe de ne plus penser le pouvoir
comme interdiction, dans le cadre d'un modèle juridique et
sous la forme absolue de la loi (ne plus penser le pouvoir comme
souveraineté). Faire de l'histoire du sexe une analytique
du pouvoir comme surveillance. Montrer ainsi comment les rapports
de pouvoir passent à travers les corps sans le relais de
la représentation. Les relais de pouvoir comme ce qu'il y
a de plus caché. Passage de surveillance des corps dans la
prison à surveillance de la chair.
Comment Foucault parle-t-il, dans VS, de ce lien entre la mise en
discours du sexe dans la scientia sexualis et l'analyse du pouvoir ?
Les textes principaux, sous ce rapport, se trouvent dans les Parties
IV et V du livre.
La Partie IV
La Partie IV : "Le Dispositif de sexualité", est
divisée en Enjeu, Méthode, Domaine, Périodisation.
Cela correspond resp. à : une critique de la conception classique
du pouvoir, calquée sur le modèle du droit -- une
redéfinition du pouvoir comme situation stratégique
-- une détermination de la sexualité comme point de
passage particulièrement dense pour les relations de pouvoir
-- une analyse de la mise en place du dispositif de sexualité
caractéristique des XIXe et Xxe s. comme moyen pour la bourgeoisie
d'affirmer sa domination politique.
Détail :
Dans Enjeu, Foucault procède d'abord à une critique
de la représentation "juridico-discursive" du pouvoir
(comme relation négative + instance de la règle +
cycle de l'interdit + logique de la censure + unité du dispositif :
p. 109. -- Idée que l'on pense toujours à partir de
la monarchie juridique : p. 117. "Il faut bâtir une analytique
du pouvoir qui ne prendra plus le droit pour modèle et pour
code" : p. 119. "Penser à la fois le sexe sans
la loi, et le pouvoir sans la loi" : p. 120).
Dans Méthode, Foucault propose alors de définir
la notion de pouvoir différemment
"Par pouvoir, je ne veux pas dire "le Pouvoir", comme
ensemble d'institutions et d'appareils qui garantissent la sujétion
des citoyens dans un Etat donné. Par pouvoir je n'entends
pas non plus un mode d'assujettissement, qui par opposition à
la violence, aurait la forme de la règle. Enfin, je n'entends
pas un système général de domination exercée
par un élément ou un groupe sur un autre, et dont
les effets, par dérivations successives, traverseraient le
corps social tout entier. L'analyse, en terme de pouvoir, ne doit
pas postuler comme données initiales la souveraineté
de l'Etat, la forme de la loi ou l'unité globale d'une domination ;
celles-ci n'en sont plutôt que les formes terminales. Par
pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité
des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils
s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui….(…) ;
les appuis que… (…) ; les stratégies enfin…"
(p. 122).
Donc : ne pas chercher un point central, un foyer unique de souveraineté.
Le pouvoir est partout parce qu'il vient de partout. "Le"
pouvoir au sens restreint n'est que l'effet d'ensemble : p. 123.
"Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce
n'est pas une institution, et ce n'est pas une structure, ce n'est
pas une certaine puissance dont certains seraient dotés :
c'est le nom qu'on prête à une situation stratégique
complexe dans une société donnée" : p.
123.
(D'où un certain nombre de propositions (pouvoir non comme
chose, mais comme relations + relations non extérieures mais
immanentes + pouvoir "vient d'en bas" + relations sont
à la fois intentionnelles et non subjectives + le pouvoir
produit la résistance : p. 121-128. -- Définition de
quatre règles, prescriptions de méthode : p. 128-135.
(1) Immanence : partir des "foyers locaux" de pouvoir-savoir,
e. g. des rapports entre pénitent et confesseur, ou fidèle
et directeur, ou du corps de l'enfant surveillé, etc. (2)
Variations continues : ne pas chercher qui "a" le pouvoir,
mais plutôt le schéma des modifications des rapports
de force (e.g. dans le cas de la sexualité de l'enfant).
(3). Double conditionnement dans les stratégies d'ensemble
(e.g. la détermination du "père" dans la
famille). (4) Polyvalence tactique des discours : concevoir le discours
comme une série de segments discontinus, dont la fonction
tactique n'est ni uniforme ni stable. Donc : le modèle stratégique,
pas le modèle du droit : p. 135).
Dans Domaine, Foucault propose alors de dire que la sexualité
doit être considérée comme un "point de
passage particulièrement dense pour les relations de pouvoir"
(p. 136). A partir du XVIIIe siècle, il semble que l'on ait
sous ce rapport quatre grands ensembles stratégiques : l'hystérisation
du corps de la femme ; la pédagogisation du sexe de l'enfant ;
la socialisation des conduites procréatrices ; la psychiatrisation
du rapport pervers. Ainsi se serait opérée une substitution
progressive au "dispositif d'alliance" d'un "dispositif
de sexualité" : p. 140-142.
Dans Périodisation, enfin, on trouve l'essentiel de l'analyse
de la mise en place du dispositif de sexualité caractéristique
des XIXe et Xxe s. comme moyen pour la bourgeoisie d'affirmer sa
domination politique.
La fixation de la chronologie est évidemment d'une grande
importance. C'est pourquoi Foucault développe l'idée
qu'il faut substituer à la chronologie de l'hypothèse
répressive (qui suppose deux moments majeurs de changement :
l'un au cours du XVIIe, l'autre au Xxe) une autre chronologie, celle
de la généalogie des techniques du sexe, de leur diffusion
et de leurs effets. Selon cette seconde généalogie,
on a un premier moment essentiel, qui est celui des pratiques pénitentielles
du christianisme médiéval (aveu obligatoire, exhaustif
et périodique imposé par le Concile de Latran), doublé
de l'ascétisme et de l'exercice spirituel qui se développent
à partir surtout du XIVe s et qui conduisent aux pratiques
de direction de conscience du XVIe. Ce premier moment va jusqu'à
la fin du XVIIIe. Le second moment intervient au début du
XIXe s. et dure jusqu'à maintenant. Il est marqué
par une "technologie du sexe toute nouvelle" (p. 154)
qui, à travers la pédagogie, la médecine et
l'économie, fait du sexe non seulement une affaire laïque,
mais une affaire d'Etat. "La "chair" est rabattue
sur l'organisme" (p. 155). Détermination médicalisée
d'un "instinct sexuel". Position singulière de
la psychanalyse, contre les racismes : p. 157 (cf. aussi p. 170-172).
Si maintenant on considère, à la lumière de
cette périodisation, la diffusion de ces technologies, on
s'aperçoit qu'elle s'est faite essentiellement dans les classes
économiquement privilégiées et politiquement
dirigeantes : "c'est dans la famille "bourgeoise"
ou "aristocratique" que fut problématisée
d'abord la sexualité des enfants ou des adolescents ; en elle
que fut médicalisée la sexualité féminine"…"
(p. 159). Un des premiers personnages à avoir été
investi par le dispositif de sexualité a été
la femme "oisive", devenue la femme "nerveuse",
atteinte de "vapeurs". En face de cela, les couches populaires
ont longtemps échappé au dispositif de "sexualité"
(p. 160-161). L'hypothèse d'un cycle répressif, avec
un commencement et une fin (dans la "libération"
du Xxe s.) est donc, dit Foucault, très douteuse, de même
que l'hypothèse d'une attitude à l'égard de
la sexualité qui aurait été homogène
dans toutes les couches de la population. "Plutôt que
d'une répression sur le sexe des classes à exploiter,
il fut d'abord question du corps, de la vigueur, de la longévité,
de la progéniture, et de la descendance des classes qui "dominaient".
C'est là que fut établi, en première instance,
le dispositif de sexualité, comme distribution nouvelle des
plaisirs, des discours, des vérités et des pouvoirs.
Il faut y soupçonner l'auto-affirmation d'une classe, plutôt
que l'asservissement d'une autre" (p. 163).
Dès lors Foucault peut proposer la thèse la plus spectaculaire
de son analyse : en mettant en place le dispositif de sexualité,
la bourgeoisie se donnait un corps, et protégeait la transmission
de son pouvoir. "N'imaginons pas la bourgeoisie se châtrant
symboliquement pour mieux refuser aux autres le droit d'avoir un
sexe et d'en user à leur gré. Il faut plutôt
la voir s'employer, à partir du milieu du XVIII es., à
se donner une sexualité et à constituer à partir
d'elle un corps spécifique, un corps "de classe"
avec une santé, une hygiène, une descendance, une
race" (p. 164). Il y avait là une transposition, sous
d'autres formes, "des procédés utilisés
par la noblesse pour marquer et entretenir sa distinction de caste ;
car l'aristocratie nobiliaire avait, elle aussi, affirmé
la spécificité de son corps ; mais c'était sous
la forme du sang, c'est-à-dire de l'ancienneté des
ascendances et de la valeur des alliances ; la bourgeoisie, pour
se donner un corps, a regardé à l'inverse du côté
de sa descendance et de la santé de son organisme. Le "sang"
de la bourgeoisie, ce fut son sexe" (p. 164).C'est de cette
manière, donc, que le "discours" sur la sexualité
a été fondamentalement liée à une transformation
du pouvoir politique, au cours des deux derniers siècles :
"Il faut sans doute admettre qu'une des formes primordiales
de la conscience de classe, c'est l'affirmation du corps ; du moins,
ce fut le cas de la bourgeoisie au cours du XVIIIe siècle :
elle a converti le sang bleu des nobles en un organisme bien portant
et en une sexualité saine" (p. 166).
D'où une détermination générale de la
"sexualité" : "S'il est vrai que la "sexualité",
c'est l'ensemble des effets produits dans les corps, les comportements,
les rapports sociaux par un certain dispositif relevant d'une technologie
politique complexe, il faut reconnaître que ce dispositif
ne joue pas de façon symétrique ici et là"
(p. 168). On a eu, au cours du XIXe siècle, une généralisation
du dispositif de sexualité, à partir d'un foyer hégémonique :
"le corps social tout entier a été doté
d'un "corps" sexuel" (p. 169).
2. La Partie V
Dans la Partie V du livre, enfin, Foucault met ensemble les analyses
de Surveiller et punir et celles de VS afin d'aboutir à une
première théorisation de la notion de biopolitique
et de biopouvoir.
Le pouvoir du souverain, dans l'Ancien Régime, s'exerçait
essentiellement comme instance de prélèvement, mécanisme
de soustraction, droit de s'approprier une part des richesses, extorsion
de produits, de biens, de services, de travail et de sang imposée
aux sujets. Droit de prise : sur les choses, le temps, les corps,
et finalement la vie, droit qui culminait dans la peine capitale.
Or, depuis l'âge classique, l'Occident a connu "une très
profonde transformation de ces mécanismes du pouvoir".
Au lieu d'un pouvoir qui "prélève", on a
un pouvoir destiné à produire des forces, à
les faire croître et à les ordonner. Un pouvoir qui
se définit comme défense et gestion de la vie.
Ce pouvoir sur la vie s'est développé depuis le XVIIe
s. sous deux formes principales :
(a) celle d'un dressage du corps, d'une majoration des aptitudes
et de la docilité ("les disciplines") : le corps
comme machine ;
et (b), celle d'une concentration sur les processus biologiques,
les naissances, la mortalité, la durée de vie (biopolitique
de la population) : celle du corps comme espèce.
"La vieille puissance de la mort où se symbolisait le
pouvoir souverain est maintenant recouverte soigneusement par l'administration
des corps et la gestion calculatrice de la vie" (p. 184). S'ouvre
ainsi l'ère d'un "biopouvoir", dont la venue s'accompagne
d'un certain nombre de phénomènes tels que la disqualification
des rituels de la mort, ou l'augmentation des suicides ("obstination
à mourir", comme pour échapper à un pouvoir
associé à la gestion de la vie) (Sur la disparition
progressive de la peine de mort, non pour des raisons humanitaires,
mais parce qu'un pouvoir qui se donne pour fonction de gérer
la vie ne peut pas appliquer aussi facilement la peine de mort :
cf. p. 181).
"…il faudrait parler de "biopolitique"
pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes
dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir
un agent de transformation de la vie humaine (…) Ce qu'on
pourrait appeler le "seuil de modernité biologique"
d'une société se situe au moment où l'espèce
entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques.
L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il
était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable
d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la
politique duquel sa vie d'être vivant est en question"
(p. 188).
Il se produit en même temps un bouleversement dans l'ordre
de l'épistémè classique par l'introduction
de la double problématique de la vie et de l'homme. Et l'on
assiste à une prolifération des technologies politiques,
qui investissent le corps, la santé, les façons de
se nourrir et de se loger, les conditions de vie, l'espace tout
entier de l'existence. Parallèlement se marque enfin l'importance
croissante prise par le jeu de la norme aux dépens du système
juridique de la loi (p. 189, phase de régression du juridique).
A cette redéfinition du pouvoir comme ensemble de mécanismes,
disciplines, etc. destinés à "gérer la
vie", correspond selon Foucault un paradoxe : se pensant comme
défense de la vie, le pouvoir dans les sociétés
contemporaines s'arroge un "droit de tuer au nom du salut des
populations" qui le livre à la fascination du génocide :
"Jamais les guerres n'ont été plus sanglantes
pourtant que depuis le XIXe siècle et, même toutes
proportions gardées, jamais les régimes n'avaient
jusque-là pratiqué sur leurs propres populations de
pareils holocaustes. Mais ce formidable pouvoir de mort - et c'est
peut-être ce qui lui donne une part de sa force et du cynisme
avec lequel il a repoussé si loin ses propres limites - se
donne maintenant comme le complémentaire d'un pouvoir qui
s'exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer,
de la majorer, de la multiplier, d'exercer sur elle des contrôles
précis et des régulations d'ensemble. Les guerres
ne se font plus au nom du souverain qu'il faut défendre,
elles se font au nom de l'existence de tous ; on dresse des populations
entières à s'entre-tuer réciproquement au nom
de la nécessité pour elles de vivre. (…)…par
un retournement qui permet de boucler le cercle, plus la technologie
des guerres les a fait virer à la destruction exhaustive,
plus en effet la décision qui les ouvre et celle qui vient
les clore s'ordonnent à la question nue de la survie. La
situation atomique est aujourd'hui au point d'aboutissement de ce
processus : le pouvoir d'exposer une population à une mort
générale est l'envers du pouvoir de garantir à
une autre son maintien dans l'existence. Le principe : pouvoir tuer
pour pouvoir vivre, qui soutenait la tactique des combats, est devenu
principe de stratégie entre Etats ; mais l'existence en question
n'est plus celle, juridique, de la souveraineté, c'est celle,
biologique, d'une population. Si le génocide est bien le
rêve des pouvoirs modernes, ce n'est pas par un retour aujourd'hui
du vieux droit de tuer ; c'est parce que le pouvoir se situe et s'exerce
au niveau de la vie, de l'espèce, de la race et des phénomènes
massifs de population." (p. 180).
N. B. Comment résister à cette forme de pouvoir qui
se donne comme gestionnaire, et n'a pourtant "jamais été
aussi sanglant" ? Les forces qui résistent, indique Foucault
très brièvement, doivent prendre appui sur cela même
que ce pouvoir investit, à savoir sur la vie, "entendue
comme besoins fondamentaux, essence concrète de l'homme,
accomplissement de ses virtualités, plénitude du possible"
(p. 191). La vie comme objet politique peut ainsi être en
quelque sorte prise au mot et retournée contre le système
qui entreprenait de la contrôler.
L'importance prise par le sexe comme enjeu politique s'explique,
dans VS, par l'importance prise depuis le XIXe siècle par
les techniques de gestion de la vie. Car d'un côté
le contrôle de la sexualité relève de la discipline
des corps, et de l'autre, il relève de la régulation
des populations. Il donne donc lieu à des surveillances infinitésimales,
à des contrôles de tous les instances, à des
aménagements spatiaux d'une extrême méticulosité
- et aussi à des mesures massives, à des estimations
statistiques. Au XIXe siècle, la sexualité est poursuivie
jusque dans le plus petit détail des existences ; elle est
traquée dans les conduites, pourchassée dans les rêves ;
on la suspecte sous les moindres folies, on la poursuit jusque dans
les premières années de l'enfance (p. 192). On trouve
sous ce rapport quatre grandes "lignes d'attaque" : la
sexualité de l'enfant (thématique de la descendance,
de la santé collective, de la "race") ; l'hystérisation
des femmes ; le contrôle des naissances ; et la psychiatrisation
des perversions. "Le sexe devient une cible centrale pour un
pouvoir qui s'organise autour de la gestion de la vie plutôt
que de la menace de la mort" (p. 193). Loin d'avoir été
réprimée dans la société contemporaine,
la sexualité y est au contraire en permanence suscitée.
Le sexe est ainsi une idée complexe, historiquement formée
à l'intérieur du dispositif de sexualité (p.
201). La notion de "sexe" a permis de regrouper selon
une unité artificielle des éléments anatomiques,
des fonctions biologiques, des conduites, des sensations, des plaisirs,
et elle a permis de faire fonctionner cette unité fictive
comme principe causal, sens omniprésent, secret à
découvrir partout : le sexe a donc pu fonctionner comme signifiant
unique et comme signifié universel. (p. 204).
"Le sexe n'est sans doute qu'un point idéal rendu nécessaire
par le dispositif de sexualité et par son fonctionnement.
(…) Il est l'élément le plus spéculatif,
le plus idéal, le plus intérieur aussi dans un dispositif
de sexualité que le pouvoir organise dans ses prises sur
les corps, leur matérialité, leurs forces, leurs énergies,
leurs sensations, leurs plaisirs" (p. 205). -- "De là
le fait qu'il soit devenu, à l'échelle des siècles,
plus important que notre âme, plus important presque que notre
vie ; et de là que toutes les énigmes du monde nous
paraissent si légères comparées à ce
secret, en chacun de nous minuscule, mais dont la densité
le rend plus grave que tout autre. Le pacte faustien dont le dispositif
de sexualité a inscrit en nous la tentation est désormais
celui-ci : échanger la vie toute entière contre le
sexe lui-même, contre la vérité et la souveraineté
du sexe". (p. 206). -- "En créant ce dispositif
imaginaire qu'est "le sexe", le dispositif de sexualité
a suscité un de ses principes internes de fonctionnement
les plus essentiels : le désir du sexe - désir de l'avoir,
désir d'y accéder, de le découvrir, de le libérer,
de l'articuler en discours, de le formuler en vérité.
Il a constitué "le sexe" lui-même comme désirable"
(p. 207). -- "la sexualité est une figure historique
très réelle, et c'est elle qui a suscité comme
élément spéculatif, nécessaire à
son fonctionnement, la notion de sexe. Ne pas croire qu'en disant
oui au sexe, on dit non au pouvoir ; on suit au contraire le fil
du dispositif général de sexualité. C'est de
l'instance du sexe qu'il faut s'affranchir (…) Contre le dispositif
de sexualité, le point d'appui de la contre-attaque ne doit
pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs"
(p. 208).
(Fin sur : plus tard, on sourira et on s'étonnera que nous
ayons accordé tant d'importance à cette économie
du sexe : "nous devons songer qu'un jour, peut-être, dans
une autre économie des corps et des plaisirs, on ne comprendra
plus bien comment les ruses de la sexualité, et du pouvoir
qui en soutient le dispositif, sont parvenues à nous soumettre
à cette austère monarchie du sexe" (p. 211)).
Au vu de ces remarques, on peut maintenant comprendre le plan général
du livre : les Parties I à III sont consacrées pour
l'essentiel à la mise en discours de la sexualité,
les Parties IV et V le sont aux liens qui existent entre cette mise
en discours et la mise en place de mécanismes de pouvoir
propres à la bourgeoisie.
Nous autres, victoriens
L'hypothèse répressive
Scientia sexualis
Le dispositif de sexualité
Droit de mort et pouvoir sur la vie
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