|
Origine : http : //www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/06.htm
Cours de la Fac de Tours Catherine Chevalley
2001
VI. Nouvelle conception du pouvoir : Surveiller et punir : naissance
de la prison (1975) SP est écrit au début des années
1970, ie au moment où Foucault s'engage politiquement pour
la première fois, d'une part en liaison avec les problèmes
rencontrés à Vincennes et d'autre part en créant
le GIP avec un certain nombre d'autres "intellectuels".
Cet "engagement" de Foucault est toutefois très
différent de celui de Sartre. Foucault dépense son
temps sans compter, mais il reste acharné au travail philosophique,
expérimentant ainsi en lui-même ce qu'il définira
en 1976 comme "l'intellectuel spécifique".
L'histoire du châtiment comme "fonction sociale
complexe"
Le problème, là encore, remonte à Nietzsche.
Du châtiment, Nietzsche dit qu'il ne s'agit nullement d'une
institution destinée à rendre meilleur (sinon "celui
qui châtie"…, selon le § 219 du Gai Savoir),
ou à dissuader, ou même à exercer une vengeance
sous la protection du droit. Le châtiment est plutôt
un objet complexe où il faut distinguer deux choses : d'une
part l'usage, l'acte, le "drame", donc une procédure ;
d'autre part le but, l'attente associés à la mise
en œuvre de cette procédure (cf. La généalogie
de la morale, Seconde Dissertation, § 13 ; in Oeuvres, op. cit.,
vol. II, 821). Si la procédure (user d'une dramatisation)
est "relativement permanente" dans l'histoire, et antérieure
au châtiment lui-même, en revanche la fluctuation au
cours de l'histoire du but et de l'attente - que puis-je espérer
du fait de punir ? - fait que le châtiment n'a plus un sens
unique, mais est une synthèse de 'sens'. Impossible à
définir, dit Nietzsche (ibid., 822 : "tout le passé
historique du châtiment, l'histoire de son utilisation à
des fins diverses, se cristallise finalement en une sorte d'unité
difficile à résoudre, difficile à analyser,
et, appuyons sur le point, absolument impossible à définir".
Nietzsche cite, en vrac, onze de ces fins diverses. S'il parle d'impossibilité,
c'est parce que, comme il le précise quelques lignes plus
bas, "n'est définissable que ce qui n'a pas d'histoire").
Foucault reprend la question sous un autre angle, en analysant le
châtiment comme une procédure de problématisation,
ie comme une transformation "des difficultés et embarras
d'une pratique en un problème général"
(cf. "Polémique, politique et problématisations",
entretien de mai 1984, in DE IV, 598 - Cf. aussi plus loin l'introduction
de UP, où Foucault fait de la problématisation la
notion fondamentale de l'ensemble de son oeuvre). Sous cet angle,
le châtiment cesse définitivement de relever d'une
morale quelconque. Il condense un ensemble de réponses. Il
est une fonction sociale complexe, un élément de la
tactique politique (les méthodes punitives sont à
voir comme des "techniques" de pouvoir), une étape
dans un "processus 'épistémologico-juridique'"
défini par le croisement du droit pénal et des sciences
humaines.
Du "supplice" des corps à la "surveillance"
des âmes
Dans le châtiment, il est question de la manière dont
le corps est investi par les rapports de pouvoir (SP, 28). Surveiller
et punir commence avec la transcription du supplice de Damiens.
Mais le problème que pose Foucault est celui de la disparition
progressive des supplices. Œuvre des lois et de grands codes
pénaux des XVIIIe et XIXe siècles : le corps dépecé,
supplicié, amputé disparaît en quelques dizaines
d'années. La "prise sur le corps" se dénoue.
L'affrontement physique cesse d'être mis en scène.
Le contact se réduit entre la loi et le corps du criminel.
Ce qui nous semble pure barbarie primitive se change en douceur
pénale. Question : s'agit-il d'un adoucissement des mœurs ?
Oui, dans les faits. Mais il faut voir que cet adoucissement est
plutôt un déplacement du but, de l'attente, des moyens
de la procédure punitive. Car si l'on ne découpe plus
les corps, on se met à punir les âmes (souffrance invisible,
silencieuse, décente à tous égards).
L'objet historique de Foucault dans Surveiller et punir est donc
ce passage du corps à l'âme comme cible de la procédure
juridique de la punition (Foucault cite à l'appui G. de Mably,
demandant en 1789 "Que le châtiment, si je puis ainsi
parler, frappe l'âme plutôt que le corps" : SP,
22). Mais l'âme, cela ne veut rien dire. Aussi bien ce dont
il s'agit est, plus précisément, d'une transformation
de la manière dont le corps (corps-âme, indissociablement)
est investi par les rapports de pouvoir. Le corps n'est plus tranché
dans sa chair, mais dans ses processus mentaux et affectifs. On
va juger le personnage du criminel, évaluer sa moralité,
quantifier son degré de folie, calculer la probabilité
de le redresser, de le guérir pour qu'il redevienne un citoyen
normal, etc. Même l'objet "crime" change : on punit
l'agressivité dans l'agression, le désir dans le meurtre,
la perversion dans le viol. On punit, dans l'acte, la passion qui
l'a, dit-on, causé. La douceur pénale, dit Foucault,
est une technique de pouvoir. On entre ainsi, dit alors Foucault,
dans une forme de pouvoir associée moins à l'Etat
lui-même qu'à la surveillance. Le corps se révèle
comme une réalité biopolitique. L'analyse du châtiment,
transformé en concept par référence à
la problématisation de pratiques qu'il condense, fait donc
voir l'âme moderne dans l'exacte mesure où elle fait
voir que désormais les individus se constituent comme tels
à travers leur conformité tacite aux normes des procédures
diffuses d'un pouvoir qui leur impose des "formes de vie"
et des manières de se conduire.
Le pouvoir comme surveillance et la forme fondamentale du
Panoptisme
Dans des entretiens postérieurs à la publication de
SP, Foucault a précisé quelles étaient certaines
de ses hypothèses de travail : cf. notamment "Entretien
sur la prison : le livre et sa méthode", in DE II, 740-753.
Ce texte désigne comme l'hypothèse générale
du livre l'idée qu'il se produit, au XVIIIe et au début
du XIXe siècle, un changement dans le mode de l'exercice
du pouvoir, corrélatif de la disparition de la monarchie,
et de l'idée que le souverain avait tout droit de punir.
Ce changement accompagne la montée en puissance de la bourgeoisie,
qui instaure un nouveau rapport à la richesse : un rapport
qui ne passe plus fondamentalement par la transmission héréditaire
d'un patrimoine foncier (lié à la terre), mais qui
suppose l'exploitation par une classe particulière de la
population (la classe ouvrière) d'une richesse investie (machines,
usines, etc.) : c'est le travail qui produit la richesse. Dès
lors, il devient impératif de surveiller les ouvriers. Cf.
"Entretien sur la prison", 1975, in DE II, 741 : "…le
moment où l'on s'est aperçu qu'il était, selon
l'économie du pouvoir, plus efficace et plus rentable de
surveiller que de punir. Ce moment correspond à la formation,
à la fois rapide et lente, d'un nouveau type d'exercice du
pouvoir, au XVIIIe siècle et au début du XIXe".
Mais comment surveiller toute une catégorie de la population,
et en même temps l'empêcher de se révolter ? Par
exemple en la moralisant : d'où les "formidables campagnes
de christianisation" de la classe ouvrière. Par exemple
aussi, en l'opposant à une autre catégorie de la population :
les "délinquants". Mais cette catégorie
n'existait pas au XVIIIe s., sinon sous une forme très hétérogène
et nomade. Pour la faire exister, on organise le système
des prisons. Ce qui engendre la population des délinquants,
au XIXe s., c'est la prison. "Mon hypothèse est que
la prison a été, dès l'origine, liée
à un projet de transformation des individus (…). L'échec
a été immédiat, et enregistré presque
en même temps que le projet lui-même. Dès 1820,
on constate que la prison, loin de transformer des criminels en
des gens honnêtes, ne sert qu'à fabriquer de nouveaux
criminels ou à enfoncer encore davantage les criminels dans
la criminalité." (ibid., DE II, 742). La prison produit
la délinquance, et elle entrave par ailleurs la réinsertion.
L'étape suivante est de constater qu'"à cause"
de la prison, il faut développer une police, qui pourra surveiller
les anciens délinquants, et donc aussi les ouvriers.
On a ainsi un enchaînement très logique : nécessité
de surveiller les ouvriers pour protéger la richesse investie
? ? moralisation + prison ? ? production de délinquants ? ?
obligation d'une police. "Il a fallu absolument constituer
le peuple comme un sujet moral, donc le séparer de la délinquance,
donc séparer nettement le groupe des délinquants,
les montrer comme dangereux non seulement pour les gens riches,
mais aussi pour les gens pauvres" (ibid, DE II, 743). D'où,
aussi, la naissance de la littérature policière, les
faits divers horribles dans les journaux, etc.
Ainsi, faire l'histoire du châtiment pendant la période
qui voit se mettre en place le système pénal permet
de montrer dans le châtiment, comme on l'a dit plus haut,
une "fonction sociale complexe" qui condense un ensemble
de réponses à un problème. Ce problème
est celui de la surveillance d'une classe de la population. L'organisation
de la prison, liée à l'apparent adoucissement des
peines, est l'organisation d'une immense procédure de domination
des "âmes" dont, pour Foucault, le panoptisme est
la forme fondamentale. Cf. "Questions à M. F. sur la
géographie" (1976), DE III, 35 :
"Par le panoptisme, je vise un ensemble de mécanismes
qui jouent parmi tous les faisceaux de procédure dont se
sert le pouvoir. Le panoptisme a été une invention
technologique dans l'ordre du pouvoir, comme la machine à
vapeur dans l'ordre de la production. Cette invention a ceci de
particulier qu'elle a été utilisée à
des niveaux d'abord locaux : écoles, casernes, hôpitaux.
On y a fait l'expérimentation de la surveillance intégrale".
Le rôle de Surveiller et punir dans l'œuvre de
Foucault
Le livre sur les prisons représente un tournant dans l'œuvre
de Foucault pour deux raisons au moins. La première est que
c'est à l'occasion du travail pratique et théorique
sur les prisons que Foucault modifie définitivement sa conception
du pouvoir. La seconde est que c'est avec SP que Foucault passe
d'une analyse presque exclusive des énoncés et du
discours à une analyse du visible, des espaces et du regard
comme moyens de surveillance. Rendre visible pour surveiller : c'est
de là que Foucault en viendra ensuite à une analyse
de la surveillance de la chair dans l'histoire de la sexualité,
ce qui le conduira à développer la notion de "biopolitique"
(pouvoir comme ensemble des procédures de domination qui
règlent les corps et les formes de vie).
Revenir sur ces deux points.
Surveiller et punir représente d'abord un élargissement
et une transformation de la conception jusqu'alors exclusivement
négative que se faisait Foucault du pouvoir. A ce propos,
cf. par exemple "Les rapports de pouvoir passent à l'intérieur
des corps" (entretien avec L. Finas), in DE III, 229. Foucault
y critique comme encore inadéquate la position développée
dans L'Ordre du discours, texte écrit, dit-il, "à
un moment de transition" :
"Jusque là, il me semble que j'acceptais du pouvoir
la conception traditionnelle, le pouvoir comme mécanisme
essentiellement juridique, ce qui dit la loi, ce qui interdit, ce
qui dit non, avec toute une kyrielle d'effets négatifs : exclusion,
rejet, barrage, dénégations, occultations… Or
je crois cette conception inadéquate. Elle m'avait suffi
cependant dans l'Histoire de la Folie (…) car la folie est
un cas privilégié : pendant la période classique,
le pouvoir s'est exercé sur la folie sans doute au moins
sous la forme majeure de l'exclusion (…). Il m'a semblé,
à partir d'un certain moment, que c'était insuffisant,
et cela au cours d'une expérience concrète que j'ai
pu faire, à partir des années 1971-72, à propos
des prisons. Le cas de la pénalité m'a convaincu que
ce n'était pas tellement en termes de droit, mais en termes
de technologie, en termes de tactique et de stratégie, et
c'est cette substitution d'une grille technique et stratégique
à une grille juridique et négative que j'ai essayé
de mettre en place dans Surveiller et Punir, puis d'utiliser dans
l'Histoire de la sexualité" (p. 229). (Cf. aussi "Non
au sexe roi", 1977, in DE III, 264).
Quant au second tournant inauguré dans Surveiller et punir,
il s'agit du passage de l'analyse des énoncés à
celle des espaces et du visible, conditions de la surveillance.
Ici on peut renvoyer à l'article de Deleuze à propos
de SP : "Ecrivain, non un nouveau cartographe" (Critique
343, décembre 1975, 1207-1227 ; reprise modifiée in
Foucault, Paris, Ed. de Minuit, 1986, 31-51). Deleuze y commente
la conception fonctionnaliste du pouvoir que propose Foucault -
"le pouvoir n'a pas d'essence, il est opératoire. Il
n'est pas attribut, mais rapport : la relation de pouvoir est l'ensemble
des rapports de forces, qui ne passe pas moins par les forces dominées
que par les dominantes, toutes deux constituant des singularités"
(p. 35). Et il ajoute ceci : "au fonctionnalisme de Foucault
répond une topologie moderne qui n'assigne plus un lieu privilégié
comme source du pouvoir, et ne peut plus accepter de localisation
ponctuelle (il y a là une conception de l'espace social aussi
nouvelle que celle des espaces physiques et mathématiques
actuels, comme pour la continuité tout à l'heure)"
(p. 34).
En quoi cette conception de l'espace social est-elle nouvelle ? En
ceci que l'idée d'une présence diffuse des mécanismes
de pouvoir à travers la totalité de l'espace social
permet de comprendre qu'à partir de la fin du XVIIIe s.,
le pouvoir n'est plus fondamentalement quelque chose qui commande,
décrète, interdit, au nom d'une instance de souveraineté,
mais quelque chose qui gère tacitement les corps et les vies
de tous, et qui pour cela doit surveiller ces corps et ces vies.
Dès lors, les espaces où agissent ces mécanismes
de pouvoir sont des espaces où corps et vies doivent pouvoir
être rendus visibles. L'Archéologie du savoir, dit
Deleuze, proposait la distinction de deux sortes de formations pratiques,
les unes "discursives ou d'énoncés, les autres
"non-discursives" ou de milieux (…). SP opère
un nouveau pas. Soit une "chose" comme la prison : c'est
une formation de milieu (le milieu "carcéral").
Alors que le droit pénal concerne l'énonçable
en matière criminelle, la prison, de son côté,
concerne le visible : non seulement elle prétend faire voir
le crime et le criminel, mais elle constitue elle-même une
visibilité, elle est un régime de lumière avant
d'être une figure de pierre, elle se définit par le
"Panoptisme", c'est-à-dire par un agencement visuel
et un milieu lumineux où le surveillant peut tout voir sans
être vu, les détenus être vus à chaque
instant sans voir eux-mêmes (tour centrale et cellules périphériques).
Un régime de lumière et un régime de langage
ne sont pas la même forme et n'ont pas la même formation
(…). Ce que "L'archéologie" reconnaissait,
mais ne désignait encore que négativement, comme milieux
non-discursifs, trouve avec SP sa forme positive qui hantait toute
l'œuvre de Foucault : la forme du visible, dans sa différence
avec la forme de l'énonçable" (p. 40).
|