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Procédures de contrôle des formations discursives : L'ordre du discours (1970)

Origine : http : //www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/05.htm
Cours de la Fac de Tours Catherine Chevalley 2001


V. Procédures de contrôle des formations discursives : L'ordre du discours (1970)

Leçon inaugurale au Collège de France, donnée le 2 décembre 1970. Foucault a réintégré dans le texte publié des passages omis à l'oral, à cause du temps imparti. -- Voir aussi la Préface à l'édition anglaise, in The Order of Things, Londres, Tavistock, 1970, ix-xiv ; DE II, 7-13.

Hypothèse directrice : toute société cherche à contrôler la production du discours

Le début du texte est caractéristique de ce qu'était Foucault. Le voici qui se trouve dans la situation de livrer, à l'occasion de son élection dans l'établissement universitaire le plus prestigieux qui existe, un "discours" - au sens de discours officiel - au sujet de la signification de son œuvre. Or que dit-il ? Il dit quelque chose comme ceci : "me voici ici devant vous, et l'institution me convie à parler, elle me rassure, me dit que je n'ai pas à craindre de commencer, que tous vous êtes là pour me montrer que le discours est dans l'ordre des lois, qu'une place lui a été faire, etc (cf. p. 9)….Mais moi j'ai peur de commencer. Moi j'ai peur de "prendre la parole" (p. 7). Moi je voudrais avoir quelqu'un qui parle derrière moi, une voix qui dirait "il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer…" (citation de Beckett, L'innommable). Moi je voudrais que le discours m'enveloppe, qu'il soit tout autour de moi (p. 7). Et je voudrais qu'il soit "comme une transparence calme, profonde, indéfiniment ouverte, où les autres répondraient à mon attente, et d'où les vérités, une à une, se lèveraient"…(p. 9). Mais le discours n'est jamais ainsi. Il a une réalité matérielle qui nous échappe ; il est en lui-même une activité qui recèle des pouvoirs et des dangers que nous devinons sans les saisir ; il est le lieu de luttes, de victoires, de blessures, de dominations, de servitudes…Et c'est pourquoi il suscite notre inquiétude.

Au lieu de "jouer le jeu" qui lui est proposé, Foucault renverse ainsi magistralement le dessous des cartes. Il part, de la façon la plus simple qui soit, de "ce qui est le cas", de ce qu'il sent en lui : une inquiétude devant ce qu'est le discours en général. On lui demande d'admettre que le discours est réglé, poli, régi par des normes éthiques, prêt à accueillir un contenu. Et lui dit simplement que non, que puisqu'il a peur, c'est que le discours n'est pas réglé, poli, régi par des normes éthiques. C'est que le discours est un champ de bataille, un lieu d'affrontement, un enjeu de pouvoir. Et c'est de ce déplacement radical de "position du problème" que Foucault tire la question directrice de tout son texte :
"Mais qu'y a-t-il donc de si périlleux dans le fait que les gens parlent, et que leurs discours indéfiniment prolifèrent ? Où donc est le danger ? " (p. 10).

C'est alors pour répondre à cette question que Foucault avance une "hypothèse se travail" (p. 10) :
"Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité" (p. 11).


Quelles sont ces procédures qui contrôlent la production du discours ?

1. Foucault analyse en premier lieu des procédures de contrôle externes.


Premier groupe de procédures externes : celles qui fonctionnent par l'interdit. "On n'a pas le droit de tout dire, on ne peut pas parler de tout dans n'importe quelle circonstance, n'importe qui ne peut pas parler de n'importe quoi" : triple tabou , qui instaure dans chaque cas un privilège pour celui qui parle. "De nos jours", dit Foucault, les objets qui sont le plus frappés de ces interdits sont ceux qui relèvent de la sexualité et de la politique (p. 12).

Second groupe de procédures : celles qui procèdent d'un partage ou d'un rejet. Ainsi l'opposition entre raison et folie. Le fou est celui dont le discours ne peut pas fonctionner comme celui des autres - que sa parole soit exclue ou considérée comme secrètement investie par une raison rusée, elle n'est jamais recueillie ni écoutée : "Tout cet immense discours du fou retournait au bruit" (jusqu'à la fin du XVIIIe s.) (p. 14). Et ce partage demeure aujourd'hui, dans l'"écoute" du médecin.

Troisième groupe de procédures : l'opposition du vrai et du faux. Ce partage, si on se place à l'intérieur du discours, au niveau d'une proposition, n'est "ni arbitraire, ni modifiable, ni institutionnel, ni violent" (p. 16). Mais si on se place à une autre échelle, celle de la "volonté de vérité" qui traverse toute notre histoire, alors on s'aperçoit que le partage entre du vrai et du faux agit lui aussi comme un système d'exclusion. C'est ici que se trouve la remarque très importante que : "les grandes mutations scientifiques peuvent peut-être se lire parfois comme les conséquences d'une découverte, mais elles peuvent se lire aussi comme l'apparition de formes nouvelles dans la volonté de vérité" (p. 18). Ainsi, au tournant des XVIe et XVIIe s., en Angleterre surtout, nouveau dessin des plans d'objets possibles, observables, mesurables, classables, nouvelle position du sujet connaissant (voir plutôt que lire, vérifier plutôt que commenter), nouveau niveau technique où les connaissances devaient s'investir. Et donc :
"Tout se passe comme si, à partir du grand partage platonicien, la volonté de vérité avait sa propre histoire, qui n'est pas celle des vérités contraignantes : histoire des plans d'objets à connaître, histoire des fonctions et positions du sujet connaissant, histoire des investissements matériels, techniques, instrumentaux de la connaissance" (p. 19).

C'est vers ce troisième système d'exclusion, dit Foucault, que les deux autres n'ont cessé de dériver. C'est lui qui tente de plus en plus de les modifier et de les fonder à la fois. Et pourtant c'est de lui - de la volonté de vérité - qu'on parle le moins. Il reste caché, au sens où n'"apparaît à nos yeux qu'une vérité qui serait richesse, fécondité, force douce et insidieusement universelle" tandis que nous ignorons la "volonté de vérité", qui est une "prodigieuse machine à exclure" (p. 22).

2. A ces procédures externes s'ajoutent cependant des procédures internes de contrôle du discours : principes de classification, d'ordonnancement, de distribution (p. 23).


Ainsi d'abord, le commentaire : textes religieux ou juridiques, textes dits littéraires, textes scientifiques. Il est impossible d'annuler le "décalage" qui existe dans toute culture entre texte premier et texte second (p. 26). Le commentaire instaure une sorte de principe de variation du sens du texte premier, qui se trouve indéfiniment répété, quoique indéfiniment comme autre chose que lui-même. Il assure paradoxalement l'identité du texte par la forme de sa répétition décalée (cf. p. 31).

Ainsi, ensuite, l'auteur- non l'individu parlant, mais l'"unité et l'origine des significations d'un discours" (p. 28). L'attribution à un auteur en ce sens n'est pas toujours de règle : les propos quotidiens, les décrets ou les contrats, n'ont pas d'auteur. Il y a des auteurs en littérature, en philosophie, en science. Mais là encore leur rôle varie. Au Moyen Age, toute proposition d'un discours scientifique a besoin d'un auteur. Depuis le XVIIe siècle "cette fonction n'a cessé de s'effacer" (p. 29). Inversement, dans l'ordre littéraire, la fonction de l'auteur n'a cessé de se renforcer depuis la même époque (textes anonymes au M-A). L'auteur assure alors l'identité du texte de l'œuvre par la forme de son individualité et de son moi.

Ainsi encore l'organisation des disciplines. D'une part, pour chaque discipline, il y a une sorte de "système anonyme" de fonctionnement, composé de la définition d'un domaine d'objets, d'un ensemble de méthodes, d'un corpus de propositions considérées comme vraies, d'un jeu de règles et de définitions, de techniques et d'instruments (p. 32). D'autre part, il y a un accord tacite au sujet des propositions considérées comme acceptables, ou non, dans une discipline donnée (exemple de la recherche de la langue primitive, p. 35 - cf. Sept Propos). Les propositions non acceptables forment toute une tératologie du savoir : "des monstres rôdent, dont la forme change avec l'histoire du savoir" (p. 35). La discipline assure l'identité du discours par la forme d'une réactualisation permanente des règles (p. 38).

3. Enfin, Foucault analyse un troisième "groupe de procédures qui permettent le contrôle des discours" (p. 38). Ce sont les procédures qui décident de qui va voir accès, ou non, à tel ou tel discours. Car "toutes les régions du discours ne sont pas également ouvertes et pénétrables" ; certaines sont hautement défendues (…) tandis que d'autres paraissent presque ouvertes à tous les vents et mises sans restriction préalable à la disposition de chaque sujet parlant" (p. 39). Mais "paraissent" seulement. De fait, aucune région du discours n'est ouverte à tous les vents. La transparence de la communication et de l'échange dont s'est targué le discours scientifique européen est un mythe (anecdote du shôgun, p. 40).

Toute forme de discours obéit donc à des systèmes complexes de restriction d'accès.

Par exemple, le rituel qui "définit la qualification que doivent posséder les individus qui parlent (…) : il définit les gestes, les comportements, les circonstances, et tout l'ensemble de signes qui doivent accompagner le discours" (p. 41- exemples des rituels, ie des mises en scène, des discours religieux, judiciaires, thérapeutiques).

Par exemple les "sociétés de discours", dont la fonction est de faire circuler les discours dans un espace fermé et de ne les distribuer que selon des règles strictes (p. 41 - apprentissage, entrée dans un groupe, secret, jeu ambigu du secret et de la divulgation). "Qu'on ne s'y trompe pas : même dans l'ordre du discours vrai, même dans l'ordre du discours publié et libre de tout rituel, s'exercent encore des formes d'appropriation de secret et de non-interchangeabilité(…) ; qu'on songe au secret technique ou scientifique, qu'on songe aux formes de diffusion et de circulation du discours médical, qu'on songe à ceux qui se sont appropriés le discours économique ou politique" (p. 43).

Par exemple encore les "doctrines", religieuses, politiques, philosophiques (p. 44-45).

Par exemple enfin, l'appropriation sociale des discours : les systèmes d'éducation, qui sont toujours des outils politiques.

Pris dans l'étau de ces trois groupes différents de procédures, le "discours" (entendu, comme toujours chez Foucault, au sens large défini précédemment) est ainsi encadré, surveillé et contraint. Or ce qui est remarquable, c'est que tous les moyens de surveillance que décrit Foucault, qu'il exhibe en quelque sorte, possèdent un double caractère. D'une part, ils sont tacitement admis et passent en règle générale radicalement inaperçus de tout le monde (leur efficacité dans la manipulation de l'opinion est en raison directe de ce caractère inaperçu). Mais d'autre part ils apparaissent immédiatement pour ce qu'ils sont - des moyens de surveillance et de contrôle - dès qu'ils sont nommés. En d'autres termes, dès qu'ils sont désignés, on les reconnaît comme manifestement à l'œuvre dans toute forme de discours et comme manifestement finalisés par la surveillance et le contrôle (le plus difficile, dira Foucault à propos du rôle de l'intellectuel, est de nommer et de montrer ce qui est "réduit au silence" dans le discours, non pas par aucune "force brutale", mais par des procédures apparemment innocentes et inaperçues).

Pourquoi, demandera-t-on, est-il nécessaire que le discours soit soumis à de telles procédures de surveillance et de contrôle ? Pour la raison très simple que, dans tout discours, se jouent des mécanismes de pouvoir. L'une des originalités fondamentales de l'œuvre de Foucault est de montrer, de faire voir, les mécanismes de pouvoir qui sont à l'œuvre dans les discours tacitement admis et reconnus pour vrais qui sont tenus sur ces objets en apparence non "politiques" que sont les femmes, les enfants, la sexualité, etc.


Table des procédures de contrôle des discours

I. Externes

1. L'interdit

2. Le partage

3. L'opposition Vrai-Faux

II. Internes

1. Le commentaire

2. L'auteur

3. L'organisation des disciplines

III. Régulatrices de l'accès

1. Le rituel

2. Les "sociétés de discours"

3. Les doctrines

4. L'appropriation sociale

Aide pour la lecture de la fin du texte

La suite du texte demande si "un certain nombre de thèmes de la philosophie ne sont pas venus répondre à ces jeux de limitation et d'exclusions, et peut-être aussi les renforcer" (p. 47).

Sur le thème du "sujet fondateur" : cf. p. 49 - sur celui de "l'expérience originaire" : p. 50 = contre Merleau-Ponty. - sur celui de "l'universelle médiation" : p. 51.

Idée que tout se passe comme si l'on avait voulu à tout prix encadrer le discours, le maîtriser, par une sorte de sourde et violente logophobie, une crainte de "tout ce qu'il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours" (p. 53).

Nécessité aujourd'hui de "se résoudre à trois décisions auxquelles notre pensée résiste un peu et qui correspondent aux trois groupes de fonctions que je viens d'évoquer : remettre en question notre volonté de vérité, restituer au discours son caractère d'événement ; lever enfin la souveraineté du signifiant" (p. 53).

Exigences de méthode : renversement/discontinuité/spécificité : "il n'y a pas de providence prédiscursive qui dispose (le monde) en notre faveur : p. 55.

Reprend AS sur les notions d'événement, de discontinuité et de série : p. 57-58. "Quel statut faut-il donner à cette notion d'événement qui fut si rarement prise en considération par les philosophes ? " (p. 59). + Introduire le discontinu et l'aléa : p. 60-61.

Fin du texte sur les projets de Foucault + hommage à Dumézil, Canguilhem, Hyppolite + propblème de savoir comment échapper à Hegel.