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Origine : http : //www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/04.htm
Cours de la Fac de Tours Catherine Chevalley
2001
IV. La critique du sujet fondateur" : l'Archéologie
du savoir (1969).
Foucault n'a jamais identifié son travail à celui
des sciences humaines (raison pour laquelle il refuse avec autant
de violence l'étiquette de structuraliste). Foucault est
un philosophe. Après avoir décidé que l'impulsion
des problèmes venait il est vrai souvent, sinon toujours,
à la philosophie de ce qui lui était extérieur
(opérant en cela le même écart initial que la
plupart des philosophes de l'histoire canonique), il n'a cessé
de définir plus précisément son entreprise
propre : mort de "l'homme", naissance de l'"individu",
nouvelle compréhension du "sujet".
L'Archéologie du savoir est un livre écrit pour l'essentiel
pendant le séjour de Foucault à Tunis, et c'est un
effort pour préciser et systématiser les idées
directrices des livres antérieurs. Etape décisive,
quoique encore provisoire, dans la clarification par Foucault de
son entreprise propre : "sans les questions qui m'ont été
posées, sans les difficultés soulevées, sans
les objections, je n'aurais sans doute pas vu se dessiner d'une
façon aussi nette l'entreprise à laquelle, bon gré
mal gré, je me trouve désormais lié" (p.
27).
L'idée d'une histoire discontinue : événements
et mutations
L'introduction du livre, centrée sur l'introduction du discontinu
dans la méthodologie de l'histoire, en désigne l'objet
central par les questions suivantes :
"comment spécifier les différents concepts qui
permettent de penser la discontinuité (seuil, rupture, coupure,
mutation, transformation) ? Par quels critères isoler les
unités auxquelles on a affaire : qu'est-ce qu'une science ?
Qu'est-ce qu'une œuvre ? Qu'est-ce qu'une théorie ? Qu'est-ce
qu'un concept ? Qu'est-ce qu'un texte ? …" (p. 12-13) (voir
aussi p. 17).
Ces questions résultent d'un constat : celui que "dans
ces disciplines qu'on appelle histoire des idées, des sciences,
de la philosophie, de la pensée, de la littérature
aussi (…), l'attention s'est déplacée (…)
des vastes unités qu'on décrivait comme des "époques"
ou des "siècles" vers des phénomènes
de rupture" (p. 10). Ainsi les "actes et seuils épistémologiques"
chez Bachelard. Ainsi les analyses de Canguilhem au sujet des "déplacements
et transformations des concepts", qui montrent que "l'histoire
d'un concept n'est pas, en tout et pour tout, celle de son affinement
progressif, de sa rationalité continûment croissante,
de son gradient d'abstraction, mais celle de ses divers champs de
constitution et de validité, celle de ses règles successives
d'usage, des milieux théoriques multiples où s'est
poursuivie et achevée son élaboration" (p. 11).
(Foucault cite aussi Serres et Guéroult, : mentionne Althusser).
En apparence, cette introduction du discontinu dans l'histoire de
la pensée s'oppose aux grandes continuités recherchées
par l'histoire au sens strict. Pourtant, dit Foucault, il existe
ici et là - ie chez les historiens comme les historiens des
sciences et de la philosophie - une identité de problématique.
Car partout, dans toutes les disciplines où il s'agit de
se demander à nouveau ce que c'est qu'écrire l'histoire,
une évolution récente apparaît : la mise en question
du document. Alors que l'histoire traditionnelle entreprenait de
mémoriser les monuments du passé en les transformant
en documents, aujourd'hui, dit Foucault, l'on s'intéresse
inversement à "ce qui transforme les documents en monuments"
= à une recherche archéologique en un sens nouveau
(p. 15). En d'autres termes, alors que l'histoire traditionnelle
commençait par poser l'existence d'un certain nombre d'événements,
datés dans un temps unique, puis se demandait comment ces
événements avaient été transcrits dans
les documents, l'histoire nouvelle part des documents et se demande
à quelles conditions certains documents "fabriquent"
des faits historiques, tandis que d'autres restent silencieux, muets,
oubliés.
D'où, automatiquement, une stratification de la notion d'événement.
Il y a "des types d'événements de niveau tout
à fait différents" (p. 15). On cesse dès
lors de penser en termes de téléologie de la raison.
"Ainsi sont apparues, à la place de cette chronologie
continue de la raison, qu'on faisait invariablement remonter à
l'inaccessible origine, à son ouverture fondatrice, des échelles
parfois brèves, distinctes les unes des autres, rebelle à
une loi unique, porteuses souvent d'un type d'histoire qui est propre
à chacune, et irréductibles au modèle général
d'une conscience qui acquiert, progresse et se souvient" (p.
16).
Parallèlement apparaît également une distinction
entre histoire globale (traditionnelle : trouver le "principe"
d'une époque) et histoire générale ("déterminer
quelle forme de relation peut être légitimement décrite
entre ces différentes séries ; quel système
vertical elles sont susceptibles de former, …déployer
l'espace d'une dispersion" : p. 18). Selon Foucault :
"cette mutation épistémologique de l'histoire
n'est pas encore achevée aujourd'hui (…) elle n'a pas
été enregistrée ni réfléchie
(…). Comme s'il avait été particulièrement
difficile, dans cette histoire que les hommes retracent de leurs
propres idées et de leurs propres connaissances, de formuler
une théorie générale de la discontinuité,
des séries, des limites, des unités, des ordres spécifiques,
des autonomies et des dépendances différenciées"
(p. 21).
Pourquoi cette difficulté ? Parce que, dit Foucault, ce qui
fait obstacle à une pensée du discontinu est le maintien
de la présupposition d'un sujet fondateur.
"l'histoire continue est le corrélat indispensable à
la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui
a échappé pourra lui être rendu ; la certitude
que le temps ne dispersera rien dans le restituer dans une unité
recomposée (…). Faire de l'analyse historique le discours
du continu et faire de la conscience humaine le sujet originaire
de tout devenir et de toute pratique, ce sont les deux faces d'un
même système de pensée. Le temps y est conçu
en termes de totalisation et les révolutions n'y sont jamais
que des prises de conscience" (p. 22).
Inversement, faire une histoire discontinue, c'est renoncer ipso
facto au primat du sujet constituant.
De l'histoire discontinue à la critique du concept
de sujet
L'Archéologie du savoir entreprend de penser la discontinuité
dans l'histoire des idées, des sciences, de la philosophie
de façon "archéologique", ie en demandant
comment on passe des documents aux monuments, comment on construit
des faits historiques. Par là même, Foucault suggère
de modifier drastiquement le concept usuel de temps historique :
au lieu d'un temps linéaire et totalisable, il faut se représenter
une stratification, une dispersion, des séries d'événements.
Il faut penser une histoire "qui ne serait pas système,
mais dur travail de la liberté" (p. 23). (cf. p. 25-26,
pour l'idée qu'il ne s'agit pas d'appliquer une quelconque
méthode structuraliste, ni d'utiliser les catégories
des totalités culturelles - visions du monde, types idéaux,
etc. -, mais de "définir une méthode d'analyse
historique qui soit affranchie du thème anthropologique").
Et par là même se trouve abandonnée l'idée
d'une histoire progressive de la raison et celle du sujet comme
conscience - conscience rationnelle, ou conscience historique qui
rassemblerait les événements discontinus en des totalités
intelligibles et unitaires. Il n'y a plus de sujet fondateur. "En
ce point se détermine une entreprise dont l'Histoire de la
folie, la Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses ont fixé,
très imparfaitement, le dessin. Entreprise par laquelle on
essaie de prendre la mesure des mutations qui s'opèrent en
général dans le domaine de l'histoire" (p. 25).
De fait, c'est là qu'apparaît à ce stade l'unité
du travail de Foucault : se débarrasser de la souveraineté
du sujet classique - afin qu'il devienne possible, dans une dernière
phase, d'entreprendre de repenser l'individu (mais plus comme conscience
constituante). L'archéologie du savoir représente
une étape essentielle de ce processus, celle qui permet de
faire éclater simultanément la conscience transcendantale
et le temps historique traditionnel. Elle représente en ce
sens un retour réflexif sur la démarche "aveugle"
des livres précédents :
"Les enquêtes sur la folie et l'apparition d'une psychologie,
sur la maladie et la naissance d'une médecine clinique, sur
les sciences de la vie, du langage et de l'économie ont été
des essais pour une part aveugles : mais ils s'éclairaient
à mesure, non seulement parce qu'ils précisaient peu
à peu leur méthode, mais parce qu'ils découvraient
- dans ce débat sur l'humanisme et l'anthropologie - le point
de sa possibilité historique" (p. 26).
(Cf. p. 27 les jugements récurrents que porte Foucault sur
les trois livres antérieurs. L'Histoire de la folie "faisait
une part beaucoup trop considérable, et d'ailleurs bien énigmatique,
à ce qui s'y trouvait désigné comme une "expérience",
montrant par là combien on demeurait proche d'admettre un
sujet anonyme et général de l'histoire". Dans
Naissance de la clinique, la méthode restait trop proche
de l'analyse structurale. Dans Les Mots et les choses, "l'absence
de balisage méthodologique a pu faire croire à des
analyses en termes de totalité culturelle" (façon
pudique de protester contre toute identification de l'épistémè
à une "conception du monde")).
(Cf. aussi p. 27 bas, les remarques sur "la manière
précautionneuse, boitillante, de ce texte". Et, p. 28 :
"Plus d'un, comme moi sans doute, écrivent pour n'avoir
plus de visage").
Aide pour la lecture : plan du texte et passages essentiels.
Plan :
(Introduction)
Les régularités discursives
L'énoncé et l'archive
La description archéologique
(Conclusion en forme de dialogue).
Dans II, 2 : notion de "règles de formation" =
conditions auxquelles sont soumis les objets, les modalités
d'énonciation, les concepts, les choix thématiques
(p. 53) et qui définissent une "formation discursive".
Dans II, 4 : problème de la position du sujet qui produit
des énoncés.
Dans III, 1 et 2 : définition de l'énoncé (proposition-
phrase - speech act…) et de la "fonction énonciative".
Dans III, 5 : l'a priori historique et l'archive (= "la loi
de ce qui peut être dit, le système qui régit
l'apparition des énoncés comme événements
singuliers", p. 170). (Définition du terme d'"archéologie"
p. 173, comme ce qui "décrit les discours comme des
pratiques spécifiées dans l'élément
de l'archive").
Dans IV, 5 : différents plans à l'intérieur
du discours (p. 223sq.). Notion de "transformation" (p.
224 - cf. texte sur Cuvier).
Dans IV, 6 : rapport de l'archéologie à l'analyse des
sciences. Notion de "seuils" : positivité, épistémologisation,
scientificité, formalisation (p. 243). Différents
types d'histoire des sciences : récurrentielle, épistémologique,
archéologique (p. 248 sq.). Redéfinition de l'épistémè
comme "l'ensemble des relations qu'on peut découvrir,
pour une époque donnée, entre les sciences quand on
les analyse au niveau des régularités discursives"
(p. 250). "Et le point par où (cette interrogation)
se sépare de toutes les philosophies de la connaissance,
c'est qu'elle ne rapporte pas ce fait à l'instance d'une
donation originaire qui fonderait, dans un sujet transcendantal,
le fait et le droit, mais aux processus d'une pratique historique"
(p. 251).
Dans V : synthèse par Foucault de ses positions sur la question
du sujet.
Cf. les remarques de "La scène de la philosophie"
(avril 1978), in DE III, 589-590, qui créditent Bataille,
Blanchot et Klossowki d'avoir fait apparaître l'idée
que le sujet n'était pas une forme fondamentale et originaire,
mais le résultat d'un certain nombre de processus et qu'il
avait une genèse. "(…) nous étions tous
d'accord sur ce point qu'il ne fallait pas partir du sujet, du sujet
au sens de Descartes comme point originaire à partir duquel
tout devait être engendré, que le sujet lui-même
a une genèse. Et par là même se retrouve la
communication avec Nietzsche" (p. 590).
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