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Origine : http : //www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/03.htm
Cours de la Fac de Tours Catherine Chevalley
2001
III. Un "excursus" : Les mots et les choses (1966), généalogie
de la raison.
Il y a un paradoxe associé au livre qui paraît en
1966. D'une part, ce sont Les Mots et les choses qui ont rendu Foucault
immensément célèbre - l'Histoire de la folie
étant passée pratiquement inaperçue du grand
public (assez peu de réactions universitaires également,
sauf les lectures de Vuillemin et Althusser et des articles de Blanchot,
Barthes, Serres, Mandrou - cf. Eribon, 142-143). Mais d'autre part,
Foucault lui-même ne concevait le livre de 1966 que comme
un "appendice" aux deux livres précédents.
Cf. ses remarques en 1976 :
"…ce qui fait exception, finalement, ce sont Les Mots
et les Choses, qui est une sorte d'excursus. Personne ne s'est intéressé
au départ à mon premier livre, sauf les littéraires
comme Barthes ou Blanchot. Mais aucun psychiatre, aucun sociologue,
aucun homme de gauche. Avec La naissance de la clinique, ce fut
encore pis : silence total. La folie, la santé, ce n'était
pas encore un problème théorique et politique noble,
à cette époque. Ce qui était noble, c'était
la relecture de Marx, la psychanalyse, la sémiologie. De
sorte que j'ai été fort déçu de cet
inintérêt, je ne m'en cache pas. J'ai laissé
donc tout cela en jachère et je me suis mis à la rédaction
des Mots et les Choses, un ouvrage sur les sciences empiriques et
leur transformation purement théorique aux XVIIIe et XIXe
siècles, mais c'était en quelque sorte un appendice
aux deux livres précédents. Et puis en 1968, brusquement,
ces problèmes de folie, de santé, de sexualité,
de corps sont entrés directement dans le champ des préoccupations
politiques. Le statut des fous intéressait tout à
coup toute la population. Ces livres-là, soudain, furent
donc surconsommés, alors qu'ils étaient sous-consommés
pendant la période précédente. J'ai donc repris
mon sillon après cette date, avec plus de sérénité
d'esprit et avec plus de certitude sur le fait que je ne m'étais
pas trompé". ("L'illégalisme et l'art de
punir", DE III, 85-89, ici 88).
Les Mots et les choses ne sont donc en rien, du point de vue de
Foucault, son ouvrage central. Il s'agit plutôt du développement
de l'analyse de l'expérience sociale, morale, imaginaire
du partage de la folie en une question plus générale
sur l'origine, dans la culture occidentale, de l'interrogation sur
l'homme.
Ailleurs, Foucault présentera l'Histoire de la folie comme
l'analyse de l'expérience de l'Autre, de celui qui est à
exclure, et Les Mots et les choses comme l'analyse de l'expérience
du Même, i.e. de l'ordre des parentés, des ressemblances,
des classifications.
La notion d'"ordre"
Les Mots et les choses était d'abord intitulé L'Ordre
des choses. La notion d'ordre est importante et essentiellement
liée à celle d'épistémè, d'a
priori historique, d'espace de simultanéités - notions
très problématiques, mais que l'Archéologie
du savoir tentera ensuite de préciser.
Selon la Préface, p. 11 :
"L'ordre, c'est à la fois ce qui se donne dans les choses
comme leur loi intérieure, le réseau secret selon
lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et
ce qui n'existe qu'à travers la grille d'un regard, d'une
attention, d'un langage ; et c'est seulement dans les cases blanches
de ce quadrillage qu'il se manifeste en profondeur comme déjà
là, attendant en silence le moment d'être énoncé".
Retrouver "l'expérience nue de l'ordre et de ses modes
d'être", c'est alors "s'efforcer de retrouver à
partir de quoi connaissances et théories ont été
possibles ; selon quel espace d'ordre s'est constitué le savoir ;
sur fond de quel a priori historique et dans l'élément
de quelle positivité des idées ont pu apparaître,
des sciences se constituer" (p. 13).
Conditions d'apparition des connaissances, des théories,
des sciences : généalogie de la "raison",
en ce sens. Mais une généalogie qui, de même
que chez Nietzsche, suppose l'abandon du concept d'objectivité.
Il ne s'agit pas, pour Foucault, de définir un début
de la rationalité pour chaque savoir déterminé,
mais de mettre au jour "le champ épistémologique,
l'épistémè (…), les configurations qui
ont donné lieu aux formes diverses de la connaissance empirique"
(p. 13). Ou encore : de définir des "systèmes
de simultanéité" (p. 14).
Espace d'ordre, épistémè, a priori historique,
systèmes de simultanéité : notions très
générales, très difficiles à définir
rigoureusement, et pour lesquelles Foucault a été
aussi critiqué que Kuhn pour sa notion de "paradigme".
Il suffira de dire qu'il s'agit, là encore, de retrouver
une expérience, et une expérience fondatrice de "vérité".
Ainsi, p. 171, Foucault dit de l'a priori historique qu'il est "
ce qui, à une époque donnée, découpe
dans l'expérience un champ de savoir possible, définit
le mode d'être des objets qui y apparaissent, arme le regard
quotidien de pouvoirs théoriques, et définit les conditions
dans lesquelles on peut tenir sur les choses un discours reconnu
pour vrai". Epistémè et a priori historique correspondent
donc à un effort pour introduire la discontinuité
dans l'histoire des idées et des sciences (cf. AS). Les difficultés
sont nombreuses et elles ont en règle générale
dominé le commentaire de l'œuvre de Foucault jusqu'à
maintenant. On les laissera presque entièrement de côté
dans ce cours, puisque le point de vue adopté ici est celui
que Foucault n'a cessé de revendiquer dans les dix dernières
années de sa vie : celui d'une reprise des questions de la
vérité, du pouvoir et de l'éthique.
Hypothèses directrices
La question centrale du livre de 1966 est : à quel moment
l'"homme" surgit-il comme objet de savoir ? Pour répondre
à cette question, Foucault admet que chaque époque
a une configuration souterraine qui dessine sa culture (épistémè
etc.) et il s'engage dans une description des formes du savoir du
XVIe à nos jours (description qui a été alternativement
portée aux nues et implacablement critiquée).
Là encore, on peut résumer sommairement les hypothèses
du livre.
Foucault définit ce qu'il appelle l'épistémè
classique par "le continuum de la représentation et
de l'être, une ontologie définie négativement
comme absence de néant (…), l'être donné
sans rupture à la représentation" (p. 219). Soit,
par une plénitude de l'être en tant qu'il se donne
dans la représentation. Cela pourrait se formuler autrement :
on admet au XVIIe siècle qu'il faut décoder le monde,
ie que les choses ne sont pas données immédiatement
dans leur essence, mais l'on pense que le code une fois trouvé
est le bon. Foucault note également que, dans une telle configuration,
le problème fondamental est celui de trouver "des rapports
entre le nom et l'ordre : découvrir une nomenclature qui fût
une taxinomie, ou encore instaurer un système de signes qui
fût transparent à la continuité de l'être"
(p. 220).
A la fin du XVIIIe et au début du XIXe., il se produit une
rupture : "La représentation a perdu son pouvoir de fonder,
à partir d'elle-même, dans son déploiement propre
(…) les liens qui peuvent unir ses divers éléments
(…). Les choses échappent à l'espace du tableau"
(p. 251-252). Ce tournant se produit en philosophie avec Kant : "la
critique kantienne marque le seuil de notre modernité ; elle
interroge la représentation non pas selon le mouvement indéfini
qui va de l'élément simple à toutes ses combinaisons
possibles, mais à partir de ses limites de droit. Elle sanctionne
(…) le retrait du savoir et de la pensée hors de l'espace
de la représentation" (p. 255).
Ceci a deux conséquences majeures : l'émergence du
thème du sujet transcendantal, et celle de champs empiriques
nouveaux (travail, vies, langage).
Après Kant on assiste alors, d'une part, à la formulation
de métaphysiques "pré-critiques" (l'Idéalisme
allemand), d'autre part à l'apparition de sciences "positives"
(économie politique, biologie, philologie), et d'un positivisme-phénoménalisme
("on peut connaître non pas les substances, mais les
phénomènes ; non pas les essences, mais les lois ; non
pas les êtres, mais leurs régularités"
(p. 258). Du début du XIXe siècle jusqu'à Bergson,
l'on a affaire, selon Foucault, à un "triangle Critique-Positivisme-Métaphysique"
(p. 258). -- "Ainsi s'instaure, à partir de la critique
- ou plutôt à partir de ce décalage de l'être
par rapport à la représentation dont le kantisme est
le premier constat philosophique - une corrélation fondamentale :
d'un côté des métaphysiques de l'objet (…),
de l'autre des philosophies qui se donnent pour tâche la seule
observation de cela même qui est donné à une
connaissance positive" (p. 258).
L'homme apparaît donc au tournant des XVIIIe-XIXe s. comme
objet de savoir avec cette naissance des sciences humaines à
partir de l'analytique (kantienne) de la finitude. Il est "un
étrange doublet empirico-transcendantal" (p. 329). Objet
des analyses de la perception, des mécanismes sensoriels
(développement de l'Esthétique transcendantale), +
objet des analyses de l'illusion (développement de la Dialectique
transcendantale).
Mais la philosophie, dit Foucault, s'est endormie aujourd'hui dans
un sommeil nouveau (allusion au "sommeil dogmatique" dont
Hume avait réveillé Kant) : celui de l'anthropologie
(p. 352). L'homme ne peut pas en effet être réduit
à la figure qu'en donnent les sciences humaines en tant que
sciences positives. Le langage ne peut pas, par exemple, être
réduit à sa dimension philologique et linguistique :
l'obscurité de l'expérience du langage revient dans
la littérature, avec Mallarmé, Bataille, Blanchot,
Beckett… (p. 186). C'est en ce sens que "l'homme"
disparaît : l'homme en tant qu'artefact construit à
la convergence des sciences positives. "La fin de l'homme est
le retour du commencement de la philosophie" (p. 353) : cette
phrase tellement commentée, caricaturée, détournée
de son sens le plus évident, signifie que la philosophie
ne saurait se déployer dans le sillon des sciences humaines.
La philosophie ne peut ni ne doit s'en tenir au concept "positif"
de l'homme, elle ne peut ni ne doit se penser elle-même comme
une "science".
N. B. Signaler l'importance, aux yeux de Foucault, du passage de
la Grammaire générale à la Grammaire comparée.
Idée que toute l'œuvre philologique de Grimm, Schlegel,
Rask, Bopp, demeure dans les marges de notre conscience historique
(p. 294). Le langage cessait d'être transparent à notre
représentation. "Le langage n'est plus un système
de représentations qui a pouvoir de découper et de
recomposer d'autres représentations ; il désigne en
ses racines les plus constantes des actions, des états, des
volontés (…). Il s'enracine, non pas du côté
des choses perçues, mais du côté du sujet en
son activité (…). Humboldt n'est pas seulement le contemporain
de Bopp ; il connaissait son eouvre, et par le détail"
(p. 303). -- Mais la conscience de cette transformation n'est réelle
qu'à la fin du XIXe siècle (Nietzsche, Mallarmé).
"Toute la curiosité de notre pensée se loge maintenant
dans la question : qu'est-ce que le langage ? " (p. 316).
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