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Michel Foucault.
II. Histoire de la folie à l'âge classique (1961) : généalogie d'une expérience

Origine : http : //www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/02.htm
Cours de la Fac de Tours Catherine Chevalley 2001

II. Histoire de la folie à l'âge classique (1961) : généalogie d'une expérience

Thèse principale de Foucault, écrite pour l'essentiel pendant son séjour à Uppsala entre 1955 et 1958. Soutenue en mai 1961 sous le titre de Folie et déraison. Publiée (difficilement) en 1961, avec une première préface (reprise dans DE I). Rééditée en 1972 avec une seconde préface (sur ce que c'est qu'un livre) et deux Appendices : "La folie, l'absence d'œuvre" (article paru en 1964 dans La Table ronde ; en partie conçu pour répondre à certaines objections de Henri Gouhier formulées lors de la soutenance), et "Mon corps, ce papier, ce feu" (réponse aux objections présentées par Jacques Derrida dans sa conférence de 1963, reprise dans Ecriture et différence en 1967).

Hypothèses directrices

On peut résumer abruptement les hypothèses du livre de la façon suivante.
Pendant la Renaissance la folie vient au premier plan, prenant le relais de la lèpre et de la hantise de la mort, et deux attitudes fondamentales coexistent : une attitude "tragique" et une attitude "critique".

Puis vient l'âge classique (XVIIe siècle), pendant lequel les fous cessent d'être omniprésents dans l'espace social pour être enfermés dans un lieu particulier, l'Hôpital général. Sont enfermés en même temps que les fous les pauvres, les mendiants, les débauchés. Ce "grand renfermement", dit Foucault, est le corollaire du partage raison-déraison qui se fait explicitement en philosophie avec le "moment cartésien".

Une fois enfermé, le fou peut devenir objet de savoir. A la fin du XVIIIe siècle, la folie devient "maladie mentale", l'asile apparaît , l'internement est médicalisé, la science psychiatrique commence à se développer. On va observer les malades mentaux, les faire écrire (d'où le nombre de textes écrits par des fous à cette époque), les traiter, souvent de manière terrible, les exhiber. Triomphe de l'attitude "critique", qui dure jusqu'à nos jours.

Au XIXe siècle et au Xxe enfin, on voit ressurgir la folie sous la forme de la conscience tragique, en art (de Goya à Van Gogh), en philosophie (Nietzsche), en littérature (Artaud). Divergence maximale entre les deux attitudes qui coexistaient à la Renaissance.


L'histoire de la folie comme généalogie d'une expérience sociale, morale, imaginaire

Ces thèses donnent la ligne générale du livre, quoique de façon très sommaire. Mais on peut souligner tout de suite que l'Histoire de la folie procède de l'idée, essentielle dans toute l'œuvre de Foucault, que les partages fondamentaux se font originairement dans une expérience indifférenciée, non reconnue et non vécue comme telle, qui est une expérience de violence extrême. Il s'agit en effet pour Foucault non pas de faire l'histoire de la science psychiatrique - vue, par exemple, comme "science nouvelle" -, mais de faire une histoire "du contexte social, moral et imaginaire dans lequel elle s'est développée" (lettre à Stirn Lindroth du 10 août 1957) : "Car il me semble que jusqu'au XIXe siècle, pour ne pas dire jusqu'à maintenant, il n'y a pas eu de savoir objectif de la folie, mais seulement la formulation, en termes d'analogie scientifique, d'une certaine expérience (morale, sociale, etc.) de la Déraison" (cité in Eribon, p. 107).

La première Préface, celle de 1961, détermine ainsi l'objet presque insaisissable du livre comme étant la recherche d'un "degré zéro de la folie" :
"Pascal : "Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n'être pas fou". Et cet autre texte, de Dostoïevski, dans le Journal d'un écrivain : "Ce n'est pas en enfermant son voisin qu'on se convainc de son propre bon sens". Il faut faire l'histoire de cet autre tour de folie - de cet autre tour par lequel les hommes, dans le geste de raison souveraine qui enferme leur voisin, communiquent et se reconnaissent, à travers le langage sans merci de la non-folie ; retrouver le moment de cette conjuration, avant qu'elle n'ait été définitivement établie dans le règne de la vérité, avant qu'elle n'ait été ranimée par le lyrisme de la protestation. Tâcher de rejoindre, dans l'histoire, ce degré zéro de l'histoire de la folie, où elle est expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du partage lui-même. Décrire, dès l'origine de sa courbure, cet "autre tour" qui, de part et d'autre de son geste, laisse retomber, choses désormais extérieures, sourdes à tout échange, et comme mortes l'une à l'autre, la Raison et la Folie".

L'Histoire de la folie, c'est donc la tentative de retrouver cette expérience indifférenciée, non reconnue et non vécue comme telle, et qui est elle-même une autre forme de "folie". Cette expérience est liée à la concomitance entre l'instauration de la raison comme souveraine et le geste de l'enfermement du "voisin", le second venant légitimer la première puisque c'est en communiquant dans le langage "sans merci" de leur rationalité pensée comme "non-folie" que les hommes se confortent dans la puissance ainsi acquise. Ainsi l'instauration de la rationalité n'a-t-elle rien d'un acte pur, neutre, objectif - elle est plutôt l'instauration d'une forme particulière, nouvelle, de violence.

La violence de la raison

L'idée qu'il existe une violence propre à la raison elle-même a été tellement commentée, déformée, affaiblie en poses subversives et caricaturée qu'il est difficile aujourd'hui d'en faire voir la signification philosophique. Il faut donc oublier toutes les modes que Foucault a suscitées et tirer des textes ce qu'ils contiennent effectivement. En l'occurrence : bien moins une critique du rationalisme des Lumières qui procéderait de la promotion d'un quelconque irrationalisme de principe Lumières (ne pas oublier l'éloge que fera Foucault du "siècle de la critique"), que l'idée générale qu'il existe, à l'origine de nos classifications (fous et non fous, honnêtes et malhonnêtes, etc.), une expérience qui est celle d'un groupe social et qui ne relève ni de la décision, ni même de la formulation linguistique. Expérience d'un partage qui est elle-même non encore partagée, et indifférenciée. Expérience qui est geste. Montrer quelqu'un du doigt et dire : celui-là est fou. Geste, ou cri, hurlement : ainsi s'agissant du langage, dont Foucault envisage, dans les extraordinaires Sept Propos sur le Septième Ange, qu'il s'est formé à coups d'analogies, de ressemblances d'abord primitives, entre les sons émis par des foules en proie à la colère, à la passion, à la faim, à tout sauf à la décision d'instituer des conventions symboliques, ou un contrat politique. Au degré zéro de l'histoire, il n'y aurait que des "conjurations". C'est ensuite seulement que les partages effectués par ces conjurations seraient "définitivement établis dans le règne de la vérité" - ensuite seulement que les décisions conscientes prises par les hommes au sujet de ce qui est vrai et de ce qui est faux institueraient tel ou tel régime de vérité, qui viendrait justifier rétroactivement le partage originaire.

N. B. Bien voir que les termes d'origine ou d'originaire ne sont pas à prendre en un sens strictement historique, au sens où il y aurait une telle origine fixée dans la violence, une fois pour toutes, au début de notre histoire collective. En réalité, ces origines se répètent, d'une part en chacun de nous, d'autre part dans chaque groupe social constitué, à propos des situations nouvelles qui se présentent. A l'égard de l'autre, nos grandes classifications sont ainsi la répétition ou la modification des expériences de partages dont nous avons hérité (racisme, moralité, manières de table (cf. Lévi-Strauss), façons de faire l'amour, etc.).

Dès le début, donc, Foucault recherche les traces d'une expérience qui serait non formulée, violente, et légitimée après-coup par la constitutions de savoirs présentés comme "vrais". "Est constitutif le geste qui partage la folie, et non la science qui s'établit, ce partage une fois fait, dans le calme revenu (…) Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n'a pu s'établir que sur un tel silence (…). Je n'ai pas voulu faire l'histoire de ce langage, plutôt l'archéologie de ce silence" (Folie et Déraison, Préface, p. i-v). Il faut "faire une histoire des limites - ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu'accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l'Extérieur ; et tout au long de son histoire, ce vide creux, cet espace blanc par lequel elle s'isole la désigne tout autant que ses valeurs (…). Interroger une culture sur ses expériences limites, c'est la questionner aux confins de l'histoire, sur un déchirement qui est comme la naissance même de son histoire" (ibid., p. ix).

A contrario, pour Foucault, mais cela n'est pas encore explicite au début des années 1960, le travail propre de l'intellectuel consiste à retrouver ces violences originaires sous le consensus tacite qui les protège, à les faire émerger, à les critiquer, et enfin à leur opposer une éthique de l'individu.

Note sur la non-préface de 1972

En 1972, pour la réédition de Histoire de la folie, Foucault écrira une "non-préface". C'est une seconde préface dans laquelle il explique qu'il ne saurait, précisément, écrire une seconde préface, mais seulement supprimer l'ancienne. Le paradoxe est conscient, naturellement : "--Mais vous venez de faire une préface. -- Du moins est-elle courte". Mais sous le paradoxe, il y a une nouvelle version de ce que dit Platon au sujet de l'existence libre des écrits démunis de leur "père".

Qu'est-ce qu'un livre ? demande Foucault. Et il répond : un livre n'est pas la propriété de celui qui l'écrit. Moi qui en ai tracé les phrases, je n'ai pas à m'instituer dans un rôle de monarque, une tyrannie d'auteur. Je n'ai pas à dire au lecteur : "mon intention doit être votre précepte ; vous plierez votre lecture, vos analyses, vos critiques, à ce que j'ai voulu faire (…) Je suis le monarque des choses que j'ai dites et je garde sur elles une éminente souveraineté : celle de mon intention et du sens que j'ai voulu leur donner" (p. 8). Et si je n'ai pas à faire tout cela, alors je n'ai pas non plus à écrire une préface, où j'expliquerais cette intention.

Si un livre n'est pas la propriété de son auteur, qu'est-il ? Il est un événement. "Evénement minuscule, petit objet maniable". Et dès lors "pris dans un jeu incessant de répétitions ; ses doubles, autour de lui et bien loin de lui, se mettent à fourmiller ; chaque lecture lui donne, pour un instant, un corps impalpable et unique ; des fragments de lui-même circulent qu'on fait valoir pour lui, qui passent pour le contenir presque tout entier, en lesquels finalement il lui arrive de trouver refuge ; les commentaires le dédoublent, autres discours où il doit enfin paraître lui-même, avouer ce qu'il a refusé de dire, se délivrer de ce que, bruyamment, il feignait d'être". (p. 7). Un livre n'est que cela : un événement, quelque chose qui arrive dans le discours, avec plein de doubles autour (ou pas du tout). "Je voudrais qu'un livre ne se donne pas lui-même ce statut de texte auquel la pédagogie ou la critique sauront bien le réduire ; mais qu'il ait la désinvolture de se présenter comme discours : à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure, conjonctures et vestiges, rencontre irrégulière et scène répétable" (p. 8).