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Un cours de l'Université de Tours
Introduction à l'oeuvre de Michel FOUCAULT : Catherine Chevalley
http : //www.univ-tours.fr/ash/polycop/h04li.htm
Présentation du cours de second semestre
Plan du cours
Bibliographie
LICENCE COURS DU SECOND SEMESTRE FEVRIER-JUIN 2001
Introduction à l'œuvre de Michel Foucault
"Parce qu'ils prétendent s'occuper du bonheur des sociétés,
les gouvernements (pris au sens général de tout détenteur
de pouvoir) s'arrogent le droit de passer au compte du profit et
des pertes le malheur des hommes que leurs décisions provoquent
ou que leurs négligences permettent. C'est un devoir de la
citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux
et aux oreilles des gouvernements les malheurs des hommes, dont
il n'est pas vrai qu'ils ne sont pas responsables. Le malheur des
hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique.
Il fonde un droit absolu à se lever et à s'adresser
à ceux qui détiennent le pouvoir".
Dits et Ecrits, t. IV, p. 708.
"Mon problème n'a pas cessé d'être toujours
la vérité, le dire-vrai, le wahr-sagen - ce que c'est
que dire vrai - et le rapport entre dire vrai et formes de réflexivité,
réflexivité de soi sur soi".
"Structuralism and post-structuralism", entretien de 1983,
DE IV, 445.
Remarque :
Il s'agit d'une Introduction à l'œuvre de Michel Foucault,
dont le but est de présenter le contenu de ses livres et
l'évolution de sa pensée.
Cette présentation sera faite selon un double principe de
lecture :
1. J'ai choisi de mettre l'accent principal sur la problématique
de la dernière période de l'œuvre de Foucault,
celle qui lie gouvernement de soi et gouvernement des autres.
2. J'ai voulu permettre de situer Foucault dans le développement
de la philosophie contemporaine, en le lisant comme un philosophe
- dont l'œuvre s'inscrit dans le prolongement explicite de
celles de Nietzsche et de Heidegger -, et en montrant que sa pensée
s'ordonne toute entière autour des questions du "sujet",
d'une "histoire de la vérité" encore à
faire, et de la nécessité d'élaborer une conception
nouvelle du "pouvoir"
INTRODUCTION
1. "Le philosophe masqué" :
Foucault et la revendication de l'anonymat.
(Commentaire de l'entretien avec C. Delacampagne, Le Monde, 6 avril
1980, DE IV, 104-110).
2 Les Vies de Michel Foucault (1926-1984)
La vie de "l'état-civil"
La vie intellectuelle et militante
"Plus d'un, comme moi sans doute, écrivent pour n'avoir
plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas
de rester le même : c'est une morale d'état-civil ; elle
régit nos papiers. Qu'on nous laisse libres quand il s'agit
d'écrire".
Archéologie du savoir (1969)
I ntroduction, p. 28.
L'existence de Foucault illustre de façon spectaculaire le
processus par lequel, à partir de la contingence des événements
et des circonstances, un individu se constitue comme sujet absolument
singulier, dans une pratique de soi qui détermine simultanément
une fabrication de soi et l'orientation d'une œuvre (mot à
prendre sans emphase, comme ce à quoi l'on œuvre).
La vie de "l'état-civil"
Naissance à Poitiers. Père chirurgien et professeur
d'anatomie à l'université. (Foucault, nommé
Paul-Michel, refuse de porter son prénom : enlève Paul
et ne garde que Michel). Crise en classe de 3ème, non admis
en Seconde. Inscrit dans un collège religieux.
Baccalauréat, mention AB (10 en philosophie).
Hypokhâgne à Poitiers
Khâgne à Poitiers. Non admissible.
Seconde khâgne à Henri IV à Paris. Reçu
à l'ENS Ulm.
Elève de l'ENS. (Ne s'habitue pas à la vie en commun.
Homosexualité impossible à assumer dans un contexte
qui l'exclut entièrement. Tentative de suicide en 1948).
Suit les cours de Daniel Lagache (psychiatrie) ; de Jean Hyppolite
et de Henri Gouhier (Sorbonne) ; de Jean Beaufret, Jean-Toussaint
Desanti et Jean Wahl (Ulm). Assiste aux conférences de Merleau-Ponty
à Ulm en 1947-49.
Formation en psychopathologie avec G. Gusdorf (caïman), puis
Althusser : enseignement de Henri Ey à Sainte-Anne. Foucault
passe la Licence de psychologie avec Lagache, parallèlement
à sa licence de philosophie. Songe à faire des études
de médecine. Travaille avec acharnement. Contexte général :
marxisme + efforts pour concilier marxisme et phénoménologie
+ montée du structuralisme et de la psychanalyse.
Amitié avec Louis Althusser, caïman à partir
de 1948 : Foucault adhère au Parti en 1950, jusqu'en 1953.
A cette époque, 50 sur 200 normaliens sont membres du PC,
qui a 25% d'électeurs. Foucault sera toujours assez distant
par rapport à l'orthodoxie (cf. épisode de sa citation
"obligée" de Staline dans un exposé sur
Pavlov + d'un article sur Descartes écrit pour Clarté,
mais non retenu : Eribon, p. 73 et 76).
Echoue à l'agrégation (sujet de Leçon : "L'hypothèse",
et Claude Bernard en commentaire : "J'ai oublié de mentionner
le pipi de lapin").
Reçu 3e à l'agrégation. Entre à la Fondation
Thiers, avec un projet de thèse sur la notion de culture
et de seconde thèse sur les post-cartésiens. Passe
un second diplôme de psychopathologie. Stagiaire au laboratoire
d'électro-encéphalographie de Sainte-Anne et de la
prison de Fresnes (dirigé par les Verdeaux).
1951-55 Chargé d'un cours de psychologie à Ulm. Travaille
avec Paul Veyne, Jean-Claude Passeron, Gérard Genette.
Quitte la Fondation Thiers pour devenir assistant à Lille
à partir d'octobre 1952. Rencontre avec Jean Barraqué
et, par son intermédiaire, avec ce qui se passe alors en
musique autour de Pierre Boulez.
Découvre l'"analyse existentielle" de Ludwig Binswanger
à l'occasion de la traduction de Traum und Existenz par Jacqueline
Verdeaux, que Foucault préfacera (publication chez Desclée
de Brouwer en 1954). -- Découvre Nietzsche pendant l'été
1953. Sur le recours à Nietzsche pour sortir de l'échec
phénoménologie-marxisme sans "tomber" dans
le structuralisme, cf. entretien avec G. Raulet de 1983, "Structuralism".
Lit Bataille, Blanchot, Beckett, Char. (cf. "je rêvais
d'être Blanchot", in Eribon, p. 79). Publie Maladie mentale
et personnalité, où il présente la maladie
comme une forme de défense contre les conditions du milieu,
et notamment les contradictions sociales. Reniera ensuite les relents
de marxisme sensibles dans le livre et le remaniera en le republiant
en 1962 : Maladie mentale et psychologie. Mais il enverra ensuite
cette seconde version elle-même aux oubliettes.
Fin août : arrivée de Foucault à Uppsala, comme
"lecteur de français" sur l'invitation de Georges
Dumézil. Amitié avec Dumézil, la plus constante
de toute la vie de Foucault. Contrat de trois ans, 6 heures de cours
hebdomadaires et 4 heures de "conversation". Conférences
à la Maison de France. Sujet pour 1955-56 : "La conception
de l'amour dans la littérature française du Marquis
de Sade à Jean Genêt". Ensuite : Théâtre
français du XVIIe siècle. Invite à Uppsala
M. Duras, Cl. Simon, Camus, R. Barthes.-- Surtout, Foucault découvre
à Uppsala le fonds d'archives "Carolina rediviva"
(21000 documents du XVIe au XXe) et commence à écrire
sa thèse sur l'histoire de la folie. Influence de Dumézil :
"Comme Dumézil le fait pour les mythes, j'ai essayé
de découvrir des normes structurées d'expérience
dont le schéma puisse se retrouver avec des modifications
à des niveaux divers" (Le Monde, 22 juillet 1961). Dans
une lettre à Stirn Lindroth, Foucault écrit en 1957 :
"…mon projet n'est pas d'écrire une histoire des
développements de la science psychiatrique. Mais plutôt
une histoire du contexte social, moral et imaginaire dans lequel
elle s'est développée. Car il me semble que jusqu'au
XIXe siècle, pour ne pas dire jusqu'à maintenant,
il n'y a pas eu de savoir objectif de la folie, mais seulement la
formulation, en termes d'analogie scientifique, d'une certaine expérience
(morale, sociale, etc.) de la Déraison" (cité
in Eribon, p. 107). D'où, dans le livre, la remarque que :
"Est constitutif le geste qui partage la folie, et non la science
qui s'établit, ce partage une fois fait, dans le calme revenu".
Mais retrouver ce geste suppose de faire une archéologie
du silence des fous.
Quitte Uppsala pour Varsovie, où il est chargé de
la création d'un Centre de civilisation française.
Devra quitter Varsovie précipitamment (liaison homosexuelle).
1959 Envoyé à Hambourg pour y diriger l'Institut culturel.
Cours de littérature française, notamment sur le théâtre
du Xxe siècle. Termine Folie et déraison (intitulé
d'abord L'autre tour de folie, en référence à
Pascal : "Les hommes sont si nécessairement fous que
ce serait être fou par un autre tour de folie de n'être
pas fou"). Rédige à titre de Thèse complémentaire
une Introduction et une traduction de l'Anthropologie de Kant.
1960 Nommé chargé d'enseignement à l'université
de Clermont-Ferrand (département dirigé par Jules
Vuillemin).
Soutenance de la Thèse de Doctorat, Folie et déraison,
le 20 mai, à la Sorbonne. Jury : Henri Gouhier (président),
Georges Canguilhem (directeur de la thèse principale), Jean
Hyppolite (directeur de la thèse complémentaire sur
Kant), Daniel Lagache, Maurice de Gandillac. -- L'Histoire de la
folie paraît en 1961 chez Plon (refusé chez Gallimard).
Professeur titulaire à l'université de Clermont-Ferrand.
Membre du jury d'entrée à Ulm, et du jury de sortie
de l'ENA.
Publie Raymond Roussel et Naissance de la clinique. Pense à
accepter le poste de directeur de l'Institut culturel français
à Tokyo. -- En 1963 aussi, conférence de Jacques Derrida
au Collège de Philosophie de Jean Wahl, sur "Cogito
et histoire de la folie" - texte repris dans Ecriture et différence
en 1967. Source d'une polémique très violente, mais
retardée, qui éclate en 1971 avec la réponse
de Foucault : "Mon corps, ce papier, ce feu…".
Publication en anglais de la version abrégée de Histoire
de la folie : Madness and Civilization, dans une collection dirigée
par Laing et Cooper. Premier effet d'opinion autour de l'anti-psychiatrie
(société + famille produisent schizophrénie).
Cf. un sujet d'examen donné par Foucault à ses étudiants
de Clermont : "La famille névrotique, c'est-à-dire
la famille tout court".
Participe à l'élaboration de la réforme Fouchet,
appliquée à partir de 1967. Demande notamment l'allègement
de la Thèse de Doctorat, l'enseignement de la philosophie
dès la classe de Première, et l'introduction des sciences
humaines en Terminale.
Publication de Les Mots et les Choses (d'abord intitulés
La prose du monde, en référence à Merleau-Ponty,
puis L'ordre des choses, titre repris dans la traduction anglaise :
The Order of Things). Succès immense et immédiat.
Le livre est perçu comme une attaque contre le marxisme,
contre la phénoménologie, contre Sartre. Idée
centrale d'un "système sans sujet" et de la dissolution
du "Je". -- Détachement à l'université
de Tunis. Cours sur Nietzsche, Descartes, Husserl, l'histoire de
la peinture (projet d'un livre sur Manet). Rédaction de Archéologie
du savoir. Engagement auprès des étudiants tunisiens
en mars 1968.
1968 Automne : rentre en France. Octobre 1968 : "loi d'orientation"
Edgar Faure (autonomie des universités, pluridisciplinarité
et participation). Foucault élu à Nanterre. Puis accepte
en novembre 1968 d'occuper la chaire de philosophie créée
au Centre expérimental de Vincennes. Dirige le Département
et y fait venir Michel Serres, Alain Badiou, Judith Miller, Jacques
Rancière, François Regnault, Henri Weber, Etienne
Balibar, François Châtelet.
Nuit du 23 janvier : envoi de 2000 CRS à Vincennes : début
de l'engagement "gauchiste" de Foucault. Engagement "médiatique"
aussi, ainsi pour protester contre la suppression de l'habilitation
nationale des diplômes délivrés par Vincennes.
Foucault élu au Collège de France, à une chaire
intitulée "Histoire des systèmes de pensée".
Leçon inaugurale le 2 décembre 1970, publiée
sous le titre de L'ordre du discours. -- Premier séjour aux
USA.
Février : fonde le Groupe d'information sur les prisons (GIP),
avec Jacques Rancière, Jean-Claude Passeron, Daniel Defert,
Gilles Deleuze, Claude Mauriac, Jean Gattegno, Robert Castel. Mai :
publie la première brochure du GIP, Intolérable, avec
Pierre Vidal-Naquet et Jean-Marie Domenach. Création de l'Agence
de Presse Libération (APL, avec Maurice Clavel). Manifeste
avec Sartre dans le quartier de la Goutte d'Or.
Auto-dissolution du GIP, récusé par le Comité
d'action des prisonniers (cf. Eribon p. 248). Foucault développe
une conception du rôle de l'intellectuel comme attentif aux
réalités inaperçues, invisibles, silencieuses.
-- Cours au Collège de France sur "Les théories
et les institutions pénales", "La société
punitive", "Le pouvoir psychiatrique", "L'anormalité"
(1972-75). Thèse que la prison et l'enfermement produisent
la délinquance. -- Publication dans L'Arc de l'Entretien
avec Gilles Deleuze sur le rôle des intellectuels. -- Lancement
de Libération (Sartre directeur). Foucault pense y tenir
une "chronique de la mémoire ouvrière",
mais renonce et s'éloigne du journal, qu'il juge mensonger.
Foucault publie Moi, Pierre Rivière….
…
Publication de Surveiller et punir. Début des actions militantes
avec Yves Montand et Simone Signoret (condamnés à
mort espagnols).
Publication du premier volume de l'Histoire de la sexualité :
La volonté de savoir.
Rupture avec Deleuze (affaire Klaus Croissant, l'avocat de la Bande
à Baader : Foucault défend le principe juridique, mais
pas l'homme lui-même). Annonce d'un livre sur Le pouvoir de
la vérité.
Edition de Herculine Barbin, dite Alexina B. Articles de Foucault
sur la "révolution iranienne", publiés en
Italie. Voyage au Japon. Retrait du débat public. Efforts
pour instaurer des conditions propres à une diffusion des
ouvrages de recherche qui évite les effets d'opinion (collection
"Des travaux" au Seuil). Travail sur l'histoire de la
sexualité, à la Bibliothèque des Dominicains,
Le Saulchoir. Projet de livre intitulé Le gouvernement de
soi et des autres.
…
Préface le livre de Roger Knobelspiess, QHS. -- Mort de Sartre.
-- Aux USA, début du "culte" de Foucault.
Avec Pierre Bourdieu, appel de protestation contre le coup d'Etat
en Pologne. Rupture avec les socialistes. Foucault récuse
le concept de totalitarisme au profit d'une analyse de la "fonction-parti".
….
Publication de L'usage des plaisirs et du Souci de soi. Travaille
à remanier le volume Les Aveux de la chair achevé,
mais Foucault demande qu'il n'y ait pas de publication posthume).
Cf. le Prière d'insérer de 1984. -- Meurt du sida
le 25 juin 1984 à l'hôpital de La Pitié.
La vie intellectuelle et militante
A lire la vie "de l'état-civil", on est conduit
à faire cinq remarques.
Première remarque : Foucault philosophe a
reçu une formation universitaire et suivi un parcours académique
que l'on peut qualifier de brillant-très-classique : ENS,
Agrégation, Fondation Thiers. Ce n'est pas quelqu'un de marginal
par rapport à l'institution philosophique française.
Mais pour comprendre sa formation, il faut comprendre l'importance
très grande prise par les sciences humaines après
la fin de la seconde guerre mondiale : psychiatrie et psychanalyse,
marxismes, histoire des religions et ethnologie, histoire des sciences.
Et préciser tout de suite que, de même qu'il n'a jamais
été ni "sartrien" ni "phénoménologue",
Foucault n'a jamais été "structuraliste".
Foucault ne ramène pas la philosophie aux sciences humaines :
il réfléchit en philosophe sur leur signification.
Seconde remarque : Foucault s'engage politiquement
aux côtés de l'extrême-gauche seulement en 1969
(nuit du 23 janvier). Il ne faut donc pas projeter l'imagerie qui
est résultée de cet engagement sur toute la période
précédente. En particulier, Foucault n'a jamais été
"mao". De façon générale, Foucault
n'a jamais été un homme de chapelle. Il a explicité
sa conception de l'intellectuel comme "intellectuel spécifique",
engagé dans des luttes locales et sectorielles (prisons,
hôpitaux psychiatriques, lutte contre l'arbitraire du pouvoir
où qu'il s'exerce), engagé, donc, mais jamais au nom
d'une "cause" ou d'une idéologie déterminée.
Troisième remarque : Foucault a mené
par intermittences une carrière "culturelle". Uppsala,
Varsovie, Hambourg. Puis Tunis, dans une certaine mesure. Il a été
proposé pour des postes comme ceux de directeur de l'Institut
culturel de Tokyo, ou de directeur de la BN. Il a même été
nommé quelques jours sous-directeur des enseignements supérieurs
dans les années 1960, avant que cette nomination soit annulée
sous la pression d'un front de refus invoquant la personnalité
"particulière" de Foucault, lié son homosexualité.
Carrière en partie extérieure à l'université,
donc. Mais c'est grâce à cette carrière que
Foucault a été amené à tant travailler
sur la littérature française. Foucault est incompréhensible
sans le théâtre du XVIIe siècle et sans la littérature
du Xxe.
Quatrième remarque : Foucault est devenu
extraordinairement célèbre à partir de la publication
des Mots et les Choses en avril 1966 (23000 exemplaires vendus entre
avril 66 et mars 67). La réception de l'Histoire de la folie,
parue en 1961, avait déjà créé un premier
"effet d'opinion", mais avec du retard : à travers
la traduction anglaise de 65, préfacée par les deux
"anti-psychiatres" Ronald Laing et David Cooper, puis
à travers la polémique avec Jacques Derrida en 1972
au sujet du "grand renfermement". Mais à partir
de la fin des années 60, Foucault devient un personnage public.
Il lui arrivera aux USA de parler devant 2000 personnes. Ses cours
au Collège de France étaient suivis par 500 à
600 étudiants, au point qu'il en déplace l'heure pour
décourager les auditeurs (cf. sa remarque : "j'ai un
rapport d'acteur ou d'acrobate avec les gens qui sont là.
Et lorsque j'ai fini de parler, une sensation de solitude totale",
citée in Eribon, p. 275). Il faut connaître le sentiment
qu'a eu souvent Foucault d'être exhibé pour comprendre
ses positions en faveur de l'anonymat et ses préoccupations
au sujet des rôles respectifs de l'université et de
l'édition.
Cinquième remarque, enfin : Foucault est
irrémédiablement incompréhensible sans une
référence à son expérience de l'homosexualité,
et surtout sans son expérience du rejet absolu dont l'homosexualité
faisait alors l'objet. Source de crises psychologiques violentes
quand il est étudiant à Ulm. Raison probable de son
départ du PC, qui condamnait l'homosexualité comme
un signe de "décadence bourgeoise". Raison de son
départ de Varsovie, de sa non nomination dans certains postes,
etc. (Liaison avec Jean Barraqué de 1952 à 1956 ; et,
pendant 25 ans, avec Daniel Defert). -- Mais, plus généralement,
Foucault transforme son expérience en une hypothèse
philosophique qui est l'une des plus radicales que l'on puisse faire :
celle que la sexualité, loin d'avoir été réprimée
et passée sous silence, a au contraire toujours fait l'objet
de discours. Dans l'Antiquité, ces discours sont finalisés
par la pratique de soi, les techniques de soi, et le lien établi
entre corps et éthique. La morale chrétienne réinterprète
les aspects de la morale antique qu'elle reprend à son compte
(notamment l'idée de maîtrise), en y introduisant les
notions de faute, de culpabilité, de pénitence. A
la période moderne, le discours sur le sexe est assigné
à une oscillation entre provocation et refoulement, qui rend
impossible toute relation réelle avec l'auto-constitution
de soi. Dès lors, il faut retrouver non pas exactement la
morale antique, mais les questions qu'elle posait. Retrouver la
possibilité d'une circulation entre sexualité et pratique
de soi. Et la condition absolument préalable d'une telle
circulation est bien sûr que l'on ne se laisse pas emprisonner
par les discours tenus sur le sexe à chaque époque,
par les modes, le lien artificiel établi entre pratiques
sexuelles et prestige social ou symbolique, mais que l'on soumette
ces discours à une critique, qu'on les resitue dans la perspective
historique de leur genèse, afin de s'en détacher dans
la mesure où ils sont aliénants, ie au sens strict
: dans la mesure où ils vous rendent étrangers à
vous-mêmes.
3 Trois grands problèmes : vérité,
pouvoir et conduite individuelle.
"J'ai essayé de repérer trois grands types de
problèmes : celui de la vérité, celui du pouvoir
et celui de la conduite individuelle (…). Ce qui m'a gêné
dans les livres précédents, c'est d'avoir considéré
les deux premières expériences sans tenir compte de
la troisième".
"Le retour de la morale", entretien de juin 1984 DE IV,
697
Lorsque Foucault explique en 1984, peu avant de mourir, qu'en
écrivant UP et SdS il a trouvé le moyen de penser
ensemble les trois problèmes de la vérité,
du pouvoir et de la conduite individuelle, alors qu'il n'avait jusqu'alors
pris en considération que les deux premiers, il indique l'interprétation
la plus importante pour lui de tout son parcours antérieur.
De manière générale, dans ses derniers textes,
Foucault a donné de multiples formulations de cette interprétation.
On peut citer sous ce rapport l'entretien de 1983 sur le structuralisme,
où Foucault présente son travail antérieur
(notamment HF, NC, MC, SP, VS) comme tout entier orienté
par la question de la vérité, en l'inscrivant dans
une tentative parallèle à celle de l'histoire des
sciences (qu'il crédite d'avoir contribué, avec l'œuvre
de Blanchot, à défaire la philosophie de l'emprise
du concept de "sujet connaissant" hérité
de la tradition transcendantale) :
"Alors que les historiens des sciences, en France, s'intéressaient
essentiellement au problème de la constitution d'un objet
scientifique, la question que je me suis posée était
celle-ci : comment se fait-il que le sujet humain se donne à
lui-même comme un objet de savoir possible, à travers
quelles formes de rationalité, à travers quelles conditions
historiques et finalement à quel prix ?
Ma question c'est celle-ci : à quel prix le sujet peut-il
dire la vérité sur lui-même ?
A quel prix est-ce que le sujet peut dire la vérité
sur lui-même en tant que fou ?
Au prix de constituer le fou comme l'autre absolu, et en payant
non seulement ce prix théorique, mais encore un prix institutionnel
et même un prix économique tel que l'organisation de
la psychiatrie permet de le déterminer. (…).
Comment peut-on dire la vérité sur le sujet malade ?
Comment peut-on dire la vérité sur le sujet fou ?
C'étaient mes deux premiers livres. Les Mots et les Choses
se demandait : à quel prix est-ce qu'on peut problématiser
et analyser ce qu'est le sujet parlant, le sujet travaillant, le
sujet vivant ? C'est pour cela que j'ai essayé d'analyser
la naissance de la grammaire, de la grammaire générale,
de l'histoire naturelle et de l'économie. Et puis j'ai posé
ce même genre de questions à propos du criminel et
du système punitif : comment dire la vérité
sur soi-même en tant qu'on peut être un sujet criminel ?
Et c'est ce que je vais faire à propos de la sexualité
en remontant beaucoup plus haut : comment le sujet peut-il dire vrai
sur lui-même en tant qu'il est sujet de plaisir sexuel, et
à quel prix ? " ("Structuralism and post-structuralism",
1983, in DE IV, 442-443).
Comment lire cette phrase : "ma question c'est celle-ci :
à quel prix le sujet peut-il dire la vérité
sur lui-même" ?
Au moins comme ceci. Le rapport au vrai n'est jamais, pour Foucault,
un rapport de "contemplation" du vrai. Mais il n'est jamais
non plus un privilège spécifique et exclusif de la
connaissance scientifique (par exemple, de la science de la nature).
Pas plus qu'il ne peut être le résultat d'un déchiffrement
soupçonneux de soi, qui chercherait indéfiniment à
déterrer une vérité cachée au fond de
la subjectivité. Le rapport au vrai est fondamentalement
lié, chez Foucault, à la production de "discours".
C'est en fabriquant des discours que le sujet élucide, problématise,
le sens de ses pratiques, de son mode d'être au monde. Mais
ces "discours", qui peuvent être reconnus pour vrais
à telle ou telle époque, restent toujours des lieux
d'affrontement. La question de la vérité, y compris
celle apparemment strictement individuelle de la vérité
de soi, est toujours liée à la question du pouvoir :
soit qu'il s'agisse de disqualifier la parole du "fou",
ou d'en juger la "rationalité", soit qu'il s'agisse
de "surveiller" les corps des criminels, soit encore qu'il
s'agisse de surveiller la "chair" en contrôlant
la sexualité.
Prendre en considération le troisième problème
de la conduite individuelle, cela aura le sens pour Foucault, entre
1976 et 1984, d'opposer à ce lien intrinsèque entre
vérité et pouvoir la force de l'epimeleia heautou,
ou de la cura sui, ie de la pratique des techniques de soi, d'un
art de l'existence, d'une stylisation de la conduite. Foucault dira
alors qu'il a voulu commencer à écrire une "histoire
de la vérité" à partir des problématisations
qui ont permis au sujet humain de se constituer comme objet de savoir
possible, à partir de pratiques déterminées.
4 La référence à Nietzsche et à
Heidegger.
Lorsque Foucault a voulu situer son travail dans l'histoire de
la philosophie, il l'a fait dans une référence essentielle
à Nietzsche et à Heidegger.
On ne commentera pas en détail, pour le moment, le sens de
cette référence. Mais il est nécessaire d'en
souligner le caractère totalement dénué d'ambiguïté.
Pour cela, on peut citer le même entretien de juin 1984 : "Tout
mon devenir philosophique a été déterminé
par ma lecture de Heidegger. Mais je reconnais que c'est Nietzsche
qui l'a emporté".
Plus précisément :
"J'ai commencé par lire Hegel, puis Marx, et je me suis
mis à lire Heidegger en 1951 ou 1952 ; et en 1953 ou 1952,
je ne sais plus, j'ai lu Nietzsche. J'ai encore ici les notes que
j'avais prises sur Heidegger au moment où je le lisais -
j'en ai des tonnes ! -, et elles sont autrement plus importantes
que celles que j'avais prises sur Hegel ou sur Marx. Tout mon devenir
philosophique a été déterminé par ma
lecture de Heidegger. Mais je reconnais que c'est Nietzsche qui
l'a emporté. Je ne connais pas suffisamment Heidegger, je
ne connais pratiquement pas L'ëtre et le Temps, ni les choses
éditées récemment. Ma connaissance de Nietzsche
est bien meilleure que celle que j'ai de Heidegger ; il n'en reste
pas moins que ce sont les deux expériences fondamentales
que j'ai faites. Il est probable que si je n'avais pas lu Heidegger,
je n'aurais pas lu Nietzsche. J'avais essayé de lire Nietzsche
dans les années cinquante, mais Nietzsche tout seul ne me
disait rien ! Tandis que Nietzsche et Heidegger, çà
a été le choc philosophique ! Mais je n'ai jamais rien
écrit sur Heidegger, et je n'ai écrit sur Nietzsche
qu'un tout petit article ; ce sont pourtant les deux auteurs que
j'ai le plus lus. Je crois que c'est important d'avoir un petit
nombre d'auteurs avec lesquels on pense, avec lesquels on travaille,
mais sur lesquels on n'écrit pas." ("Le retour
de la morale", 1984, DE IV, 703). (De fait, Foucault dira ailleurs
que le "seul hommage un peu voyant qu'il ait rendu à
Nietzsche a été d'intituler le troisième volume
de l'Histoire de la sexualité La volonté de savoir
- cf. "Structuralism", DE IV, 445).
Et, un peu plus loin : "je suis simplement nietzschéen
et j'essaie dans la mesure du possible sur un certain nombre de
points, avec l'aide de textes de Nietzsche - mais aussi avec des
thèses antinietzschéennes (qui sont tout de même
nietzschéennes !) - de voir ce qu'on peut faire dans tel ou
tel domaine. Je ne cherche rien d'autre, mais cela, je le cherche
bien" (ibid., 704).
Foucault situe ainsi l'ensemble de son "devenir philosophique"
dans la proximité constante de Nietzsche et de Heidegger.
Pour ce qui est commun aux deux, on peut au moins identifier cette
continuité comme celle du projet d'une critique de la métaphysique
et d'une histoire de la vérité. Pour ce qui est propre
à Nietzsche seul, on peut l'identifier à la question
de l'origine des sentiments moraux et des châtiments, et à
celle de la "volonté de vérité".
Pour ce qui est de Heidegger seul, on peut penser que l'idée
d'une "analytique de l'étant que nous sommes nous-mêmes"
se poursuit, chez Foucault, dans la suggestion que la philosophie
a à construire une "analytique du pouvoir" : "Je
souhaiterais - écrira Foucault en 1976 - que cette histoire
fragmentaire de la "science du sexe" puisse valoir également
comme l'esquisse d'une analytique du pouvoir" ("L'Occident
et la vérité du sexe", 1976, DE III, 106).
Cette double référence à Nietzsche et à
Heidegger permet donc de situer l'œuvre de Foucault dans une
appartenance philosophique précise : celle de la préoccupation
pour une "histoire de la vérité", qui soit
aussi une généalogie des sentiments moraux, et qui
mette en évidence la nécessité d'élaborer
un concept d'individu différent du "sujet" classique
constituant (y compris du sujet phénoménologique).
N. B. A ces deux influences déterminantes, il faudrait ajouter
celle de Pascal, avec qui Foucault est dans un rapport aussi enchevêtré
que l'était Nietzsche. C'est avec Pascal que s'ouvre l'Histoire
de la folie, qui lui devait son premier titre. Et l'on retrouve
souvent inopinément les Pensées au détour de
certaines phrases ; ainsi "La vérité est de ce
monde, elle y est produite grâce à de multiples contraintes.
Et elle y détient des effets réglés de pouvoir"
(Pascal : "La vérité n'est pas de ce monde, elle
erre inconnue parmi les hommes …)". Vérité,
pouvoir, conduite individuelle : Pascal aussi tentait de poser ensemble,
indissociablement, ces trois questions.
Il faut définir la notion très problématique
de "discours". Le discours, au sens de Foucault,
ne se restreint pas à ce qui est formulé linguistiquement
- il est même crucial qu'il renvoie à de l'infra-linguistique.
Une des meilleures clarifications du terme de discours se trouve
dans un très court texte de 1976, "Le discours ne doit
pas être pris comme…" (in La Voix de son maître,
1976 ; DE III, 123-124) : "le discours ne doit pas être
pris comme l'ensemble des choses qu'on dit, ni comme la manière
de les dire. Il est tout autant dans ce qu'on ne dit pas, ou qui
se marque par des gestes, des attitudes, des manières d'être,
des schémas de comportement, des aménagements spatiaux.
Le discours, c'est l'ensemble des significations contraintes et
contraignantes qui passent à travers les rapports sociaux".
Le "discours" renvoie ainsi à une production de
sens d'une très grande complexité, polymorphe, déterminée
par des normes ("contraintes") et elle-même à
visée normative ("contraignante"). Le discours
n'est donc pas un simple reflet qui serait neutre en lui-même
- expression d'un état de choses déjà constitué.
Et il n'est pas non plus la simple reproduction d'un système
social préexistant. Il faut, selon Foucault, l'analyser comme
un champ stratégique en modification constante, lieu d'affrontement
où ce qui compte est "la position occupée"
(en ce sens, le "sujet" devient celui qui occupe telle
ou telle position, dans des variations constantes). "Discours
bataille et non pas discours reflet" (p. 124).
Dès lors, la production de discours en ce sens large, qui
inclut naturellement les discours constitués des savoirs
(par exemple la science psychiatrique, par exemple la criminologie,
par exemple la psychanalyse), est une manière d'imposer des
significations, d'identifier, de dire ce qui est vrai et ce qui
est faux, ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est délirant
et ce qui est rationnel, ce qui est honnête et ce qui est
criminel, etc. Une manière d'opérer des partages".
Mais par là même ce qui est désigné comme
anormal ou déviant est ipso facto exclu de la production
de discours. Plus exactement, parce que les situations ne sont jamais
stables, il y a dans toute société une lutte entre
ceux qui sont en position d'imposer des significations et ceux qui
sont privés de cette position. Les seconds sont donc par
définition silencieux. "Réduire au silence"
est une forme fondamentale des procédures de domination par
lesquelles s'exerce le pouvoir (on verra que ce qui intéresse
Foucault, ce sont ces procédures diffuses, qui passent par
des voies plus complexes que celles du pouvoir étatique).
C'est en ce sens que l'on peut caractériser toute l'œuvre
de Foucault comme une tentative pour montrer comment, à travers
la construction de discours, se fabriquent des silences (fous, prisonniers,
enfants, femmes, homosexuels…).
On peut citer aussi "Entretien sur la prison" (1975),
in DE II, 753 : "Maintenant je reste muet quand il s'agit de
Nietzsche. Du temps où j'étais prof, j'ai souvent
fait des cours sur lui, mais je ne le ferais plus aujourd'hui. Si
j'étais prétentieux, je donnerais comme titre général
à ce que je fais : généalogie de la morale.
--- Nietzsche est celui qui a donné comme cible essentielle,
disons au discours philosophique, le rapport de pouvoir. Alors que
pour Marx c'était le rapport de production. Nietzsche est
le philosophe du pouvoir, mais qui est arrivé à penser
le pouvoir sans s'enfermer à l'intérieur d'une théorie
politique pour le faire.--- La présence de Nietzsche est
de plus en plus importante. Mais me fatigue l'attention qu'on lui
prête pour faire sur lui les mêmes commentaires qu'on
a faits ou qu'on ferait sur Hegel ou Mallarmé. Moi, les gens
que j'aime, je les utilise. La seule marque de reconnaissance qu'on
puisse témoigner à une pensée comme celle de
Nietzsche, c'est précisément de l'utiliser, de la
déformer, de la faire grincer, crier. Alors que les commentateurs
disent si l'on est ou non fidèle, cela n'a aucun intérêt"
(p. 753).
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