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À propos de "Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse" de J.Bergès (Érès, septembre 2005)
Marika Bergès-Bounes
Présentation Note de lecture

Origine http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?id_article=00887

Le titre de cet ouvrage (*) est en fait celui du séminaire que Jean Bergès a tenu en 1990, 1991 et 1992 à l'hôpital Sainte Anne, dont un extrait ouvre ce livre.

Comme beaucoup de personnes le savent et comme en témoignent tous les articles, conférences et séminaires de ce recueil, la question qui a agité Jean Bergès toute sa vie est celle du corps, du nouage réel, symbolique, imaginaire autour justement du corps, "le corps tient avec des ficelles", disait-il souvent, et puis le primat du symbolique chez l'enfant, le réel du corps dans le handicap ou la mort. Ce qu'il ramassait par cette formule : "l'homme est une usine à fabriquer du signifiant de façon inépuisable et l'organique est sans doute la machine la plus rentable de l'usine".

Ce que Charles Melman, dans sa préface, traduit par : "Nous sommes, grâce à Jean Bergès, sur la frontière négociée entre l'organisme et le désir".

Ces questions difficiles qui traversent sans cesse tout cet ouvrage, enchevêtrées bien entendu, nous les avons artificiellement, pour la clarté de l'exposé, organisées en quatre parties : Le corps : axe du corps, axe du symbolique introduit par C. Meljac, La mère n'est pas qu' "une belle âme" introduit par G. Balbo, Primat du symbolique pour l'enfant comme pour l'adolescent introduit par Cl. Landmann, Savoir et connaissance. Traces, inscriptions et apprentissages introduits par E. Lenoble.

Je vais tenter de dégager, ici, quelques idées fortes, dans cette perspective du corps et de la subjectivité.

Je reprends une partie du texte de Jean Bergès : c'est dans la mesure où la fonction plonge dans la structure de l'organique – qu'il s'agisse de la fonction cérébelleuse ou de la fonction biliaire – que Freud se trouve entraîné vers l'énergétique et que la pulsion s'enracine dans le biologique [...]. La question radicale que pose Freud est : qu'en est-il de la satisfaction ? Y est-elle ou n'y est-elle pas ? Du plaisir, y en a-t-il ou n'y en a-t-il pas dans cet échange de bons procédés entre fonction, structure et fonctionnement ? Le corps est un réceptacle à la jouissance, au désir, à ce que Freud appelle Ich-Lust (c'est à dire le moi-plaisir). Lacan, lui, dit : "ce qui est érotisé chez l'enfant, c'est l'activité motrice".

Le corps est commandé par le signifiant qui est là : "ça parle" de tous les côtés, dès avant notre naissance, nous sommes parlés et inscrits sur l'axe généalogique, bien avant notre entrée dans le monde.

Fonction et fonctionnement du corps

Jean Bergès consacre une grande énergie à ce thème : l'immaturation des fonctions du nouveau-né, à laquelle la mère se substitue entièrement dans les premiers mois pour qu'il puisse vivre, n'exclue pas le fonctionnement. Ainsi très tôt, dans l'anticipation visuo-motrice, si le nouveau-né entend un bruit et que ce bruit s'arrête, il peut regarder dans la direction de ce qui ne se produit plus dans les oreilles : il anticipe donc par sa posture ce qui vient à manquer ; J. Bergès tourne autour de ce "débordement par le fonctionnement", ce fonctionnement de l'enfant, sensoriel notamment, compétent à fonctionner dès la naissance qui déborde très tôt la mère tenant lieu à ce moment-là, de fonction pour lui.

Et il donnera souvent pour l'illustrer, l'exemple – que vous connaissez peut-être – d'une étudiante en médecine, préparant son internat, et consultant pour les difficultés de sommeil de son bébé de 2 mois et demi, expliquant : "je vais vous dire ce qu'il me fait pour manger ; je me mets sur le divan, je le mets sur mes genoux, je lui donne le biberon et je lis ma question d'internat en même temps. Eh bien !, Monsieur ne veut pas boire tant que je lis !". Cette mère tenant pour son bébé la fonction de l'alimentation, est débordée par le fonctionnement – ou ici plutôt par le non-fonctionnement – de son bébé qui est déjà un "Monsieur", une tierce personne : il n'est pas seulement un enfant réel, il est déjà symbolique ; cette mère, par cette nomination de "Monsieur" et ses commentaires, lui fait le crédit qu'il est un sujet. Ce point, du crédit fait à l'enfant d'être un sujet, traverse toute l'oeuvre de Jean Bergès et surtout sa clinique : tous ceux qui ont suivi ses consultations savent bien comment il s'adressait à l'enfant tout de suite comme à un petit autre, comment il lui demandait son avis sur sa présence dans la première consultation (c'est-à-dire sa demande à lui, enfant) comment il sollicitait ses hypothèses sur ses difficultés, comment il écoutait le fil de son discours, ses arrêts, ses hésitations, ses lapsus et surtout comment il ne s'embarrassait ni de dessins, ni d'objets pour entrer en communication avec lui, mais passait tout de go par le langage pour lui permettre de manifester qu'il pouvait accéder à cette position de sujet, toujours supposée par lui à priori : "Ce n'est pas de connaissance que l'analyste a à créditer son analysant, c'est de son savoir inconscient, insu ; c'est l'hypothétique qui est à enseigner dans la psychanalyse. Ce n'est pas parce que le psychanalyste sait, c'est parce qu'il fait le crédit à l'analysant de pouvoir utiliser le symbolique pour comprendre".

Donc, il y a une "compétence du corps à soutenir du signifiant" : "le fonctionnement fonctionne quelle que soit la fonction parce qu'il est pris par le signifiant". Voilà ce que Jean Bergès va déployer tout du long, et questionner – car il posait plus de questions qu'il n'apportait de réponses ou de certitudes – à partir du tonus, de la posture, des imitations, de la fonction respiratoire, motrice, des orifices, de la voix, du regard, de l'agitation motrice, et interroger tout particulièrement au moment du stade du miroir.

Stade du miroir

La mère mène une lutte devant le réel du corps de son enfant et l'imaginaire de son propre corps, à la fois dans la fonction tonico-motrice et à la fois dans le fonctionnement du corps lié aux orifices.

"L'axe du corps est le réceptacle des manoeuvres de la mère, de ses soins, de ses fantaisies érotiques, de ses interventions opportunes ou à contretemps, mais il est aussi l'instrument anticipateur premier venant surprendre la mère par des changements de plans, bien avant que la phase du miroir – supportant la phallicisation de la mère – soit en jeu". Cette complaisance de la mère à être miroir pour l'enfant va entraîner ou va freiner le "don de leurre", comme le dit Lacan, que l'enfant exerce passionnément vis à vis de la mère. Du côté de la mère, cette capacité à être miroir met en jeu la présence sur fond d'absence ou d'absence sur fond de présence pour elle, de l'image de l'enfant, et cette capacité du côté de l'enfant vient fonder ce premier temps logique d'absence et de présence. Le côté phallique de la mère qui ne peut passer son temps à faire miroir pour l'enfant, notamment parce que cet enfant a un père, est parlé par elle d'une part et anticipé par l'enfant d'autre part. Car ce miroir n'est pas qu'une question d'image, bien sûr.

"Ce qui se passe dans le miroir, est-ce un besoin ou une demande de l'enfant ?" se demande Jean Bergès de manière insistante.

Pour que la mère fasse miroir il faut donc qu'elle ait un corps et que sa posturo-motricité crée de l'anticipation de posture, de gestualité, dans la façon d'appeler son enfant, et ce d'une manière interrogative et pas simplement affirmative ou mécanique ; en somme que son geste soit articulé à son désir et que son anticipation suscite de la demande du côté de l'enfant. Sa motricité à elle lui permet de faire valoir ce qu'il saurait : elle ne lui dit pas ce qu'il sait. "Cela rejoint-il ce que dit Lacan quand il exprime que nous savons tout ?" se demande Jean Bergès.

Dans le stade du miroir si souvent décrit, il n'y a pas que l'image, l'anticipation est dans la jubilation, elle (la mère ? la jubilation ?) anticipe la globalité de l'image dans cette motricité désordonnée non-spécularisable ; la motricité serait ici de l'ordre de l'objet dit Jean Bergès. Dans la mesure où cette posturo-motricité ne fait pas partie de l'imaginaire, elle ne peut être qu'anticipée, faisant l'objet d'une hypothèse, c'est-à-dire donc, symbolique.

L'enfant se trouve donc par là, introduit au symbolique, d'autant que la mère le phallicise en le soulevant, en le dressant, en le nommant aussi en même temps, au moment même où se tournant vers celui ou celle qui le porte, l'enfant perd l'image, perte, trou, manque où se précipite le "je", comme le dit Lacan. Importance ici de la voix et de la nomination que Jean Bergès va reprendre si souvent dans la question des apprentissages et du corps : "L'enfant accède au symbolique par l'anticipation que fait la mère. Ce qu'elle en envoie sous la forme interrogative, elle suppose qu'il est capable de l'entendre. Ce crédit qui va déborder la mère, c'est le projet de liberté de l'enfant".

Apprentissages

La question des apprentissages que Jean Bergès a tant côtoyée dans ses consultations à Sainte-Anne avec des enfants non-lecteurs, dysgraphiques, dysorthographiques, en panne dans le logico-mathématique, c'est-à-dire embarrassés par le langage, amène foule de questions.

Premièrement celle de la différence entre savoir (inconscient), insu, lieu où "ça" parle, "ça" pense, "ça" fait des lapsus, qui a à faire avec le corps, notamment au travers des théories sexuelles infantiles et le fragment de vérité "organique" comme dit Freud, et puis la connaissance, la pensée consciente, le fait d'entrer dans les apprentissages scolaires en particulier.

En second la question du transfert : à la maîtresse notamment, comme rivale de la mère pour l'enfant ; "le savoir peut-il être érotisé ?" dit Freud. "Comment ne pas tromper ma mère avec ma maîtresse ?" se demande Jean Bergès à propos de l'enfant pris entre école et maison ; "comment ne pas perdre la voix de ma mère ?", cette langue maternelle du commerce privé avec la mère, dit-il souvent. Cette question si délicate du transfert à la maîtresse dès l'entrée en maternelle soustend évidemment celle de la transmission du désir d'apprendre.

Et aussi, de nouveau et toujours, la question du nouage du symbolique des lois du langage, de l'imaginaire du corps tout du côté de la méconnaissance et du réel de la lettre. "Ce qui est entendu par l'enfant, ce n'est pas la différence des phonèmes mais l'inscription de ce qui vient être éprouvé dans le corps de l'enfant pendant que la mère parle. Et je parle du corps quand je parle lecture ou écriture" rappelle Jean Bergès.

Les apprentissages inaugurés par la perte et qui sont tous du côté des contraintes et nécessités que l'enfant a à subir depuis son entrée dans le monde :

Première contrainte : "que ça nous plaise ou pas, il faut respirer" : contrainte vitale, biologique, pour vivre.

Deuxième contrainte : "que ça nous plaise ou pas, quand nous arrivons au monde, "ça" parle de tous les côtés". Nous sommes pris, contraints, à entrer dans ce langage. Et d'abord, le corps est engagé dans la parole : par les lèvres, la respiration, la bouche – par laquelle passe aussi la nourriture ; par les oreilles qui reçoivent les messages. Le corps est engagé dans un système contraignant qui oblige à ne pas articuler n'importe comment pour être compris et à respecter le code ; "le corps est engagé dans un système d'autant plus contraignant que ce qui pilote la parole pour la faire fonctionner dans le langage, est de l'ordre du signifiant", dit Jean Bergès ; "ce n'est pas un bain sonore, c'est une prise dans les lois de l'articulation et de la syntaxe, c'est un forçage sous-tendu par les lois du langage".

Troisième contrainte : l'enfant est contraint d'anticiper, de symboliser. Exemple de l'anticipation visuo-motrice du nouveau-né dont nous avons parlé tout à l'heure : le son manquant, très tôt, est anticipé par le regard ; exemple aussi du débordement de la mère par le fonctionnement de l'enfant qui ne lui "obéit" plus : Jean Bergès évoque le bébé amoureusement transporté par sa mère, qui séduit pendant ce temps-là la voisine par son babil et ses regards. C'est le "débordement" ou la "surprise" dont Jean Bergès disait qu'il était si important de s'y laisser aller dans la cure.

Mais l'enfant s'aperçoit, lui aussi, que le corps de sa mère ne lui obéit plus, notamment après la phase du miroir lorsqu'il constate que la motricité et la posture de sa mère sont en décalage avec la sienne : la toute puissance est perdue des deux côtés. Lacan dit : "A partir de ce moment-là, l'enfant s'engage entre frustration et oedipe dans la dialectique du leurre, pour satisfaire ce qui ne peut l'être, le désir de la mère".

Quatrième contrainte : celle du passage du petit enfant à la grande école, c'est-à-dire le passage au langage écrit, la lecture, l'écriture, ce forçage corporel – qui nécessite la perte du commerce sexuel entre l'enfant et la mère, "langue incestueuse où un tiers (le père) vient faire coupure", dit Jean Bergès. Au CP, il s'agit de perdre, et nous le constatons chaque jour dans les consultations : l'enfant de 5 ou 6 ans perd le "doudou", le verre de lait, la poussette, etc... et surtout il perd "la langue maternelle" ; c'est à cette occasion que Jean Bergès parle de la voix de la mère que l'enfant ne retrouve pas dans celle de la maîtresse.

Le corps est engagé dans la lecture et l'écriture : "dans la parole avec les joues, le pharynx, le souffle, le fait que j'ai appris ou pas à lire sur les lèvres de celui ou celle qui me parlait, mais la parole qui sort de ma bouche, je la perds" ; dans le mouvement des yeux – et de tout le corps dans les premiers moments de la lecture – ; et Jean Bergès insiste sur ces enfants non-lecteurs de la consultation de Sainte-Anne – et d'ailleurs – qui ne peuvent lâcher la forme, l'imaginaire de la lettre ("plus il y a d'imaginaire, moins il y a de lecture", dit-il), en restent à l'épellation laborieuse des lettres sans pouvoir les assembler pour faire mot, sens, incapables qu'ils sont de passer à ce que la lettre a de symbolique, "parce que toujours la même, quoi qu'il en soit de la façon dont elle est prise dans le sens ; en étant toujours la même, elle vient poser la différence du signifiant qui émerge de ce qui découle de la différence phonétique la plus fine".

"Cette coupure du symbolique, nous tentons de l'esquiver sans cesse", répétait-il.

Ce passage de l'imaginaire au symbolique de la lettre fait que nous apprenons, non pas à reconnaître des formes, mais à lire, à devenir lecteur.

Du côté de l'écriture, prise elle aussi dans le corps érotisé, le forçage initial est le même, mais le corps est inscrit autrement. L'acte graphique est un acte qui laisse une trace sur le papier (réel de la lettre qui peut faire horreur), et qui fait participer bras, mains, respiration, activité orale, regard, dans des mouvements dirigés. Le langage écrit met le corps à contribution de façon contraignante, et "est du même ordre que la filière de la phonétique : j'écris non pour dessiner, mais pour rentrer dans le code phonétique, j'écris avec la loi". Et sous le regard de l'autre.

Jean Bergès a toujours dit que le dessin – tant du côté du modèle, de la forme et de l'image – n'est en rien prédictif de l'écriture qui, pour rentrer dans le symbolique, doit se débarrasser de ce que la lettre a d'imaginaire : "la jambe qui monte, les ponts, les ailes, c'est le corps de la mère, les câlins quoi ! tant qu'il y a du câlin, pas d'écriture !". Et il dira souvent que l'enfant de CE1 vers la Noël, dit soudain : "j'écris tout seul ! ça y est !" : "autrement dit, il ne pose plus les lettres les unes à côté des autres, "ça" écrit tout seul. Cela veut dire qu'il n'écrit plus sur le corps de sa mère".

Pour que la lettre soit symbolique, qu'elle puisse être le support du jeu de la lettre, qu'elle supporte le phonème, il faut qu'elle soit débarrassée de l'imaginaire.

Accouchement

Réel, symbolique et imaginaire au moment de l'accouchement : Réel du passage de l'enfant dans la filière génitale, toujours accompagné d'un danger de mort possible de l'enfant ou de la mère ; symbolique car il déborde la fonction motrice de la mère qui ne peut s'y opposer, et impose la fonction paternelle, tout en faisant perdre à la mère son statut de fille de son père ; et imaginaire du corps de la mère, fragilisé de son savoir sur le corps, relayé par les prophéties et fantaisies imaginatives de l'entourage autour du corps du nouveau-né. L'enfant est du côté de "Das Ding", de l'innommable, des théories sexuelles infantiles, pour la mère, avant sa naissance. On voit bien déjà comme il est difficile de différencier le nouage borroméen de la mère et celui de l'enfant – cela restera une des préoccupations de Jean Bergès – , comme les objets, selles, urines, cri, voix, produits par les orifices du corps de l'enfant : la mère, à ce propos, se trouve "obligée à un échange de jouissance" : le nouage avec le symbolique provoque une chute, une perte, ce qui suppose que la mère soit capable de faire l'hypothèse que le fonctionnement des objets partiels de l'enfant va la déborder, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas les siens à elle. Il faut donc qu'elle soit capable de faire l'hypothèse de sa propre destitution, c'est-à-dire de dépasser l'imaginaire du corps.
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(*) Jean Bergès, Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse, Erès, septembre 2005.

14/09/2005 association lacanienne internationale