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Origine http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?id_article=00887
Le titre de cet ouvrage (*) est en fait celui du séminaire
que Jean Bergès a tenu en 1990, 1991 et 1992 à l'hôpital
Sainte Anne, dont un extrait ouvre ce livre.
Comme beaucoup de personnes le savent et comme en témoignent
tous les articles, conférences et séminaires de ce
recueil, la question qui a agité Jean Bergès toute
sa vie est celle du corps, du nouage réel, symbolique, imaginaire
autour justement du corps, "le corps tient avec des ficelles",
disait-il souvent, et puis le primat du symbolique chez l'enfant,
le réel du corps dans le handicap ou la mort. Ce qu'il ramassait
par cette formule : "l'homme est une usine à fabriquer
du signifiant de façon inépuisable et l'organique
est sans doute la machine la plus rentable de l'usine".
Ce que Charles Melman, dans sa préface, traduit par : "Nous
sommes, grâce à Jean Bergès, sur la frontière
négociée entre l'organisme et le désir".
Ces questions difficiles qui traversent sans cesse tout cet ouvrage,
enchevêtrées bien entendu, nous les avons artificiellement,
pour la clarté de l'exposé, organisées en quatre
parties : Le corps : axe du corps, axe du symbolique introduit par
C. Meljac, La mère n'est pas qu' "une belle âme"
introduit par G. Balbo, Primat du symbolique pour l'enfant comme
pour l'adolescent introduit par Cl. Landmann, Savoir et connaissance.
Traces, inscriptions et apprentissages introduits par E. Lenoble.
Je vais tenter de dégager, ici, quelques idées fortes,
dans cette perspective du corps et de la subjectivité.
Je reprends une partie du texte de Jean Bergès : c'est dans
la mesure où la fonction plonge dans la structure de l'organique
– qu'il s'agisse de la fonction cérébelleuse
ou de la fonction biliaire – que Freud se trouve entraîné
vers l'énergétique et que la pulsion s'enracine dans
le biologique [...]. La question radicale que pose Freud est : qu'en
est-il de la satisfaction ? Y est-elle ou n'y est-elle pas ? Du
plaisir, y en a-t-il ou n'y en a-t-il pas dans cet échange
de bons procédés entre fonction, structure et fonctionnement
? Le corps est un réceptacle à la jouissance, au désir,
à ce que Freud appelle Ich-Lust (c'est à dire le moi-plaisir).
Lacan, lui, dit : "ce qui est érotisé chez l'enfant,
c'est l'activité motrice".
Le corps est commandé par le signifiant qui est là
: "ça parle" de tous les côtés, dès
avant notre naissance, nous sommes parlés et inscrits sur
l'axe généalogique, bien avant notre entrée
dans le monde.
Fonction et fonctionnement du corps
Jean Bergès consacre une grande énergie à
ce thème : l'immaturation des fonctions du nouveau-né,
à laquelle la mère se substitue entièrement
dans les premiers mois pour qu'il puisse vivre, n'exclue pas le
fonctionnement. Ainsi très tôt, dans l'anticipation
visuo-motrice, si le nouveau-né entend un bruit et que ce
bruit s'arrête, il peut regarder dans la direction de ce qui
ne se produit plus dans les oreilles : il anticipe donc par sa posture
ce qui vient à manquer ; J. Bergès tourne autour de
ce "débordement par le fonctionnement", ce fonctionnement
de l'enfant, sensoriel notamment, compétent à fonctionner
dès la naissance qui déborde très tôt
la mère tenant lieu à ce moment-là, de fonction
pour lui.
Et il donnera souvent pour l'illustrer, l'exemple – que vous
connaissez peut-être – d'une étudiante en médecine,
préparant son internat, et consultant pour les difficultés
de sommeil de son bébé de 2 mois et demi, expliquant
: "je vais vous dire ce qu'il me fait pour manger ; je me mets
sur le divan, je le mets sur mes genoux, je lui donne le biberon
et je lis ma question d'internat en même temps. Eh bien !,
Monsieur ne veut pas boire tant que je lis !". Cette mère
tenant pour son bébé la fonction de l'alimentation,
est débordée par le fonctionnement – ou ici
plutôt par le non-fonctionnement – de son bébé
qui est déjà un "Monsieur", une tierce personne
: il n'est pas seulement un enfant réel, il est déjà
symbolique ; cette mère, par cette nomination de "Monsieur"
et ses commentaires, lui fait le crédit qu'il est un sujet.
Ce point, du crédit fait à l'enfant d'être un
sujet, traverse toute l'oeuvre de Jean Bergès et surtout
sa clinique : tous ceux qui ont suivi ses consultations savent bien
comment il s'adressait à l'enfant tout de suite comme à
un petit autre, comment il lui demandait son avis sur sa présence
dans la première consultation (c'est-à-dire sa demande
à lui, enfant) comment il sollicitait ses hypothèses
sur ses difficultés, comment il écoutait le fil de
son discours, ses arrêts, ses hésitations, ses lapsus
et surtout comment il ne s'embarrassait ni de dessins, ni d'objets
pour entrer en communication avec lui, mais passait tout de go par
le langage pour lui permettre de manifester qu'il pouvait accéder
à cette position de sujet, toujours supposée par lui
à priori : "Ce n'est pas de connaissance que l'analyste
a à créditer son analysant, c'est de son savoir inconscient,
insu ; c'est l'hypothétique qui est à enseigner dans
la psychanalyse. Ce n'est pas parce que le psychanalyste sait, c'est
parce qu'il fait le crédit à l'analysant de pouvoir
utiliser le symbolique pour comprendre".
Donc, il y a une "compétence du corps à soutenir
du signifiant" : "le fonctionnement fonctionne quelle
que soit la fonction parce qu'il est pris par le signifiant".
Voilà ce que Jean Bergès va déployer tout du
long, et questionner – car il posait plus de questions qu'il
n'apportait de réponses ou de certitudes – à
partir du tonus, de la posture, des imitations, de la fonction respiratoire,
motrice, des orifices, de la voix, du regard, de l'agitation motrice,
et interroger tout particulièrement au moment du stade du
miroir.
Stade du miroir
La mère mène une lutte devant le réel du corps
de son enfant et l'imaginaire de son propre corps, à la fois
dans la fonction tonico-motrice et à la fois dans le fonctionnement
du corps lié aux orifices.
"L'axe du corps est le réceptacle des manoeuvres de
la mère, de ses soins, de ses fantaisies érotiques,
de ses interventions opportunes ou à contretemps, mais il
est aussi l'instrument anticipateur premier venant surprendre la
mère par des changements de plans, bien avant que la phase
du miroir – supportant la phallicisation de la mère
– soit en jeu". Cette complaisance de la mère
à être miroir pour l'enfant va entraîner ou va
freiner le "don de leurre", comme le dit Lacan, que l'enfant
exerce passionnément vis à vis de la mère.
Du côté de la mère, cette capacité à
être miroir met en jeu la présence sur fond d'absence
ou d'absence sur fond de présence pour elle, de l'image de
l'enfant, et cette capacité du côté de l'enfant
vient fonder ce premier temps logique d'absence et de présence.
Le côté phallique de la mère qui ne peut passer
son temps à faire miroir pour l'enfant, notamment parce que
cet enfant a un père, est parlé par elle d'une part
et anticipé par l'enfant d'autre part. Car ce miroir n'est
pas qu'une question d'image, bien sûr.
"Ce qui se passe dans le miroir, est-ce un besoin ou une demande
de l'enfant ?" se demande Jean Bergès de manière
insistante.
Pour que la mère fasse miroir il faut donc qu'elle ait un
corps et que sa posturo-motricité crée de l'anticipation
de posture, de gestualité, dans la façon d'appeler
son enfant, et ce d'une manière interrogative et pas simplement
affirmative ou mécanique ; en somme que son geste soit articulé
à son désir et que son anticipation suscite de la
demande du côté de l'enfant. Sa motricité à
elle lui permet de faire valoir ce qu'il saurait : elle ne lui dit
pas ce qu'il sait. "Cela rejoint-il ce que dit Lacan quand
il exprime que nous savons tout ?" se demande Jean Bergès.
Dans le stade du miroir si souvent décrit, il n'y a pas
que l'image, l'anticipation est dans la jubilation, elle (la mère
? la jubilation ?) anticipe la globalité de l'image dans
cette motricité désordonnée non-spécularisable
; la motricité serait ici de l'ordre de l'objet dit Jean
Bergès. Dans la mesure où cette posturo-motricité
ne fait pas partie de l'imaginaire, elle ne peut être qu'anticipée,
faisant l'objet d'une hypothèse, c'est-à-dire donc,
symbolique.
L'enfant se trouve donc par là, introduit au symbolique,
d'autant que la mère le phallicise en le soulevant, en le
dressant, en le nommant aussi en même temps, au moment même
où se tournant vers celui ou celle qui le porte, l'enfant
perd l'image, perte, trou, manque où se précipite
le "je", comme le dit Lacan. Importance ici de la voix
et de la nomination que Jean Bergès va reprendre si souvent
dans la question des apprentissages et du corps : "L'enfant
accède au symbolique par l'anticipation que fait la mère.
Ce qu'elle en envoie sous la forme interrogative, elle suppose qu'il
est capable de l'entendre. Ce crédit qui va déborder
la mère, c'est le projet de liberté de l'enfant".
Apprentissages
La question des apprentissages que Jean Bergès a tant côtoyée
dans ses consultations à Sainte-Anne avec des enfants non-lecteurs,
dysgraphiques, dysorthographiques, en panne dans le logico-mathématique,
c'est-à-dire embarrassés par le langage, amène
foule de questions.
Premièrement celle de la différence entre savoir
(inconscient), insu, lieu où "ça" parle,
"ça" pense, "ça" fait des lapsus,
qui a à faire avec le corps, notamment au travers des théories
sexuelles infantiles et le fragment de vérité "organique"
comme dit Freud, et puis la connaissance, la pensée consciente,
le fait d'entrer dans les apprentissages scolaires en particulier.
En second la question du transfert : à la maîtresse
notamment, comme rivale de la mère pour l'enfant ; "le
savoir peut-il être érotisé ?" dit Freud.
"Comment ne pas tromper ma mère avec ma maîtresse
?" se demande Jean Bergès à propos de l'enfant
pris entre école et maison ; "comment ne pas perdre
la voix de ma mère ?", cette langue maternelle du commerce
privé avec la mère, dit-il souvent. Cette question
si délicate du transfert à la maîtresse dès
l'entrée en maternelle soustend évidemment celle de
la transmission du désir d'apprendre.
Et aussi, de nouveau et toujours, la question du nouage du symbolique
des lois du langage, de l'imaginaire du corps tout du côté
de la méconnaissance et du réel de la lettre. "Ce
qui est entendu par l'enfant, ce n'est pas la différence
des phonèmes mais l'inscription de ce qui vient être
éprouvé dans le corps de l'enfant pendant que la mère
parle. Et je parle du corps quand je parle lecture ou écriture"
rappelle Jean Bergès.
Les apprentissages inaugurés par la perte et qui sont tous
du côté des contraintes et nécessités
que l'enfant a à subir depuis son entrée dans le monde
:
Première contrainte : "que ça nous plaise ou
pas, il faut respirer" : contrainte vitale, biologique, pour
vivre.
Deuxième contrainte : "que ça nous plaise ou
pas, quand nous arrivons au monde, "ça" parle de
tous les côtés". Nous sommes pris, contraints,
à entrer dans ce langage. Et d'abord, le corps est engagé
dans la parole : par les lèvres, la respiration, la bouche
– par laquelle passe aussi la nourriture ; par les oreilles
qui reçoivent les messages. Le corps est engagé dans
un système contraignant qui oblige à ne pas articuler
n'importe comment pour être compris et à respecter
le code ; "le corps est engagé dans un système
d'autant plus contraignant que ce qui pilote la parole pour la faire
fonctionner dans le langage, est de l'ordre du signifiant",
dit Jean Bergès ; "ce n'est pas un bain sonore, c'est
une prise dans les lois de l'articulation et de la syntaxe, c'est
un forçage sous-tendu par les lois du langage".
Troisième contrainte : l'enfant est contraint d'anticiper,
de symboliser. Exemple de l'anticipation visuo-motrice du nouveau-né
dont nous avons parlé tout à l'heure : le son manquant,
très tôt, est anticipé par le regard ; exemple
aussi du débordement de la mère par le fonctionnement
de l'enfant qui ne lui "obéit" plus : Jean Bergès
évoque le bébé amoureusement transporté
par sa mère, qui séduit pendant ce temps-là
la voisine par son babil et ses regards. C'est le "débordement"
ou la "surprise" dont Jean Bergès disait qu'il
était si important de s'y laisser aller dans la cure.
Mais l'enfant s'aperçoit, lui aussi, que le corps de sa
mère ne lui obéit plus, notamment après la
phase du miroir lorsqu'il constate que la motricité et la
posture de sa mère sont en décalage avec la sienne
: la toute puissance est perdue des deux côtés. Lacan
dit : "A partir de ce moment-là, l'enfant s'engage entre
frustration et oedipe dans la dialectique du leurre, pour satisfaire
ce qui ne peut l'être, le désir de la mère".
Quatrième contrainte : celle du passage du petit enfant
à la grande école, c'est-à-dire le passage
au langage écrit, la lecture, l'écriture, ce forçage
corporel – qui nécessite la perte du commerce sexuel
entre l'enfant et la mère, "langue incestueuse où
un tiers (le père) vient faire coupure", dit Jean Bergès.
Au CP, il s'agit de perdre, et nous le constatons chaque jour dans
les consultations : l'enfant de 5 ou 6 ans perd le "doudou",
le verre de lait, la poussette, etc... et surtout il perd "la
langue maternelle" ; c'est à cette occasion que Jean
Bergès parle de la voix de la mère que l'enfant ne
retrouve pas dans celle de la maîtresse.
Le corps est engagé dans la lecture et l'écriture
: "dans la parole avec les joues, le pharynx, le souffle, le
fait que j'ai appris ou pas à lire sur les lèvres
de celui ou celle qui me parlait, mais la parole qui sort de ma
bouche, je la perds" ; dans le mouvement des yeux – et
de tout le corps dans les premiers moments de la lecture –
; et Jean Bergès insiste sur ces enfants non-lecteurs de
la consultation de Sainte-Anne – et d'ailleurs – qui
ne peuvent lâcher la forme, l'imaginaire de la lettre ("plus
il y a d'imaginaire, moins il y a de lecture", dit-il), en
restent à l'épellation laborieuse des lettres sans
pouvoir les assembler pour faire mot, sens, incapables qu'ils sont
de passer à ce que la lettre a de symbolique, "parce
que toujours la même, quoi qu'il en soit de la façon
dont elle est prise dans le sens ; en étant toujours la même,
elle vient poser la différence du signifiant qui émerge
de ce qui découle de la différence phonétique
la plus fine".
"Cette coupure du symbolique, nous tentons de l'esquiver sans
cesse", répétait-il.
Ce passage de l'imaginaire au symbolique de la lettre fait que
nous apprenons, non pas à reconnaître des formes, mais
à lire, à devenir lecteur.
Du côté de l'écriture, prise elle aussi dans
le corps érotisé, le forçage initial est le
même, mais le corps est inscrit autrement. L'acte graphique
est un acte qui laisse une trace sur le papier (réel de la
lettre qui peut faire horreur), et qui fait participer bras, mains,
respiration, activité orale, regard, dans des mouvements
dirigés. Le langage écrit met le corps à contribution
de façon contraignante, et "est du même ordre
que la filière de la phonétique : j'écris non
pour dessiner, mais pour rentrer dans le code phonétique,
j'écris avec la loi". Et sous le regard de l'autre.
Jean Bergès a toujours dit que le dessin – tant du
côté du modèle, de la forme et de l'image –
n'est en rien prédictif de l'écriture qui, pour rentrer
dans le symbolique, doit se débarrasser de ce que la lettre
a d'imaginaire : "la jambe qui monte, les ponts, les ailes,
c'est le corps de la mère, les câlins quoi ! tant qu'il
y a du câlin, pas d'écriture !". Et il dira souvent
que l'enfant de CE1 vers la Noël, dit soudain : "j'écris
tout seul ! ça y est !" : "autrement dit, il ne
pose plus les lettres les unes à côté des autres,
"ça" écrit tout seul. Cela veut dire qu'il
n'écrit plus sur le corps de sa mère".
Pour que la lettre soit symbolique, qu'elle puisse être le
support du jeu de la lettre, qu'elle supporte le phonème,
il faut qu'elle soit débarrassée de l'imaginaire.
Accouchement
Réel, symbolique et imaginaire au moment de l'accouchement
: Réel du passage de l'enfant dans la filière génitale,
toujours accompagné d'un danger de mort possible de l'enfant
ou de la mère ; symbolique car il déborde la fonction
motrice de la mère qui ne peut s'y opposer, et impose la
fonction paternelle, tout en faisant perdre à la mère
son statut de fille de son père ; et imaginaire du corps
de la mère, fragilisé de son savoir sur le corps,
relayé par les prophéties et fantaisies imaginatives
de l'entourage autour du corps du nouveau-né. L'enfant est
du côté de "Das Ding", de l'innommable, des
théories sexuelles infantiles, pour la mère, avant
sa naissance. On voit bien déjà comme il est difficile
de différencier le nouage borroméen de la mère
et celui de l'enfant – cela restera une des préoccupations
de Jean Bergès – , comme les objets, selles, urines,
cri, voix, produits par les orifices du corps de l'enfant : la mère,
à ce propos, se trouve "obligée à un échange
de jouissance" : le nouage avec le symbolique provoque une
chute, une perte, ce qui suppose que la mère soit capable
de faire l'hypothèse que le fonctionnement des objets partiels
de l'enfant va la déborder, c'est-à-dire qu'ils ne
sont pas les siens à elle. Il faut donc qu'elle soit capable
de faire l'hypothèse de sa propre destitution, c'est-à-dire
de dépasser l'imaginaire du corps.
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(*) Jean Bergès, Le corps dans la neurologie et dans la
psychanalyse, Erès, septembre 2005.
14/09/2005 association lacanienne internationale
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