Colloque « Résistances au sujet – résistances
du sujet »
(sous la direction de Jean Giot et Jean Kinable)
Session « Un sujet épargné par l’homo œconomicus
? »
(animée par Christian Arnsperger et Thomas Perilleux)
Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle
21-31 juillet 2003
NEO-CAPITALISME, INDIVIDUALISME ET SUBJECTIVITE :
EN PARTANT DU NOUVEL ESPRIT DU CAPITALISME ET D’EMPIRE
Philippe Corcuff
Préalables épistémologiques
Avant de présenter cette communication et pour clarifier les
débats inter-disciplinaires dont ce colloque est le lieu, je
voudrais expliciter certaines coordonnées épistémologiques
de mon point de vue (le « d’où je parle » épistémologiquement)
sous la forme de propositions synthétiques :
1°) Je défends un point de vue réaliste, en ce sens
que je postule l’existence d’une réalité indépendante
des consciences individuelles. Mais nous n’avons accès
à cette réalité, dans les disciplines scientifiques,
qu’à travers des médiations conceptuelles, le filtrage
de nos outillages intellectuels. Dans cette perspective, les qualités
de la réalité que nous constatons à travers ces
filtres ne sont pas directement des propriétés substantielles
de la réalité, mais des reconstructions. D’une certaine
façon, on peut dire que les « jeux de langage » scientifiques
méthodologisent les questions ontologiques. Dans La place du
désordre, Raymond Boudon est un de ceux qui a le mieux identifié
dans les sciences sociales contemporaines le piège du réalisme
du concept, consistant « à interpréter comme des
propriétés des choses ce qui n’est que schéma
d’intelligibilité » (1991, pp.230-231). L’exigence
de clarification conceptuelle, que je tire de la philosophie de Ludwig
Wittgenstein, apparaît alors comme une des conditions importantes
du débat intra et inter-disciplinaire. Toutefois, en tant que
sciences théoriques-empiriques, la confrontation avec les données
empiriques constitue le cœur de la légitimité proprement
scientifique des sciences sociales. La critique du réalisme du
concept et la mise à distance de ses illusions empiristes ne
nous conduisent pas nécessairement dans les bras du relativisme
« post-moderne », tendant à dissoudre les notions
de vérité scientifique et de réalité.
2°) Les sciences sociales ont vraisemblablement besoin de cartographies
globales pour mieux situer leurs savoirs spécialisés face
à une tendance actuelle à l’éclatement. Mais
cela ne remet pas en cause leur rupture salutaire avec les théories
totales, surplombantes et englobantes, prétendant saisir l’essentiel
du réel et ce qui serait sa systématicité (comme
dans ce qui a été appelé dans des acceptions diverses
« la théorie marxiste »). De ce point de vue, les
notions de « totalité » (dans une philosophie d’inspiration
hégélienne) et de « système » (en sciences
sociales) ne m’apparaissent plus opérationnelles. Les cartographies
globales dont je parle seraient plutôt des ensembles de repères,
redéfinissables en chemin, nous aidant à nous orienter
face aux risques d’émiettement des savoirs. Elles ont à
voir avec ce que Jean Jaurès appelaient dans son « Discours
à la jeunesse » (1903, repris en 1971, p.66) des «
idées générales », qui éclairent d’une
certaine façon les savoirs spécialisés (sans les
remplacer, ni les surplomber, mais simplement à côté
d’eux, en relation avec eux), dans un extrait que j’ai mis
en exergue de l’introduction de La société de verre
(Corcuff, 2002-c) : « Le courage dans le désordre infini
de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir
un métier et de bien le faire, quel qu’il soit (...) c’est
d’accepter et de comprendre cette loi de la spécialisation
du travail qui est la condition de l’action utile, et cependant
de ménager à son regard, à son esprit, quelques
échappées vers le vaste monde et des perspectives plus
étendues. Le courage, c’est d’être tout ensemble,
et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le
courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser,
de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner
cependant à la vie générale (…) Le courage,
c’est d’accepter les conditions nouvelles que la vie fait
à la science et à l’art, d’accueillir, d’explorer
la complexité presque infinie des faits et des détails,
et cependant d’éclairer cette réalité énorme
et confuse par des idées générales».
3°) Mon activité intellectuelle principale est aujourd’hui
une activité de transfrontalier, c’est-à-dire de
passages entre la sociologie et la philosophie morale et politique,
ou entre ces disciplines intellectuelles et d’autres formes culturelles
(comme la littérature, la chanson ou le cinéma), ou encore
entre ces registres et l’engagement social et politique. Cette
activité ne se situe pas au cœur de l’activité
scientifique des sciences sociales (qui se loge dans les va-et-vient
théorie/empirie produisant leurs savoirs), mais à leurs
marges. Mais je défends, contre les scientismes académiques
et réducteurs, la possibilité de cette activité
transfrontalière et de ces marges comme points d’ouverture
de la production scientifique face aux risques d’enfermement,
de routinisation et de dogmatisation.
4°) Il y a, en amont de la production scientifique des sciences
sociales, des hypothèses anthropologiques implicites (au sens
philosophique de prises de position a priori sur la condition humaine)
et des intuitions éthico-politiques qui ne dérivent pas
directement des constats de la science mais, à l’inverse,
contribuent à pré-structurer le regard scientifique. Par
exemple, si on parle d’« acteur », d’«
agent », d’« individu » ou de « personne
» on n’attribue pas, dés le départ, les mêmes
propriétés anthropologiques aux humains. Ou les éclairages
plus négatifs (Richard Sennett, Christopher Lasch ou Alain Ehrenberg)
ou, au contraire, plus positifs (François Dubet, Jean-Claude
Kaufmann ou François de Singly) sur l’individualisme contemporain
ne s’adossent pas aux mêmes intuitions éthico-politiques.
Cela ne relève pas en général de choix, mais de
présupposés enfermés dans les outils et les concepts
des sciences sociales. C’est pourquoi on peut identifier plusieurs
fils anthropologiques et éthico-politiques chez un même
auteur dans des parties différentes de ses travaux ou même
dans les mêmes travaux. Cette présence d’une part
normative inéliminable dans les sciences sociales ne les empêche
pas de se déployer principalement dans le registre scientifique
de production de savoirs. Cette part inéliminable participe des
conditions non directement scientifiques (avec, également, les
conditions sociales et institutionnelles) rendant possible l’activité
scientifique. Mais elle contribue alors à délimiter le
domaine de validité des énoncés scientifiques produits.
Ainsi, la progression de la scientificité des sciences sociales
ne résiderait pas dans la négation de cette part normative,
ni dans de vaines tentatives de « purification », mais dans
la réflexivité sociologique, c’est-à-dire
l’explicitation de ces dimensions normatives. Sur le plan des
anthropologies philosophiques, c’est ce que j’ai commencé
à faire dans Bourdieu autrement (2003-a) avec Bourdieu et dans
La question individualiste (2003-b) avec Marx et Durkheim. L’existence
de cet amont normatif des sciences sociales légitime, en aval,
les passages vers la philosophie morale et politique, c’est-à-dire
l’explicitation d’usages moraux et politiques de ressources
sociologiques.
5°) Les propositions précédentes convergent vers
un certain type de défense des vérités scientifiques
contre les risques de dissolution portés par le relativisme «
post-moderne » : non pas une défense scientiste, mais une
défense qui intègre une inquiétude relativiste,
donc une certaine fragilité des énoncés scientifiques.
Cette défense je lui ai donné le nom de « Lumières
tamisées » dans La société de verre (2002-c).
Introduction
Qu’en est-il des subjectivités dans les sociétés
individualistes occidentales contemporaines ? Et donc des rapports entre
les notions de subjectivité, d’individualité et
d’individualisme dans un contexte socio-historique particulier
? Je ne pourrai pas répondre directement et précisément
à ces questions, mais je tenterai de fournir quelques éclairages
périphériques à partir d’une lecture critique
d’analyses récentes du néo-capitalisme. Je confronterai
ainsi deux livres marquants quant au néo-capitalisme –
Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999)
et Empire de Michael Hardt et Antonio Negri (2000) – à
mes derniers travaux qui questionnent de différentes façons
l’individualisme et l’individualité : La société
de verre (2002-c), Bourdieu autrement (2003-a) et La question individualiste
(2003-b).
L’intérêt de partir du Nouvel esprit du capitalisme
et d’Empire est qu’ils proposent tous les deux une caractérisation
globale des déplacements actuels du capitalisme, en des termes
pour une part convergents (en insistant sur le recours aux réseaux,
à la mobilité et à la flexibilité dans un
néo-capitalisme de plus en plus globalisé et mondialisé),
en posant des connexions avec un engagement proprement politique. Cet
engagement se veut « réformiste » chez Boltanski
et Chiapello et « révolutionnaire » chez Hardt et
Negri. Une des grandes différences entre les deux ouvrages est
méthodologique : Le nouvel esprit du capitalisme se présente
d’abord comme un livre classique de sciences sociales, dans un
va-et-vient entre conceptualisation et matériaux empiriques,
alors qu’Empire se révèle d’abord comme un
exercice de philosophie politique, au cœur théorique, les
quelques données empiriques mobilisées ayant surtout une
fonction illustrative.
Dans un premier temps, je passerai en revue les deux livres, puis je
ferai le point sur leurs principaux apports et limites de mon point
de vue, pour finir, à partir de là, par quelques pistes.
Le nouvel esprit du capitalisme
Le livre de Boltanski et Chiapello est d'abord un livre de sociologie
critique. Son matériau empirique principal est constitué
par la comparaison systématique, au moyen de l'outil informatique,
de la littérature du management en langue française des
années 1960 et des années 1990. Cela est complété
par une mise en perspective d'une diversité de matériaux
sociologiques, économiques, juridiques, etc., avec leurs données
tant quantitatives que qualitatives, sur les évolutions de la
société française (pris comme cas paradigmatique)
depuis 30 ans. Trois notions principales y nourrissent la critique sociologique
: le capitalisme, l'esprit du capitalisme et la critique. Le capitalisme
(défini de manière minimale et classique comme "une
exigence d'accumulation illimitée du capital par des moyens formellement
pacifiques", p.37), spontanément amoral, aurait besoin d'un
"esprit", c'est-à-dire d'une "idéologie
qui justifie l'engagement dans le capitalisme" (p.42) et qui apporte
à sa logique d'accumulation des contraintes morales. Quant à
la critique énoncée par les adversaires du capitalisme,
c'est l'aiguillon qui oblige le capitalisme à se transformer
et à inventer de nouveaux dispositifs. C'est ainsi que la critique
soixante-huitarde du capitalisme (par exemple, philosophiquement, de
Deleuze à Habermas) aurait largement servi, malgré elle,
à alimenter le néo-capitalisme connexionniste, flexible,
de réseaux et internationalisé, en cours de formation.
Ce néo-capitalisme serait à l'origine d'un nouveau mode
d'exploitation (à côté d'une exploitation classique
basée sur la propriété des moyens de production)
: l'exploitation des "immobiles" par "les mobiles"
(chapitre VI, pp.444-461). A partir du XIXe siècle, cette critique
se serait incarnée dans deux figures idéale-typiques,
distinctes dans leurs logiques argumentatives, parfois associées,
parfois dissociées dans les mouvements sociaux : la critique
sociale et la critique artiste. La critique sociale, davantage portée
par le mouvement ouvrier, viserait l’injustice de la répartition
des ressources, alors que la critique artiste, davantage déployée
par des avant-garde culturelles, s’en prendrait à l’inauthenticité
de la marchandisation du monde.
Toutefois, ne pouvant se résoudre à une séparation
étanche entre "jugements de faits" et "jugements
de valeurs", ce livre de sociologie ménage des connexions
avec le travail philosophique de clarification des impensés éthiques
et politiques de la critique. Ce faisant, l'ouvrage se présente
même comme une contribution à "une relance de l'action
politique" (p.30). Une dimension « réformiste »
intervient alors dans l'essai de modélisation d'une "cité
par projets" (chapitre II). Dans la continuité du travail
effectué par Boltanski et Thévenot dans De la justification
(1991) - qui visait à modéliser six cités justes
(civique, domestique, industrielle, marchande, de l'opinion et inspirée)
auxquels avaient recours les acteurs sociaux pour justifier leurs actions
ou critiquer celles des autres dans les espaces publics de nos sociétés
contemporaines -, les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme ont cherché
à identifier une cité en germes dans les écrits
du management des années 1990. Cette "cité par projets"
dessinerait quelques bornes normatives pour le néo-capitalisme
et introduirait des exigences minimales de justice sociale dans son
fonctionnement. En particulier, elle apporterait des freins à
l'exploitation néo-connexionniste. Cela conduit les deux chercheurs
à avancer une série de propositions de réformes
sociales et juridiques tendant à donner à cette "cité"
une réalité plus contraignante vis à vis des dégâts
sociaux produits par le néo-capitalisme (chapitre VI, pp.461-500),
en encadrant notamment la mobilité par des garanties sociales.
Empire
Le livre de l’universitaire américain Michael Hardt et
du philosophe italien Toni Negri, Empire, circule aujourd’hui
largement dans la mouvance de l’alter-mondialisation. Sa charpente
théorique est finement travaillée en puisant dans la tradition
philosophique (Machiavel, Spinoza, Nietzsche...). Il s’agit de
créer un cadre post-marxiste, toujours alimenté par Marx
mais qui cherche une ouverture au contact de philosophes d’inspiration
nietzschéenne (comme Michel Foucault et Gilles Deleuze).
“L’Empire”, forme totale de la domination internationale
de la logique capitaliste, serait distinct des impérialismes
européens et américain des époques précédentes.
Il serait caractérisé par une mobilité néo-capitaliste
: “C’est un appareil décentralisé et déterritorialisé
de gouvernement, qui intègre progressivement l’espace du
monde entier à l’intérieur de ses frontières
ouvertes et en perpétuelle expansion. L’Empire gère
des identités hybrides, des hiérarchies flexibles et des
échanges pluriels” (p.17). L’Empire ce serait un
“pouvoir absolu” (p.67), mais sous la forme d’un équilibre
instable, qui a réussi a intégré à la machinerie
capitaliste de demandes antérieures des mouvements sociaux (“droit
à la différence”, autonomie individuelle, etc.).
Ce serait le système le plus systématique de l’histoire
de l’humanité, car il n’aurait “plus d’extérieur”
(p.235), avalant tout. Ce serait le point d’aboutissement ultime
de la logique dominatrice du Capital, le système des systèmes,
la totalité suprême. On trouve alors chez Hardt et Negri
des analyses du néo-management proches de celle de Boltanski
et Chiapello. Mais, du point de vue des évolutions du capitalisme,
une de leur spécificité principale est de mettre l’accent
sur la place centrale que prendrait « le travail immatériel
» - défini comme « un travail qui produit un bien
non matériel tel que service, produit culturel, connaissance
et communication » (p.355) - dans le processus productif de nos
sociétés. Ce qui impliquerait une place grandissante du
« prolétariat de l’immatériel » par
rapport à « la classe ouvrière industrielle »
traditionnelle dans « la composition nouvelle du prolétariat
» (pp.83-84). Ce prolétariat de l’immatériel
se révèle alors une figure active de la Multitude émancipatrice.
Car, malgré l’hyper-fonctionnalité systémique
de l’Empire, de nouvelles possibilités de libération
émergeraient “ à l’intérieur de l’Empire
” (p.93). Ce sont “ les résistances, les luttes et
les désirs de la multitude ” (p.21). Cette multitude -
ces multitudes -, nouveau sujet émancipateur, apparaît
dispersée. Ainsi, “ la multitude est une multiplicité,
un ensemble d’individualités, un jeu ouvert de relations
”, à la différence du “ peuple ”, en
ce que ce dernier “ tend vers l’identité et l’homogénéité
internes ” (p.140). Les luttes nouvelles devraient donc assumer
l’émiettement “post-moderne” propre au néo-capitalisme.
Par exemple, en acceptant les processus en cours de “mondialisation”
et en récusant la nostalgie de l’État-nation. Elles
devraient aussi valoriser “le pouvoir constituant de la multitude”
(l’effervescence créatrice des subjectivités singulières)
à l’écart des pouvoirs “constitués”
(les institutions, la représentation politique, la forme parti
classique, etc.). La Multitude serait donc tout à la fois «
immanence » (Negri, 2002, p.37), « puissance » (p.38),
« multiplicité incommensurable » (p.39), «
ensemble de singularités » (p.41) et « auto-organisation
» (p.39). Si l’on veut clarifier le rapport entre l’Empire
et la Multitude, on peut suivre Jacques Rancière dans son commentaire
critique quand il avance que les multitudes sont « le contenu
dont l’Empire est le contenant » (2002, p.97).
A la différence de Boltanski et Chiapello, la stratégie
politique se présente comme « révolutionnaire »,
comme mue par « le désir révolutionnaire »
(p.98) de la Multitude. Et le rapport à la post-modernité
ne vise pas à poser des contraintes face à ses excès,
mais à l’accompagner pour la subvertir de l’intérieur.
D’où l’apologie du « nomadisme » et du
« métissage » rendus possibles par le néo-capitalisme
(pp.436-439).
Apports et limites des approches contemporaines du néo-capitalisme
Que dire des points forts et des insuffisances de ces deux ouvrages
?
Tous les deux ont l’intérêt, avec le retour de la
notion de « capitalisme » – délaissé
par les sciences sociales comme la philosophie, avec la dévalorisation
du « marxisme » depuis la fin des années 1970 –
de nous réorienter vers des vues plus globales. Des tendances
diverses des sciences sociales ces vingt dernières années
avaient pu nous en éloigner – interactionnismes, ethnométhodologie,
sociologie pragamtique, individualisme méthodologique, sociologie
des identités, de la famille, des individus, etc. –, dans
un mouvement de balancier tentant d’échapper aux excès
macro-sociologiques antérieurs. Mais ce retour au global ne se
fait pas - dans les deux cas selon des modalités différentes
- en oubliant les acteurs individuels et les subjectivités. Par
ailleurs, les deux démarches ont aussi l’intérêt
de mettre en évidence des déplacements significatifs dans
les dispositifs socio-économiques avec la figure d’un nouveau
capitalisme. Toutefois, trop focalisés sur le neuf, ils apparaissent
insuffisamment attentifs à la pluralité du réel
observable, dont les combinaisons diverses du vieux et du neuf. Cette
surestimation du neuf vis-à-vis de formes plus anciennes est
davantage bridée dans Le nouvel esprit du capitalisme, car il
s’agit justement d’une analyse d’un « esprit
» émergeant du capitalisme, de productions intellectuelles
à travers la littérature du management, et non d’une
radiographie de la complexité des dispositifs capitalistes réellement
existants.
Si on s’arrête plus spécifiquement sur le livre
de Boltanski et Chiapello, on trouvera utile leur façon de nourrir
une perspective de réformes sociales par des analyses sociologiques,
en cassant la prudence académique hésitant de s’engager
sur le terrain politique. Or, l’académisme oublie que le
regard sociologique est lui-même alimenté par des intuitions
éthiques et politiques – souvent non explicités,
car niés -, et que donc la morale et la politique sont déjà
dans le travail sociologique. Ce qui nous oblige à reproblématiser
les relations entre engagement et science sociale, sans réduire
l’un à l’autre, mais sans créer non plus de
fausses étanchéités comme je l’ai rappelé
en préalable de cette communication (pour plus de précisions,
voir aussi Corcuff, 2002-a et b). Toutefois, la division réforme/révolution
(pp.76-77) qu’opèrent les deux auteurs au profit de la
première - division liée au caractère « interne
» de la critique qui est proposée du néo-capitalisme
-, comme l’hypothèse plus récente de Boltanski (2003)
quant au caractère nécessairement « réformiste
» des nouvelles critiques du capitalisme (pp.31-32 et 36-37),
ne semblent pas complètement tenir du point de vue de leurs propres
analyses. Car la critique des « potentialités d’oppression
» (p.502) que font peser les nouveaux dispositifs managériaux
comme les avancées de la marchandisation sur les aspirations
à « l’authenticité » s’avère
plus « radicale » et plus « extérieure »
que les taquets réformateurs de « la cité par projets
».
Si l’on s’arrête, plus spécifiquement maintenant,
sur Empire, on notera que Hardt et Negri font surgir l’importante
question de la pluralité à partir de la tradition nietzschéenne.
Mais leur combinaison de marxisme et de nietzschéisme est pour
partie ratée : en juxtaposant les inconvénients de la
vision totalisante de nombre de « marxistes » (du côté
du “ capital impérial ” comme super-système
auquel rien n’échappe) et de l’éclatement
nietzschéen (du côté de “ la multitude ”).
D’une part, leur pensée ultra-systémique les empêche
de penser la singularité des événements : le nazisme,
la chute de l’URSS ou les interventions occidentales en ex-Yougoslavie
sont réduits de manière simpliste à une fonctionnalité
par rapport au “ système capitaliste ”. D’autre
part, la vision trop hétérogène de “ la multitude
” détourne leur attention du travail proprement politique
d’établissement de convergences au sein des luttes sociales.
Il aurait mieux valu que la double inspiration marxiste et nietzschéenne
permette d’interroger les impensés de ces deux traditions
intellectuelles (la tentation du total pour penser le global du côté
« marxiste »/la tentation de l’éclatement pour
penser la pluralité du côté nietzschéen).
D’autant plus que, comme le remarque Rancière (2002), dans
le couple constitué avec l’Empire le substantialisme menace
aussi la notion de Multitude trop pensée « comme l’affirmation
d’une universalité immanente au déploiement de l’Empire
qui “contient“ les multitudes » (p.99), devenant alors
« le nom même de la puissance qui anime le tout »
(p.100) dans une nécessité téléologique.
Mais justement, dans le cas du Nouvel esprit du capitalisme comme d’Empire,
ce qui fait une part de la force des deux démarches se révèle
aussi une faiblesse : la vision trop systémique, univoque et
exclusive du « capitalisme » pour appréhender les
ensembles sociaux actuels. Cette notion apparaît excessivement
fonctionnalisante vis-à-vis des apports des sciences sociales
contemporaines, et par exemple d'une sociologie critique comme celle
de Pierre Bourdieu, dans sa vision pluridimensionnelle de l'ordre social
identifiant une diversité de modes de dominations autonomes (domination
économique, mais aussi culturelle, politique, masculine, etc.),
non nécessairement intégrés dans un tout fonctionnel
(comme "le système capitaliste"). Une notion issue
de la tradition marxiste pourrait être ici de quelque utilité
: celle de formation sociale, classiquement entendue comme "un
chevauchement spécifique de plusieurs modes de production purs"
(Poulantzas, 1968, tome 1, p.9) au sein d'une certaine société
dans une période historique donnée. Si l'on se débarrasse
tant de "la détermination en dernière instance",
réalisée par ce qui serait "le mode de production
dominant" dans un tel ensemble, que de l'exclusivité de
la notion même de "mode de production", on pourrait
nommer "formation sociale" l'enchevêtrement d'une diversité
de logiques d'action, d'institutions et de modes de domination, plus
ou moins juxtaposés et/ou en relation, dans un ensemble social
donné travaillé de manière spécifique par
les mouvements de l'histoire. L'expression même de "formation"
a l'intérêt de souligner le caractère de processus
historique (impliquant tout à la fois sédimentations du
passé et mouvements du présent) de cette juxtaposition/imbrication
appréhendée à un niveau global.
Enfin, je ferais une dernière remarque sur Empire. La Multitude
y est présentée comme une puissance affirmative de «
vie » et de « désirs ». Ces désirs ne
sont que positivité et nourrissent nécessairement l’émancipation.
Or, demande Rancière (2002), « Toutes les multitudes sont-elles
de "bonnes" ou de "vraies" multitudes ? »
(p.99), émancipatrices. Le présupposé des auteurs
apparaît ici encore trop facile, car « Aux multitudes empiriques
s’oppose alors à nouveau l’essence "affirmative"
de la multitude », ajoute Rancière (ibid.). On rencontre
là sans doute un problème plus général qui
se pose aux inspirations nietzschéennes, pour lesquelles «
la vie » et « le désir » se présentent,
à un certain niveau, comme une réponse univoque aux difficultés
humaines, et non comme un problème contradictoire et ambivalent.
Quelques pistes complémentaires
A partir de cette vue synthétique et critique du Nouvel esprit
du capitalisme et d’Empire, j’avancerai quelques pistes
complémentaires sous la forme de propositions concises livrées
à la discussion et établissant des passages entre des
dimensions analytiques-scientifiques (le cœur des sciences sociales),
des considérations anthropologiques (au sens philosophique de
conceptions a priori de la condition humaine) et des orientations éthico-politiques.
Je fais l’hypothèse que les relations posées entre
ces trois dimensions autonomes si elles sont légitimes, du fait
de la conformation épistémologique des sciences sociales,
ne sont pas nécessaires. En disant cela, je pointe deux écueils
: 1°) le piège de l’ancien « marxisme »
où tout tendait à être nécessairement intégré
sans réelle autonomie des différentes dimensions ; et
2°) le piège de la division académique du travail
et de ses cécités. Je passe donc à ces propositions
au statut embryonnaire :
* Les notions de « totalité », au niveau philosophique,
et de « système », au niveau sociologique, constituent
aujourd’hui des obstacles si l’on veut penser la pluralité
du global. L’analyse critique du Nouvel esprit du capitalisme
et d’Empire confirme ainsi un des repères épistémologiques
avancés au début de cette communication. Le néo-capitalisme
ne serait alors, dans un tel cadre théorique reformulé,
qu’une des tendances importantes à l’œuvre dans
nos formations sociales.
* L’anthropologie d’une subjectivité et de désirs
supposés intrinsèquement positifs et émancipateurs
doit être remplacée par une anthropologie de leurs ambivalences,
balançant leurs potentialités émancipatrices (Marx)
par la prise en compte de leurs aspects désagrégateurs
pour l’ensemble social comme pour l’individu lui-même
(Durkheim).
* Cette anthropologie de l’ambivalence peut nourrir une sociologie
des ambivalences de l’individualisme contemporain, dans le sillage
de la démarche de Charles Taylor (1998), s’efforçant
d’articuler les éclairages des sociologies compréhensives
de l’individualisme, qui en voient surtout les aspects positifs
(François Dubet, Jean-Claude Kaufmann, François de Singly,
etc.), et ceux des sociologies critiques, qui en pointent surtout les
effets négatifs (Richard Sennett, Christopher Lasch, Alain Ehrenberg,
etc.).
* Contre la pente atomistique d’un certain individualisme méthodologique
(expliquant les processus sociaux par la seule agrégation des
actions individuelles) ou les tentations surplombantes d’un holisme
d’inspiration durkheimienne, l’anthropologie de référence
de nos enquêtes sociologiques doit également reconnaître
le caractère socialement constitué de l’individualité
et de la singularité individuelle, dans le sillage de Marx et
de Bourdieu. Se distinguant d’un programme individualiste comme
d’un programme holiste, cette anthropologie débouche sur
la mise à l’épreuve sociologique d’un programme
relationnaliste (ou constructiviste, postulant que les relations sociales
sont premières dans le modèle, les individus comme les
entités collectives étant appréhendées comme
des cristallisations de relations).
* Cette anthropologie de l’individualité sociale comme
la sociologie des ambivalences de l’individualisme, dans sa double
attention aux tyrannies traditionnelles du nous et aux tyrannies «
post-modernes » du je, sont susceptibles d’alimenter une
réflexion de philosophie politique sur l’émancipation
aujourd’hui ; émancipation du néo-capitalisme comme
des autres modes de domination participant de nos formations sociales.
On peut nommer provisoirement cette perspective éthico-politique,
associant solidarités collectives et autonomie individuelle comme
mesures communes de justice sociale (dans le sens des théories
de la justice de John Rawls ou de Michael Walzer) et caractère
incommensurable de la singularité individuelle (travaillé
notamment par Emmanuel Lévinas), « social-démocratie
libertaire ».
* Dans cette perspective émancipatrice potentiellement émergente,
dont le mouvement alter-mondialiste comme les amorces de convergences
entre mouvement syndical traditionnel et nouveaux mouvements sociaux
constituent des creusets possibles, les séparations réformes/révolution
et critique « interne »/critique « externe »
pourraient apparaître caduques Et ce pour au moins deux raisons
: du fait de l’abandon des catégories analytiques de «
totalité » et de « système » au profit
d’une vue plurielle des formations sociales, mais aussi de la
reconnaissance du caractère processuel et expérimental
de l’émancipation envisagée qui ne pourrait plus
s’appuyer sur un sujet émancipateur téléologique
et pour laquelle les savoirs constitués ne représenteraient
que des repères provisoires et partiels et non des garanties
« scientifiques » ou « philosophiques » définitives.
* Cette « social-démocratie libertaire » éventuelle
aurait à faire de nouveau converger critique sociale et critique
artiste, souci de la question sociale et attention à l’individualité,
dans le nouveau contexte socio-historique marqué par le néo-capitalisme.
* Une telle « social-démocratie libertaire » aurait
besoin de se confronter aux acquis empiriques et aux outils conceptuels
des sociologies de l’individualisme contemporain.
Bibliographie
Boltanski Luc et Thévenot Laurent, 1991, De la justification
(1° éd. : 1987), Paris, Gallimard
Boltanski Luc et Chiapello Eve, 1999, Le nouvel esprit du capitalisme,
Paris, Gallimard
Boltanski Luc, 2003, « La gauche après mai 1968 et l’aspiration
à la Révolution totale », Cosmopolitiques –
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