|
Origine : http://www.iscra.fr/page_57.php
La politique publique perd le fil de son action, comme si elle
était débordée et dépossédée
par sa propre "productivité", à savoir sa
capacité à instaurer des dispositifs, toujours plus
nombreux, et à intégrer sans cesse de nouvelles questions.
Mais ce serait une erreur de ne voir que faiblesse – un manque
de lisibilité et de cohérence – là où
se dévoile, au contraire, une réelle puissance, cette
puissance que manifeste une politique publique lorsqu’elle
pénètre toujours plus avant la société
afin de l’appréhender au plus près et s’assurer
une meilleure prise sur elle.
L’intervention de l’État atteint sa limite et
son seuil de rupture là même où elle prouve
et éprouve sa véritable puissance : lorsqu’elle
tente de régir et réglementer la vie sociale de l’intérieur,
en la suivant, en l’interprétant, en l’assimilant
et en la reformulant continuellement, au risque de brouiller ses
propres perspectives (Michael Hardt et Antonio Negri, « Empire
», p.49).
Les politiques publiques instituent continûment des catégories
inédites de difficultés ou de publics, qu’elles
se préoccupent ensuite de traiter. Elles instaurent des classifications
jusqu’alors inusitées et réactualisent ainsi,
à bon compte, leurs objectifs d’intervention. Elles
identifient de nouvelles questions qu’elles s’emploient
ensuite à résoudre. Le processus est infini car le
social, l’urbain ou l’environnement réservent
toujours des problématiques insoupçonnées dont
la politique publique se saisira, à travers ses dispositifs,
ses catégories et ses mesures. C’est en procédant
de la sorte qu’elle parvient à se déployer encore
plus loin et plus en profondeur dans la société.
C’est en cela que l’on peut dire que la politique publique
devient a-stratégique dans la mesure où elle ne possède
pas, a priori, d’intention politique qui lui permettrait d’unifier
sa perspective mais, à l’inverse, construit son unité
dans le cours même de son intervention, au fur et à
mesure des catégories qu’elle impose et sur lesquelles
elle s’appuie pour se déployer. Chaque nouvelle catégorie
est une invitation à créer la suivante.
La politique publique ne peut atteindre son but – la régulation
d’une population ou d’un territoire – qu’en
devenant une fonction à part entière de cette population
et de ce territoire, qu’en s’y implantant de l’intérieur
par un jeu de dispositifs, de projets et de démarche participative.
C’est bien ainsi, selon Michel Foucault, qu’une politique
devient biopolitique, lorsque la relative dilution des prérogatives
de l’État en signe la démultiplication et lorsque
les positions de pouvoir (d’État) cèdent le
pas devant la puissance des dispositifs (d’action publique).
La politique publique investit désormais la vie
sociale de part en part.
Se noue ici la question décisive de toute conversion biopolitique
d’une politique, à savoir sa capacité à
faire tenir ensemble des réseaux d’actions disséminés
qui, au demeurant, attestent leur efficacité du fait justement
de cette dissémination (Sur la notion de biopolitique, se
reporter à Judith Revel, « Le vocabulaire de Foucault
», p. 13-15). Comment maintenir une continuité d’intervention
lorsque les dispositifs se multiplient et que les acteurs concernés
sont de plus en plus nombreux ? De quelle façon "border"
une politique quand sa pertinence d’action dépend justement,
et paradoxalement, de cette puissance de débordement ?
Le registre de la décision politique (ce que Michel Foucault
désigne comme le côté intérieur du pouvoir),
avec ce qu’il suppose comme visée stratégique,
décline au profit d’un empirisme organisationnel essentiellement
occupé à réguler une multitude de projets et
d’initiatives et à tenter de les faire tenir ensemble.
La politique publique rencontre donc un écueil (sa dispersion)
alors même qu’elle atteste sa puissance (sa démultiplication).
Telles sont la grandeur et la limite de ces formes de gouvernance
sans gouvernement, et c’est bien là, en ce lieu incertain
où multiplication et dissémination signent pareillement
réussite et échec, que vient se nicher la question
politique.
Mais cette question politique n’émerge pas sur une
ligne de front unique ou autour d’une contradiction clairement
posée. C’est une question qui se noue et se dénoue
en permanence. Elle surgit de partout, dans chaque dispositif, au
cœur de chaque projet. C’est une question politique qui
n’a nulle part où se poser et dont les usagers (les
habitants, les publics, les populations…) doivent se saisir
au moment même où elle se pose, à l’endroit
même où elle émerge.
Les usagers et les habitants doivent donc agir du côté
de ce que Michel Foucault nomme la face externe du pouvoir, au cœur
des dispositifs et en prise directe avec les projets, “là
où [le pouvoir] est en relation directe et immédiate
avec ce qu’on peut appeler son objet, sa cible, son champ
d’application, là, autrement dit, où il s’implante
et produit ses effets réels” (« Il faut défendre
la société » - cours au Collège de France,
1976, p. 25).
|
|