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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/11/FEIXA/10645
Ancien secrétaire général de la Confédération
paysanne, qu’il a quittée en 1999, René Riesel,
jugé pour les mêmes « délits » que
José Bové, risque de purger dès le mois de
décembre 2003 une peine de six mois de prison pour sabotage
de cultures transgéniques. Il a refusé toute demande
de grâce ou aménagement de peine.
De quelle constellation théorico-pratique la dissidence de
René Riesel est-elle issue ? Des luddites, de la Commune
de 1871, mais aussi de la révolution hongroise de 1956, de
l’Internationale situationniste dont il fera partie avant
d’en être exclu par Guy Debord, des « Enragés
» de 1968 dont il a été l’un des animateurs
majeurs (1). Plus généralement, d’un marxisme
révolutionnaire déterminé, celui du Marx théoricien
de l’anarchie, partisan de la disparition de l’Etat
et qui écrit dans La Guerre civile en France : « La
Commune ne fut pas une révolution contre une forme quelconque
de pouvoir d’Etat, légitimiste, constitutionnelle,
républicaine ou impériale. Elle fut une révolution
contre l’Etat comme tel, contre cet avorton monstrueux de
la société. »
C’est toute une tradition anti-autoritaire (antitrotskiste,
antistalinienne, anti-maoïste) qu’il conviendrait ici
d’exhumer, une tradition qui, très tôt déjà,
si l’on rappelle la naissance en 1949 d’un groupe révolutionnaire
tel que Socialisme ou barbarie, dénonçait la bureaucratisation
d’un syndicalisme qu’il jugeait transformé en
simple instance de contrôle et de gestion de la contestation
(2). A ce syndicalisme de « négociation », «
responsable » et « consensuel », il faudrait,
d’après Riesel (qui tient à ce mot), opposer
une culture du « sabotage » favorable à la multiplication
de mouvements sauvages au sens de grève sauvage quand
les divers « appareils » sont pris de court et comme
frappés de nullité.
« Saboter » ici et maintenant, sans procuration, signifie
prendre le contre-pied du catéchisme de saison d’une
« contestation citoyenne » polie, festive, qui se targue
de rompre avec une tradition jugée archaïque car trop
conflictuelle et risquant de rappeler la tumultueuse histoire du
mouvement ouvrier. « Contestation citoyenne » : l’épithète,
devenu fétiche, vient infléchir le nom, lui donner
une consistance plus lisse. Il produit une image rassurante du social
à l’endroit même où cette assurance devrait
vaciller. « De l’Etat, encore de l’Etat »
serait le cri de guerre de « l’acteur citoyen »
pour qui une bonne régulation de l’économie,
un juste contrôle du capitalisme, une correction de ses excès
(et pas de son principe) constituent une solution au problème
social, comme si celui-ci n’était pas d’une nature
autre que celle d’une équation mathématique.
Machiavel dénonçait déjà le caractère
fantasmagorique de l’attrait du « bon régime
», de son culte, de la possibilité d’en finir
avec le tumulte, de l’horizon d’une solution positive
et permanente à la division sociale (3). Dénonciation
sans grands effets puisque si certains ont pu attendre une «
bonne bureaucratie », d’autres attendent encore un «
bon cadre syndical » ou encore un « bon patron »,
à vrai dire un « bon Maître ».
Si contester ne peut s’entendre qu’en un sens radical
(contre l’Etat et indissociablement contre l’argent),
alors un renvoi dos à dos de ceux « qui rêvent
d’adapter les hommes à l’enfer moderne en dénaturant
les génomes, et ceux qui souhaitent discuter démocratiquement
des modalités de cette adaptation » s’impose.
Le mot « modalités » accuse la fragilité
de tout réformisme, acceptation implicite de l’ordre
établi, sous couvert de quelques amendements toujours présentés
comme de profondes avancées. « Ce qui se lézarde
définitivement, écrit Riesel, c’est l’illusion
qu’il y aurait eu plusieurs façons, complémentaires,
de s’opposer au génie génétique : certaines,
"extrémistes", sabotant la recherche et la diffusion
des nécrotechnologies et d’autres "tactiques",
réclamant de la traçabilité, de l’expertise
et du contrôle. »
Via le sabotage du Centre de coopération internationale
en recherche agronomique pour le développement (Cirad), établissement
public de recherche agronomique, c’est l’Etat qui s’est
trouvé contesté en tant qu’instance neutre d’arbitrage.
Mieux, il a été « pris la main dans le sac de
ce qu’il produit ». De fait, la thèse d’une
recherche publique intouchable, car intrinsèquement pure
et vertueuse, se trouve ici mise à mal. L’institution
scientifique publique (et non pas uniquement quelques sombres laboratoires
privés) s’inscrit en effet dans la dynamique de privatisation
du vivant via la dissémination d’organismes génétiquement
modifiés en milieu ouvert. Une privatisation dont la traduction
pratique est la stérilisation des semences par Monsanto,
les plaintes déposées contre les quelques paysans
ayant, malgré tout, dans un geste « rétrograde
», conservé de quoi re-semer.
Ne peut-on parler d’un véritable projet de domination
totale ? Celui d’un « scientisme utilitariste et réducteur,
qui ne croit comprendre que lorsqu’il croit dominer, ne sait
rien imaginer qui soit gratuit, non brevetable, non manipulable
» ? Bref, une « tentative de supplanter la nature (extérieure
et intérieure à l’homme), d’éliminer
cette dernière résistance à la domination du
rationalisme technologique ». Riesel ne cesse de souligner
l’intrication de la démesure technoscientifique et
de la religion du progrès où, comme Hannah Arendt
le soulignait, se laisse lire une volonté d’en finir
avec toute singularité pour n’avoir plus affaire qu’à
soi-même, à ses propres opérations (4).
La dénonciation de la spirale délirante de l’«
artificialisme » n’a pas pour objet de produire, à
un pôle diamétralement opposé, l’image
dorée d’une résistance qui, notamment (mais
pas seulement) à travers la figure de José Bové,
se théâtralise et semble se laisser prendre au piège
de la personnalisation. Conserve-t-on une cohérence politique
lorsque, dénonçant à bon droit les ravages
de l’ultralibéralisme, on n’hésite pas
dans le même temps à s’inscrire dans la logique
très en vogue du talk-show libéral ? D’autant
que cette logique du spectacle s’emballe : aux kermesses humanistes
succède le grand bal des « experts » dans l’enceinte
du tribunal. Mais, au fait, comme le demanderait Jacques Rancière,
auteur de La Nuit des prolétaires, peut-il exister des experts
en égalité ou en liberté (5) ?
Ce tourbillon médiatique doit être mis en regard de
la dynamique spécifique du capitalisme, du règne de
l’industrie culturelle et de sa capacité à tout
digérer, subversion comprise. Le marché de l’inquiétude
et de la contestation balaie désormais un spectre très
large, des « baskets éthiques » aux chants révoltés
de rockers sous contrat avec quelques voyous transnationaux. «
On ne va pas essayer de calmer l’inquiétude, explique
Riesel, elle est devenue un moteur économique et social reconnu.
On va s’employer à évaluer la demande sociale
de protection, à démontrer que le "risque"
est la condition, sinon le sel, de la survie dans une société
industrielle, la seule chose qui donne vraiment leur prix aux marchandises
sécurisées. On écoutera les environnementalistes
et le "tiers secteur", on tendra le micro aux épistémologues
des experts après tout ! , les docteurs en éthique
pourront conclure en houspillant les adorateurs du Veau d’or.
»
Ce qu’un tribunal condamne, ce en quoi un mouvement peut
être dangereux pour l’ordre établi, et constituer
de fait un contre-pouvoir effectif, ce ne sont pas « des pique-niques
où l’on déjeune une fois les CRS installés
». Dès lors, loin du folklore des « teufs citoyennes
», mais aussi à l’écart du vertige historique
de l’imitation, il s’agirait, d’après Riesel,
de réinventer des pratiques politiques non domestiquées.
Rouvrir à nouveau la question de l’émancipation
.
Thomas Feixa
Chercheur en sciences sociales.
(1) Lorsque nous citerons René Riesel, nous nous référerons
à ses deux ouvrages publiés par l’Encyclopédie
des nuisances : Déclarations sur l’agriculture transgénique
et ceux qui prétendent s’y opposer (2000), Aveux complets
des véritables mobiles du crime commis au Cirad le 5 juin
1999 (juin 2001). Sur les luddites, lire Kirkpatrick Sale, «
Résistances américaines aux nouvelles technologies
», Le Monde diplomatique, février 1997.
(2) Philipp Gottraux, Socialisme ou barbarie : un engagement politique
et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Editions
Payot, Lausanne, 1997.
(3) Voir Claude Lefort, Le travail de l’oeuvre. Machiavel.
Gallimard, Paris, 1972.
(4) Cf. Etienne Tassin. Le trésor perdu. Hannah Arendt,
l’intelligence de l’action politique. Payot, Paris,
Critique de la politique, 1999.
(5) Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires : archives
du rêve ouvrier, Fayard, Paris, 1981.
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