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Origine : http://mouvement.critique.du.sport.chez.tiscali.fr/pages/presse_j.htm
Le 25 novembre 1892, Pierre de Coubertin lançait à
la tribune du "jubilé" de l'Union des Sports athlétiques
: "Exportons des rameurs, des coureurs, des escrimeurs : voilà
le libre-échange de l'avenir et, le jour où il sera
introduit dans les mœurs de la vieille Europe, la cause de
la paix aura reçu un nouvel et puissant appui". On sait
ce que fut le 20ème siècle : le siècle du mal
et de l'indifférence. Non seulement le sport n'a pas limité
la barbarie, mais il en fut toujours le complice (à Berlin
en 1936, en Argentine en 1978, à Moscou en 1980).
Pourquoi, malgré ses centaines de millions de pratiquants,
ses deux milliards de téléspectateurs réguliers,
ses milliers d'heures de radio et télévision, ses
milliards de francs en jeu, le sport, cette "fiction-maîtresse",
reste-t-il encore un sujet tabou et consensuel, exclu de tout débat
politique sérieux ? On peut avancer deux raisons essentielles
parmi beaucoup d'autres, l'opposition des extrêmes (amour
contre aversion ou désintérêt) n'étant
pas la plus négligeable.
La première c'est la volonté d'entretenir le flou
sur la définition même du mot. A partir du moment où
l'on qualifie pareillement celui qui se balade à bicyclette
le dimanche en famille et le coureur du Tour de France, le sport
devient intouchable. Qui oserait s'attaquer aux soixante millions
de sportifs français ?... Pour ne plus accepter la philosophie
(les "valeurs") inscrite dans le langage spontané,
nous devons d'abord dire de quoi l'on parle : du sport compétitif
institutionnalisé (de clubs), des pratiques dites de loisirs
qui le copient dangereusement, ou de la simple activité physique,
le "desport" de l'ancien temps ? (1).
La seconde raison tient au fait que dans l'univers capitaliste du
marché, de la mondialisation entropique, de la dictature
de l'économie, le sport apparaît encore comme un îlot
de pureté, de loyauté, d'amitié. La mythologie,
entretenue par la toute puissance du complexe médiatico-politico-industrialo-sportif,
repose sur l'idéal coubertinien, ce fumeux "esprit sportif"
dont on sait pourtant qu'il n'est qu'une vue de l'esprit.
Le cyborg et la mort
Comment penser le sport du 21ème siècle autrement
que fidèle à son idéologie du progrès
sans fin, de la "liberté de l'excès" et
de l'extrême ? Progrès des records bien sûr mais
surtout progrès du dopage physique et mental pouvant aller
jusqu'à la fabrication du "cyborg sportif" (2),
progrès de la violence et des tricheries, des concentrations
sportivo-financières et des cotations en Bourse pour des
clubs toujours plus riches, progrès dans la manipulation
des consciences, dans la volonté de faire-croire aux vertus
morales du sport éducatif, progrès dans l'autisme
absolu d'une société sportive qui s'autoproclame bulle
autonome, neutre, intrinsèquement pure mais déviée,
dévoyée et dénaturée.
Bref, sans prise de conscience et mobilisation réelle, le
siècle qui pointe risque d'être la sombre photocopie
de celui qui s'achève, continuellement marqué par
le tragique de répétition : des discours enchanteurs
et une funeste réalité. En sport, le présent
efface le passé, il n'y pas d'Histoire, il n'y a que des
tablettes de résultats ; il n'y a ni éthique ni culture,
et quand on y parle d'art (noble) on y voit le visage des 400 boxeurs
morts sur le ring depuis 1945.
La mémoire a été chassée de l'institution
sportive. Dès 1894, et pendant plus de trente ans, Pierre
de Coubertin annonça et dénonça l'argent, "le
grand corrupteur, l'éternel ennemi !" et toutes les
"périlleuses déchéances" : la "fabrication
du pur-sang humain", le "panurgisme" des foules,
et, dans un langage inquiétant, "les métèques
du sport, journalistes en quête de copie, médecins
en quête de clients, ambitieux en quête d'électeurs,
fainéants en quête de distractions, gens de tout acabit
en quête de notoriété". Le baron était
réactionnaire et misogyne mais, à sa manière,
il savait anticiper.
Sa faute, et celle de ses laudateurs aveugles, est d'avoir cru qu'on
peut fonder une "société humaine", sur le
culte du plus fort et du tri physique, sur la concurrence généralisée
et la compétition permanente, sur l'idéal du dépassement,
du risque et du jeu avec la mort, sur l'apologie de la virilité
(3), sur la réification des athlètes, la chloroformisation
des consciences, sur les communions magiques et les délires
chauvins, sur les identifications les plus pauvres et les émotions
les plus fades, sur l'anti-intellectualisme maladif.
L'idéologie sportiste a conquis la planète entière,
et elle est lourde de menaces. Il est grand temps qu'une majorité
de citoyens comprenne enfin qu'on ne peut pas être sportif
ou non-sportif innocemment. Le premier geste symbolique mais majeur
de l'an 2000 aurait dû être la suppression du "Dakar",
ce rallye de la honte.
Royaume de la pensée et du corps uniques, le sport est capitaliste
par essence et l'on ne changera pas sa logique interne sans changer
le système qui l'a enfanté. Devant le bilan du siècle,
les mots du philosophe allemand Ernst Bloch restent d'une cruelle
vérité : "Je ne sais pas si on peut faire autre
chose que détruire dans l'état historique actuel".
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(1) Lire Michel Caillat, Sport et Civilisation, Paris, Editions
L'Harmattan, 1996
(2). L'implantation d'implants et de puces électroniques
dans le corps voire dans le cerveau des athlètes est fort
probable. Plus que jamais, la lutte antidopage sera alors une vaste
hypocrisie !
(3). L'erreur des femmes est de croire qu'elle font avancer leur
cause en participant au "laboratoire méthodique de la
virilité".
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