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Misère de la fausse critique Première partie :
Comprendre « Comprendre l’empire » d’Alain Soral

Texte à retrouver sur la page « Commentaires, critiques et débats » du site Esprit68 :
http://www.esprit68.org/commentaires.html

http://www.esprit68.org/images/comprendre_comprendre_l%27empire.pdf



Sommaire :
Introduction
Sur l’imposture fondamentale à la base du titre du livre
La conception d’un peuple « irresponsable » entretenue par Soral, rend vain le combat contre l’Empire .
La turlutte des classes selon Soral .
Soral ou la haine des contre-pouvoirs
Soral n’a pas fait sauter la banque
Les gages donnés à l’extrême droite
En conclusion

Introduction

Nous voudrions proposer sur la page « Commentaires, critiques et débats » une nouvelle série d’analyses consacrée à divers avatars de « la fausse critique ».

Par « fausse critique », nous entendons des critiques partielles de la domination qui, partant de constats exacts mais incomplets sur le monde actuel, aboutissent – de bonne ou de mauvaise foi – à des conclusions erronées. La fausse critique peut-être comparée au « capitalisme vert » qui consiste à prétendre polluer moins pour continuer à polluer plus longtemps. En ce qui la concerne, la fausse critique affecte de critiquer la domination pour permettre de dominer davantage ou autrement. Son pouvoir de nuisance est réel, car elle apporte de fausses solutions aux faux problèmes qu’elle soulève, parce qu’elle jette la confusion dans les esprits qu’elle détourne des critiques plus authentiques, et enfin, parce qu’arc-boutée sur la petite part de vérité de ses prémices, elle peut faire passer ceux qui dénoncent ses manques et ses incohérences pour des suppôts de la domination.

La fausse critique connaît de multiples déclinaisons que nous sommes tentés de classer en deux catégories :
- La fausse critique « de bonne foi » qui résulte souvent d’un manque de conscience politique. Ignorante par naïveté de ses propres présupposés et de ses propres conditionnements, cette critique ne porte pas en ellemême sa propre critique et croit aboutir à l’objectivité alors qu’elle ne fait que porter une somme de préjugés ou qu’elle reste prisonnière d’une vision restreinte de la réalité. Comme exemple de cette fausse critique « de bonne foi », nous analyserons prochainement le discours du mouvement « Zeitgeist » et ses illusions scientistes.

- La fausse critique « de mauvaise foi », vise quant à elle à discréditer la critique véritable et à jeter la confusion dans les esprits. Elle est volontairement « confusionniste ». Ce type de fausse critique est souvent utilisée par l’extrême droite. C’est avec elle que nous débuterons nos analyses au travers du livre d’Alain Soral, Comprendre l’Empire.

Nous jugerons la fausse critique « sur pièces », c’est à dire à partir de ses productions littéraires ou cinématographiques dont nous analyserons les erreurs, les mensonges et les contradictions. Nous n’irons pas au-delà, c’est à dire que nous ne nous hasarderons pas à analyser précisément les conditions de sa production et son rôle dans le jeu politique en cours.

Nous ne tenterons pas de dévoiler systématiquement les intentions cachées de la fausse critique, sauf à titre d’hypothèse, lorsqu’elles permettent d’expliquer la production d’un discours en lui-même trop incohérent.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous voudrions revenir sur l’utilité plus ou moins avérée de ce type de travail. Certains soutiendront qu’il vaut mieux ignorer la fausse critique, ne pas perdre de temps à l’analyser et à la contester mais plutôt se concentrer sur les luttes concrètes contre les méfaits du capitalisme et sur la création d’alternatives à la dictature marchande.

Il faut pourtant reconnaître que la fausse critique occupe le terrain, qu’elle embrouille les esprits et qu’elle entrave les mobilisations.

De la même façon que le JT de TF1 va coloniser l’esprit du retraité ou de la ménagère de plus de 50 ans, la médiocre prose d’un Soral (ou à un moindre degré les constats lucides mais prisonniers du sectarisme scientiste du mouvement Zeitgeist) va coloniser les espaces de cerveaux disponibles de l’étudiant peu politisé, peu impliqué dans la vie militante, mais vaguement dégoûté par la laideur du monde, avide de nouveauté, friand de discours originaux et spectaculaires, facilement consommables à défaut d’être assimilables et consistants. On peut donc soutenir que comme le discours mensonger des médias, la fausse critique doit être sans relâche présentée pour ce qu’elle est : un obstacle à la prise de conscience du plus grand nombre et à la transformation du monde.

Premier chapitre de cette série consacrée à la fausse critique, Comprendre « Comprendre l’Empire » sera donc consacré au livre d’Alain Soral paru en 2011 aux Editions Blanche. Ce choix n’est certes pas motivé par le sérieux, la qualité ou l’importance de l’ouvrage. Comme nous le montrerons, ce dernier est parsemé d’erreurs et d’approximations, de contre-vérités et de contradictions et son apport théorique est proche de la nullité.

Pour autant ce livre a semble-t-il rencontré un certain succès commercial, et ses « idées » ou plutôt ses harangues confusionnistes ont donc connu une assez large diffusion.

L’auteur, Alain Soral, peut lui-même se prévaloir d’une certaine notoriété. Régulièrement invité sur les plateaux de télévision, il cultive l’image d’un intellectuel « rebelle » et « anti-système » pourfendeur de la « pensée unique » et c’est d’ailleurs sans doute ainsi qu’il est perçu par de nombreux jeunes gens privés de repères politiques.

Rappelons qu’Alain Soral, militant du parti communiste dans les années 90, a rejoint le Front National de 2005 à 2009, tout en fondant son propre mouvement « égalité et réconciliation » en 2007, association qui entend promouvoir « la gauche du travail et la droite des valeurs ».

Soral est-il dangereux ? Est-il véritablement « fasciste » ? D’autres analyses permettent de s’en faire une idée et nous voudrions tout d’abord vous y renvoyer1. Comme nous l’avons annoncé, nous jugeons sur cette page la fausse critique « sur pièces », c’est à dire en l’occurrence sur le seul texte de « Comprendre l’empire », sans nous référer au parcours et aux engagements de Soral ou même à ses écrits antérieurs sauf lorsqu’ils permettent d’éclairer certaines notions employées dans son livre.

Comme nous le verrons, « Comprendre l’Empire », s’il mêle dans un improbable patchwork la plupart des thèmes classiquement agités par la droite extrême, manque trop de force, de rigueur et de cohérence, pour être « en lui-même »

1 Voir notamment le livre de Michel Briganti, André Déchot et Jean- Paul Gautier paru aux Éditions Syllepse en 2011, La galaxie DIEUDONNÉ, ou l’article intitulé Le nécessaire bilan de deux décennies «d’antifascisme» par la Coordination des Groupes Anarchistes de Lyon ou encore, deux billets du site Article 11 consacrés aux nouveaux habits de l’extrême droite : : Quand l’extrême droite mue : petite plongée dans la galaxie des fachos "antisionistes et anti-impéralistes" et Retour de brun.

véritablement dangereux2. Ce texte est par ailleurs trop détaché du réel, trop prisonnier de l’idéologie et de l’interprétation, trop éloigné de la proposition concrète, pour susciter de quelconques – mauvaises – actions.

Sa « nocivité » nous semble plutôt résider, - dans la confusion qu’il introduit partout au sein de la réflexion et de l’action politique, - dans le discrédit qu’il porte à la critique véritable :
« Vous êtes contre le FMI et contre la mondialisation ? » demandera le commentateur peu scrupuleux et il pourra ajouter « comme Alain Soral et Marine Le Pen donc… »3,

2 La paresse intellectuelle de Soral s’apprécie jusque dans son style qui multiplie les appels aux « soit », aux « d’où » pour signifier de vagues égalités qui ne semblent pas même mériter une phrase avec un verbe conjugué (par exemple pages 54, 88, 124, 150, 170 ou pages 191-192 de son livre…).

3 Il ne faut évidemment pas tomber dans le piège et abandonner des revendications légitimes, sous prétexte qu’elles sont récupérées et travesties par les populistes et les fascistes. Ce serait faire un bien trop grand honneur à leur fausse critique ! A l’inverse des aboyeurs frontistes, ultralibéraux hier et prétendument protectionnistes aujourd’hui, il convient d’afficher des opinions cohérentes sur le long terme, en

- dans sa manie de toujours substituer les faux débats aux véritables problèmes, l’abstrait au concret, l’idéologie aux luttes réelles, - dans sa capacité démobilisatrice – les tombereaux de vaines certitudes et de calomnies qu’il déverse pouvant sans doute inciter de nombreux jeunes gens à déposer de douteuses offrandes dans les urnes, plutôt que de les encourager à descendre dans la rue et à construire par eux-mêmes un monde meilleur, - enfin et surtout, dans la fabrique de l’opinion réactionnaire à laquelle il participe. A cet égard, Alain Soral offre, non pas du temps de cerveau disponible à Coca Cola comme Patrick Le Lay, mais prépare les cerveaux à la réception des mensonges d’une Marine Le Pen ou de tout autre récupérateur populiste ou proto-fasciste.

Il ne suffit d’ailleurs pas de dénoncer Soral comme « fasciste ».

A notre époque où la confusion politique et l’ignorance des

précisant nos positions et en donnant des perspectives concrètes à nos revendications pour les distinguer des harangues populistes. Voir à ce sujet quelques préconisations de l’économiste Frédéric Lordon, dans son article intitulé « Qui a peur de la démondialisation ».

luttes passées est si savamment entretenue, de semblables dénonciations ne produisent plus l’effet escompté. Un étudiant à qui nous faisions remarquer la parenté du discours de Soral avec les traditionnelles imprécations fascistes, répondait avec un haussement d’épaule : « oui, et alors, en quoi est-ce un mal ? ». Face à l’ignorance généralisée, il faut donc repartir de zéro et pointer dans le texte les erreurs et les contradictions des propagateurs de la fausse critique. En l’occurrence, ce travail est assez peu ragoûtant mais assez simple à réaliser.

Les impostures de Soral sont si grossières qu’elles sont relativement faciles à démasquer, de même qu’il est facile de repérer ses plus fréquents procédés manipulateurs. Nous ne prétendons cependant pas à l’exhaustivité, tant les contrevérités sont abondantes dans son livre – en général plusieurs à chaque page !
Pour autant, on peut s’interroger sur l’efficacité de notre démarche qui exige une volonté de comprendre et une attention portée à l’authenticité des faits et à la valeur des raisonnements, ce dont ne sont peut-être plus capables les lecteurs de Soral. Nous avons constaté à quelles tristes empoignades a conduit la dénonciation sur Article 11 de quelques dérives confusionnistes du site Le grand Soir. Nous espérons donc que notre travail ne suscitera pas de si vaines polémiques et pourra dépasser le cercle des lecteurs déjà convaincus.

Nous avons voulu mener notre analyse avec sérieux et honnêteté. Néanmoins, nous ne pouvons nier qu’elle est guidée par un certain point de vue et par une certaine espérance.

Notre point de vue est anti-capitaliste et anti-autoritaire. Notre espérance est celle d’une révolution mondiale qui améliorait les conditions d’existence du plus grand nombre, tout en le libérant des principaux périls que font peser sur lui les pouvoirs capitalistes et nationalistes, associés aux moyens de la techno science industrielle. Cette révolution, nous la voulons sociale et libertaire. Tous nos lecteurs ne partageront pas ce point de vue et cette espérance et ne pourront donc pas accepter toutes nos conclusions. Même s’ils y donnent un sens différent, tous pourront néanmoins reconnaître les impostures d’Alain Soral que nous dénonçons ci-dessous.

Sur l’imposture fondamentale à la base du titre du Livre

Le livre de Soral s’intitule « Comprendre l’Empire ». Il fait donc référence à la notion d’« Empire » qui a été théorisée par d’autres, et notamment par deux auteurs, l’italien Toni Negri et l’américain Michael Hardt, lesquels ont écrit le livre « Empire » en 2000. On peut brièvement rappeler que Negri fut dès les années 60 l’un des théoriciens de l’opéraïsme italien, mouvement marxiste, attaché à la notion d’autonomie ouvrière.

Après avoir purgé une peine de 4 ans de prison en Italie pour ses liens supposés avec les brigades rouges, Negri s’est réfugié en France dans les années 80. Il a inspiré un mouvement qualifié de « négriste », proche de l’altermondialisme, notamment attaché à la revendication d’un revenu minimum universel garanti. Ce mouvement s’est développé en France dans les années 80 et 90, autour de personnalités comme Yann Moulier-Boutang et au sein de divers collectifs. Son influence a sans doute décliné après le contre sommet de Gênes en 2001 et l’action controversée de certains de ses militants, les « tutti bianchi ». Aujourd’hui, la revue « Multitudes » et le site qui y est associé, peuvent être considérés comme proches du courant de pensée inspiré par Negri.

Il ne s’agit pas de faire ici l’éloge du pavé souvent indigeste et ambigu d’Antonio Negri et Michael Hart et de le présenter comme « la vraie » réflexion sur ce que l’on nomme aujourd’hui « l’Empire »… Il s’agit plutôt d’indiquer qu’une réflexion conséquente a déjà été entreprise à propos de cette notion, réflexion à laquelle Soral ne fait absolument pas référence.

Soral peut-il l’ignorer, peut-il n’avoir jamais entendu parler du « négrisme » ou ne s’y être jamais intéressé ? Cela semble étonnant de la part d’un homme qui revendique en quatrième de couverture « cinquante années d’expériences combinant lectures et engagements ».

Il est vrai que Soral considère, page 13, que « pour respect pour son lecteur » (!) il évitera dans son livre la forme « universitaire » et, on peut le supposer, le trop plein de références qui l’accompagne habituellement. Cette conception du respect est cependant pour le moins étonnante lorsqu’elle conduit à occulter une analyse importante sur le sujet principal du livre. Elle est d’autant plus étrange que Soral débute son livre par 7 pages de citations, qui pourraient justement passer pour la marque d’une forme « savante » ou « universitaire » (ou plutôt pour le signe d’une insupportable pédanterie).

Mais revenons plutôt à la genèse occultée de la notion d’Empire et comparons les définitions qu’en donnent Soral et Negri.

Il faut attendre la page 72 pour que Soral en propose une première définition, après avoir dénoncé dans les paragraphes précédents « la Banque » et l’oligarchie qui la dirige :
Pilotés de New York, habités d’une idéologie faite de volonté de puissance, de violence destructrice et de mépris social puisé à l’Ancien testament, c’est cette vision du monde et ce processus que nous appelons : Empire.

L’empire serait donc, selon Soral, une vision du monde (celle des grands argentiers) et un processus, celui qui conduit – toujours page 72 – une « oligarchie financière et mondiale » par « pur parasitisme et pur privilège octroyé » au nom « de la pseudo-rationalité économique et de la magie des chiffres » à faire « de la rente sur le travail humain généralisé l’exact équivalent, par l’argent et la possession exclusive du crédit, de ce que furent les nobles vivant sur le travail agricole des serfs par la possession de la terre, au nom du privilège de droit divin ».

Soral sous-entend par ailleurs que cette « vision » est celle des « juifs » ou qu’elle est inspirée par le judaïsme, puisqu’elle

trouverait sa source dans « l’Ancien Testament » et dans la « volonté de puissance, de violence destructrice et de mépris social » que l’on peut y puiser. Un caricaturiste peu scrupuleux pourrait donc avancer que pour Soral, l’Empire, ce sont « les banquiers juifs de New-York ».

Pour être juste, dans le chapitre 3 de son livre, Soral précisera, si l’on peut dire, cette « définition » un peu sommaire en avançant que l’Empire est également adossé à différents réseaux de pouvoir, ainsi page 114 :
Tous ces réseaux de pouvoir, travaillant la main dans la main pour des raisons d’intérêts financiers et de solidarité de caste, constituent ce réseau des réseaux qui est, de fait, la structure combattante de l’Empire.

Comme exemple de ces réseaux, Soral s’attarde principalement sur le cas de la franc-maçonnerie, même si, après avoir évoqué les mafias et les communautés gay ou ethno-confessionnelles, il cite pêle-mêle pages 113 et 114, le groupe Bilderberg et sa commission trilatérale, un think-tank comme le Conseil des Relations Étrangères, le club français le Siècle, l’OMC, le FMI, l’ONU, différents lobbies, dans un inventaire à la Prévert qui mélange allègrement des institutions internationales, des groupes de pressions, des organisations légales ou non, occultes ou pas, des clubs à vocations diverses

et aux capacités d’actions incomparables qui n’ont en commun que d’être évoqués dans les diverses théories du complot4 ou d’être habituellement désignés comme la source des maux de l’occident par les propagandistes d’extrême droite.

On pourrait donc à nouveau caricaturer l’argumentation de Soral en prétendant que pour lui, l’Empire, ce sont principalement les juifs et les francs-maçons.

Comparons cette « définition » de l’Empire proposée par Soral qui consiste donc en « une vision » et « un processus » dont la structure combattante est constituée par un « réseau des

4 Il serait utile de mener une étude fouillée de la fonction des diverses théories du complot (ce type de travail est par exemple engagé dans Brave New World, film catastrophe, à propos des attentats du 11 septembre 2001, ou dans cet article intitulé « Conspirationnisme : le boulet de la critique sociale » dans lequel le conspirationnisme est qualifié de nouveau « socialisme des imbéciles »). Ce n’est évidemment pas la vocation de notre texte. Nous remarquerons simplement que les théories du complot remplissent un rôle identique au discours confusionniste d’un Soral : passé leur effet de sidération, elles ont un impact démobilisateur. En exagérant l’ampleur des complots et des tromperies, elles favorisent paradoxalement l’acception des injustices (si hier nous avons été à ce point trompés, alors nous pourrons continuer à l’être demain). En désignant des boucs émissaires idéalisés, elles dissuadent par ailleurs d’oeuvrer pour la transformation des rapports sociaux qui entretiennent au quotidien les diverses formes de domination.

réseaux » à celle qu’en donne Négri par exemple dans un article de 2001 écrit pour le Monde Diplomatique et qui explicite le contenu de son livre « Empire » :
…Il faudrait être fou pour nier qu’il existe actuellement un marché global. … …il n’y a pas de marché global … sans forme d’ordonnancement juridique, … cet ordre juridique ne peut exister sans un pouvoir qui en garantisse l’efficacité. … l’ordre juridique du marché global (que nous appelons « impérial ») ne désigne pas simplement une nouvelle figure du pouvoir suprême qu’il tend à organiser : il enregistre aussi des puissances de vie et d’insubordination, de production et de lutte des classes qui sont nouvelles.

… Le marché mondial s’unifie politiquement autour de ce qui, depuis toujours, passe pour des signes de souveraineté :
les pouvoirs militaire, monétaire, communicationnel, culturel et linguistique. Le pouvoir militaire tient au fait qu’une seule autorité possède toute la panoplie de l’armement, y compris nucléaire ; le pouvoir monétaire tient à l’existence d’une monnaie hégémonique, à laquelle le monde diversifié de la finance est tout entier subordonné ; le pouvoir communicationnel se traduit par le triomphe d’un seul modèle culturel, voire à terme d’une seule langue universelle. Ce dispositif est supranational, mondial, total : nous l’appelons « empire ».

Pour Negri et Hardt, l’Empire, ce n’est pas seulement « la Banque » (juive ou pas, new-yorkaise ou non) et ce n’est pas un simple agrégat de groupes ou de réseaux (occultes ou non, francs-maçons ou pas) ; ce sont des pouvoirs militaire, monétaire, communicationnel, culturel, qui garantissent l’ordre juridique du marché global. Selon eux, l’Empire désigne donc le capitalisme marchand et tous les pouvoirs qui garantissent son emprise planétaire.

Comme le suggère le titre de la page 54 « LE SECOND SAUT DE L’EMPIRE, DE LA CITY À WALL STREET ET DE L’EMPIRE ANGLAIS À L’IMPÉRIALISME US, SOIT L’ESCROQUERIE DU DOLLAR » Soral inscrit pour sa part l’Empire dans la continuité de l’impérialisme américain. Il semble même parfois le confondre avec lui. Ainsi page 217, il parle tout simplement de « l’Empire américain », sans un réel souci de cohérence avec ses précédentes définitions qui faisaient de l’Empire une « vision » reposant sur des « réseaux » transnationaux et non exclusivement américains.

Ce glissement le conduit d’ailleurs à désigner les opposants à l’Empire non pas comme ceux qui luttent directement contre les « réseaux occultes transnationaux » ou contre « la Banque », mais comme tous ceux qui combattent l’impérialisme américain au premier rang desquels, se dressent des nations comme la Russie, l’Iran, le Venezuela…. Soral est tenté d’ajouter la Chine, mais il se ravise, car la Chine peut selon lui exercer « une nouvelle domination impériale ». A ce stade, l’Empire dont parle Soral semble n’avoir aucune spécificité : Aujourd’hui américain, il pourrait bien demain devenir chinois, nonobstant l’action des réseaux occultes transnationaux dont on ne comprend plus dès lors ni la signification ni la portée.

Negri quant à lui, distingue clairement l’« Empire » de l’ancien « impérialisme » et du nouvel empire américain. Dans l’article du monde diplomatique cité plus haut il explique :
Encore faut-il distinguer cette forme « impériale » de gouvernement de ce que l’on a appelé pendant des siècles l’« impérialisme ». Par ce terme, nous entendons l’expansion de l’Etat-nation au-delà de ses frontières ; la création de rapports coloniaux (souvent camouflés derrière le paravent de la modernisation) aux dépens de peuples jusqu’alors étrangers au processus eurocentré de la civilisation capitaliste ; mais aussi l’agressivité étatique, militaire et économique, culturelle, voire raciste, de nations fortes à l’égard des nations pauvres.

Dans l’actuelle phase impériale, il n’y a plus d’impérialisme - ou, quand il subsiste, c’est un phénomène de transition vers une circulation des valeurs et des pouvoirs à l’échelle de l’Empire. De même, il n’y a plus d’Etat-nation : lui échappent les trois caractéristiques substantielles de la souveraineté - militaire, politique, culturelle -, absorbées ou remplacées par les pouvoirs centraux de l’Empire. La subordination des anciens pays coloniaux aux Etatsnations impérialistes, de même que la hiérarchie impérialiste des continents et des nations disparaissent ou dépérissent ainsi : tout se réorganise en fonction du nouvel horizon unitaire de l’Empire.

Pourquoi appeler « Empire » (en insistant sur la nouveauté de la formule juridique que ce terme implique) ce qui pourrait être considéré simplement comme l’impérialisme américain de l’après chute du Mur ? Sur ce point, notre réponse est claire : contrairement à ce que soutiennent les derniers tenants du nationalisme, l’Empire n’est pas américain - d’ailleurs, au cours de leur histoire, les Etats- Unis furent bien moins impérialistes que les Britanniques, les Français, les Russes ou les Hollandais. Non, l’Empire est simplement capitaliste : c’est l’ordre du « capital collectif », cette force qui a gagné la guerre civile du XXe siècle.

A ce stade, on pourrait prétendre que Soral et Negri ne parlent pas de la même chose. Tous deux pourtant veulent désigner par le terme « Empire », l’ordre mondial actuel. Il faut donc plutôt admettre qu’ils ne décrivent pas cet ordre de la même façon et qu’ils ne portent pas sur lui le même jugement. Pour Soral, l’Empire est la vision conquérante de quelques richissimes parasites qui s’appuient sur des réseaux plus ou moins occultes (vision qui à certains passages de son livre semble s’incarner dans l’impérialisme américain), alors que pour Negri l’Empire est le capitalisme marchand mondialisé.

Pour Soral l’Empire est d’abord un repoussoir, une vision transnationale – parfois désignée comme juive ou américaine, demain peut-être chinoise – qu’il faut combattre, pour des raisons d’ailleurs plutôt ambiguës et contestables, comme nous le verrons dans la suite de cet exposé.

Pour Negri, c’est davantage un état de fait. En bon dialecticien, Negri veut inclure dans l’Empire les possibilités de son dépassement, c’est la raison pour laquelle il estime que l’Empire « enregistre aussi des puissances de vie et d’insubordination, de production et de lutte des classes qui sont nouvelles »… ce qui ne va pas non plus sans quelques ambiguïtés ! Mais nous ne traiterons pas ici des limites et des impasses du négrisme. On remarquera simplement que le jugement que l’on porte sur la nature de l’ordre mondial actuel, conditionne l’idée que l’on se fait des moyens de s’y opposer.

A cet égard Négri contredit avec 10 ans d’avance la conclusion du livre de Soral selon laquelle la résistance à l’Empire passerait par « la révolte des nations ». Car pour Negri, les états-nations, qu’ils soient européens, américain, russe, Chinois sont des constituants de l’Empire. Ils participent pleinement au capitalisme mondialisé. Comme Negri le remarque dans son article de 2001 :
Se battre contre l’Empire au nom de l’Etat-nation révèle donc une totale incompréhension de la réalité du commandement supranational, de sa figure impériale et de sa nature de classe : c’est une mystification. A l’Empire du « capital collectif » participent aussi bien les capitalistes américains que leurs homologues européens, autant ceux qui construisent leur fortune sur la corruption russe que ceux du monde arabe, d’Asie ou d’Afrique qui peuvent se permettre d’envoyer leurs enfants à Harvard et leur argent à Wall Street.

Et de fait, l’Empire ou l’ordre mondial actuel, qui est principalement un ordre marchand, semble très bien s’accommoder de la division en états nation. Comme Soral ne peut évidemment pas le nier, il doit présenter l’Empire comme une vision qui n’est pas encore tout à fait réalisée, mais qui trouverait son achèvement dans une « gouvernance globale », dans un « gouvernement mondial » encore à venir. Le pouvoir des « réseaux » qu’il avait auparavant exagéré pour mieux le dénoncer, semble alors remisé. Contrairement à ce que Soral avait précédemment laissé entendre, l’Empire n’est pas encore là, ou du moins, il n’est pas complètement là, mais il menace d’advenir si le gouvernement mondial s’impose. Soral n’explique pas pourquoi ce gouvernement mondial serait obligatoirement l’instrument des réseaux dont il a voulu dénoncer le parasitisme financier, plutôt que la synthèse de la voix des nations. Il n’envisage pas non plus qu’il puisse s’opposer à l’impérialisme américain. Mais ce n’est là qu’une insuffisance secondaire tant la définition qu’il propose de l’Empire est inconsistante.

Soral ne s’oppose finalement pas à l’Empire qu’il n’a pas su définir, pas plus qu’il ne dénonce les méfaits du capitalisme. Il se contente plutôt de vilipender pêle-mêle et de manière abstraite l’argent juif, la franc-maçonnerie, l’impérialisme américain et le cosmopolitisme.

On comprend donc mieux l’étrange « respect » de Soral à l’égard de son lecteur, qui consiste surtout à ne pas faire état des précédentes réflexions sur l’Empire, notamment quand elles présentent l’inconvénient d’être plus claires, plus complètes et plus rigoureuses que les siennes et surtout lorsqu’elles contredisent la thèse principale de son livre comme c’est le cas de l’approche de Negri et de Hardt.

La thèse principale développée par Soral – les nations contre l’empire – ayant donc été par avance contredite, que reste-t-il à son livre ? Une somme d’approximations et de contrevérités assez fastidieuses à dénoncer, mais pourtant révélatrices d’un certain « courant de pensée » et d’une certaine vision du monde, certes incohérente et irréaliste, mais susceptible néanmoins de fausser les jugements et de détourner l’attention des vrais problèmes. Cette vision n’a en soit aucun intérêt. Son seul caractère remarquable est qu’elle parvient à se concilier avec tous les poncifs classiques de l’extrême droite française, même ceux qui semblent à priori incompatibles. C’est peut-être là qu’il faut lui reconnaître son étrange cohérence, dans un espace purement idéologique et complètement déconnecté de la réalité : Le discours de Soral semble apte à satisfaire n’importe quel sympathisant ou militant d’extrême droite, qu’il soit monarchiste, national-socialiste, catholique intégriste ou néo-paganiste, grand bourgeois BCBG ou bonehead buveur de bière, tout en étant capable de séduire et de tromper le lecteur non politisé et peu rigoureux. Ce n’est pourtant qu’une synthèse, parmi d’autres possibles, des absurdités constituant le fond de commerce de l’extrême droite, synthèse qui vise aussi sans doute à prendre le pas sur d’autres discours concurrents comme celui des « identitaires ».

Essayons donc de mieux caractériser cette synthèse en analysant dans le détail les thèmes abordés dans les différents chapitres. Une remarque générale tout d’abord : le livre de Soral se signale par son absence totale de méthode et de rigueur. Il ressemble davantage à une compilation d’opinions diverses, d’impressions éparses, de vagues imprécations, qu’à une réflexion menée sur le long cours. Soral mélange allègrement les différents niveaux d’analyse et les différents points de vue. Son premier chapitre débute à partir du contexte historique français, mais le deuxième évoque les « sociétés primitives » ; en quelques lignes le lecteur revient en France, puis est transporté dans une « chrétienté » aux vagues contours historiques et géographiques, un peu plus tard dans la Grèce antique puis dans les sociétés « indo-européennes » avant d’être placé devant le théâtre des relations internationales contemporaines.

On ne sait donc pas si le livre d’Alain Soral traite des manifestations actuelles de « l’Empire » du point de vue français ou du point de vue mondial, s’il tente une généalogie – française ou occidentale ? – de sa constitution, s’il analyse son mode de fonctionnement, s’il énumère les moyens de le combattre ou d’empêcher sa venue – car comme nous l’avons vu, selon les chapitres, l’Empire est tantôt déjà là ou tantôt encore à venir et à conjurer. En réalité le livre de Soral ne fait rien de tout cela… La notion d’Empire qu’il a si mal définie n’est qu’un prétexte pour désigner des ennemis et pour donner une nouvelle signification à des évènements historiques. Soral se montre beaucoup plus motivé par la réécriture du passé que par la construction de l’avenir, il est plus pressé de désigner des coupables que d’analyser les dysfonctionnements de la société.

La conception d’un peuple « irresponsable » entretenue par Soral, rend vain le combat contre l’Empire

Pour illustrer cette inclinaison, on peut revenir sur le premier chapitre « Dieu et la raison », dans lequel Soral veut partir de la révolution française. Le rapport avec l’Empire ne parait pas direct et Soral ne détaillera pas la logique de son cheminement intellectuel. On peut tout au plus supposer qu’il veut suggérer que dans la révolution française se joue quelque chose qui prépare en France la venue de l’Empire. Mais ailleurs, ce pourrait être « l’Italie des Borgia, l’Angleterre de Cromwell » (page 17), et Soral ne nous dira pas si au regard de la constitution de l’Empire – qui est tout de même une réalité transnationale – la révolution française est plus ou moins importante que ce qui s’est joué en Espagne, en Italie, en Hollande, en Angleterre ou en Amérique.

Ce « quelque chose de notre modernité » qui donc en l’occurrence se joue en France, serait la victoire de la raison bourgeoise, confondue parfois avec le rationalisme, sur l’ancien régime et plus particulièrement sur le catholicisme.

Il ne faut pas chercher trop de rigueur dans cet argumentaire qui conduit Soral à opposer « Dieu et la Raison » et qui oublie – par exemple – que les principaux philosophes « rationalistes » – Descartes, Spinoza, Leibniz… – étaient théistes. Mais peu importe… On remarque que Soral s’emploie surtout à donner une vision assombrie de la révolution française, dont il minimise les apports humanistes et émancipateurs. Pour ce faire, il insiste notamment sur deux points :
- Pour lui l’humanisme, les droits de l’homme, ne sont pas une invention de la révolution française, mais étaient déjà à l’oeuvre dans « le catholicisme d’état » - Pour lui la révolution française n’a pas été souhaitée par le peuple mais seulement par la fraction bourgeoise du tiers-état et au final, la révolution a surtout conduit au triomphe des puissances de l’argent desquelles surgira finalement l’Empire.

Revenons sur ces deux points. Comme le laisse présager son titre de la page 20 : « LE CATHOLICISME D ‘ÉTAT OU NOS ANCIENS DROITS DE L’HOMME : TRVE DE DIEU, DÉFENSE DE LA VEUVE ET DE L’ORPHELIN, GUERRE JUSTE » Soral évoque : « Cet effort d’adoucissement de la violence intrinsèque au pouvoir de l’église » qui aurait limité « les affrontements entre princes chrétiens, s’efforçant d’orienter leur ferveur guerrière à l’extérieur de l’espace européen ».

Évidemment il s’abstient de mentionner la croisade contre les Albigeois, et le mot du légat du pape Arnaud Amaury devant Béziers en 1209 « Tuez les tous, dieu reconnaîtra les siens ». Il n’évoque pas davantage le massacre des « Vaudois » du Luberon ou le massacre de la Saint Barthélemy, les tortures de l’inquisition ou encore le jugement qui condamna en 1766 – soit deux décennies avant la révolution – le chevalier de la Barre à avoir les poings et la langue coupés avant d’être décapité et brûlé, pour n’avoir pas salué une procession religieuse. On pourrait donc soutenir, en s’appuyant sur des exemples précis, qu’au contraire de ce que prétend Soral, l’église catholique a favorisé l’augmentation de la violence au sein même de l’espace européen, sans même évoquer le fait qu’elle a contribué à exporter cette violence sur les autres continents, avec les croisades puis avec l’anéantissement des civilisations précolombiennes au nom de la révélation du christ (rappelons par exemple que c’est l'évêque Diego de Landa qui ordonna la destruction des codex Mayas en 1562). Mais Soral semble confondre l’idéologie chrétienne, qui fait effectivement référence à la non-violence et qui préfigure en cela l’humanisme laïque, et le pouvoir de l’église catholique ou du « catholicisme d’état » qui, comme tout pouvoir, a affirmé son autorité par une suite d’actes violents. L’idéologie chrétienne a d’ailleurs pu paradoxalement favoriser l’emprise violente des dominants en convainquant les dominés de ne pas se rebeller et de « tendre la joue » à leurs oppresseurs.

Le second point significatif exposé dans le premier chapitre – la révolution française n’a pas été voulue par « le peuple » mais seulement par les « bourgeois » – préfigure un thème qui sera repris tout au long du livre. Ce thème va au-delà d’une interprétation de la révolution française comme une révolution bourgeoise annonçant le triomphe du capitalisme – interprétation en fin de compte assez classique et notamment soutenue par la tradition marxiste. Car chez Soral il s’agit davantage un refus d’accorder une quelconque volonté révolutionnaire au « peuple », à « la masse » et même une quelconque conscience politique. Soral nous décrit ainsi une paysannerie « fidèle au roi, soumise à Dieu et en rien révolutionnaire » (pages 24-25). Pour lui les révolutionnaires sont les bourgeois, « Une fraction de classe qui n’est plus du peuple depuis longtemps » (page 25). Soral mésestime évidemment la portée des jacqueries et des diverses révoltes populaires avant la révolution française. A ce sujet, nous renverrons le lecteur curieux au numéro 28 du magazine Offensive Libertaire et à son dossier sur les révoltes populaires de l’an Mil à 1789 (avec notamment un beau texte sur les « bêcheux »). Nous renverrons également au dossier publié sur Infokiosques.net et intitulé « VAUCANSON OU LE PROTOTYPE DE L’INGENIEUR » qui traite des premières révoltes des ouvriers tisserands sous l’ancien régime. Soral ne peut évidemment ignorer les premières grandes révoltes ouvrières du 19ième siècle, celles des canuts en France et des luddites en Angleterre. Mais il veut alors les associer page 37 à un « conservatisme de gauche » ! Pourtant lorsque les canuts se rendent maîtres de la ville de Lyon en novembre 1831, il paraît plus juste de parler d’une action « révolutionnaire » que d’une action « conservatrice ».

Mais Soral s’emploie à dépeindre l’image d’un peuple conservateur, bon catholique qui serait l’anti-thèse d’une bourgeoisie anti-cléricale et révolutionnaire. Il s’autorise ainsi une grossière falsification historique, page 89 lorsqu’à l’appui de cette « thèse » il évoque la Commune de Paris, martyrisée par Adolphe Thiers, le représentant, selon lui, de cette bourgeoisie anti-cléricale honnie ! Pourtant, ce sont bien les communards, c’est-à-dire selon Soral « le tiers-état populaire », « le vrai peuple », « soumis à Dieu » qui ont exécuté les otages religieux, dont l’archevêque de Paris Georges Darboy, durant la Semaine sanglante. Et de leur côté, les « versaillais » de Thiers se présentaient comme les défenseurs des valeurs bourgeoises et chrétiennes5.

Remarquons enfin que s’il est légitime de pointer les limites de la révolution française, une analyse équilibrée doit également rendre compte de ses avancés. Certes, les « droits bourgeois » de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne garantissent pas l’égalité réelle. Ils constituent cependant une première garantie contre l’arbitraire du pouvoir, au même titre que d’autres textes – l'Habeas corpus anglais ou les diverses déclarations des droits anglaises ou américaines.

Sous « l’ancien régime », dont Soral nous brosse une description plutôt complaisante, ces garanties n’existaient pas.

La liberté d’expression, la liberté religieuse n’étaient pas reconnues. Le pouvoir pouvait sans jugement emprisonner quiconque, le soumettre à la torture et le faire disparaître. Si Soral peut aujourd’hui publier son livre sans être menacé d’emprisonnement, de torture et de mort, c’est aussi parce que les principes des « déclarations bourgeoises » sont globalement admis en France (bien que parfois dangereusement remis en cause, par exemple lors des 5 Page 154, il évoquera encore un « peuple finalement peu impliqué » dans les révolutions… Les fantômes des barricadiers de 1848 et de 1871 apprécieront !
34 interpellations, des gardes à vue6 et des détentions provisoires abusives). Et dans d’autres pays du monde, en Tunisie, en Égypte, en Iran, en Syrie, les peuples – « toujours soumis » d’après Soral – se soulèvent en masse non seulement pour leurs droits sociaux, mais également pour que ces principes soient respectés.

Même si, dès la page 23, Soral avait affirmé « que jamais changement ne fut désiré par le peuple », il faut attendre la page 101, pour qu’il nous fasse réellement comprendre dans quelle estime il tient ce « peuple » qu’il veut opposer aux bourgeois qui le manipulent :
Ainsi, et contrairement aux idées reçues, en politique le plus grand nombre est un handicap, et si tous les pouvoirs se réclament du peuple, jamais de mémoire d’homme, aucun pouvoir ne lui échut.

et page 102 :
… il est intéressant de remarquer que de tous temps sous tous les régimes : Égypte pharaonique, démocratie grecque, brahmanisme hindou, monarchie catholique…

6 Lire à ce sujet le témoignage des militants du Cercle Culturel Libertaire sur les agissements de la police lilloise.

une oligarchie d’à peine 1% de la population a toujours commandé à la masse des 99% restants ; comme une meute de loup dominant un troupeau de moutons.

Évidemment, lorsque Soral emploie l’expression « de tous temps », il oublie les sociétés primitives qu’il plaçait à la base de sa réflexion du chapitre 2. Il laisse de côté les sociétés « sans état », celles-là même qui ont été décrites par dans le livre « La société contre l’état », par l’anthropologue Pierre Clastres dont Soral ose évoquer le nom page 40.

Soral ne veut pas non plus prendre en compte les moments de notre modernité ou suite à une révolte contre le pouvoir, « le peuple » a – au moins partiellement et provisoirement – reconquis son autonomie et sa liberté : ouvriers et paysans ukrainiens de la Makhnovchtchina, ouvriers de la ville de Kronstadt, ouvriers et paysans espagnols en 1936, ou plus récemment jeunesse tunisienne de la « révolution dégage » en 2011… Ou bien, lorsque Soral évoque rapidement quelques-unes de ces expériences, page 98 par exemple, dans un paragraphe plutôt confus intitulé « Prolétariat contre aristocratie ouvrière », c’est, non pas pour présenter leur contenu positif, mais pour montrer comment elles ont été combattues par « des professionnels du socialisme, souvent cosmopolites, rarement issus du prolétariat » qui auraient « en partie » imposé « une lutte classe contre classe » dont « le résultat pratique » aurait été « de maintenir le monde ouvrier dans le cadre bourgeois du salariat et d’entraîner « travail à la chaîne, taylorisme, fordisme » !
Dans cette réécriture assez délirante de l’histoire, les cadences infernales semblent imposées non pas par les capitalistes mais par les « professionnels du socialisme » ! Le procédé est comparable à celui qui consisterait à prétendre, par exemple, « qu’à cause de Freud, les garçons sont amoureux de leur mère ». Page suivante, on apprendra que ces « leaders socialistes – intellectuels et syndicalistes » ont forgé le clivage entre la gauche et la droite politique et qu’ils sont « passés peu à peu, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, sous la domination exclusive de la gauche révolutionnaire marxiste internationaliste (ancêtre du PC) et de la gauche réformiste maçonnique (ancêtre du PS). » On notera au passage que Soral s’obstine à faire du parti socialiste français un parti de francs-maçons alors que ses trois plus importantes figures historiques – Jean Jaurès, Léon Blum et François Mitterrand – ne l’ont jamais été.

Mais là n’est pas le plus important. L’essentiel est de comprendre la manipulation de Soral qui, partant du fait que les révolutions et les révoltes authentiques sont le plus souvent trahies ou récupérées, veut faire des traîtres et des 37 récupérateurs les seuls révolutionnaires et du peuple insurgé une victime, entraînée malgré elle dans la lutte des classes ! Il est vrai que Soral nous avait déjà averti que, ce peuple, comparable à « un troupeau de moutons », dominé par « une meute de loups », « jamais de mémoire d’homme, aucun pouvoir ne lui échut. » En somme pour Soral, il n’est de révolution que bourgeoise !
Mais la révolution n’est pas le monopole de la bourgeoisie. Elle est la contestation de l’ordre existant quel qu’il soit. Si l’on admet que la bourgeoisie, lorsqu’elle s’oppose à l’ancien régime est révolutionnaire, il faut bien admettre que le « prolétariat », lorsqu’il s’oppose au nouvel ordre bourgeois poursuit lui aussi sa propre révolution, sans être obligatoirement manipulé par des « professionnels du socialisme » issus de la bourgeoisie… Mais Soral se méfie du « prolétariat », « sorti de la tête de l’intellectuel » page 122 ou « fantasmé et manipulé par les abstractions d’agitateurs cosmopolites » page 124. Même s’il consent à employer le terme, il lui préfère le mot peuple, ce peuple qualifié de « toujours patriote » de « fidèle à sa nation face à la trahison de ces élites cosmopolites » page 125, car comme l’indique le titre de cette même page « Il n’y a d’international que le capital ».

On remarquera cependant que le « peuple » de Soral n’est pas moins « fantasmé » que le prolétariat de Georg Lukas. Ainsi lorsque Soral évoque page 118 :
La solidarité ethno-culturelle, celle par exemple de tous les sujets de sa majesté dans le royaume de France, primant, en dernière instance et malgré les tensions, sur les antagonismes de classes comme sur la solidarité de classe.

,il oublie de préciser que cette « solidarité » a été acquise par la force et encore, assez tardivement. Ce que l’on considère aujourd’hui comme la France était divisée entre l’Occitanie, la civilisation « provençale », et les régions de langue d’oïl. La croisade contre les Albigeois, au-delà de son caractère religieux, révèle d’ailleurs pour partie cette fracture. La lutte entre le duché de Bretagne et le royaume de France n’a cessé qu’avec le mariage d’Anne de Bretagne en 1491. La révolte des chouans et la création de l’Association bretonne en 17917,

7 D’après Wikipédia : « L’Association bretonne est fondée par Armand Tuffin de La Rouërie, royaliste libéral et franc-maçon, héros de la Guerre d'indépendance des États-Unis. La Rouërie rallia la contre-révolution suite à la suppression des lois et coutumes particulières de la Bretagne.

Le but de cette organisation était le retour des libertés bretonnes ainsi que le maintien de la monarchie. »

dans lesquels Soral ne veut voir page 19 qu’une volonté conservatrice, sont aussi la marque d’un refus de l’assimilation française. De même la Franche-Comté n’est devenue française qu’en 1678 et la Savoie en 1860. Et les paysans de ces deux régions – catholique ou protestants – furent pareillement massacrés en masse par les troupes du bon roi « soleil » Louis XIV, qui, à cette occasion mit à mal « la solidarité ethnoculturelle » évoquée par Soral.

La notion de « peuple » – français ou autre – peut paraître aussi artificielle que celle de « prolétariat ». Et si l’on veut prétendre que le « peuple est toujours patriote », il faut aussi reconnaître que ce sont les mensonges nationalistes qui l’ont conduit à mourir en masse à Verdun ou ailleurs, pour le bénéfice des marchands de canons « cosmopolites ».

Le prolétariat est quant à lui classiquement défini comme la classe qui n’a que sa force de travail à louer pour survivre. Mais il est aussi et surtout la classe qui prend conscience de cet état de fait (aujourd’hui nous définirions plus largement le prolétariat comme tous les êtres humains qui ont conscience de l’état essentiel de dépossession auquel les soumet la dictature marchande8). Le peuple au contraire ignore sa servitude, il est 8 Voir sur Esprit68 « Réflexion sur les perspectives ouvertes par une contestation organisée à l’occasion des sommets du G8/G20 de 2011 en la masse inconscience, manipulable, soumis aux mensonges nationalistes propagés par ses maîtres, et comme dit Soral « jamais de mémoire d’homme, aucun pouvoir ne lui échut ». Et de fait, lorsque le peuple s’oppose à ses maîtres et reconquière les moyens de mener librement sa vie, il devient le prolétariat… naturellement internationaliste ! Car puisqu’ « Il n’y a d’international que le capital » ce n’est qu’uni internationalement que le peuple devenu prolétariat pourra triompher du capital. La dernière phrase de Marx et Engels dans Le Manifeste du parti communiste rend compte de cette évidence : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ».

Pour Soral, lorsque le peuple devient révolutionnaire, c’est qu’il est manipulé par des leaders cosmopolites, mais lorsqu’il succombe aux illusions nationalistes, au mythe des « ancêtres gaulois » par exemple, cela serait la marque de sa nature profonde… qui est pourtant bien difficile à déterminer si l’on en juge par la manière dont il se recompose en fonction des soubresauts de l’histoire.

Mais pour être tout à fait juste, le peuple de Soral n’est pas seulement défini par sa solidarité « ethno-culturelle », car page 124, on doit le définir encore :
France », Extension/précision 1 : La notion de prolétariat aujourd’hui pour une discussion plus détaillée.

…face à l’exploitation et au parasitisme des classes supérieures – noblesse puis bourgeoisie à l’intérieur du Tiers-États – comme le monde du travail et de la production ; soit cette classe des laboratores assumant et assurant – selon la terminologie freudienne – le « principe de réalité » : paysans, artisans, commerçants, ouvriers, petits entrepreneurs… auxquels, il faut agréger encore les petits fonctionnaires utiles et les artistes exprimant cette sensibilité.

Peuple que l’on peut définir aussi en termes de classes, comme l’addition du prolétariat et de la classe moyenne.

Soral s’emploie donc à célébrer « le peuple du travail », comme le suggère le slogan même de son mouvement « égalité et réconciliation », qui entend réunir « la droite des valeurs » et « la gauche du travail ».

Nous reviendrons un peu plus loin sur « l’alliance du travail » qu’il aimerait voir se nouer entre le « prolétariat » et la « classe moyenne » (en fait les petits patrons) et qui joue sur l’ambivalence du mot « travail ». Soral utilisera d’une manière particulièrement malhonnête cette ambivalence page 222, lorsqu’il voudra faire croire qu’un patron de PME est « du côté du travail » avec ses ouvriers contre l’actionnaire du MEDEF, le gauchiste oisif et le Rmiste, qui eux seraient donc, selon son étrange distribution, « du côté du Capital ». Evidemment, le travail des ouvriers, rémunéré par un salaire, ne peut être comparé au « travail » du patron (ou plus exactement aux droits que lui confèrent la propriété de son entreprise) rémunéré par le bénéfice. Les premiers ont intérêt à ce que leurs salaires augmentent, à l’inverse du patron – petit ou grand – qui souhaitera maximiser son profit et minimiser ses charges salariales. La malhonnêteté de Soral, atteint ici de nouveaux sommets.

Plus généralement Soral oublie de souligner que dans nos sociétés marchandes, le travail est majoritairement un travail salarié, soumis à l’extorsion de la plus value. Son utilité sociale n’est par ailleurs pas garantie, puisqu’il sert d’abord à générer des profits. Et ainsi, à notre époque, des millions de « travailleurs » ne peuvent subvenir à leurs besoins qu’à l’issue de transports épuisants, en employant la plus grande partie de leur vie à produire des biens et des services inutiles, destructeurs et polluants. En France comme ailleurs, les travailleurs de l’armement produisent les biens qui serviront à tuer et à détruire, les travailleurs de l’industrie automobile produisent les biens qui serviront à gaspiller nos ressources et à nous étouffer, les travailleurs des industries nucléaire, chimique et agroalimentaire s’emploient à fabriquer nos futurs cancers, qui seront peut-être soignés par les produits de l’industrie pharmaceutique, et toute cette production devra encore être imposée par l’industrie de la publicité dont on regrettera la

délocalisation, en pensant qu’il vaut mieux se faire harceler au téléphone par des travailleurs nationaux. Dans le même temps, des besoins essentiels ne seront pas couverts dans le domaine du logement, des infrastructures, de l’accès aux soins, de l’enseignement, en France et plus encore dans d’autres pays.

Car ce « peuple du travail » vanté par Soral, pour qui travaille-til majoritairement ? Pour le marché mondialisé, pour le capitalisme ! Finalement, le travail, la production, l’économie, la croissance, nourrissent principalement… l’Empire. En tant que « travailleurs » comme en tant que « patriotes », les membres du « peuple du travail » garantissent la pérennité de l’Empire tout autant que les classes supérieures « parasites ».

Ainsi, les illusions imposées par la classe dominante, au premier rang desquelles se dressent le nationalisme et le travail, sont pour Soral l’horizon indépassable du peuple.

Mais finalement, ce peuple, qu’a-t-il à perdre avec l’Empire ? Soral n’énumère pas précisément les raisons que nous avons de combattre l’Empire, mais il écrit page 114 :
Un Empire travaillant au Nouvel ordre mondial, soit à l’abolition de la démocratie et au pouvoir bancaire intégral – forme achevée du Capital – sur le dos du travail, des nations et des peuples…

Soral est ici presque comique. Il vient de nous expliquer « … que de tous temps, sous tous les régimes … une oligarchie d’à peine 1% de la population a toujours commandé à la masse des 99% restants ; comme une meute de loups dominants un troupeau de moutons. » qu’au peuple « jamais de mémoire d’homme, aucun pouvoir ne lui échut. », et il nous parle de « l’abolition de la démocratie »… qui selon lui n’a jamais existé9 !
Dès lors, que le pouvoir revienne à la Banque, à l’impérialisme américain ou chinois, ou même aux différentes oligarchies nationales, en quoi cela peut-il bien importer au « peuple » ? 9 Soral critiquera plus précisément la « démocratie parlementaire et de marché » à partir des pages 147-148. Cette critique, parfois juste, se disqualifie par ses amalgames et ses simplifications conspirationnistes comme lorsque Soral dénonce la « Démocratie parlementaire où une assemblée de professionnels de la politique, formés et encadrés par la maçonnerie, stipendiés ou tenu en respect par l’Argent, joue devant le peuple le spectacle du débat démocratique ». Quoi qu’il en soit Soral s’emploie à dénoncer une illusion démocratique qui semble pré-exister à l’Empire, mais qui en tout cas n’est pas incompatible avec lui puisqu’il affirme page 148 : « …qui fait de la démocratie, à y regarder de plus près, le régime politique le plus à même de permettre la domination de l’argent… » On peut donc douter que l’Empire travaille « à l’abolition de la démocratie ». Mais Soral n’en est plus à une contradiction près…

En fait, Soral n’a jamais tenté d’analyser en quoi l’Empire était concrètement nuisible pour le plus grand nombre et comment il était possible d’obtenir une amélioration généralisée et durable des conditions d’existence. C’est évidemment par là qu’il aurait fallu commencer, plutôt que de s’aventurer à déterminer ce que sont véritablement le peuple et le prolétariat et ce que furent les rôles de l’église, de la bourgeoisie ou de la noblesse d’ancien régime.

C’est ce travail de clarification des buts à atteindre que nous avons tenté sur ce site à l’occasion de l’opposition concrète à ce que nous considérons comme l’une des manifestations de l’Empire, à savoir la tenue des sommets du G8 et du G20. Dans ce texte, nous avancions notamment :
L’amélioration généralisée des conditions d’existences impose au contraire d’unifier les luttes menées sur tous les continents, dans une contestation des dictats de l’économie capitaliste mondialisée, puisque c’est cette économie qui est aujourd’hui à l’origine :
- de la mauvaise couverture des besoins les plus fondamentaux pour une part très importante de la population mondiale, - du saccage écologique et du pillage des ressources, - de la destruction généralisée des services publics, - de l’augmentation de la durée et de la pénibilité du travail, du recul des droits sociaux, - de l’accroissement des inégalités entre les êtres humains, aboutissant, d’une part, à des concentrations irrationnelles et dangereuses de richesses et de pouvoirs, d’autre part à la frustration, au désespoir, et à la colère de la masse des plus déshérités, enfin à la violence qui s’ensuit et à la généralisation des contraintes sécuritaires indispensables à la sauvegarde de cet ordre inégalitaire.

La turlutte des classes selon Soral

Considérant que les accès révolutionnaires sont causés par de méchants agitateurs qui trompent le peuple, Soral va présenter une conception plutôt ambiguë et même contradictoire de la lutte des classes. Tantôt il fera mine de regretter l’abandon de cette lutte par une gauche corrompue qui ne se consacre plus qu’à la défense des minorités et à la défense du pouvoir d’achat et tantôt il en appellera à une réconciliation nationale entre les classes.

Dans une manifestation spectaculaire de mauvaise foi, Soral, à l’appui de sa thèse, revient page 127 sur l’opposition entre :
- d’un côté, le socialisme libertaire des Bakounine et Proudhon - de l’autre le socialisme dit « scientifique » du tandem Marx – Engels.

Et il semble vouloir faire des deux premiers, des amis « du vrai peuple » prônant page 130, « une société de petits patrons, petits propriétaires », opposés page 133 aux :
Révolutionnaires professionnels le plus souvent issus de la bourgeoisie cosmopolite : agitateurs stipendiés,

dialecticiens fumeux mettant en scène un sois-disant combat unitaire du travailleur contre le bourgeois, où le grand bourgeois spéculateur apatride et petit bourgeois entrepreneur enraciné sont systématiquement confondus.

Mais Soral oublie de préciser que Bakounine et Marx étaient tous deux membres de la première Internationale et que ce qui les oppose, ce n’est pas le fait que l’un était le partisan d’un peuple patriote, et que l’autre était un bourgeois juif cosmopolite, mais que l’un était « libertaire » – c’est-à-dire partisan de l’abolition de l’état – et l’autre « autoritaire » – c’està- dire, dans ce contexte, partisan de la conquête – au moins provisoire – de l’état par le prolétariat. Bakounine peut lui aussi être considéré comme un « révolutionnaire professionnel » et son courant au sein de la première internationale, sous l’influence de la « section jurassienne » a évolué vers le « communisme libertaire » qui ne prône absolument pas une société « de petits patrons et de petits propriétaires », mais plutôt l’abolition de la propriété privée et de l’état. Pour dissiper les confusions que les élucubrations de la page 133 entretiennent sur les « trotskistes », on peut rappeler qu’après la division au sein de la première Internationale entre le courant « libertaire » et le courant « autoritaire », c’est-à-dire entre la tendance bakouninienne et la tendance marxiste, le mouvement communiste a connu une nouvelle division au sein de la tendance « autoritaire » alors exprimée dans le léninisme, entre la tendance « bureaucratique », incarnée par Staline et favorable à la construction du socialisme dans un seul pays, et la tendance incarnée par Trotski, favorable à la révolution permanente et mondiale.

Les trotskistes n’ont évidemment rien à voir avec le « libéralisme-libertaire » de la page 134. Cette notion, forgée à l’origine par le sociologue marxiste Michel Clouscard est le résultat d’une manipulation confusionniste plus ancienne de Soral10, comme on l’explique sur Wikipédia ; elle est en tous les cas incompatible avec l’austérité le plus souvent affichée des militants trotskistes. Mais dans le contexte de la page 134, Soral fait peut-être référence au courant « libertarien » qu’il veut rapprocher des « néo-conservateurs » américains. Bref, il nous compose là une bien indigeste salade.

10 Soral évoquera à plusieurs reprises dans son livre, ce « libéralismelibertaire », en s’efforçant de faire croire que cette notion qu’il a lui-même détournée renverrait à autre chose que ses délires confusionnistes. Par exemple page 223 le « fameux libéralisme-libertaire », qui n’est « fameux » que pour Alain Soral, ou page 197, cette chimère qui serait « ouvertement revendiquée, depuis les années 1990, par l’agent impérial multicartes Cohn-Bendit. »

Soral insiste plusieurs fois11 sur « l’alliance du travail » (page 135) qui doit selon lui se nouer entre « le prolétariat » (même si l’on ne sait plus ce qu’il entend précisément par là) et la classe moyenne, « constituée, elle, des artisans, commerçants et petits patrons… » (page 136).

Soral emploie l’expression « classe moyenne » dans un sens inhabituel, puisqu’il désigne principalement par là les petits entrepreneurs et non pas les « employés », ce qui trouble la compréhension de son exposé.

Ce type d’alliance entre la classe ouvrière et la classe moyenne – qui au sens où l’entend Soral tend plutôt vers la petite bourgeoisie – est traditionnellement recherchée par le fascisme12. Dans le contexte d’une sociale démocratie marchande « à la française », elle est pourtant à bien des égards « contre-nature » puisque ces deux « classes » nourrissent des intérêts contradictoires, notamment dans leur rapport à l’état. Les petits patrons, les artisans, les commerçants, seront naturellement incités à réclamer une diminution des prélèvements fiscaux et sociaux qui alimentent les diverses prestations sociales, alors que les ouvriers

11 Page 124, page 130 et pages 135 et suivantes.

12 On trouve des éléments intéressants à ce sujet dans l’article de wikipédia consacré au fascisme.

réclameront au contraire une extension et une augmentation de ces prestations pour favoriser une meilleure redistribution sociale. Les salariés dans leur ensemble seront plutôt favorables à un encadrement du droit du travail et les petits entrepreneurs à sa libéralisation.

Enfin, les « petits patrons », les artisans et les commerçants, seront presque toujours opposés aux moyens de la lutte ouvrière, aux grèves et aux blocages qui entravent leur activité.

L’alliance préconisée par Soral, ne peut donc être qu’artificiellement scellée dans les urnes, dans l’adhésion à un candidat populiste qui trompera l’une des deux parties, ou plus vraisemblablement les deux13.

13 On a vu plus haut comment Soral, pour vanter son « alliance du travail », suggérerait page 222 qu’un patron de PME est du côté du «Travail » avec ses ouvriers, contre l’actionnaire du MEDEF, le gauchiste oisif et le Rmiste, ces derniers étant, toujours selon Soral, du côté du « Capital ». Comme nous l’avons souligné, le travail des ouvriers, rémunéré par un salaire, ne peut être comparé au « travail » du patron (ou plus exactement aux droits que lui donnent la propriété de son entreprise) rémunéré par le bénéfice. Les premiers ont intérêt à ce que leurs salaires augmentent, à l’inverse du patron – petit ou grand – qui souhaitera maximiser son profit et minimiser ses charges. Les antagonismes de classe sont à cet égard bien réels.

Tout n’est pas faux dans les analyses du chapitre 4 qui traitent « DES CLASSES ET DES LUTTES », comme par exemple les remarques des pages 130 et 131 sur la parenté entre le capitalisme occidental productiviste et le collectivisme d’état soviétique ou, page 135, sur la transformation des forces de gauche et la malheureuse évolution des revendications vers « un combat pour le pouvoir d’achat ». Mais, sans même tenir compte des catégories trop ambiguës employées par Soral, ces quelques analyses acceptables perdent tout leur sens dans la perspective de l’impossible « alliance du travail » entre le prolétariat et la « classe moyenne » des petits entrepreneurs.

L’illusion d’une possible alliance, ou plutôt d’une possible pacification entre les classes sociales, par une hausse généralisée des standards de vie, a certes été entretenue pendant « les 30 glorieuses », durant ce que Soral nomme page 176 « LE CONSENSUS LIBÉRAL-SOCIAL D’APRÈS GUERRE ISSU DU CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE (1945-1973) » et qui est tout simplement le consensus social-démocrate. Mais il ne faut pas oublier que l’efficacité de ce consensus reposait sur la position dominante de la France dans le monde et sur son exploitation coloniale ou néo-coloniale qui fournissait les matières premières à bas prix.

Lorsque de nouveaux états capitalistes ont voulu conquérir leurs propres marchés et lorsque les firmes utilisées pour exploiter le tiers-monde ont pris leur autonomie, le compromis

social-démocrate est devenu de moins en moins tenable. Ainsi, la destruction de la classe moyenne (rappelons que Soral désigne principalement par cette expression la classe des petits entrepreneurs) décrite page 142 comme « un projet impérial », n’est qu’une des conséquences de la tendance naturelle à la concentration du capital dans la société marchande.

Soral ou la haine des contre-pouvoirs


Puisque que Soral considère le peuple est toujours soumis à l’ordre établi et que le pouvoir échoit toujours à d’autres que lui, il est logique qu’il insiste dans son chapitre 3, page 75, sur « LES IDÉES, LES GRANDS HOMMES, LES RÉSEAUX », censés guider ou influencer ce peuple.

Il débute son analyse par de nouvelles allusions, anachroniques et confuses aux « sociétés primitives », attribue au « chamanisme » des notions de « Loi » ou de « monothéisme » qui lui sont totalement étrangères, puis évoque au pas de course les sociétés indo-européennes et la démocratie grecque pour parvenir quelques pages plus tard au libéralisme bourgeois. Le lecteur, étourdi par ces révélations virtuoses sur la destiné de l’humanité, se voit alors asséner quelques nouvelles pensées profondes sur les idées – libéralisme, socialisme, fascisme, droite et gauche – qui, peutêtre, mènent le monde, élucubrations dont il serait fastidieux de détailler toutes les contradictions et toutes les absurdités. Soral en vient enfin aux « grands hommes », qui avec la constitution de l’Empire, ne sont plus des combattants de l’idée ou des combattants militaires comme Robespierre ou Napoléon, mais sont en passe de devenir de simples employés de banque. Peu importe pourrait-on dire puisque Soral nous apprend que le grand homme n’est rien sans son réseau. Soral se lance alors dans un exposé assez comique dans lequel il semble découvrir que l’action humaine s’effectue au sein d’un réseau de relations sociales, ce qui a pratiquement autant d’intérêt que de prétendre que la natation se pratique en milieu aquatique. Au final, Soral veut nous faire comprendre que les nouveaux réseaux marchands ont remplacé les réseaux de l’ancien régime et que ce n’est pas bien, car comme on l’a vu plus haut, ces réseaux sont « la structure combattante » de l’Empire. Mais Soral n’en vient pas encore à la franc-maçonnerie et autre groupe Bilderberg, chers aux conspirationnistes, il veut auparavant attirer notre attention sur les lobbies et les communautés dont il parle en termes peu flatteurs. Ainsi page 100 :
…la légitime revendication de non-persécution s’est muée en agressivité anti-hétérosexuelle et anti-famille, sous forme d’un « lobby gay » Pages 160 et 161, il critiquera non seulement l’anti-racisme, mais aussi l’anti-fascisme, accusés – on ne sait pas trop pourquoi, peut-être parce qu’ils dénoncent les mensonges nationalistes ? – de faire le jeu du mondialisme marchand, assimilé pour cette occasion à l’Empire.

Page 159, il parlera de « l’imbécillité féministe ». Page 188, dans la même veine, il vilipendera pêle-mêle « le jeunisme, le féminisme, la "rigueur économique", le métissage et l’antiracisme » qui auraient « travaillé au corps » le peuple, pour le faire « renoncer à la France » et adhérer au traité de Maastricht (Soral n’envisage pas, par exemple, que des féministes aient pu faire campagne contre le traité de Maastricht et qu’elles se soient opposées à la rigueur économique).

Page 164, il dénoncera les « cassages de gueules par les milices communautaires couvertes par l’État » (lesquelles ?) et évoquera dans ce même paragraphe les morts selon lui suspectes de Coluche et de Bérégovoy, suggérant un lien avec la violence physique inhérente à la prétendue démocratie et notamment mise en oeuvre par les communautés (mais sont ce les mêmes féministes-gays-anti-racistes qui ont assassiné et l’humoriste et l’ancien premier ministre ?). Il nous semble pourtant qu’en matière d’agressivité et de violence physique, les ratonnades d’homosexuels par des hétéros auto-proclamés, sont plus fréquentes que les ratonnades d’hétéros organisées par des militants homos.

Le lien de ces minorités organisées en groupe de pression, avec le pouvoir de l’Empire ne paraît pourtant pas évidemment.

D’autant que de nombreux groupements féministes et anti57 racistes se déclarent également ouvertement anti-capitaliste14.

Quant aux minorités organisées qui ne se déclarent pas anticapitaliste, il est hasardeux de les comparer aux réseaux qui sont censés, selon Soral, organiser le pouvoir bancaire et le pouvoir politique. Dès lors, l’argumentation de Soral paraît incompréhensible, sauf si l’on admet que ses tendances réactionnaires lui rendent odieux tout contre-pouvoir, et insupportable toute contestation de la norme sociale, et de la figure de l’homme blanc, hétéro-sexuel, comme seul détenteur de l’autorité. Cette explication paraît assez plausible si l’on veut rendre compte de l’incroyable manipulation à laquelle se livre Soral page 101. Avec le premier paragraphe déjà cité plus haut :
Ainsi, et contrairement aux idées reçues, en politique le plus grand nombre est un handicap, et si tous les pouvoirs se réclament du peuple, jamais de mémoire d’homme, aucun pouvoir ne lui échut.

Et son complément :

Implacable constat, dont il découle que les organisations autoproclamées prétendant défendre les minorités contre

14 Contrairement à ce que sous-entend Soral, le féminisme ne se réduit pas à Caroline Fourest et l’anti-racisme à Harlem-Désir.

l’oppression de la majorité abstraite – en réalité impuissante et inexistante – ne sont que des officines émanant de minorités agissantes travaillant, elles, à la domination.

Le raisonnement de Soral semble le suivant :
1) Le peuple n’a jamais eu le pouvoir. Ceux qui possèdent le pouvoir se réclament du peuple, mais ne le représente pas vraiment.

2) Changeons le mot peuple par le mot majorité. Puisque le peuple n’a pas le pouvoir, c’est donc que la majorité n’a pas le pouvoir.

3) Puisque la majorité n’a pas le pouvoir, c’est donc que le pouvoir revient à ceux qui prétendent défendre les minorités.

4) Ceux qui ont confisqué le pouvoir du peuple sont donc ceux qui prétendent défendre les minorités.

5) Ceux qui prétendent défendre les minorités confisquent donc le pouvoir au peuple.

On remarquera qu’un nouveau sophisme est nécessaire à chaque étape de cette « démonstration » et qui tend potentiellement à transformer en oppresseur toute minorité opprimée. En suivant ce "raisonnement", on pourrait facilement démontrer que les Tibétains persécutés oppriment le peuple chinois, et on pourrait prouver plus facilement encore, que les enfants de Gazas sont les tyrans du peuple israélien. Face à ces absurdités il faut simplement rappeler que ce n’est pas en tant qu’ils sont juifs ou noirs ou féministes ou homosexuels, que les puissants actuellement nous dominent, mais en tant qu’ils sont capitalistes et plus généralement en tant qu’ils se sont indûment accaparés des richesses et des pouvoirs.

Enfin, page 202 Soral parachève sa « démonstration » en faisant mine d’opposer le droit des minorités aux droits sociaux :
C’est encore au nom des « droits de l’homme » qu’on détruit, à l’intérieur des Nations et des peuples, les solidarités sociales traditionnelles en substituant aux acquis sociaux, notamment ceux des ouvriers et des classes moyennes, les droits sociétaux des pseudominorités opprimées, en réalité minorités agissantes :
droits des féministes, droits des gays, droits des jeunes ou des blacks (word culture)… Comme s’il fallait choisir entre les deux ! Comme si la sauvegarde des acquis sociaux impliquait le racisme, l’homophobie ou l’asservissement des femmes !
60 Nous passerons enfin très rapidement sur l’analyse frauduleuse que Soral fait du mouvement de mai 68, qu’il accuse d’être « au service de l’Empire15 » (page 177 et suivantes). Page 178, il nous explique un peu confusément que mai 68 a été organisé (par les américains ?) pour déstabiliser de Gaulle qui s’opposait à l’Empire (nous reviendrons plus tard sur la façon dont Soral conçoit cette « opposition »). Mais tout au long du livre, mai 68 est plutôt présenté comme ayant contribué à la « destruction du sens moral » (page 168) à la disqualification de cette « droite des valeurs » tenue par Soral en si haute estime, qui auparavant assurait la cohésion nationale, et comme ayant ouvert la voie à « la culture anglo-américaine » (page 179) et aux dérives consuméristes. Soral confond évidemment le mouvement de libération des moeurs et d’émancipations sexuelle, culturelle et sociale, dont on ne peut que se réjouir, et la récupération commerciale qui a pu en être faite. En dénonçant cette dernière Soral tente de justifier son discours réactionnaire sur les pds, les féministes, les anti-racistes, et en

15 Nous avons vu que Soral définissait initialement l’Empire comme « une vision » et « un processus » s’appuyant sur « des réseaux », mais qu’il l’associait simplement parfois à l’ « empire américain ». Ici, il semble nous dire « L’Empire c’est tout ce qui suit mai 68 » après nous avoir suggéré que c’est aussi « le pouvoir donné aux homos, aux nanas, aux jeunes aux blacks et aux beurres »…

appeler à la restauration de l’ordre moral. Pourtant, Soral, auteur d’une Sociologie du dragueur, qui cultive l’image d’un jouisseur aristocratique, semble lui-même plus proche des pulsions hédonistes soixante-huitardes que de la morale rigoriste.

Soral n’a pas fait sauter la banque


En revenant sur le chapitre 2 « DIEU, LA RAISON ET LA BANQUE », nous touchons à la petite portion de vérité présente dans l’analyse de Soral, qui ne saurait cependant justifier les absurdités plus générales de sa fausse-critique.

On y trouve une dénonciation du pouvoir bancaire et du mécanisme de création monétaire. Ce type de critique a déjà été menée par d’autres, d’une manière plus claire et plus détaillée, notamment par Claude Grignon dans ses films sur « l’Argent dette », à voir sur Esprit68, et par les films du mouvement Zeitgeist sur lesquels nous reviendrons dans la suite de cette série consacré aux avatars de la fausse-critique.

La dénonciation de « l’Argent-dette », et de l’autonomie du pouvoir bancaire vis-à-vis du pouvoir politique est souvent l’apanage de la fausse critique ou de la critique partielle « de bonne foi » qui s’arrête aux problèmes monétaires, sans prendre en compte les autres composantes du capitalisme et les autres aspects de la domination, dans une société qui est à la fois marchande, spectaculaire, technologique et industrielle.

Cette critique est nécessaire, mais la manière dont elle est le plus souvent menée, peut laisser croire que si le processus de création monétaire était plus transparent et mieux contrôlé, alors tous les défauts du capitalisme seraient anéantis.

Soral ne dépasse pas le cadre de cette critique partielle, dont il offre en outre une médiocre et peu crédible version, puisqu’il pollue son exposé par ses digressions historiques arbitraires et par ses invectives. Ainsi, pour nous expliquer la banque à sa façon, Soral, page 40, effectue un détour de quelques lignes sur les sociétés primitives (la France de la Révolution ne semble plus l’intéresser), au cours duquel il jette en pâture les noms de Marcel Mauss et de Pierre Clastres, avant d’opposer les valeurs de l’argent à celle de la noblesse et de l’église.

Après s’être livré à de confuses et laborieuses explications sur les liens complexes entre les pouvoirs de la noblesse, de l’église et de la bourgeoisie, Soral explique comment le pouvoir bancaire s’est peu à peu émancipé du contrôle des états. Son exagération du pouvoir bancaire occulte confine au ridicule, lorsqu’il affirme à la page 67 :
C’est cette même opposition à la Banque qui vaudra aussi, sans doute, au général de Gaulle son éviction du pouvoir en 1969. Lui qui, voyant le coup de 1971 venir, avait pris la tête des non-alignés pour exiger de l’Amérique qu’elle rembourse en or, comme les accords internationaux le prévoyaient encore, leurs stocks de dollars.

On sait pourtant que De Gaulle a quitté le pouvoir suite à l’échec du référendum dont il était lui-même l’instigateur…

Le même ridicule entache le travail de réécriture du sens de l’histoire, engagé par Soral avec un manque de rigueur et d’à propos consternant, comme lorsque, sans crier gare, à compter de la page 67, il compare la chrétienté et le régime soviétique16, et que, page 69, il veut faire du communisme un avatar de l’idéologie judéo-chrétienne (Soral oublie alors le « communisme primitif » évoqué lors de ces précédents détours dans les sociétés « primitives », qui n’a évidemment rien de judéo-chrétien). Plus loin, il voudra montrer comment la Banque, avec un grand « B » a tué « Dieu » avec un grand « D » (« La Banque m’a tuER » semble s’écrier Soral !).

Toutes ces absurdités, ces simplifications abusives et ces idéalisations naïves, dissimulent la faiblesse de l’analyse. Ainsi 16 Soral ose même évoquer la « finalité chrétienne du communisme » !
Et pourquoi pas l’inverse, puisque le « communisme primitif » est bien antérieur à la chrétienté ? En fait, comme d’habitude, Soral confond tout, et en l’occurrence le communisme (ou le christianisme) en tant qu’idéologie, en tant que parti ou institution et enfin en tant que pratique.

Des apparatchiks peuvent ainsi se prétendre communistes sans pratiquer le communisme, puisqu’ils concentrent les richesses et les pouvoirs, des moines peuvent pratiquer le communisme, sans se revendiquer communistes, ce qui pourrait s’apparenter au reniement de leur foi, des kibboutzim peuvent enfin se revendiquer de l’idéologie communiste tout en pratiquant le communisme, sans pour autant être membre du parti communiste d’Union Soviétique.

page 60, Soral évoque « les seuls intérêts perçus par la FED », qui s’élèvent annuellement « à 2500 milliards de dollars », « Soit 50 fois la fortune de Bill Gates » et qui constitueraient selon lui :
Une super fortune que se partage le cartel des douze banquiers internationaux cachés derrière la FED, sui laisse loin derrière tous les autres compétiteurs, Sultan du Bahreïn, Reine d’Angleterre… ce que se garde bien de révéler le magazine Forbes !
Soral oublie de préciser que les milliards de la FED ne « profitent » pas seulement à une douzaine de banquiers (en fait, il s’agit des douze banques régionales auxquelles doivent adhérer les banques commerciales aux Etats-Unis), mais qu’ils font partis du dispositif général qui alimente la croissance et la consommation américaine et qui permet également au consommateur américain de profiter de son pavillon, de ses automobiles, de ses écrans plats souvent fabriqués à des milliers de kilomètres des Etats-Unis par une main d’oeuvre surexploitée. Le système monétaire est l’un des moyens de l’exploitation capitalisme au même titre que le système boursier. Ils font partie, pour reprendre la citation de Negri évoquée plus haut, de l’ensemble de ces pouvoirs « militaire, monétaire, communicationnel, culturel et linguistique » autour desquels s’unifie le marché mondial.

Dénoncer le pouvoir bancaire ne doit pas conduire à mésestimer ces autres pouvoirs et donc à méconnaître les autres aspects de la domination. C’est pourtant ce à quoi aboutit le discours de Soral qui occulte l’emprise des multinationales et du complexe militaro-industriel, qui ne dit pratiquement rien des pouvoirs policiers, militaires et religieux concourant eux aussi au maintien de l’ordre planétaire, qui oublie enfin l’ordre juridique autorisant la marchandisation globale du monde et de nos vies par l’extension du droit de propriété privé, non seulement aux biens matériels, mais aussi aux savoirs et bientôt au corps humain17.

17 Ainsi, lorsque Soral évoque page 74 le possible écroulement du « système de domination », il ne vise en définitive que la domination bancaire et oublie que la domination est également patriarcale, scientiste, technocratique, policière, étatique, capitaliste… A cet égard, Soral, page 64 et 65, suggère une fausse opposition entre le capitalisme « entrepreneurial et industriel » et le capitalisme « de pure spéculation » (dont l’un serait décrit par Max Weber et l’autre par Karl Marx, ce qui est complètement idiot). Mais ces « deux capitalismes » se nourrissent dans les faits l’un et l’autre : les grandes entreprises industrielles sont cotées en bourse et bénéficient des facilités de l’argent dette, quant aux profits bancaires et boursiers, ils sont réinvestis dans l’exploitation planétaire techno-industrielle. Un capitalisme seulement « entrepreneurial et

Ce n’est pas un hasard si Marx débute Le Capital par une analyse de la marchandise et qu’il n’en vient qu’ensuite à la monnaie. Car l’Empire se caractérise d’abord par le règne mondialisé de la marchandise, par cette « immense accumulation de marchandises18 » planétaire, qui réclame l’aiguillon de la dette et les facilités du crédit généralisé.

L’impossible retour à l’étalon or, ou la nationalisation des banques n’implique pas la disparition du capitalisme, pas plus qu’elle ne s’oppose obligatoirement à la marchandisation croissante du monde et de nos vies. La critique qui assimile « l’argent dette » à de la fausse monnaie oublie que la monnaie est toujours « fausse », même lorsqu’elle est basée sur l’or, cette « relique barbare » selon Keynes19. Une « vraie » industriel » n’interdirait d’ailleurs pas la surexploitation des salariés, la concentration irrationnelle de richesses et de pouvoirs, la destruction de la nature, la dépossession et l’asservissement généralisé.

18 Selon la première phrase du Capital, « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une immense accumulation de marchandises » parodiée par Debord, « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. »

19 N’en déplaise à Soral, lorsque De Gaulle préconisait un retour à l’étalon or, il ne luttait pas « contre l’Empire », mais souhaitait

monnaie pourrait, à la rigueur, être adossée sur l’énergie ou sur la surface planétaire totale, mais elle réclamerait un abandon du capitalisme marchand et de la « croissance » économique20.

simplement revenir à un mode de gestion impérial plus ancien, dans lequel la centralité des pouvoirs aurait glissé des Etats-Unis vers l’Europe.

20 Il est prévu de rouvrir un dossier sur Esprit68 à propos de cette notion d’Équivalent Universel Énergie ou d’Équivalent Surface Universel pour en analyser les potentialités mais aussi les risques, les limites et les ambiguïtés.

Les gages donnés à l’extrême droite

Soral va enfin adresser quelques clins d’oeil appuyés aux militants d’extrême droite, tout en se démarquant de ces concurrents, « les identitaires ».

Pour se faire, il respectera quelques fondamentaux : Vichy, Pétain, l’Algérie française… Car si l’extrême droite évolue, si elle transforme les objets de ses détestations, elle conserve cependant un certain nombre de repères idéologiques. Il ne faut ainsi pas trop s’étonner des hommages récemment rendus par Marine Le Pen au général de Gaulle, traditionnellement considéré par l’extrême droite comme le traître qui a bradé l’Algérie française. De ce point de vue, Soral est sur la même ligne que Marine. Il veut bien reconnaître le grand homme d’état, mais rappellera que de Gaulle a par deux fois pactisé avec l’Empire, avant d’être démis pour « insoumission » (et non à cause du référendum perdu comme nous le rappelions plus haut). Ainsi page 177 :
Une rupture qui commence par l’éviction de de Gaulle pour son insoumission à l’Empire ; à cette oligarchie mondialiste avec laquelle il avait pourtant pactisé deux fois : en 1940, en rejoignant le camp des alliés contre Pétain ; puis en 1958, en achevant de liquider l’Empire français dans l’affaire algérienne.

Quand donc de Gaulle a-t-il « pactisé avec l’Empire » ? « en achevant de liquider l’Empire français dans l’affaire algérienne » et « en rejoignant le camp des alliés contre Pétain ». Ainsi donc, pour Soral, non seulement l’Empire français semble bizarrement « anti-impérial », mais surtout s’engager en 1940 contre le régime collaborationniste, revient à faire le jeu de l’Empire cosmopolite honni… Gloups ! Fallait-il alors également souhaiter la victoire de l’Allemagne nazie ? Peut-être, car Soral, dans la grande tradition des propagandistes d’extrêmes droite, s’applique également à échanger les rôles des victimes et des bourreaux. Ainsi page 203 :
Une sentence de « crime contre l’humanité » qui permet de chasser celui qui en est accusé hors de l’humanité :
peuple allemand et japonais après guerre, peuple palestinien aujourd’hui, iraniens demain, militants et électeurs du Front national en France depuis quarante ans… Tous ravalés au rang de sous-hommes et ne bénéficiant plus, pour eux-mêmes, de ces fameux « droits de l’homme »… La culpabilisation excessive n’est évidemment pas une bonne chose, mais pour ce qui concerne la deuxième guerre mondiale il faut évidemment rappeler que ceux qui furent « ravalés au rang de sous-hommes » et « chassé(s) de l’humanité », ce furent d’abord les victimes de la politique d’extermination du régime nazi et des crimes de guerres perpétrés par les armées allemandes et japonaises.

De même, nous n’avons pas pu trouver d’exemples d’électeurs du Front National abusivement retenus et torturés par la police française, voir éventuellement exécutés parce qu’ils avouaient avoir voté pour le parti frontiste21. Il ne nous semble pas non plus que des lois ou des règlements aient été promulgués pour déchoir de leurs droits ces fameux électeurs du Front National et pour les ravaler « au rang de sous-hommes »… Il faut plutôt reconnaître qu’en France, un jeune homme « issu de l’immigration » a davantage de chance d’être arbitrairement détenu en garde-à-vue qu’un « Français de souche » électeur du Front National. Par contre dans les états pour lesquels Soral semble montrer une certaine sympathie – en l’occurrence l’Iran – les droits fondamentaux des opposants (mais aussi des femmes et des homosexuels) sont effectivement niés, et ils y sont fréquemment emprisonnés arbitrairement, torturés et assassinés.

21 Par contre, le 17 octobre 1961, la police française, alors sous les ordres du préfet de police Maurice Papon, a bien assassiné des dizaines de manifestants algériens.

Dans la même veine, Soral affirmera page 198 Libéralisme sécuritaire : soit un régime libéral envers la bourgeoisie mondialiste et tout ce qui favorise l’affaiblissement de la Nation, mais un régime sécuritaire, non pas envers les délinquants ou les clandestins, qui posent problème au peuple, mais envers les salariés et la classe moyenne qui pourraient avoir envie de se révolter contre l’élite mondialiste.

Et page 221 Et si pour les gauchistes, Sarkozy est un homme de droite, parce que sécuritaire – ce qui est une publicité qu’il ne mérite pas, son sécuritarisme ne s’appliquant qu’à la petite bourgeoisie blanche des automobilistes Pourtant ce sont bien les « clandestins » que l’on entasse dans les centres de détentions ou qui subissent les harcèlements de la police à Calais ou ailleurs. En réalité le « sécuritarisme » s’applique prioritairement aux étrangers en général, aux Roms en particulier, aux pauvres, aux non blancs, et non pas à « la petite bourgeoisie blanche » qui a toutes les chances d’échapper à la brutalité policière.

Mais ne mélangeons pas les torchons et les serviettes, pour Soral, les concurrents « identitaires22 », sont à mettre dans le même sac que les « islamoracailles ». Ainsi page 235 :
Les seconds, voyous apatrides, désormais ultra-violents, cultivant la haine du Blanc et qui sont effectivement, sauf pour le facteur de Neuilly toujours fan, de son Montmartre bobo, du ringard Joey Starr – ce que tous les observateurs lucides en disent, que ce soient les démographes intègres, la police débordée, le petit peuple, toutes ethnies confondues, et même les « identitaires », qui sont, côté gaulois, leur exact pendant : ces « islamoracailles » à mettrent rapidement hors d’état de nuire, avec, pourquoi pas, déchéance d’une nationalité française qu’ils haïssent et billet gratuit vers ces paradis islamiques qu’ils idéalisent : Kosovo, Tchétchénie, Arabie saoudite… Ajoutons enfin que Soral pimentera son exposé de quelques éclats d’anti-intellectualisme et d’antiparlementarisme, dans la plus pure tradition des ligues réactionnaires. Ainsi page 108 :
Pas même Pierre Bourdieu – pourtant médaille d’or du CNRS (sic) – et qui malgré des milliers d’enfonçage de

22 Lire à cet égard les analyses de l’article de la CGA de Lyon : Le nécessaire bilan de deux décennies «d’antifascisme».

portes ouvertes sur la « domination », n’a jamais pendu une ligne sur le sujet ; (à savoir les francs-maçons) raison pour laquelle, sans doute, malgré l’indigence de son oeuvre, il finit professeur titulaire de la chaire de Sociologie au Collège de France… Ou page 147, lorsqu’il évoque les « démocrates et républicains bedonnants ».

La définition fluctuante que Soral donne de l’Empire (parfois « une vision et un processus », s’appuyant sur « des réseaux », parfois l’impérialisme américain ou encore le péril moral et communautaire issu de mai 68) prend alors une singulière cohérence… L’Empire c’est ce que n’aime pas ses petits copains d’extrême droite, c’est-à-dire pêle-mêle, les juifs, les francs-maçons, les opposants au maréchal Pétain, les gauchistes, les gouines, les pds, les féministes, les intellectuels, les parlementaires… Chez Soral comme chez tous les propagandistes d’extrême droite, la domination est personnalisée à outrance, elle est affublé de caractéristiques grotesques (les élus ventripotents) ou effrayantes (le satanisme occulte de la page 112) selon la technique du bouc-émissaire. Cette personnalisation a pour but d’occulter les mécanismes sociaux réels qui sont à la base de la domination. Elle empêche également la prise de conscience du fait que le capitalisme, l’Empire ou plus largement la domination est en chacun de nous et que c’est également en chacun de nous qu’il faut la combattre.

En conclusion

Tout au long de son livre Soral s’attache à occulter ou à nier les problèmes réels. Il n’essaye pas de détailler quels aspects de l’existence sont insatisfaisants dans notre société et comment il serait possible de les améliorer. Il ne dénonce pas les inégalités énormes produites par le système capitaliste et ne suggère pas de les détruire. Il ne veut pas réfléchir à la manière de satisfaire les besoins les plus fondamentaux pour le plus grand nombre. Il n’évoque pas non plus les désastres écologiques, énergétiques et sanitaires liés à la recherche effrénée de profits et de pouvoirs – marées noires, pollutions chimiques ou nucléaires, épuisement des ressources, contaminations des aliments – et ne veut raisonner qu’en termes d’idéologie.

Ainsi pages 206 et 207, il s’emploie à démontrer que les préoccupations écologiques ne sont qu’un moyen pour l’oligarchie mondialiste d’affermir sa domination. L’écologie est présentée page 206 comme une « Ancienne idéologie conservatrice des années 1920-1930 passée par une phase de récupération gauchiste à partir des années 1970 ».

Soral oublie qu’en moins d’un an, le monde a connu trois catastrophes écologiques majeures – la marée noire de Louisiane en avril 2010, la pollution par les boues chimiques en Hongrie suite à l’accident de l'usine d’aluminium d'Ajka en octobre 2010 et enfin l’accident nucléaire à la centrale de Fukushima en mars 2011. Ces trois catastrophes laisseront des traces durables et influenceront les destinés de millions, voire de milliards d’êtres humains. Elles résultent directement du mode actuel d’exploitation capitaliste. Si l’Empire marchand administré par les nations et les firmes doit être combattu, c’est d’abord parce qu’il génère de tels désastres. Contrairement à ce que soutient Soral, tant que le capitalisme ne sera pas anéanti, le seul moyen de prévenir ces catastrophes, qui vont à présent se multiplier, est de renforcer la gouvernance mondiale, en la soumettant aux intérêts du plus grand nombre, pour contraindre les nations et les firmes23.

Soral ne nous a pas indiqué pourquoi combattre l’Empire, il ne nous a pas expliqué ce que nous pouvions attendre de ce combat, il est donc normal qu’il ne nous dise pas comment le mener.

23 Voir à nouveau l’article de l’économiste Frédéric Lordon « Qui a peur de la démondialisation ? », dans lequel deux formes de ce que l’on appelle « mondialisation » sont clairement distinguées, la mondialisation comme gestion supranationale rendue nécessaire par la portée des externalités (dérèglements climatiques, périls nucléaires, destruction des ressources, etc…) et la « mondialisation néolibérale » , c’est à dire la libéralisation des marchés. Ces deux « mondialisations » sont évidemment opposées mais la fausse critique s’emploie à les confondre.

Soral ne présente en effet aucun programme, aucune mesure concrète24, mais plutôt une injonction générale à ne pas se révolter, à attendre, à demeurer isolé, à laisser faire « les grands hommes » (en réalité les récupérateurs populistes) qui régleront les problèmes.

Soral nous décrit un monde où Fukushima ne survient pas, un monde où le printemps arabe est impossible. Son discours est foncièrement déconnecté du réel et ces effets hypnotiques détournent des vrais problèmes… A tous ceux qu’il aura malheureusement charmé :
Réveillez-vous !

24 Sauf peut-être, celle qui consisterait, comme nous l’avons vu, à retirer la nationalité aux « islamoracailles ». Avec ça, l’Empire peut trembler !