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Origine : http://www.ledevoir.com/2007/01/06/126618.html#
Qu'est-ce que le réchauffement du climat, la pollution de
l'atmosphère, des rivières, fleuves et océans,
l'épuisement des ressources, l'extinction accélérée
des espèces, la déforestation, la libération
des OGM dans l'environnement et, bientôt, la pollution infinitésimale
et pratiquement indécelable des nanomatériaux ont-ils
en commun? Le capitalisme comme cause première et l'oligarchie
qui en profite, répond Hervé Kempf dans un livre-choc
publié cette semaine à Paris aux Éditions du
Seuil.
Journaliste spécialisé en environnement pour le quotidien
Le Monde, Hervé Kempf a roulé sa bosse aux quatre
coins de la planète et côtoyé, privilège
de chroniqueur environnemental, la crème de la communauté
scientifique, «des gens plutôt calmes et pondérés».
Pourtant, de ces contacts et des dossiers patiemment constitués
pour son journal, il retient deux constats, écrit-il d'entrée
de jeu dans Comment les riches détruisent la planète,
qui sera disponible au Québec le 6 février.
D'abord, expliquait-il en entrevue téléphonique hier,
la situation écologique de la planète s'aggrave à
un rythme qui neutralise tous les efforts des millions de citoyens
et écologistes militants, au point que la planète
risque de franchir un point d'irréversibilité «d'ici
10 ans», croit-il en se basant sur la vitesse à laquelle
les bilans négatifs s'accumulent.
Deuxième constat de ce véritable essai d'explication
globale de la crise environnementale, «le système social
qui régit actuellement la société humaine,
le capitalisme, s'arc-boute de manière aveugle contre les
changements qu'il est indispensable d'opérer si l'on veut
conserver à l'existence humaine sa dignité et sa promesse».
De la même façon que les différents volets
de la crise environnementale mondiale réagissent de plus
en plus en synergie -- le réchauffement accélère
le rythme d'extinction des espèces tout comme l'utilisation
des combustibles fossiles engendre la pollution et la consommation,
l'épuisement des ressources --, la crise écologique
et la crise sociale planétaire sont les deux facettes obligées
d'un même problème.
«On ne peut comprendre la concomitance des crises écologiques
et sociales si on ne les analyse pas comme les deux facettes d'un
même désastre. Celui-ci découle d'un système
piloté par une couche dominante qui n'a plus aujourd'hui
d'autre ressort que l'avidité, d'autre idéal que le
conservatisme, d'autre rêve que la technologie. Cette oligarchie
prédatrice est l'agent principal de la crise globale»,
écrit Kempf. Le capitalisme actuel, ajoute-t-il en entrevue,
a perdu ses anciennes finalités historiques, soit la création
de richesse et d'innovation, parce qu'il est devenu un capitalisme
financier, décrié même par des économistes
capitalistes. Ce capitalisme, qui détruit les emplois par
les rationalisations, les nouvelles technologies et la mondialisation,
augmente globalement et partout les écarts entre riches et
pauvres dans chaque pays et, aussi, entre les différents
pays, constate le journaliste.
Cette oligarchie, qu'il cible, ne se contente pas de consommer
et de gaspiller aveuglément les ressources matérielles
de la planète avec ses grosses voitures, ses voyages en avion,
sa consommation débridée de produits vivants, ses
maisons inutilement vastes, son gaspillage d'énergie à
tout vent. Elle a aussi, ajoute Hervé Kempf, engendré
un modèle d'hyperconsommation tentant désormais d'imiter
les classes inférieures et surtout la classe moyenne, tout
comme les pays en développement tentent d'imiter les pays
occidentaux, même si, d'instinct ou rationnellement, chacun
sait clairement que «cette idéologie du gaspillage»
et sa ponction sur les ressources planétaires arriveront
inévitablement à un terme abrupt.
Cette dérive place l'espèce humaine devant le fait
sans précédent qu'elle a atteint ou qu'elle atteindra
bientôt les limites de sa planète, ce qui pourrait
par rétroaction menacer sa propre existence. Mais cette dérive
est d'autant plus difficile à enrayer, estime Hervé
Kempf, qu'elle s'appuie sur un régime semi-autoritaire de
plus en plus institutionnalisé à l'échelle
planétaire. Elle s'appuie même, dit-il, sur des crises
comme celle du 11-Septembre pour réduire sensiblement les
droits humains conquis de haute lutte et neutraliser, voire faire
disparaître, les mécanismes démocratiques qui
permettent des débats publics libres sur les choix de projets,
les choix de société que soulève à répétition
le jeu de l'économie.
Hervé Kempf récuse toute accusation de tenter de
faire passer du vert au rouge le débat écologique
planétaire.
«Je ne suis pas marxiste, dit-il, et je ne l'ai jamais été
parce que cette idéologie ne respecte pas les droits humains.
Mais les marxistes n'ont pas le monopole du débat social
et on ne peut tout de même pas se fermer les yeux sur des
phénomènes documentés, chiffrés, qu'on
a sous les yeux. Je constate l'existence de deux crises, l'une écologique
et l'autre sociale. Et je constate qu'elles agissent en synergie.
Et je constate qu'une minorité en tire bénéfice.
Et j'en tire des conclusions.»
Mais il constate aussi qu'une grande partie de la gauche européenne
n'a pas vu la profondeur des liens entre les deux problèmes,
tout comme beaucoup d'écologistes, qui s'en tiennent à
une approche environnementaliste, ratent la moitié du problème,
sinon sa cause première.
«Si on veut être écologiste, écrit-il,
lapidaire, il faut arrêter d'être benêt»,
car «le social reste l'impensé de l'écologie»
si on n'ose pas l'analyser sous l'angle des rapports de pouvoir,
de domination et de richesses.
«Il faut, écrit-il, sortir de ce hiatus. Comprendre
que crise écologique et crise sociale sont les deux facettes
d'un même désastre. Et que ce désastre est mis
en oeuvre par un système de pouvoir qui n'a plus pour fin
que le maintien des privilèges des classes dirigeantes.»
S'il n'aborde pas dans son essai l'impact de la démographie
galopante sur les «services biologiques» en déclin
de la planète, Hervé Kempf reconnaît d'emblée
que ce facteur a certainement un impact globalement plus grand que
toute l'hyperconsommation de cette oligarchie, constituée
par quelques centaines de milliers de millionnaires et de milliardaires,
qui contrôlent l'essentiel des revenus et du patrimoine financier.
Mais, explique-t-il, c'est cette oligarchie qui crée un modèle
insoutenable pour la planète, dont l'impact indirect sur
les autres groupes sociaux dépasse sa consommation directe.
«Et, dit-il pince-sans-rire, tous les humains n'ont pas le
même impact sur la planète à leur naissance:
un Occidental pèsera beaucoup plus lourd sur le sort de la
planète qu'un bébé du Niger ou de l'Inde.»
C'est pour mettre fin à cette course à la consommation
ostentatoire qu'il préconise des contrôles radicaux
de la richesse par un «plafonnement du salaire maximum et
de l'accumulation de la richesse patrimoniale», une sorte
de pendant du salaire minimum mais par le haut.
«Tout le monde, commente Kempf, sait que la Chine ne pourra
jamais atteindre un niveau de consommation par habitant comparable
à celui des Américains, avec deux voitures par famille,
trois téléviseurs, quatre ordinateurs et portables,
et une maison trois fois trop grande pour ses habitants, ce qui
engendre une consommation d'énergie qui suffirait aux besoins
d'une dizaine, voire de vingt personnes sur d'autres continents.»
Cette oligarchie, qui a mondialisé la pauvreté, le
chroniqueur environnemental propose qu'on lui impose une réduction
de sa consommation pour qu'elle n'alimente plus ce rêve insoutenable,
qui engourdit l'esprit critique de toute la planète au point
qu'elle ferme les yeux sur le mur dans lequel elle fonce à
toute vapeur.
Et le journaliste connu pour sa rigueur et sa pondération
n'en conclut pas moins: «Il faudra encore que la préoccupation
écologique s'articule à une analyse politique radicale
des rapports actuels de domination. On ne pourra pas diminuer la
consommation matérielle globale si les puissants ne sont
pas abaissés et si l'inégalité n'est pas combattue.
Au principe écologiste, si utile à l'époque
de la prise de conscience -- "Penser globalement, agir localement"
--, il nous faut ajouter le principe que la situation impose: "Consommer
moins, répartir mieux".»
Les écologistes, ajoute-t-il, n'ont pas souvent fait le
procès de la «misère écologique»
qui parque les pauvres à côté des quartiers
industriels, pollués et à risque, à côté
des autoroutes ou des activités bruyantes, dans les maisons
les plus insalubres et dans les secteurs généralement
les moins bien desservis par les services publics, y compris les
transports en commun. Il est faux, dit-il, de prétendre que
le système économique doit croître davantage
pour sortir ces gens de la misère ou pour permettre aux pays
pauvres d'accéder à plus de richesse. Le jeu du système
économique va dans l'autre sens, en monopolisant richesse
et pouvoir aux dépens des plus démunis et des classes
moyennes qui rêvent -- de plus en plus vainement -- de se
hisser dans le cocon de l'oligarchie financière actuelle,
soutient Kempf.
C'est pourquoi, dit-il, il faut «abaisser les riches»
plutôt que de relever les pauvres, afin de commencer à
respecter les seuils de détérioration irréversibles
des ressources de la planète.
Il s'en prend d'ailleurs au concept de développement durable
et à l'alibi qu'il constitue désormais pour les gouvernements
et les entreprises qui s'en servent pour justifier d'autres ponctions
dans les ressources au nom de cette nouvelle rationalité
qui serait inoffensive pour la planète. Le développement
durable, écrit-il, est devenu «une arme sémantique
pour évacuer le gros mot "écologie". Y a-t-il
d'ailleurs besoin de développer encore la France, l'Allemagne
ou les États-Unis»? Le concept a un sens, concluait-il
hier en entrevue, mais uniquement dans les pays en développement
puisqu'il peut leur servir à éviter un développement
aussi brutal et anarchique que celui que nous avons réalisé
en Occident. Mais en Occident, dit-il, la première des responsabilités
environnementales «consiste à réduire notre
consommation de biens matériels» pour plutôt
accéder à un niveau de bien-être basé
sur des valeurs, des connaissances, en somme sur des richesses immatérielles
mais pourtant bien réelles.
.ledevoir.com Édition du samedi 06 et du dimanche 07 janvier
2007
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