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Origine : http://www.marianne-en-ligne.fr/archives/e-docs/00/00/68/03/document_article_marianne.phtml
Le succès de cet écrivain, théoricien, cinéaste
et essayiste est tel qu'aujourd'hui on se réfère à
lui exagérément. La republication de tous ses écrits
en un seul volume permet de redécouvrir une pensée
justement rétive à tout dogme.
Cioran aimait à dire que, parmi les catastrophes en tout
genre qui menacent en permanence de s'abattre sur un artiste ou
un penseur, la pire de toutes, c'était... le succès.
Parce qu'il incite à pratiquer les mêmes «recettes»
de réussite, à refaire toujours plus ou moins la même
chose. Parce que, surtout, un vrai artiste ou penseur ne saurait
envisager de plaire au grand nombre que, comme le notait déjà
Wilde au XIXe siècle, sur un malentendu.
C'est ce qu'illustre la fabuleuse fortune posthume de l'écrivain,
théoricien, cinéaste, activiste et personne privée
Guy Debord (1931-1994), le fondateur en 1957 de l'obscure Internationale
situationniste (IS), groupement hautement improbable d'une poignée
d'intellectuels et d'artistes disséminés de par le
monde - qui ne dépassa jamais la quinzaine de membres -,
dont la passion dominante semble avoir été de s'auto
exclure les uns les autres, et qu'en un geste théâtral,
digne d'une série B de comploteurs à la Dr Mabuse,
il devait dissoudre en avril 1972, au moment même où,
à la suite de son rôle dans certains épisodes
de Mai 68, on commençait à s'intéresser à
elle...
On ne compte pas en effet, aujourd'hui, les commentateurs, de droite
comme de gauche, qui se réfèrent à sa notion
de «société du spectacle». Comme si les
mots «spectaculaire», «diffus», «intégré»,
«généralisé», etc., étaient
aptes à donner, par enchantement, à leurs éditoriaux
le fond qui leur manque. On en voit d'autres qui, cachant au fond
de leurs tiroirs les lettres d'insultes que le maître, expert
en la matière, leur avait adressées de son vivant,
le citent à tout bout de champ pour se poser, à bons
frais, comme ses alter ego. Les premiers ravalent sa pensée
à une critique superficielle de l'univers des médias,
dont ils illustrent les pires travers; les seconds oublient que
si Debord est devenu un mythe, c'est précisément parce
qu'il s'est abstenu toute sa vie de participer à un monde,
de la presse, de l'édition ou d'ailleurs, dans lequel ils
ne cherchent, eux, qu'à faire bourgeoisement carrière.
«Docteur en rien»
La republication, en un seul gros volume de près de 2 000
pages Oeuvres, Gallimard, coll. «Quarto», 1904 p., 31
euros., de tous ses livres, articles, scénarios, textes de
films, mais aussi lettres, tracts, poèmes de jeunesse et
même... contrats juridiques, permet d'y voir un peu plus clair.
Elle conduit d'abord à prendre la mesure d'un personnage
hors du commun ou, ce qui est devenu plus rare encore, d'un individu
au sens complet du terme. Il y a certes beaucoup de rodomontades
dans Panégyrique I, cet auto éloge «sans blâme
ni critique», pour reprendre la définition du Littré,
que Debord publia quelques années avant son suicide, d'une
balle de carabine en plein coeur. Il est vrai, en même temps,
que, de son premier engagement aux côtés des lettristes,
ces énervés héritiers de dada, à son
ultime projet de film sur l'Espagne, dont il était entendu,
avec son célèbre producteur assassiné, Gérard
Lebovici, qu'il ne le réaliserait jamais, ce «docteur
en rien» n'a, ainsi qu'il l'écrit lui-même, «jamais
accordé que très peu d'attention aux questions d'argent,
et absolument aucune place à l'ambition d'occuper quelque
brillante fonction dans la société». Comme Cioran,
qui s'enorgueillissait d'être l'«homme le plus inoccupé
du monde», Debord resta toute sa vie un marginal, non par
paresse - le poids du présent «Quarto» en fournit
le démenti le plus éclatant -, mais par plaisir et,
surtout, par volonté que sa vie corresponde en tout point
à ce qu'il écrivait. Ce qui représente, depuis
toujours, comme Nietzsche ne cessa de le proclamer, la morale la
plus haute de l'activité philosophique.
Si Debord ne consentit jamais à avoir un «métier»,
il fut, en revanche, bel et bien, quoique à sa manière,
un philosophe au sens grec du terme, se saisissant de tout ce qui
se passait autour de lui pour en tirer des leçons de vie.
Cela donne toute une série d'intuitions encore vivantes.
Alors qu'aux yeux des politiques installés, y compris «africains-américains»,
les émeutes de Watts, le quartier noir de Los Angeles, en
août 1965, relevaient d'un phénomène de pure
délinquance, il fut le seul, à son époque,
à y voir une critique en actes de la «marchandisation»
de la société: «Le passage de la consommation
à la consumation s'est réalisé dans les flammes
de Watts.» Sans doute l'analyse demanderait-elle à
être précisée, voire renversée, car ces
émeutes témoignaient peut-être précisément
d'un trop grand attachement des émeutiers à la marchandise.
Il n'en reste pas moins que, quarante après, les récentes
émeutes des banlieues montrent que Debord avait bien pointé
là le caractère éminemment politique d'apparentes
jacqueries sans cause ni raison.
De même fut-il le premier à entrevoir, dès
1967, que, derrière la prétendue «révolution
culturelle» tant vantée par les maos français
d'alors, s'exprimait avant tout une très vieille lutte entre
clans, utilisant l'agitation idéologique des autres à
des fins de pouvoir - un thème que déclinera plus
tard le sinologue Simon Leys dans ses fameux Habits neufs du président
Mao. Debord fut enfin l'un de ceux à initier la critique
écologique de notre société, dans un court
texte incisif écrit au début des années 70,
la Planète malade.
La relecture, près de quarante ans après sa première
parution, en 1967, de la Société du spectacle, qui
reste sa grande oeuvre unique (doublée plus tard par ses
Commentaires sur cette même société), apporte
d'autres éléments de réflexion. Sans doute
la forme en a-t-elle considérablement vieilli. La rhétorique
marxisante y est même parfois si indigeste, et les effets
de manches crypto-hégéliens, alors fort à la
mode, d'inversions de génitifs (du genre: «le devenir-monde
de la marchandise qui est aussi bien le devenir-marchandise du monde»),
à la longue si lassants qu'on peine souvent à pénétrer,
sous la logorrhée, le véritable propos du livre. Pour
peu qu'on oublie ces travers d'époque, reste pourtant une
pensée infiniment plus forte et prémonitoire que ce
qu'en gardent aujourd'hui les prétendus «debordiens».
La «société du spectacle» est la critique
globale d'un monde où «l'économie toute-puissante
est devenue folle», parce qu'elle s'est mise à «se
développer pour elle-même».
Du «fétichisme de la marchandise»
Ce que Debord visait sous le terme «spectacle« dépasse
en effet de très loin la médiatisation en tant que
technique: ce qu'il dénonçait, c'était l'état
d'un monde dans lequel, du fait que tout, nos opinions autant que
nos révoltes, est devenu une marchandise, il n'y avait d'ores
et déjà plus d'«ailleurs» ou d'«au-delà»
à partir duquel on puisse le critiquer. La «société
du spectacle» n'est donc pas la simple critique, partielle,
d'une modalité spectaculaire du monde, mais celle, globale,
d'un monde où «l'économie toute-puissante est
devenue folle», parce qu'elle s'est mise à «se
développer pour elle-même». Ce qui fait de Debord
le premier adversaire, par avance, de cette «mondialisation
libérale» qui commençait seulement et dans laquelle
nous sommes aujourd'hui totalement embarqués, selon certains
même, sans retour.
A cela s'ajoutait une condamnation radicale de l'accaparement du
pouvoir par des classes, technocrates d'Etat et cadres de l'économie
libérale à l'Ouest, «bureaucratie totalitaire»
à l'Est, perçues comme équivalentes, sinon
même «complices». Difficile, dès lors,
de ne voir en Debord qu'un cynique, méprisant un peuple adepte
de «servitude volontaire ». Il y avait certes de cela
chez lui, aussi bien dans l'autisme avant-gardiste de ses considérations
assenées d'en haut que dans la raideur pseudo-aristocratique
de son style. En même temps, l'objectif constamment réassuré
est la démocratie directe des «conseils». Ce
qui fait de lui, au même titre que Claude Lefort et Cornélius
Casto-riadis à l'époque, Jacques Rancière et
Bruno Latour aujourd'hui, le penseur même de la nécessité
d'un approfondissement démocratique.
Sur ce point, d'ailleurs, ses thèses méritent mieux
qu'un haussement d'épaule ou qu'un vain rabâchage:
une discussion. Le maître mot de sa réflexion à
cet égard, c'est la critique de ce qu'il appelait «la
séparation». Ce qu'il entendait par là n'est,
en un sens, pas autre chose que cette «aliénation»
déjà dénoncée par Marx et sa généralisation
via le «fétichisme de la marchandise». Mais il
lui revient d'en avoir tiré toutes les conséquences.
Sauf qu'on peut se demander si l'on ne se trouve pas là en
présence d'une nostalgie unitaire qui ne saurait, à
terme, que dégénérer en son contraire, le totalitarisme.
Parler de «séparation», c'est en effet, comme
le remarque à bon titre Frédéric Schiffter
Contre Debord, PUF, 2004., un de ses critiques les plus acerbes,
agiter implicitement l'utopie d'une société réconciliée
avec ses bases «authentiques», qu'elle aurait connues
jadis. Or, ainsi que le rappelait, dans une intervention à
Lille lors du dernier festival Cité-philo le philosophe politique
Pierre Manent en s'appuyant sur Hannah Arendt, la distance, soit,
précisément, le principe de «séparation»,
représente peut-être justement l'espace même
du politique. L'abolir ou tenter de le faire, c'est revenir à
l'idée qu'on puisse élaborer une «volonté
générale» indiscutable, valant pour tous et
s'imposant par force à tous. C'est, en bref, se faire le
fossoyeur de la dynamique démocratique...
Contre la «destruction de Paris»
Une limite du même ordre vaut pour l'autre champ majeur de
la réflexion de Debord: celui de la ville et de l'urbanisme,
qui n'occupe pas loin du tiers de ses écrits. Adversaire
de la «destruction de Paris» dans les années
70, Debord ne fut pas en effet qu'un simple nostalgique d'un passé
mythique, mais l'un des premiers à entrevoir que la ville
est devenue l'un des enjeux politiques et sociaux centraux de notre
temps. Si ce n'est qu'en se ralliant à l'«urbanisme
unitaire» du peintre et sculpteur Constant, longtemps associé
à l'IS, il faisait certes le bon constat, mais en tirait,
là aussi, des conclusions fausses.
Si la ville doit bien redevenir, ainsi qu'il le soutenait, l'objet
ou le lieu d'une «transformation permanente» fondée
sur la «construction d'aventures», cela ne saurait se
faire, comme l'a compris l'architecte et urbaniste néerlandais
Rem Koolhaas, sans doute, sur ce point, son continuateur le plus
juste, car n'hésitant jamais à lui être infidèle,
qu'en lui laissant une certaine marge d'inachèvement, en
favorisant même en elle «l'informe» - soit en
suscitant, en organisant un laisser-aller producteur, excluant a
priori toute quête de réconciliation et de clôture
unitaires. Cela implique toute une stratégie d'ordre et de
désordre à la fois, dont il est surprenant que Debord,
l'inventeur d'un «Jeu de la guerre» inspiré de
Clausewitz, dont il fit réaliser quatre exemplaires par un
artisan et qu'il songea même à commercialiser pour
en faire un concurrent des échecsLe Jeu de la guerre, d'Alice
Becker-Ho et Guy Debord, Gallimard, 180 p., 18 euros.
Coffret «GuyDebord» de trois DVD: «Contre le cinéma»,
«La société du spectacle», «In girum
imus nocte et consumimur igni», Gaumont Columbia Tristar Home
Video., n'en ait perçu ni l'importance ni le défi
intellectuel stimulant qu'il représentait...
Comme toujours en ces cas-là, profiter des leçons
ou des intuitions de Debord demande donc à l'arracher autant
des griffes de ses admirateurs que des siennes propres. Dans son
avertissement à la troisième édition française
de la Société du spectacle, de 1992, pour justifier
du fait qu'il n'avait pas changé un seul mot au texte initial,
il notait: «Je ne suis pas quelqu'un qui se corrige.»
Un verbe à entendre aussi de façon figurée:
la force (et la faiblesse) de Debord, c'est d'avoir été
un incorrigible. La façon idoine de s'inspirer de lui est
de penser non seulement avec, mais peut-être, et surtout,
contre lui.
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