"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Penser avec et contre Debord
Marianne N° 476 Semaine du 03 juin 2006 au 09 juin 2006
Bollon Patrice

Origine : http://www.marianne-en-ligne.fr/archives/e-docs/00/00/68/03/document_article_marianne.phtml

Le succès de cet écrivain, théoricien, cinéaste et essayiste est tel qu'aujourd'hui on se réfère à lui exagérément. La republication de tous ses écrits en un seul volume permet de redécouvrir une pensée justement rétive à tout dogme.

Cioran aimait à dire que, parmi les catastrophes en tout genre qui menacent en permanence de s'abattre sur un artiste ou un penseur, la pire de toutes, c'était... le succès. Parce qu'il incite à pratiquer les mêmes «recettes» de réussite, à refaire toujours plus ou moins la même chose. Parce que, surtout, un vrai artiste ou penseur ne saurait envisager de plaire au grand nombre que, comme le notait déjà Wilde au XIXe siècle, sur un malentendu.

C'est ce qu'illustre la fabuleuse fortune posthume de l'écrivain, théoricien, cinéaste, activiste et personne privée Guy Debord (1931-1994), le fondateur en 1957 de l'obscure Internationale situationniste (IS), groupement hautement improbable d'une poignée d'intellectuels et d'artistes disséminés de par le monde - qui ne dépassa jamais la quinzaine de membres -, dont la passion dominante semble avoir été de s'auto exclure les uns les autres, et qu'en un geste théâtral, digne d'une série B de comploteurs à la Dr Mabuse, il devait dissoudre en avril 1972, au moment même où, à la suite de son rôle dans certains épisodes de Mai 68, on commençait à s'intéresser à elle...

On ne compte pas en effet, aujourd'hui, les commentateurs, de droite comme de gauche, qui se réfèrent à sa notion de «société du spectacle». Comme si les mots «spectaculaire», «diffus», «intégré», «généralisé», etc., étaient aptes à donner, par enchantement, à leurs éditoriaux le fond qui leur manque. On en voit d'autres qui, cachant au fond de leurs tiroirs les lettres d'insultes que le maître, expert en la matière, leur avait adressées de son vivant, le citent à tout bout de champ pour se poser, à bons frais, comme ses alter ego. Les premiers ravalent sa pensée à une critique superficielle de l'univers des médias, dont ils illustrent les pires travers; les seconds oublient que si Debord est devenu un mythe, c'est précisément parce qu'il s'est abstenu toute sa vie de participer à un monde, de la presse, de l'édition ou d'ailleurs, dans lequel ils ne cherchent, eux, qu'à faire bourgeoisement carrière.

«Docteur en rien»

La republication, en un seul gros volume de près de 2 000 pages Oeuvres, Gallimard, coll. «Quarto», 1904 p., 31 euros., de tous ses livres, articles, scénarios, textes de films, mais aussi lettres, tracts, poèmes de jeunesse et même... contrats juridiques, permet d'y voir un peu plus clair. Elle conduit d'abord à prendre la mesure d'un personnage hors du commun ou, ce qui est devenu plus rare encore, d'un individu au sens complet du terme. Il y a certes beaucoup de rodomontades dans Panégyrique I, cet auto éloge «sans blâme ni critique», pour reprendre la définition du Littré, que Debord publia quelques années avant son suicide, d'une balle de carabine en plein coeur. Il est vrai, en même temps, que, de son premier engagement aux côtés des lettristes, ces énervés héritiers de dada, à son ultime projet de film sur l'Espagne, dont il était entendu, avec son célèbre producteur assassiné, Gérard Lebovici, qu'il ne le réaliserait jamais, ce «docteur en rien» n'a, ainsi qu'il l'écrit lui-même, «jamais accordé que très peu d'attention aux questions d'argent, et absolument aucune place à l'ambition d'occuper quelque brillante fonction dans la société». Comme Cioran, qui s'enorgueillissait d'être l'«homme le plus inoccupé du monde», Debord resta toute sa vie un marginal, non par paresse - le poids du présent «Quarto» en fournit le démenti le plus éclatant -, mais par plaisir et, surtout, par volonté que sa vie corresponde en tout point à ce qu'il écrivait. Ce qui représente, depuis toujours, comme Nietzsche ne cessa de le proclamer, la morale la plus haute de l'activité philosophique.

Si Debord ne consentit jamais à avoir un «métier», il fut, en revanche, bel et bien, quoique à sa manière, un philosophe au sens grec du terme, se saisissant de tout ce qui se passait autour de lui pour en tirer des leçons de vie. Cela donne toute une série d'intuitions encore vivantes. Alors qu'aux yeux des politiques installés, y compris «africains-américains», les émeutes de Watts, le quartier noir de Los Angeles, en août 1965, relevaient d'un phénomène de pure délinquance, il fut le seul, à son époque, à y voir une critique en actes de la «marchandisation» de la société: «Le passage de la consommation à la consumation s'est réalisé dans les flammes de Watts.» Sans doute l'analyse demanderait-elle à être précisée, voire renversée, car ces émeutes témoignaient peut-être précisément d'un trop grand attachement des émeutiers à la marchandise. Il n'en reste pas moins que, quarante après, les récentes émeutes des banlieues montrent que Debord avait bien pointé là le caractère éminemment politique d'apparentes jacqueries sans cause ni raison.

De même fut-il le premier à entrevoir, dès 1967, que, derrière la prétendue «révolution culturelle» tant vantée par les maos français d'alors, s'exprimait avant tout une très vieille lutte entre clans, utilisant l'agitation idéologique des autres à des fins de pouvoir - un thème que déclinera plus tard le sinologue Simon Leys dans ses fameux Habits neufs du président Mao. Debord fut enfin l'un de ceux à initier la critique écologique de notre société, dans un court texte incisif écrit au début des années 70, la Planète malade.

La relecture, près de quarante ans après sa première parution, en 1967, de la Société du spectacle, qui reste sa grande oeuvre unique (doublée plus tard par ses Commentaires sur cette même société), apporte d'autres éléments de réflexion. Sans doute la forme en a-t-elle considérablement vieilli. La rhétorique marxisante y est même parfois si indigeste, et les effets de manches crypto-hégéliens, alors fort à la mode, d'inversions de génitifs (du genre: «le devenir-monde de la marchandise qui est aussi bien le devenir-marchandise du monde»), à la longue si lassants qu'on peine souvent à pénétrer, sous la logorrhée, le véritable propos du livre. Pour peu qu'on oublie ces travers d'époque, reste pourtant une pensée infiniment plus forte et prémonitoire que ce qu'en gardent aujourd'hui les prétendus «debordiens».

La «société du spectacle» est la critique globale d'un monde où «l'économie toute-puissante est devenue folle», parce qu'elle s'est mise à «se développer pour elle-même».

Du «fétichisme de la marchandise»

Ce que Debord visait sous le terme «spectacle« dépasse en effet de très loin la médiatisation en tant que technique: ce qu'il dénonçait, c'était l'état d'un monde dans lequel, du fait que tout, nos opinions autant que nos révoltes, est devenu une marchandise, il n'y avait d'ores et déjà plus d'«ailleurs» ou d'«au-delà» à partir duquel on puisse le critiquer. La «société du spectacle» n'est donc pas la simple critique, partielle, d'une modalité spectaculaire du monde, mais celle, globale, d'un monde où «l'économie toute-puissante est devenue folle», parce qu'elle s'est mise à «se développer pour elle-même». Ce qui fait de Debord le premier adversaire, par avance, de cette «mondialisation libérale» qui commençait seulement et dans laquelle nous sommes aujourd'hui totalement embarqués, selon certains même, sans retour.

A cela s'ajoutait une condamnation radicale de l'accaparement du pouvoir par des classes, technocrates d'Etat et cadres de l'économie libérale à l'Ouest, «bureaucratie totalitaire» à l'Est, perçues comme équivalentes, sinon même «complices». Difficile, dès lors, de ne voir en Debord qu'un cynique, méprisant un peuple adepte de «servitude volontaire ». Il y avait certes de cela chez lui, aussi bien dans l'autisme avant-gardiste de ses considérations assenées d'en haut que dans la raideur pseudo-aristocratique de son style. En même temps, l'objectif constamment réassuré est la démocratie directe des «conseils». Ce qui fait de lui, au même titre que Claude Lefort et Cornélius Casto-riadis à l'époque, Jacques Rancière et Bruno Latour aujourd'hui, le penseur même de la nécessité d'un approfondissement démocratique.

Sur ce point, d'ailleurs, ses thèses méritent mieux qu'un haussement d'épaule ou qu'un vain rabâchage: une discussion. Le maître mot de sa réflexion à cet égard, c'est la critique de ce qu'il appelait «la séparation». Ce qu'il entendait par là n'est, en un sens, pas autre chose que cette «aliénation» déjà dénoncée par Marx et sa généralisation via le «fétichisme de la marchandise». Mais il lui revient d'en avoir tiré toutes les conséquences. Sauf qu'on peut se demander si l'on ne se trouve pas là en présence d'une nostalgie unitaire qui ne saurait, à terme, que dégénérer en son contraire, le totalitarisme.

Parler de «séparation», c'est en effet, comme le remarque à bon titre Frédéric Schiffter Contre Debord, PUF, 2004., un de ses critiques les plus acerbes, agiter implicitement l'utopie d'une société réconciliée avec ses bases «authentiques», qu'elle aurait connues jadis. Or, ainsi que le rappelait, dans une intervention à Lille lors du dernier festival Cité-philo le philosophe politique Pierre Manent en s'appuyant sur Hannah Arendt, la distance, soit, précisément, le principe de «séparation», représente peut-être justement l'espace même du politique. L'abolir ou tenter de le faire, c'est revenir à l'idée qu'on puisse élaborer une «volonté générale» indiscutable, valant pour tous et s'imposant par force à tous. C'est, en bref, se faire le fossoyeur de la dynamique démocratique...

Contre la «destruction de Paris»

Une limite du même ordre vaut pour l'autre champ majeur de la réflexion de Debord: celui de la ville et de l'urbanisme, qui n'occupe pas loin du tiers de ses écrits. Adversaire de la «destruction de Paris» dans les années 70, Debord ne fut pas en effet qu'un simple nostalgique d'un passé mythique, mais l'un des premiers à entrevoir que la ville est devenue l'un des enjeux politiques et sociaux centraux de notre temps. Si ce n'est qu'en se ralliant à l'«urbanisme unitaire» du peintre et sculpteur Constant, longtemps associé à l'IS, il faisait certes le bon constat, mais en tirait, là aussi, des conclusions fausses.

Si la ville doit bien redevenir, ainsi qu'il le soutenait, l'objet ou le lieu d'une «transformation permanente» fondée sur la «construction d'aventures», cela ne saurait se faire, comme l'a compris l'architecte et urbaniste néerlandais Rem Koolhaas, sans doute, sur ce point, son continuateur le plus juste, car n'hésitant jamais à lui être infidèle, qu'en lui laissant une certaine marge d'inachèvement, en favorisant même en elle «l'informe» - soit en suscitant, en organisant un laisser-aller producteur, excluant a priori toute quête de réconciliation et de clôture unitaires. Cela implique toute une stratégie d'ordre et de désordre à la fois, dont il est surprenant que Debord, l'inventeur d'un «Jeu de la guerre» inspiré de Clausewitz, dont il fit réaliser quatre exemplaires par un artisan et qu'il songea même à commercialiser pour en faire un concurrent des échecsLe Jeu de la guerre, d'Alice Becker-Ho et Guy Debord, Gallimard, 180 p., 18 euros.
Coffret «GuyDebord» de trois DVD: «Contre le cinéma», «La société du spectacle», «In girum imus nocte et consumimur igni», Gaumont Columbia Tristar Home Video., n'en ait perçu ni l'importance ni le défi intellectuel stimulant qu'il représentait...

Comme toujours en ces cas-là, profiter des leçons ou des intuitions de Debord demande donc à l'arracher autant des griffes de ses admirateurs que des siennes propres. Dans son avertissement à la troisième édition française de la Société du spectacle, de 1992, pour justifier du fait qu'il n'avait pas changé un seul mot au texte initial, il notait: «Je ne suis pas quelqu'un qui se corrige.» Un verbe à entendre aussi de façon figurée: la force (et la faiblesse) de Debord, c'est d'avoir été un incorrigible. La façon idoine de s'inspirer de lui est de penser non seulement avec, mais peut-être, et surtout, contre lui.