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Contre Debord Frédéric Schiffler
édition PUF, Paris, 2004
Origine : http://www.psychanalyse-in-situ.fr/livres/schiffter.html
Un court essai pamphlet (déjà publié avec
un certain succès en 1997) augmenté d'une préface
expliquant les raisons d'un tel livre, l'accueil réservé
à ce livre par les inconditionnels de Debord (il s'est suicidé
en novembre 1994) et la nécessité de le ruplier aujourd'hui
alors que de nouvelles biographies plus ou moins complaisantes paraissent
sans faire mention de ce pamphlet.
Une "démystification" qui permet de "relire"
la personnalité d'un auteur considéré comme
un gourou par beaucoup de ses lecteurs.
Cet essai se présente sous forme de notes et réflexions
plus ou moins longues. Cette reprise a été allégée
de certaines notes trop partisanes qui pouvaient nuire à
la crédibilité des réflexions
Les pensées de Schiffter
par Raphaël Enthoven
Lire, juillet 2004 / août 2004
Origine : http://www.lire.fr/critique.asp/idC=47060/idR=210/idG=7
Rebelle à l'esprit de chapelle, le philosophe fête notre grand
égotiste, Montaigne, et s'en prend au «ressentimenteux»
Guy Debord.
C'est la mort de son père qui lui a ouvert les yeux. Depuis
cette douleur stupéfiante, Frédéric Schiffter,
la quarantaine prononcée, cultive une existence contemplative,
faite de joyeux sarcasmes et de mépris sans haine. Contre
ceux qui s'engouffrent dans la quête éperdue d'un sens
(«autant poursuivre le vent»), le petit Frédéric,
avisé dès l'enfance que rien ne demeure, a choisi
de sculpter par le style un délabrement intime, et de tenir,
à l'occasion, le journal d'une agonie entamée à
la naissance. Qui peut dire qu'il sait depuis l'âge de neuf
ans qu'il est assez vieux pour mourir? Et comment faire si tôt
une si remarquable découverte sans la payer au prix fort?
De fait, si Schiffter est philosophe, c'est qu'il est lucide, douillet
et épileptique. A la façon de Schopenhauer, il n'aime
pas les faiseurs de systèmes, réfugiés dans
l'univers aseptisé des concepts, mais place à son
tour, dans des livres inutiles et délicieux, un écran
de mots, d'œuvres d'art et d'idées entre le monde et
lui-même. Plus on souffre, mieux on connaît; mais plus
on pense et moins on souffre. A dire vrai, Schiffter n'a rien à
reprocher à ce monde qu'il juge sans intérêt.
C'est un solitaire, mais il ne prise pas les vaniteux qui, comme
Rousseau, croient s'exclure du cours des choses. Il n'a rien du
mécontent façon Guy Debord - contre lequel il a commis
un pamphlet aussi violent que brillant: ce «triste sire au
ton de grand seigneur [...] se sachant sans grande valeur [...]
intente un bruyant procès à la société,
lui réclame dommages et intérêts». Schiffter
est un sédentaire vagabond qui traîne dans Biarritz,
«capitale de l'ennui», l'existence d'une mélancolie
que rien n'entame, indifféremment tenté par les consolations
éphémères de la vie sociale et la solitude
vigoureuse de l'ermite en son terrier. Un ego triste, assis à
la terrasse du palais de la princesse Eugénie, face à
la mer, et qui, faute de ciel, contemple l'horizon ou regarde ses
semblables «traîner le poids de leurs désirs
sans objet».
La vie est un déchirement; Schiffter en fait un paradoxe:
c'est un sceptique, non un suspicieux, un professeur de philosophie
- en classes terminales - allergique aux donneurs de leçons,
un sophiste qui se contente des apparences mais se réfugie
souvent dans son bureau pour y opposer «au monde une fin de
non-percevoir», un libertin enfin qui déteste les libertaires,
mais se donne pour seul projet de «jouir sans entraves de
ses temps morts» ... Il n'est pas fait pour ce monde mais
résigné à l'idée qu'il n'en existe aucun
autre et qu'on ne sort jamais du Ciel qui nous contient. Schiffter
est un anti-héros, bien qu'il regarde la mort en face. Et
puisque «vivre est un réflexe de légitime défense»,
il ne conçoit pas d'autre morale (provisoire) que de vivre
prudemment à proximité d'un poste de police.
Si Michel Onfray est un volcan, Frédéric Schiffter,
lui, ressemble davantage à la surface de l'eau après
le naufrage d'un navire. Dès l'école, son démon
intime lui disait: «Les apparences sont contre toi: sauve-les!»
Son problème n'est pas celui de l'aliénation dans
les univers mercantiles, mais au contraire l'incapacité de
s'oublier vraiment malgré les efforts de la marchandise et
le spectacle de la société. Toute son originalité
réside dans l'aptitude (anti-philosophique) à se contenter
de ce qui satisfait tout un chacun: «Depuis l'enfance j'ai
la sensation que le temps et le hasard m'ont réservé
tout à la fois une âme inquiète et un sort ordinaire.»
Il faut dire qu'en ces temps de grande ferveur revendicative, le
consentement n'est pas moins subversif que la rébellion.
Aux protestations des marxistes, aux imprécations des hédonistes
ou aux anathèmes des théologiens, Schiffter préfère
le gueuloir de Flaubert, le sourire de Clément Rosset, le
ricanement de La Rochefoucauld, le désespoir de Houellebecq,
l'anti-morale de Barbey d'Aurevilly et surtout les digressions de
Montaigne, dont la démarche vagabonde l'inspire pour composer
son meilleur livre intitulé Le plafond de Montaigne. Schiffter
a plus de certitudes qu'un fanatique (qui doute de tout et oblige
donc les autres à croire comme lui), mais moins qu'un sceptique
(sûr de douter, ce dont lui-même n'est pas certain);
il trouve, en un mot, davantage de sagesse dans les tautologies
de La Palice que dans les échafaudages des penseurs optimistes:
«D'instinct je sais que les Eglises, les partis ou les avant-gardes,
accueillant quantité de passagers à leur bord, présentent,
sans en avoir le luxe, autant de garanties que le Titanic.»
Quand les foules vocifèrent et se mettent en marche vers
des lendemains qui chantent, le Biarrot prudent regarde derrière
lui, prend son surf et vire Debord.
Dans son égosystème, la cible est d'abord le «ressentimenteux»
qui fait grief à la vie de décevoir ses attentes,
et dont il repère autant l'acrimonie chez les «blablateurs»,
qui calomnient la vie et hallucinent un monde idéal, que
chez les «précieux dégoûtés»
qui pratiquent le «chichi» en maudissant un triste monde
sans au-delà. L'égographe raille les métaphysiciens
et les commerçants de la vie sage, heureuse ou réussie.
S'il est misanthrope, ce n'est pas à la façon d'Alceste
(le «philanthrope déçu» qui clame sa répugnance),
mais plutôt de son ami Philinte, qui renonce à demander
aux hommes de se conduire en humains, pour adopter à leur
endroit la saine défiance du courtisan détrompé.
«Il est vain d'écrire sur soi, mais impossible d'écrire
sur autre chose», lâche Schiffter grinçant, fantasque,
paradoxal, méchant, aimable, désordonné, joyeux.
Il s'éclate dans la mélancolie et l'autodénigrement.
Pourquoi protester, fulminer, s'obstiner à être quelqu'un,
alors que «le moi, affirme-t-il, n'est pas haïssable,
ni même adorable, mais tout simplement introuvable»?
Que reste-t-il à qui accepte de n'être personne et
nourrit la seule ambition de finir en mots d'esprit dans des conversations
de table? Un style exceptionnel, pur de toute emphase et dont la
concision mime en aphorismes la ténuité de l'existence:
«Vivre, c'est faire bref. Un essai, sur ce point, doit imiter
la vie.»
Contre Debord Frédéric Schiffter PUF 147 pages. Prix
: 12 E / 78,71 FF.
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