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Résumé : On doit à la théorie systémique
de la communication, élaborée par l'école de
Palo Alto dans les années 60/70, d'avoir rompu avec le modèle
dit de l'information où seul comptait le contenu du message,
pour prendre en compte les enseignements de l'anthropologie relatifs
à l'économie du don et à l'échange symbolique
(mis en évidence par Marcel Mauss). La nouvelle théorie
met en exergue, dans tout échange humain, la primauté
de la relation sur le message. Et communiquer sur la relation passe
d'abord par des formes non-verbales (gestes, mimiques et surtout
actes) que l'on désigne par le terme de communication analogique.
Les formes verbales – ou communication digitale – bien
adaptées à la transmission du contenu d'un message
(l'information) sont relativement pauvres pour communiquer sur la
relation.
Mais si l'école de Palo Alto resitue, en la minorant, l'importance
de la communication digitale dans le processus global de la communication,
il n'en demeure pas moins que celle-ci joue un rôle essentiel
dans l'histoire de l'humanité, en particulier à partir
du moment où grâce à l'invention de l'écriture
vont apparaître les grandes civilisations. Peut-on alors construire
une approche systémique de la communication digitale?
Les réponses proposées par les différentes
sciences du langage, en particulier la linguistique, bien qu'intéressantes
s'avèrent au final réductrices et insuffisantes. Elles
évacuent une dimension incontournable de cette forme de communication:
l'interprétation du message en référence à
l'univers de symboles et de représentations qui structure
l'environnement culturel des locuteurs. Ce problème de l'interprétation,
ou herméneutique, qui présuppose l'existence d'un
univers symbolique est au cœur de la réflexion de H.G.
Gadamer et de P. Ricœur.
Contrairement à une vision purement individualiste du comportement
de l'acteur, supposé producteur autonome de ses idées
et qui déciderait librement selon ses intérêts
(c'est le postulat de base du libéralisme économique
et de la sociologie des organisations), celui-ci agit le plus souvent
sous l'emprise de représentations sociales (croyances, normes,
modèles, valeurs,…) plus ou moins profondément
intériorisées (sous formes consciente et inconsciente)
et qui lui dictent ce qu'il convient de faire dans les diverses
circonstances de la vie. Agir autrement reviendrait pour l'acteur
à se couper de sa société et de son groupe
d'appartenance, groupe au sein duquel il puise les éléments
de son identité sociale et dont dépend son existence
en tant que personne.
A cet ensemble de représentations sociales, les anthropologues
ont depuis longtemps donné le nom de culture, notion essentielle
pour qui veut comprendre le fonctionnement d'une société.
Que l'univers symbolique de la culture conditionne fortement, voire
détermine de manière quasi-impérative le comportement
des hommes, voilà qui peut sembler évident. Mais d'où
provient alors la "consistance" d'un tel univers qui semble
se tenir au-dessus des acteurs, dans une sorte de transcendance
à l'image du ciel platonicien des idées ?
Pour les positivistes, tenants du réductionnisme individualiste,
un tel ordre symbolique n'a qu'une apparence d’existence.
Seuls existent les individus, et la culture comme la société
ne sont rien d'autre que le résultat de leurs rencontres
aléatoires et fugaces. Contre ce réductionnisme, nombreux
sont les systémiciens à avoir élevé
une protestation et proposé une réponse plus subtile,
d'inspiration ago-antagoniste et bien dans l'esprit de la vision
globale et émergentiste de la systémique.
Si en matière de dynamique relationnelle et de régulation
des systèmes, la communication inter-humaine est ce qui existe
au monde de plus complexe, alors la systémique est sans doute
ce qui permet de la penser le moins mal possible. Prenant à
la fois en compte la globalité du phénomène
(par la référence à un univers symbolique qui
déborde chaque individu, chaque groupe et même chaque
langue particulière et renvoie indirectement à l'histoire
globale de l'humanité, à la formation de ses symboles,
de ses mythes fondateurs, de ses croyances) et la diversité
des relations entre éléments (dualité des langages
analogique et digital, modalités multiples de chacun de ces
langages, caractère ago-antagoniste de l'interaction,…)
l'approche systémique de la communication déborde
de toutes parts la vision positiviste centrée sur l'individu,
le message, l'élémentaire.
Déjà largement présents au niveau biologique
(entre cellules vivantes, entre individus, entre espèces),
les phénomènes de communication vont devenir omniprésents
au niveau humain. On conçoit donc que les chercheurs en sciences
humaines s’y soient intéressés de près
et se soient mis en quête, au cours du dernier demi-siècle,
de trouver des théories englobantes de la communication.
Un temps séduits par la théorie de l'information,
ils en ont vite perçu les limites, celle-ci n'étant
au mieux qu'une théorie de la transmission des signaux. Avec
la notion de rétroaction, la cybernétique lui a apporté
un premier enrichissement, insuffisant cependant pour rendre compte
de l'interaction complexe entre émetteur et récepteur
lorsqu'il s'agit d'êtres humains.
Les linguistes ont montré pour leur part que l'apport cybernéticien
laisse intact le questionnement sur la nature sémantique
du message et sur son interprétation. Héritiers des
conceptions de Ferdinand de Saussure, ils ont bien mis en évidence,
tel Roman Jakobson, les spécificités apportées
par le langage humain dans la communication ; mais ces auteurs sont
restés flous pour ce qui concerne les éléments
extra-linguistiques. Ils n’ont que partiellement tenu compte
du contexte dans lequel se déroule la communication, se contentant
de l'évoquer sans réellement lui donner un statut
précis.
Il appartiendra aux psychosociologues, notamment ceux de l'école
systémique de Palo Alto, de faire effectuer aux recherches
sur la communication leur plus grande avancée théorique.
Aussi, est-ce par la présentation de cette théorie
que je vais commencer cet exposé, me réservant dans
une seconde section de revenir sur les aspects plus directement
linguistiques, notamment à propos de la question herméneutique
dont on sait l'importance dans l'exégèse des textes
anciens, en particulier religieux.
1 - LA THEORIE SYSTEMIQUE DE LA COMMUNICATION
Née dans les années 1960/1970 à Palo Alto
en Californie, dans le voisinage de la célèbre Université
de Stanford, la théorie systémique de la communication
doit beaucoup aux travaux de l’anthropologue Gregory Bateson.
Celui-ci fut le chef de file d’une sorte de collège
informel de chercheurs en sciences humaines, chercheurs souvent
en marge de l’enseignement académique, issus des disciplines
les plus diverses mais fédérés par l’adhésion
commune à l’approche systémique, nouveau paradigme
alors en voie de formation au sein de la communauté scientifique.
C’est dans le cadre conceptuel de la systémique que
fut élaborée, puis formalisée par les successeurs
de Bateson, la nouvelle théorie. Parmi ceux-ci, je ferai
principalement référence à Paul Watzlawick,
psychiatre d'origine autrichienne, connu pour ses travaux sur les
thérapies familiales et les pathologies des organisations
sociales.
Pour pouvoir présenter les fondements et les concepts de
la théorie systémique de la communication, il n’est
pas inutile de rappeler d’abord qu’elle s’inscrit
dans un double héritage :
- celui de l’anthropologie, avec les observations faites
par les ethnologues (représentés ici par Gregory Bateson
et Margaret Mead) au sujet de ce qu’ils appellent l’échange
symbolique,
-
- celui de la théorie de l’information, conçue
par des physiciens dans les années 1940, et dont les membres
du groupe de Palo Alto n’eurent cesse de vouloir dépasser
le discours par trop positiviste et réducteur.
-
1 – 1 ) Les enseignements de l’échange symbolique
Nos sociétés modernes ont tendance à concevoir
les relations d’échange entre les hommes sur le mode
marchand du donnant/donnant. Un acheteur et un vendeur se rencontrent
sur un marché que l’on souhaite le plus étendu,
le plus anonyme et le plus transparent possible. Pour payer le bien
au vendeur, l’acheteur utilise un moyen monétaire.
L’échange s’établit sur la base d’une
parfaite réciprocité dans l’égalité
des partenaires (échange symétrique) ; il est instantané,
c’est à dire se termine aussitôt que le bien
a été livré et payé.
Or, une telle conception de l’échange est loin d’être
universelle, comme l’ont bien mis en évidence les anthropologues,
en particulier Marcel Mauss dès 1923 dan son Essai sur le
don : "Ce sont nos sociétés d’Occident
qui ont fait de l’homme un animal économique. Mais
nous ne sommes pas encore des êtres de ce genre…. Nous
sommes encore éloignés heureusement de ce constant
et glacial calcul utilitaire". L’observation des sociétés
traditionnelles ou primitives montre en effet que l’échange
marchand n’est que le cas particulier d’un échange
plus large, plus complexe et plus riche, l’échange
symbolique, dans lequel l’individu optimise certes ses ressources
économiques mais également ses ressources psychologiques
et symboliques.
L’échange symbolique se caractérise par une
circulation de biens dont la finalité n’est pas d’abord
utilitaire (consommer, s’enrichir) mais anthropologique (exister
et se faire reconnaître comme donateur). Marcel Mauss écrit
:"Refuser de donner équivaut à déclarer
la guerre, c’est refuser l’alliance et la communion".
Et tout don reçu oblige ! Le donataire devra ultérieurement
(mais sans précision de date) "rendre la politesse"
sous forme d’un contre-don qui manifestera son statut et sa
générosité.
En termes systémiques, un tel échange se représente
par une boucle de rétroaction ago-antagoniste. Normalement
stabilisatrice, une telle boucle peut en effet s'emballer sous certaines
conditions, donateur et donataire rivalisant alors dans une escalade
de dons/contre-dons (*)
Fait social total, débordant largement le champ économique,
l’échange symbolique met beaucoup plus l’accent
sur la relation instaurée entre donateur et donataire que
sur le contenu du don. A la différence de l’échange
marchand, cette relation est dissymétrique ; elle est à
la fois réciproque (car le donataire répond toujours
par un contre-don) et complémentaire ( le don excède
généralement le contre-don, le donataire reconnaissant
ainsi son statut d’obligé ou position basse par rapport
au donateur qui occupe la position haute).
1 – 2) La théorie de l’information et ses limites
Formalisée au plan mathématique par les américains
Shannon et Weaver à des fins d’amélioration
des transmissions téléphoniques, cette théorie
est de facture rigoureusement analytique et causaliste, à
l’image du modèle dominant dans les sciences de la
matière. Elle conçoit la communication comme un mécanisme
cybernétique entre quatre entités distinctes : un
émetteur et un récepteur reliés par un canal
dans lequel circulent des messages.
CANAL
Ce mécanisme cybernétique satisfait aux principes
de mise en œuvre suivants :
1. Principe d’extériorité ou de séparation
: les composants ne se compénétrent pas. Le message
est distinct de l’émetteur et du récepteur ainsi
que du canal. Les éléments qui le composent sont discrets,
chacun pouvant en dernière analyse se ramener à la
forme binaire du oui/non, unité de mesure (en bit) de l’information
transmise. On dit que le message est digital.
2.
3. Principe de séquentialité : l’opération
de communication est univoque. A un moment de la séquence,
la transmission ne s’effectue que dans un seul sens (même
si l’écoulement peut s’inverser à un autre
moment). De ce fait, émetteur et récepteur ne sont
pas, dans l’instant, en situation réciproque.
4.
5. Principes de conservation et de dégradation de l’information
: ils sont complémentaires l’un de l’autre. L’objectif
est la transmission parfaite, c’est à dire la conservation
intégrale du message de l’émetteur au récepteur.
Mais des interventions extérieures peuvent venir contrarier
cette conservation du message, introduisant dans celui-ci des impuretés
que l’on appelle « bruits ». Le message perd alors
en contenu informatif et peut même devenir incompréhensible
pour le destinataire.
6.
A ce stade de l’analyse, le problème se déplace
vers les conditions d’une bonne transmission. Qu’est-ce
qui va faire qu’une suite d’unités discrètes
d’information va atteindre le destinataire sans être
déformée ? Les conditions à respecter concernent
le canal et le message.
- le canal : Il est la source quasi exclusive du bruit venant interférer
avec le message. Sur une ligne téléphonique, ce bruit
peut provenir de perturbations atmosphériques (orages,…)
ou d’environnement (machines,…). Une cause importante
de bruit tient également au nombre de relais qui sont nécessaires
pour répéter le message, répétition
nécessaire pour éviter au message de s’éteindre.
-
- le message : Pour pouvoir circuler dans le canal, le message doit
être codé à l’entrée puis décodé
à la sortie. On suppose, et c’est là un des
postulats les plus discutables de la théorie lorsqu’il
va s’agir de communication inter-humaine, que codeur et décodeur
sont identiques, c’est à dire participent d’un
même langage totalement transparent, univoque et sans ambiguïté.
-
Cette dernière remarque, survenant après plusieurs
autres, conduit à douter de la pertinence du modèle
pour représenter correctement la communication inter-humaine,
même s’il nous apporte d’utiles instruments d’analyse.
Les fondateurs de la théorie de l’information étaient
eux-même conscients de cette limite, contrairement à
nombre de leurs épigones. « On oublie que Claude Shannon
et Norbert Wiener ont autrefois démenti spécifiquement
que leur théorie soit pertinente du processus de communication
humaine. On oublie que Shannon pensait principalement à la
transmission et à l’acquisition de signaux électroniques
»
1 – 3 ) Les fondements de la théorie systémique
de la communication
Contre le modèle de l’information, suggéré
par la métaphore de la ligne téléphonique et
qui réduit la communication inter-humaine à un échange
de messages séquentiels à contenu purement digital,
le groupe de Palo Alto propose un autre modèle, fondé
sur la métaphore de l’orchestre de jazz où dans
l’euphorie de l’improvisation, chaque musicien joue
en s’accordant en permanence sur les autres. "Ce modèle
de la communication n’est pas fondé sur l’image
du téléphone ou du ping-pong –un émetteur
envoie un message à un récepteur qui devient à
son tour un émetteur- mais sur la métaphore de l’orchestre…Mais
dans ce vaste orchestre culturel, il n’y a ni chef ni partition.
Chacun joue en s’accordant sur l’autre". On ne
saurait mieux dire ! La suite de la démarche consistera à
tirer toutes les conséquences logiques de cette métaphore.
Dans un tel modèle, l’accent n’est pas mis d’abord
sur les acteurs de la communication (destinateur et destinataire
car ils se trouvent en perpétuelle interaction et ne peuvent
être isolés), ni sur le message communiqué (car
on va voir qu’il est largement insaisissable tant dans sa
forme que dans son contenu), mais sur l’ensemble du système
compris comme un réseau indissociable de relations (principe
de globalité systémique). Tout homme en venant au
monde se trouve ainsi pris dans ce réseau de relations tissé
par la socio-culture. Sa situation est semblable à celle
du nouveau musicien qui reçoit un instrument et à
qui on demande de se joindre à l’improvisation. Pour
lui, ne pas émettre de son c'est encore jouer en produisant…
un silence, silence qui sera aussitôt interprété
et repris par les autres musiciens."Il n'existe pas de non
comportement, même le silence, même la posture du schizo
recroquevillé au stade de la catatonie sont un message. L'espace
humain est sémiotique et saturé d'affects ; notre
espèce ne naît pas dans les choses, mais toujours dans
les signes, c'est à dire dans le sens" . C’est
pourquoi "on ne peut pas ne pas communiquer" comme le
dit Paul Watzlawick dans l’ouvrage princeps de la nouvelle
approche qui n’a pas fini de bouleverser les sciences humaines.
Tout l’ouvrage consiste d’ailleurs à définir
les caractéristiques de la communication inter-humaine, caractéristiques
de portée absolument générales car de nature
anthropologique.
Pour Watzlawick "toute communication présente deux
aspects : le contenu (c’est à dire l’information
échangée) et la relation, tels que le second englobe
le premier". Et il précise : "C’est mon intuition
personnelle qu’un cinquième peut être, de toute
communication humaine sert à l’échange de l’information,
tandis que le reste est dévolu à l’interminable
processus de définition, confirmation, rejet et redéfinition
de la nature de nos relations avec les autres". Si on prend
au sérieux cette affirmation, on se trouve conduit à
dire que ce qui est important dans la communication n’est
pas le message échangé (encore qu’il en faille
un) mais la relation de circularité qui se noue entre les
protagonistes engagés dans cette communication.
On reconnaît là une boucle de rétroaction,
chère à la pensée systémique, mais aussi
la figure de base de l’échange symbolique des ethnologues.
On sait en systémique qu’une telle boucle doit être
étudiée dans sa globalité dynamique en se refusant
absolument à disjoindre les deux pôles (ouvrir la boucle
constitue même l’erreur majeure et impardonnable !).
L’important dans un tel échange est la relation elle-même
bien davantage que les messages qui la matérialisent et la
signifient. On peut dire, d’une certaine manière, que
le message n’est rien d’autre que l’expression
matérielle revêtue par la relation ; un physicien parlerait
de « relation cristallisée ». C'est pourquoi
en communication inter-humaine et s'agissant des messages échangés,
la question herméneutique (c'est-à-dire l'interprétation
des messages) est véritablement centrale.
1 – 4 ) De quelques concepts de la théorie de la communication
A partir des fondements qui viennent d’être présentés,
il est possible de prolonger l’exploration du modèle
en précisant quelques concepts.
1. Analogique et digital : La distinction posée par Watzlawick
sur les deux aspects (relationnel et informatif) de la communication,
le premier englobant le second, peut être enrichie par une
seconde distinction qui la recouvre partiellement et la précise
:
? la communication digitale concerne tout ce qui est de l’ordre
de la parole qui décrit et qui organise, du concept, de la
carte et du schéma, du nombre. Il s’agit d’un
langage qui dispose d’une syntaxe logique complexe et très
commode. Bien adapté à la transmission du contenu
de la communication (l’information), ce langage est en revanche
déficient chaque fois que la relation est au centre de la
communication.
?
? La communication analogique concerne pratiquement tout le reste,
c’est à dire le corps, le geste, la mimique, l’intonation,
la place, le rôle et plus largement tous les actes posés
par la personne et susceptibles de prendre sens dans le processus
de communication. Extraordinairement divers, composites et se déployant
dans la durée, les actes sont une forme très puissante
de communication analogique, forme très souvent occultée
dans les exposés sur la communication. On peut inclure aussi
la parole poétique dans cette forme de communication, car
son ambition n’est pas de décrire mais d’évoquer
et d’émouvoir. C’est dire que dans l’ordre
du mot et du verbal, le glissement du digital à l’analogique
est quelquefois très ténu.
?
Watzlawick pense que l’analogique plonge ses racines dans
des périodes archaïques de l’évolution
humaine et qu’il a de ce fait une validité plus large
que le langage digital, relativement récent et plus abstrait.
Mais son défaut est d’être dépourvu d’une
syntaxe univoque pour qualifier de manière claire la nature
des relations.
Dans le vécu de la communication, l’homme se trouve
dans l’obligation de combiner ces deux langages et il doit
continuellement les traduire l’un dans l’autre. Comme
l’observe Watzlawick : « La difficulté de traduction
existe dans les deux sens. Il ne peut y avoir traduction du langage
digital en langage analogique sans une perte importante d’information.
L’opération contraire présente également
des difficultés considérables : pour parler sur la
relation, il faut pouvoir trouver une traduction adéquate
de la communication analogique en communication digitale ».
2. Indiciel et iconique : Sur la base de la distinction précédente,
est-il possible de pousser un peu plus loin l’analyse ? Il
semble que oui si l’on veut bien se rappeler que les sémiologues
distinguent deux types de communication analogique :
? l’indiciel caractérise une communication dans laquelle
le message fait corps avec son médium, le signe avec la chose
signifiée. L’échange viral est un exemple de
cette communication indicielle qui tend à confondre le médium,
le "message" et les partenaires de l’échange.
Le virus de la peste n’est pas la peste mais il en est potentiellement
porteur lors de l’échange. Sur le mode de la "présence
réelle" l’indiciel joue ainsi sur les échanges
vitaux, le registre des affects et des interrogations existentielles.
?
? l’iconique caractérise une communication dans laquelle
le médium est un signe "ressemblant" à la
chose communiquée mais n’est pas la chose. Il évoque
directement la chose par sa forme ou son apparence, et sans passer
par la médiation des mots. La communication iconique est
à la base de la plupart des arts et des rituels, lesquels
par leur grande puissance d’évocation réussissent
à faire communier les hommes là où la parole
se montre impuissante.
?
Explicitons ces différents modes de communication au moyen
d'un exemple emprunté à la vie courante et qui est
celui de la relation amoureuse. Lorsque des amoureux échangent
un baiser, ils sont dans l'indiciel; quand ils se font des cadeaux,
ils sont dans l'iconique; lorsqu'il s'adressent des lettres d'amour,
ils sont dans le digital.
3. Symétrique et complémentaire : Il s’agit
ici de décrire des relations fondées soit sur la ressemblance,
soit sur la différence. Dans la première, les protagonistes
cherchent à minimiser la différence, dans la seconde
à la maximiser.
? relation symétrique : les partenaires ont tendance à
adopter un comportement en miroir. Un tel comportement s’observe
par exemple dans les phénomènes de rivalité
et de concurrence ; il n’est pas sans évoquer ce que
René Girard appelle le désir mimétique.
?
? relation complémentaire : le comportement de l’un
des partenaires complète celui de l’autre. Dans cette
relation, il y a deux positions possibles : la supérieure
ou haute, l’inférieure ou basse. Il ne faut pas voir
dans ces termes, qui sont très commodes, une connotation
morale. Le contexte social ou culturel prescrit d’ailleurs
dans de nombreux cas une relation complémentaire : par exemple
mère/enfant, médecin/malade, professeur/élève.
?
Relations symétriques et complémentaires peuvent être
le lieu de troubles pathologiques venant affecter gravement la communication
: escalade pour la symétrie (la réciprocité
mauvaise de René Girard), rigidité pour la complémentarité
(structures d’oppression par exemple). Ces effets manifestent
le caractère ago-antagoniste de la boucle de communication
qui peut tout aussi bien déboucher sur un équilibre
(sain ou pathologique) que sur un déséquilibre explosif.
4. Ponctuation de la séquence des échanges : Il s’agit
de l’effet pervers que provoque un des partenaires (ou un
observateur extérieur) lorsqu’il veut de toute force
traiter la boucle de rétroaction du processus communicationnel
sur le mode de la causalité linéaire… c’est
à dire faire retour à la théorie de l’information.
Entre destinateur et destinataire existe un flux continu et ininterrompu
(analogique et digital) de communication. Parler alors de commencement
et de fin pour désigner un des moments de ce flux circulant
n’a strictement aucun sens. Il faut abandonner l’idée
qu’un événement a est premier et qu’un
événement b est déterminé par l’existence
de a, car on pourrait tout aussi bien prétendre l’inverse
selon le point, arbitraire, où l’on choisit de couper
la boucle de rétroaction.
Il se trouve cependant que les êtres humains engagés
dans une interaction ont constamment recours à ce type de
raisonnement. Appliquant spontanément la théorie de
l’information, ils cherchent à isoler dans le flux
des messages des séquences plus ou moins identifiables. Leur
tentation est alors d’introduire une ponctuation dans ces
séquences, par exemple une émission de A qui va produire
sur B un effet (on se trouve alors autorisé à parler
de la « psychologie » de B), lequel B répondra
par une ré-émission vers A,…et ainsi de suite.
L’ennui est que cette ponctuation, vue par chacun des partenaires,
n’est pas forcément identique, même si nous avons
heureusement en commun lorsque l’on appartient à une
même culture, beaucoup de conventions de ponctuation (ce qui
permet de structurer nombre d’interactions à la fois
banales et importantes).
Le désaccord sur la manière de ponctuer une séquence
d’échanges est à l’origine d’innombrables
conflits qui portent sur la relation. Watzlawick note que dans la
psychothérapie des couples, on est souvent frappé
de cette "distorsion de réalité" chez les
deux partenaires. Les relations sociales dans les entreprises, les
relations politiques, les relations internationales, abondent de
modèles pathologiques analogues (par exemple la lutte des
classes, la course aux armements, etc.).
5. Méta-communication et recadrage : Lorsque nous prenons
conscience du caractère totalisant de la communication (la
métaphore de l’orchestre) et de la logique qui sous-tend
les interactions, nous ne cessons pas pour autant de faire partie
du système, mais nous communiquons alors sur la communication.
Cette méta-communication peut s’avérer particulièrement
utile pour sortir d’une situation de blocage de la communication.
C’est par exemple le cas d’un débat entre spécialistes
n’ayant pas étalonné leur vocabulaire ; une
méta-communication sur la terminologie, au moyen du langage
naturel et venant en préliminaire de l’échange
des arguments sur le fond, a alors de grandes chances de débloquer
la situation.
Quand la pathologie concerne la relation, le déblocage est
autrement plus délicat. Il n’existe pas dans ce cas
un langage pour méta-communiquer, contrairement à
l’exemple précédent. Nous nous trouvons en effet
limités au langage naturel pour véhiculer à
la fois communication et méta-communication. Et la pathologie
relative à la communication vient contaminer en permanence
les tentatives pour méta-communiquer, ce que les psychothérapeutes
connaissent d’expérience.
Il arrive cependant que pour des partenaires engagés dans
une communication déficiente, la découverte d’une
voie possible pour méta-communiquer les conduise à
voir de manière tout à fait nouvelle la situation….et
à imaginer des réponses qui sortent entièrement
le problème de son cadre logique d’origine. Ce processus
a été décrit par Watzlawick sous le nom de
recadrage. Il n’est sans doute pas étranger aux phénomènes
spirituels connus sous le nom de conversions.
2 - COMMUNICATION ET HERMENEUTIQUE
Même si, comme le pense Watzlawick, la communication digitale
est d'origine relativement récente, il n'en demeure pas moins
que son rôle est essentiel dans l'histoire de l'humanité
; en particulier à partir du moment où grâce
à l'invention de l'écriture vont apparaître
les grandes civilisations. Elle intervient en complexifiant considérablement
le jeu des relations inter-humaines, en le rendant encore plus impénétrable
et imprévisible car l'ouvrant plus largement sur l'ordre
symbolique, ce nouvel univers qui caractérise l’espèce
humaine prise dans sa totalité, et au sein duquel les choses
et l'histoire peuvent prendre sens. C'est cela que je souhaite maintenant
montrer.
2 – 1 ) Par delà le réductionnisme linguistique,
l'au-delà du sens
Les systémiciens se sont assez peu intéressés
à la linguistique et lorsqu'ils l'ont fait, ce fut pour en
dénoncer le caractère réducteur, pour ne pas
dire totalitaire, car oublieux du contexte communicationnel dans
lequel s'inscrit tout échange verbal. "La linguistique
contemporaine éprouve des difficultés à théoriser
le contexte" note François Rastier . Et pour lui le
contexte renvoie non seulement aux positions respectives du destinateur
et du destinataire, à la nature de leurs relations exprimée
davantage sous forme analogique que digitale comme précédemment
montré, mais aussi à l'univers commun de leurs représentations.
Même le message digital le plus rigoureusement codifié,
comme se veut être par exemple un article scientifique, ne
peut s'interpréter indépendamment de son contexte
; et à fortiori en va-t-il du langage naturel qui est toujours
polysémique et ambigu.
Ambivalence des énoncés, filtrage du destinataire,
stratégie de mise en valeur de soi ou de manipulation d'autrui,…la
communication digitale est un acte hautement complexe qui ne saurait
se réduire à la conception transparente qu'en donne
la théorie de l'information. Il y a en elle une irréductible
obscurité, une équivocité du sens qui rendent
indispensables, de la part du destinataire, un travail sans cesse
recommencé d'interprétation.
Réfléchissant sur les conditions de ce travail et
soucieux de dépasser le discours classique de la linguistique,
François Rastier est conduit à définir quatre
ordres ou niveaux de description:
• l'ordre syntagmatique renvoie à tout ce qui touche
à la mise en forme du langage aussi bien dans son cadre temporel
(linéarisation vocale) que spatial (linéarisation
écrite). La syntaxe en fait naturellement partie.
•
• l'ordre référentiel engage traditionnellement
les rapports entre d'une part les signes du langage (les signifiants)
et d'autre part les concepts et les choses (les signifiés
et les référents).
•
Pour Rastier, "la linguistique contemporaine a voulu se limiter
à l'ordre syntagmatique, abordé par la syntaxe, et
à l'ordre référentiel, identifié sans
raisons à la sémantique… et son positivisme…l'a
conduite à ne pas considérer comme observables les
ordres paradigmatique et herméneutique" dont il va être
question maintenant.
• l'ordre paradigmatique est celui de l'association codifiée.
Une unité linguistique n'existe pas en soi ; elle ne prend
sa valeur que relativement à d'autres qui sont commutables
avec elle, qui lui sont voisines et qui forment son paradigme de
définition. De proche en proche, c'est même l'ensemble
des éléments de la langue qui se trouve visé
(principe de globalité). Cette caractéristique des
langues, qui concerne aussi bien leurs signifiés que leur
signifiants, ouvre une richesse illimitée de combinaisons
qui rend possible la plurivocité des significations, telles
qu'on la rencontre par exemple dans le langage symbolique ou poétique.
•
• l'ordre herméneutique concerne les conditions de
production et d'interprétation des textes. Il renvoie, selon
Rastier, aux phénomènes de la communication inter-humaine
tels que présentés dans la précédente
section ; "mais il les dépasse car il inclut (aussi)
les situations de communication codifiée, différée
et non nécessairement interpersonnelle. Il est inséparable
de la situation historique et culturelle de la production et de
l'interprétation". Comme il sera montré au prochain
paragraphe, il renvoie à un "univers symbolique",
de nature sociale et culturelle, qui déborde les situations
particulières du rédacteur et des lecteurs, lesquels
sont toujours conditionnés par leur appartenance, souvent
inconsciente, à cet univers d'où ils ont reçu
leurs premières représentations et manières
de voir le monde.
•
Ordres paradigmatique et surtout herméneutique traduisent
ainsi l'extraordinaire complexité attachée à
la lecture et à l'interprétation d'un texte dont le
sens ne saurait préexister en dehors de ses conditions d'énonciation
et de réception. Selon Hans Georg Gadamer , trois caractéristiques
président à tout travail d'interprétation,
relevant d'une véritable ontogenèse du sens pour le
lecteur :
- un aller/retour perpétuel, en forme de boucle de rétroaction,
entre le lecteur qui anticipe le sens et le texte lui-même.
"Quiconque veut comprendre un texte a toujours un projet. Dès
qu'il se dessine un premier sens dans le texte, l'interprète
anticipe un sens pour le tout… C'est dans l'élaboration
d'un tel projet anticipant, constamment révisé il
est vrai sur la base de ce qui ressort de la pénétration
ultérieure du texte, que consiste la compréhension
de ce qui s'offre à lire" (Gadamer, p.104).
-
- un va-et-vient continuel du tout à la partie et de la partie
au tout (encore une boucle de rétroaction !), va-et-vient
qui se stabilisera avec la venue de la cohérence. "La
justesse de la compréhension a toujours pour critère
la concordance de tous les détails avec le tout. Si cette
concordance fait défaut, c'est que la compréhension
fait défaut" (Gadamer, p.131).
-
- une cohérence nécessaire mais qui n'a rien d'absolu
et doit rester ouverte à la ré-interprétation.
"La mise en lumière du sens véritable contenu
dans le texte… n'arrive pas à son terme en un point
précis. C'est en vérité, un processus illimité…
il naît sans cesse de nouvelles sources de compréhension
qui révèlent des rapports de sens insoupçonnés"
(Gadamer, p.138).
-
Ainsi, l'interprétation d'un texte ne découle pas
mécaniquement de l'analyse logique de l'assemblage de ses
signifiants, elle ne peut jamais être donnée une fois
pour toutes ni prétendre à une totale transparence
(contrairement à l'illusion d'une "langue parfaite"
et à ce que suggère la théorie de l'information).
Cette interprétation débouche nécessairement
sur la production de nouvelles significations, et ce, du fait de
la causalité circulaire instaurée entre le texte et
son "contexte". C'est même à cette capacité
de ré-interprétation, particulièrement lorsqu'il
s'agit de "grands textes" (Ecritures fondatrices d’une
religion par exemple), que l'on voit généralement
qu'un tel texte est à la source d'une tradition vivante.
Sous le nom de boucle herméneutique, le processus qui vient
d'être décrit peut se schématiser par une boucle
de rétroaction potentiellement ago-antagoniste, c'est-à-dire
pouvant suivant les circonstances et les moments, jouer en faveur:
• d'une lecture littérale et figée (rétroaction
stabilisatrice dite négative). La cohérence du texte
élimine les interprétations déviantes et l'interprétation
orthodoxe vient confirmer la littéralité du texte.
S'agissant d'un texte religieux, cela s'appelle une lecture fondamentaliste.
•
• d'une lecture ouverte et évolutive (rétroaction
amplificatrice dite positive). La polysémie du texte autorise
une pluralité d'interprétations et une interprétation
nouvelle, rendue possible par les évolutions survenues dans
l'environnement socioculturel, ouvre sur le texte des aperçus
insoupçonnés jusqu'alors. Ainsi, par exemple, de la
lecture psychanalytique des Evangiles faite par Françoise
Dolto .
•
Validation d'une cohérence
Produit Fabriqué par le
par l'auteur lecteur sous les
dans un cadre influences de la
socioculturel socioculture de
particulier son lieu et de son époque
Projection d'un sens
2 –2 ) L'univers symbolique
L'importance des ordres paradigmatique et herméneutique
dans la communication digitale conduit à mettre l'accent
sur l'univers des représentations, ce troisième monde
de Karl Popper, monde symbolique extérieur aux acteurs (locuteurs
et interprètes) de la communication et qui s'impose à
eux. Contrairement à une vision purement individualiste du
comportement de l'acteur, supposé producteur autonome de
ses idées et qui déciderait librement selon ses intérêts
(c'est le postulat de base du libéralisme économique
et de la sociologie des organisations), celui-ci agit le plus souvent
sous l'emprise de représentations sociales (croyances, normes,
modèles, valeurs,…) plus ou moins profondément
intériorisées (sous formes consciente et inconsciente)
et qui lui dictent ce qu'il convient de faire dans les diverses
circonstances de la vie. Agir autrement reviendrait pour l'acteur
à se couper de sa société et de son groupe
d'appartenance, groupe au sein duquel il puise les éléments
de son identité sociale et dont dépend son existence
en tant que personne.
A cet ensemble de représentations sociales, les anthropologues
ont depuis longtemps donné le nom de culture, notion essentielle
pour qui veut comprendre le fonctionnement d'une société
et que l'UNESCO a repris en 1982, dans sa définition de la
culture. Que l'univers symbolique de la culture conditionne fortement,
voire détermine de manière quasi-impérative
le comportement des hommes, voilà qui peut sembler évident.
Mais d'où provient alors la "consistance" d'un
tel univers qui semble se tenir au-dessus des acteurs, dans une
sorte de transcendance à l'image du ciel platonicien des
idées ?
Pour les positivistes, tenants du réductionnisme individualiste,
un tel univers symbolique n'a qu'une apparence d’existence.
Seuls existent les individus, et la culture comme la société
ne sont rien d'autre que le résultat de leurs rencontres
aléatoires et fugaces. Contre ce réductionnisme, nombreux
sont les systémiciens à avoir élevé
une protestation et proposé une réponse plus subtile,
bien dans l'esprit de la vision globale et émergentiste de
la systémique. Cette réponse s'exprime par une boucle
de rétroaction, naturellement ago-antagoniste et dans laquelle
s'articulent en permanence culture et jeu des acteurs.
• Par leurs pratiques, leurs conflits, leurs ajustements,
les acteurs construisent (de manière intentionnelle et non
intentionnelle) des représentations, des normes, des règles,
des valeurs. Ceci est représenté par la flèche
1 qui en quelque sorte fait émerger la culture du "bruit"
des acteurs (conformément au principe de Von Foerster).
•
• Les représentations, cristallisées en corpus
culturel, viennent à leur tour contraindre, orienter ou limiter
les comportements des acteurs. Ceci est traduit par la flèche
2, expression des conditionnements que la culture fait peser, de
par sa seule existence et sans contrainte par corps, sur le jeu
des acteurs.
•
Un tel ajustement est à concevoir comme une recherche perpétuelle
d'équilibration se déroulant dans le temps. Comme
pour toute boucle ago-antagoniste, cet ajustement s'exprimera suivant
le cas sous forme d'une tendance au maintien du statu-quo (rétroaction
négative) ou d'un processus cumulatif de changement (rétroaction
positive). Emanation des acteurs sur la longue durée, la
culture se présente ainsi comme les surplombant et s'imposant
à eux dans l'immédiat.
2 – 3 ) Les quatre grandes modalités du langage digital
La complexité de la communication digitale, dont on vient
de prendre la mesure, se trouve encore accrue du fait que suivant
les lieux, les moments et les circonstances de la vie, elle est
susceptible de revêtir plusieurs modalités. Pour les
besoins de l'analyse, on peut identifier quatre grands idéaux-types
de langage digital : expressif, performatif, argumentatif et informatif.
Bien entendu, ces types purs se trouvent toujours présents,
selon des proportions variables, dans une communication réelle.
On peut supposer qu’aux origines de l'humanité ces
modalités langagières étaient indifférenciées,
c'est à dire que la parole humaine mélangeait indistinctement
les quatre registres. Mais le mouvement de l'histoire et l'avènement
des premières grandes civilisations, avec en particulier
l'invention de l'écriture, ont conduit peu à peu à
une spécialisation de ces modes de communication .
1. le mode expressif : C’est sans doute le plus proche de
la communication analogique. Il vise à exprimer les sentiments,
l'émotion et à faire advenir chez l'auditeur une émotion
semblable. On va y rencontrer tout ce qui relève du conte,
du récit, du mythe, mais aussi de la poésie dont le
discours rythmé se prête au chant et à l'accompagnement
musical ou dansant. Dans les sociétés modernes, le
mode expressif va nourrir l'univers de la littérature.
2.
3. le mode performatif : La parole n'est plus ici considérée
comme l'expression d'une pensée. Elle se définit comme
la recherche d'une "transformation" dans une relation
entre deux ou plusieurs personnes. Bien loin de rester au seul niveau
des représentations, la parole opère directement par
elle-même. "Dire, c'est faire" selon la formule
du linguiste et philosophe britannique John Austin qui le premier
a mis en évidence cette propriété. Ses travaux
portaient sur les verbes performatifs, c'est à dire ceux
qui ont pour caractéristique d'effectuer une action par le
seul fait d'être prononcés : je promets, je m'engage,
je donne ma parole, je déclare la séance ouverte,
je te baptise, je te prends pour épouse, je signe (une pétition),
etc. Après le prononcé d'une telle parole, rien n'est
plus comme avant. La parole a été dite et il est très
difficile de faire marche arrière ou comme on dit de se dédire.
4.
On peut supposer que dans les sociétés archaïques,
ce rôle performatif de la parole a été très
important pour structurer, sous forme contractuelle, les alliances
matrimoniales, les rapports entre groupes, les traités entre
tribus et entre cités. Le droit peut être considéré,
à certains égards, comme l’héritier du
mode performatif.
5. le mode informatif : Selon Edgar Morin, il émerge dès
le paléolithique pour les besoins des grandes chasses , lesquelles
supposent de mettre en œuvre des coordinations délicates
et précises. Mais c'est dans les cités-Etats de l'Antiquité,
avec l'invention de l'écriture, que le mode informatif va
connaître un grand saut quantitatif. Véritable mémoire
collective externalisée, rendue nécessaire par la
multiplication des biens et la spécialisation des tâches,
l'écriture remplit une fonction d'inventaire et d'enregistrement.
Exigeant un lexique et un code communs, l'écriture porte
déjà en germe ce que deviendra la communication informationnelle
dans les sociétés modernes, avec l'invention de l'informatique
et de toutes les techniques qui lui sont associées.
6.
Recherchant, à l'image de la logique mathématique,
la "langue parfaite" fondée sur un code rigoureux
et parfaitement univoque, prétendant à la transparence
quasi-totale du message, la communication informationnelle obéit
sur bien des points à la théorie de l'information.
L'homme y est considéré comme un dispositif à
traiter de l'information, dont le fonctionnement nous est sans doute
encore en partie inconnu, mais qu'à force de travail la science
réussira un jour à expliquer. Il apparaît sans
véritable intériorité, à la fois totalement
social et sans enracinement communautaire; la communication analogique
est niée et la rencontre physique réduite à
une consommation des corps.
7. le mode argumentatif : Sous l'appellation de rhétorique,
ce mode émerge peu à peu au cours de l'Antiquité
grecque. Selon Philippe Breton , "la rhétorique est
inventée en Sicile grecque, au 5ème siècle
avant JC, dans le cadre de procès en propriété
où les citoyens doivent convaincre des jurys populaires de
la légitimité de leurs droits. Les rhéteurs
mettent au point à cette époque l'ordre canonique
des parties du discours, c'est à dire le standard d'exposition
qui est censé être le plus persuasif". Depuis
l'Antiquité et jusqu'à aujourd'hui, le paradigme argumentatif
aura nourri le discours politique, le débat de société,
la confrontation pacifiée des opinions "puisqu'il propose
de remplacer la violence par la parole..(car) ma parole vaut la
votre". Il existe donc une connivence étroite entre
l'invention de la démocratie, du libre débat, et l'invention
de la rhétorique. Et c'est bien pourquoi la communication
argumentative a à voir avec ce qu'on appelle l'humanisme.
"L'homme est le seul être vivant qui argumente"
et il le fait sous la forme d'une parole qui en appelle à
l'intelligence et à la rationalité, mais une rationalité
ouverte, qui n'exclut pas bien au contraire, le recours à
l'image, au symbole, à la métaphore, à l'analogie,
toutes choses dont la pensée complexe et la systémique
découvrent aujourd'hui l'importance. C'est pourquoi, selon
le paradigme argumentatif, l'homme est doté d'une intériorité,
une intériorité requise pour se forger une conviction
à partir de conjectures sur le plausible et le vraisemblable,
pour choisir sa "vérité" et non se soumettre
passivement à une "vérité objective et
absolue" qui lui vient de l'extérieur.
8.
Toujours selon Philippe Breton, si la rhétorique fut largement
enseignée de l'antiquité gréco-romaine à
la Renaissance pour conserver ensuite, jusqu'en 1902, une place
modeste dans l'enseignement secondaire français, elle sera
progressivement mise en pièce par le positivisme. Pour Breton,
"Le point de départ de la Méthode de Descartes
est en effet le désir affiché de liquider la rhétorique.
L'idée qui sous-tend la Méthode est que toute possibilité
de discussion sur un fait le rend simplement probable, et que ce
qui est simplement probable est sûrement faux. La culture
de l'évidence rationnelle va progressivement conquérir
une partie de l'espace occupé par la culture de l'argumentation.
Le savoir moderne, en tendant à la recherche d'un langage
universel, oublie jusqu'à les mépriser les ressources
de la parole humaine. Le 19ème et 20ème siècles
oublient temporairement la rhétorique et celle-ci ne trouve
plus guère de place… dans l'apologie systématique
du rationalisme scientifique ".
La pré-éminence actuelle, dans la communication digitale,
du mode informatif sur tous les autres est l'expression de cette
situation… alors même que le mode argumentatif, comme
Philippe Breton l'a montré, est de loin le plus complexe,
celui qui s'inscrit le mieux dans la théorie systémique
de la communication. C'est pourquoi celui-ci peut écrire
que la communication interpersonnelle d'aujourd'hui souffre d'un
"déficit argumentatif". On notera également,
avec Pierre-Yves Raccah, que cette "conception logiciste"
du langage fait violence aux langues naturelles qui sont toujours
des combinaisons en proportion variable des quatre modes et ne peuvent
jamais être réduites à des systèmes univoques
de désignation d’objets et de concepts. Pour Raccah,
"les langues naturelles sont trop riches pour que les sens
que les locuteurs ont à construire en comprenant un énoncé
soient réductibles à des concepts logiques".
Cette réduction n’est justifiée que "dans
les sous-langages techniques ou scientifiques des langues naturelles…(lesquels)
ne peuvent remplir cette fonction qu’après un travail
collectif bien précis…et ne sont interprétables
que dans des contextes très particuliers, qui caractérisent
la culture scientifique".
2 – 4 ) Traduire l'analogique en digital
Même si dans la communication inter-humaine, le langage analogique
s'avère très souvent plus important que le langage
digital, il n'en reste pas moins que dans une société
culturellement évoluée, façonnée par
l'univers symbolique, le langage digital (paroles et écriture)
est incontournable dans le processus de communication. Et c'est
lui qui se trouve le plus valorisé car le plus élaboré
intellectuellement et le plus opératoire socialement.
Un problème de traduction analogique/digital se pose donc,
avec tous les risque en perte d'information et de sens que cela
comporte. Watzlawick nous a prévenu: "pour parler sur
la relation, il faut pouvoir trouver une traduction adéquate
de la communication analogique en communication digitale".
Comme confier à la parole et plus encore à l'écrit
ce qui est de l'ordre de l'indicible ? Ce problème court
tout au long de l'histoire de l'humanité et s'est posé
plus particulièrement lorsqu'il s'est agi d'exprimer des
expériences fondatrices pour une personne, un groupe humain,
un peuple.
On ne sera donc pas surpris de constater que ce problème
de traduction, et par voie de conséquence d'herméneutique,
existe toujours à propos des grands textes fondateurs des
traditions religieuses, textes qui renvoient à une expérience
du sacré, du transcendant, du mystère divin,…
(les termes importent peu à ce stade de l'observation) que
des hommes ont pu faire à un moment de leur histoire. Comment
retrouver dans les mots ossifiés d'un livre poussiéreux
ce qui fut pour des hommes une parole vivante ? Il n'est pas sans
intérêt de rechercher comment les rédacteurs
de l'un des livres les plus "sacrés" de l'humanité,
a savoir la Bible, ont essayé de répondre à
cette question.
Au cours des douze siècles de l'histoire d'Israël,
les scribes juifs ont multiplié les versions différentes,
sinon divergentes, des évènements fondateurs de leur
nation et de sa croyance (l'exode, la captivité à
Babylone, le retour d'exil,…) Puis les chrétiens ont
fait de même s'agissant de l'événement qui pour
eux est fondateur, à savoir la vie, la mort et les apparitions
du Christ ressuscité. Ceci a pu être obtenu grâce
à la pluralité des formes littéraires utilisées
: le récit, le poème, le mythe, le texte de sagesse,
l'oracle, le commentaire, l'exhortation, etc. A cet effet, les quatre
modalités du langage digital ont été mises
à contribution, mais plus particulièrement le mode
expressif, pour tout ce qui renvoie au récit, au conte, au
mythe, à la poésie et le mode argumentatif pour la
plupart des autres écrits. Le mode informatif, sous la forme
d'une théologie conceptuelle se voulant rigoureuse et précise,
ne fait qu'une timide et tardive apparition, et encore celle-ci
est-elle le plus souvent noyée au sein d'une rhétorique
argumentative faisant un large appel à l'image, à
l'analogie, à la parabole, à une grande variété
de figures de style. Parmi ces dernières, deux s'avèrent
d'utilisation particulièrement fréquente :
• la métaphore* qui repose sur une analogie ou comparaison
par laquelle le comparé est désigné et décrit
à partir du comparant. Ainsi de la célèbre
métaphore biologique du corps et des membres, largement utilisée
par les rhéteurs antiques pour parler du corps social et
dont saint Paul se sert à propos de l'Eglise (1Co, 12,12-31).
Par sa puissance d'évocation, la métaphore n'est pas
sans présenter quelque ressemblance avec l'iconique en communication
analogique.
•
• la métonymie* qui substitue la partie au tout pour
désigner ce dernier. Par sa force d'identification, la métonymie
n'est pas non plus sans présenter quelque similitude avec
l'indiciel en communication analogique. Ainsi de la substitution
du pain et du vin à la personne du Christ dans le récit
du dernier repas donné par les évangiles.
•
On comprend alors pourquoi le récit est sans doute le genre
littéraire qui se prête le mieux à cette traduction
de l'analogique en digital. Combinant largement les modes expressif
et argumentatif, n’excluant pas l'informatif (notamment tout
ce qui a trait à son historicité), le récit
présente des caractéristiques exceptionnelles qui
le rendent propre à faire percevoir par des mots, et surtout
par delà les mots, tout ce qui se joue dans une communication
analogique, particulièrement ces communications qui sont
fondatrices dans l'histoire d'une personne ou d'un groupe humain
(la naissance d'un amour, la traversée en commun d'une épreuve,
l'expérience d'une révélation, etc.). C'est
pourquoi le principe de narrativité, fondement de tout récit,
est aujourd'hui objet d'étude de la part des philologues,
des anthropologues et aussi des théologiens.
EN GUISE DE CONCLUSION
J'espère en avoir désormais convaincu mon lecteur
: en matière de dynamique relationnelle et de régulation
des systèmes, la communication inter-humaine est ce qui existe
au monde de plus complexe ! Elle met d'abord les hommes en relation
selon les formes particulièrement élaborées
et complexes décrites par la théorie systémique
de la communication : dualité des langages analogique et
digital, modalités multiples de chacun de ces langages, caractère
ago-antagoniste de l'interaction,… Mais elle les met aussi
en relation avec un univers symbolique qui déborde chaque
individu, chaque groupe et même chaque langue particulière
et renvoie indirectement à l'histoire globale de l'humanité,
à la formation de ses symboles, de ses mythes fondateurs,
de ses croyances.
Gérard Donnadieu, Avril 2003
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