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origine : http://leportique.revues.org/index1356.html
Avec le recul du temps on perçoit mieux en quoi les nombreuses
mais brèves et intenses expériences révolutionnaires
des mouvements ouvriers de la fin du xixe et du début
du xxe siècles, échappent au modèles et
aux représentations marxistes qui leur ont si longtemps servi
à la fois de drapeau et de linceul. Ce qui est vrai de l’histoire
ouvrière et émancipatrice l’est également
de la pensée de Deleuze, de sa capacité à
répéter et à intensifier cette histoire émancipatrice
sur le terrain de la pensée, et à manifester ainsi
la renaissance et l’actualité du projet libertaire.
1Je voudrais tout d’abord souligner les limites de ce que
je vais dire, et je vais donc être obligé de parler
brièvement de moi. Je ne suis pas philosophe mais sociologue
et mes recherches, pendant longtemps, n’ont eu, apparemment
que très peu de choses à voir avec la philosophie.
Mes centres d’intérêts portaient et continuent
de porter sur l’histoire ouvrière et industrielle,
ce qui n’est pas sans rapport avec Deleuze et Guattari il
est vrai. Deleuze, je l’ai lu tardivement et de nombreux passages
de ses livres continuent de m’être assez énigmatiques.
2L’œuvre de Deleuze, on l’aime ou ne l’aime
pas, on l’aime de façon un peu folle ou pour le moins
exaltée ou on la déteste de façon tout aussi
folle et exaltée, même s’il s’agit d’une
exaltation rentrée. On peut également ignorer Deleuze,
ce qui est malgré tout le cas du plus grand nombre. Mais
c’est évidemment dommage. Pour ma part, lorsque j’ai
commencé de le lire, il ne m’a plus été
possible de m’arrêter. C’est un peu comme dans
l’extrait du roman de Malamud que Deleuze cite au début
de son petit livre sur Spinoza. Comme l’homme de Kiev
découvrant Spinoza, en lisant Deleuze je ne comprenais
pas tout, presque rien au début il faut bien le reconnaître,
mais, effectivement, c’était comme si j’enfourchais
un balai de sorcière, ou plus précisément comme
si, sans comprendre, je comprenais, comme si j’avais
la certitude que la compréhension précise ou
de détail viendrait ensuite, alors même que tout ce
que je lisais était clair et évident pour moi, à
condition de ne pas s’arrêter, de continuer de lire,
toujours plus et toujours plus loin. Un mouvement qui ne m’a
plus quitté, qui m’a permis de relire ce que j’avais
lu, de le comprendre un peu moins mal ; mais qui explique également
le désarroi que j’ai éprouvé, comme beaucoup
d’autres j’imagine, lorsque j’ai appris la mort
de Deleuze, un désarroi en grande partie égoïste.
Ce qui m’accablait c’était la certitude que je
ne lirais plus jamais un nouveau livre de Deleuze.
3Au moment où j’ai commencé cette lecture,
je m’étais décidé – malgré
mes nombreux préjugés et de fortes préventions
–, à lire enfin Proudhon. Et cette seconde lecture,
parallèle à la première, explique sans doute,
entre autres choses, mon enthousiasme pour Deleuze, un enthousiasme
analogique et toute aussi intuitif. En lisant Deleuze, je me disais
deux choses : ce que je suis en train de lire et que je comprends
si mal, c’est très précisément ce qu’il
me semble avoir compris et découvert dans les archives poussiéreuses
de l’histoire ouvrière de la région de Saint-Étienne.
J’étais un peu dans la situation des ouvriers cartonniers
dont parle Deleuze – dans l’Abécédaire
il me semble –, et qui, sans tout comprendre loin de là,
se retrouvaient pourtant, intimement pourrait-on dire, dans les
plis baroques et les monades leibniziennes. Mais cette affinité
ou cette intimité entre les livres de Deleuze et les histoires
pleines de fureurs des grèves et des affrontements inter-ouvriers,
je la retrouvais également de façon toujours
obscure mais beaucoup plus explicite dans la lecture de Proudhon
ou plus précisément dans la lecture de Deleuze à
la lumière de Proudhon. En lisant le début de Différence
et répétition par exemple, le début de L’Anti-Œdipe
ou Mille Plateaux, ou encore le dernier chapitre de Spinoza Philosophie
pratique, je me disais sans cesse, « mais c’est
très précisément ce que Proudhon dit ou essaie
de dire ! », un Proudhon qui n’avait évidemment
pas lu Deleuze, et un Deleuze qui, à ma connaissance ignorait
tout de Proudhon. Entre Deleuze et Proudhon, et toute proportion
gardée, il me semblait découvrir une rencontre comparable
à celle qu’éprouve Nietzsche lisant Leibniz.
Et de Proudhon à Deleuze, ou de Deleuze à Proudhon,
je découvrais tout à coup comment l’anarchisme
ouvrier s’inscrivait ou trouvait son répondant
dans une très longue tradition philosophique – mille
ruisseaux ou fleuves de pensée –, de Spinoza à
Whitehead, en passant par Leibniz et Nietzsche, mais aussi Gabriel
Tarde, Gilbert Simondon et beaucoup d’autres encore.
4Deleuze lui-même bien sûr, mais aussi sa bibliothèque,
cette bibliothèque que Deleuze à la fois habite
et qu’il fait exister, devenaient pour moi un monde analogue,
sur le terrain de la pensée, aux différents mondes
que l’anarchisme ouvrier avait tenté de faire exister,
souvent très brièvement, pendant un demi-siècle,
un monde analogue à ceux que des auteurs comme Proudhon,
Bakounine, Coeuderoy ou Déjacques avaient également
inventés et pensés quelques décennies plutôt.
5C’est donc de cette rencontre – pour moi –,
entre Deleuze et l’anarchisme dont je voudrais maintenant
dire quelques mots et ceci à travers deux problèmes
:
6Le premier problème est celui qui était tout d’abord
annoncé un peu imprudemment dans l’intitulé
de ma communication : la question de l’espace et du territoire.
7Le second problème peut être rapporté à
une sorte de querelle d’héritiers, d’enfants
légitimes ou relevant de la bâtardise je ne sais pas
trop. Chez beaucoup de lecteurs deleuziens – la plupart sans
doute –, il est assez évident que Deleuze a beaucoup
de choses à voir avec Marx, s’inscrit, à sa
manière bien sûr et de façon originale,
dans l’imposante tradition marxiste. L’association entre
Deleuze et Guattari, la politisation explicite de Deleuze à
partir de 1968, L’Anti-Œdipe, l’hégémonie
du marxisme chez les intellectuels de cet époque et beaucoup
d’autres choses encore, expliquent sans doute cette évidence
selon laquelle la pensée de Deleuze a à voir avec
le marxisme, que Deleuze, de toute façon, envisageait d’écrire
un livre sur Marx et que même si ce livre n’a jamais
été écrit ou publié, cette absence n’infirme
en rien une telle proximité. Pour le lecteur de Deleuze que
je suis, convaincu d’une grande proximité entre Deleuze
et l’anarchisme, cette interprétation marxiste ou marxienne
de sa pensée a toujours paru étonnante. Et elle constitue
pour moi une véritable difficulté dans la mesure où
il ne me semble pas par ailleurs que l’on puisse trouver le
moindre accommodement possible, sur le fond bien sûr,
entre anarchisme et marxisme. C’est donc le second problème
que je voudrais aborder. Mais je vais revenir tout d’abord
à la première question, à la question
de l’espace et du territoire, une question qui n’est
évidemment pas sans lien avec la seconde.
8De meilleurs spécialistes de la pensée de Deleuze
pourront sans doute, mieux que moi, expliquer la façon dont
Deleuze choisit la géographie contre l’histoire, défait
les présupposés et les illusions de l’histoire
providentielle, impériale et impérieuse, qui s’était
imposée à nos sociétés avec la
modernité, de la bourgeoisie triomphante aux dogmes
marxistes du matérialisme historique, en passant par la certitude,
commune à tous, du progrès à la fois inéluctable
et libérateur. Je me contenterais ici de rappeler comment,
parmi beaucoup d’autres façons, Deleuze pose le primat
non de l’espace sur le temps, mais de la multiplicité
et de la diversité des êtres que le temps de l’histoire
prétend disqualifier et réduire à l’unité
d’un seul devenir, à l’histoire universelle,
au « tribunal du monde » dont parle Hegel, à
cet « absolu » où vient s’abolir toute
différence et toute singularité.
9Je voudrais vous lire deux brèves citations, parmi beaucoup
d’autres possibles et qui témoignent de la façon
dont un œil anarchiste peut se reconnaître dans
Deleuze. Elles sont extraites du petit livre sur Spinoza et plus
précisément du dernier chapitre, le si bien dit «
Spinoza et nous ». Deleuze écrit ceci :
Une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature pour tous
les individus, une Nature qui est elle-même un individu variant
d’une infinité de façons. Ce n’est plus
l’affirmation d’une substance unique, c’est l’étalement
d’un plan commun d’immanence où sont tous les
corps, toutes les âmes, tous les individus (p. 164).
10La seconde citation complète la première, elle
porte toujours sur la nature :
La Nature, le plan d’immanence ou de consistance, toujours
variable, et qui ne cesse pas d’être remanié,
composé, recomposé, par les individus et les
communautés (p. 171).
11À ces deux citations je voudrais joindre une troisième
encore plus courte, une citation tirée de Mille Plateaux
cette fois où Deleuze et Guattari donnent sans doute
la plus lumineuses des définitions de l’anarchie
: « l’anarchie », disent-ils, « cette étrange
unité qui ne se dit que du multiple » (p.196).
12On me dira – j’essaie de mettre un peu de polémique
dans la discussion –, que ma citation est incomplète,
qu’il faudrait surtout indiquer qu’elle est la reprise
d’un passage d’Héliogabale, un livre d’Antonin
Artaud et que ce dernier, dans ce texte, est très loin de
renoncer aux vertus magiques de l’histoire et de la dialectique.
Mais on peut donner la citation complète de Deleuze et Guattari
qui disent ceci : « l’anarchie et l’unité
sont une seule et même chose, non pas l’unité
de l’Un, mais une plus étrange unité qui ne
se dit que du multiple ». Et c’est alors que Deleuze
et Guattari ouvrent une note où l’on retrouve la façon
dont fonctionne la bibliothèque de Deleuze dont nous avons
parlé plus haut. Je vous lis cette note : « Il est
vrai qu’Artaud présente encore l’Identité
de l’Un et du multiple comme une unité dialectique
[…]. Il fait d’Héliogabale une sorte d’hegélien.
Mais c’est manière de parler, car la multiplicité
dépasse dès le début toute opposition, et destitue
le mouvement dialectique » (ibid.).
13Il me semble que les commentateurs les plus avertis de Deleuze
ne remarquent pas suffisamment en quoi cette définition de
l’anarchie – que Deleuze et Guattari empruntent à
Artaud –, n’a rien d’anecdotique ou de marginale.
Elle est au coeur de la pensée de Deleuze, au plus près
de concepts aussi importants à ses yeux qu’être
univoque ou volonté de puissance par exemple. En effet, dans
l’évaluation du rapport intime et déterminant
que Deleuze entretient avec l’anarchisme, comme pensée
et comme projet politique, l’être univoque, la volonté
de puissance et l’anarchie sont très précisément
homologues et, très logiquement (au regard de ce qu’ils
disent), trois façons singulières et différentes
de justement dire la même chose. Ils relèvent d’une
seule et même définition : l’être univoque,
parce qu’il se dit « en un seul et même sens,
de toutes ses différences et modalités intrinsèques
»(Différence et Répétition, p. 53), parce
que son univocité « ne se dit plus que du multiple
», comme le rappelle Zourabichvili 1 ; la volonté de
puissance parce que son « unité est celle du multiple
et ne se dit que du multiple » (Nietzsche et la Philosophie,
p. 97) ; et l’anarchie bien sûr, comme on vient de le
voir, parce que « l’anarchie et l’unité
sont une seule et même chose, non pas l’unité
de l’Un, mais une plus étrange unité qui ne
se dit que du multiple » 2.
14Il vous faut évidemment me croire sur parole, si je vous
dit que l’ensemble de la pensée de Proudhon est construite
autour de cette idée d’un plan de la Nature où
tout est donné, sans reste, sans passé ni avenir,
et où pourtant rien n’est jamais semblable parce que
pris dans un mouvement incessant de composition, de décomposition
et de recomposition des êtres, des êtres qui sont toujours
à la fois des collectifs et des individus, des êtres
composés et instables ne vivant et n’existant qu’à
partir de la multitude infinie des rapports et des contradictions
d’un monde où tout est donné, où tout
est possible, un monde où les contradictions ne se résolvent
jamais, s’entretiennent au contraire, exigent sans cesse la
présence des autres, dans un mouvement d’association
et de désassociation où, comme l’écrit
Deleuze à propos de Spinoza, il s’agit de construire
le plan d’immanence où l’on vit, à travers
les bonnes rencontres, les bonnes associations, ce que Proudhon
appelle l’anarchie positive.
15Ne pouvant pas exiger de vous que vous lisiez Proudhon –
en si peu de temps –, je me contenterais d’indiquer
trois indices de cette proximité de Deleuze et de l’anarchisme,
sur le terrain de l’espace, de la dispersion et de la multitude
des êtres dans l’espace, de ce rapport de l’histoire
et du temps où comme le dit Élisée Reclus,
la géographie s’impose à l’histoire, impose
l’espace dans l’histoire et contraint cette dernière
discipline à n’être en fin de compte qu’une
dimension particulière de l’approche géographique
: une « géographie dans le temps » nous
dit Élisée Reclus.
16Le premier indice est le plus visible sinon le plus significatif.
On le trouve justement dans l’importance de la géographie
chez les rares intellectuels du mouvement anarchiste. Élisée
Reclus est géographe, et son œuvre immense, longtemps
oubliée, et que l’on vient de redécouvrir, témoigne
bien à travers sa description encyclopédique
des différentes sociétés humaines, de cette
étrange unité qui ne se dit que du multiple dont parlent
Deleuze et Guattari pour définir l’anarchie, cette
unité du multiple que l’on retrouve dans le titre d’une
des oeuvres majeure d’Élisée Reclus –
L’Homme et la Terre –, ou encore dans l’exergue
des six gros volumes de cet ouvrage : « l’homme
est la nature prenant conscience d’elle-même ».
Cette prise de conscience, elle opère, pour Reclus, à
travers la multitude infinie non pas des sociétés,
que l’on pourrait toujours prétendre dénombrer,
mais des expériences humaines, à proprement parler
innombrables, et dont Élisée Reclus s’est inlassablement
efforcé de décrire les singularités. Aux côtés
d’Élisée Reclus on peut joindre Pierre Kropotkine,
un géographe russe, encore plus engagé dans les activités
du mouvement anarchiste international, un géographe que l’on
pourrait également qualifier d’éthologue et
dont les travaux témoignent à leur tour de l’étrange
unité qui, dans l’anarchie, s’attache aux multiples,
non plus seulement la multitude infinie des expériences humaines,
mais cette autre multitude encore plus infinie pourrait-on
dire des expériences ou des êtres relevant de l’animalité,
de la vie des plantes et des pierres, des ruisseaux et des montagnes
dont Élisée Reclus avait raconté par ailleurs
l’histoire, non pas l’histoire des ruisseaux et des
montagnes, mais L’Histoire d’un ruisseau, L’Histoire
d’une montagne, parmi la multitude infinie des ruisseaux et
des montagnes possibles.
17Le second indice de la proximité entre Deleuze et l’anarchisme,
du côté de l’anarchisme, vu à partir de
l’anarchisme, on le trouve dans la façon dont ce dernier
s’est déployé pendant sa brève histoire
ouvrière. On connaît le mode d’organisation du
mouvement socialiste puis communiste, à dimension marxiste
: un centre et le sommet concentré d’une pyramide,
une périphérie et une base où agissent les
impulsions et les directives du centre et du sommet, où se
modèlent et se mettent en ordre de bataille les différentes
conditions locales qu’entraînent la marche de l’histoire,
le savoir des savants capables d’en décrypter la logique
et l’appareil ou l’outil organisationnel, État
ou parti (mais c’est la même chose), capable de transmettre
et d’appliquer les ordres et les consignes. L’anarchisme
ouvrier obéit à une toute autre logique qui l’a
obligé à sans cesse combattre les prétentions
du socialisme marxiste, à refuser les différentes
Romes de la lutte révolutionnaires, Londres, Berlin puis
Moscou et Pékin. Dans l’anarchisme ouvrier il n’existe
ni centre, ni sommet, mais une succession ou une concomitance purement
fortuite d’expériences ou d’éclats collectifs
et révolutionnaires souvent très brefs et chaque
fois singuliers. Au cours d’une rencontre anarchiste
internationale, à Genève en août 1882, un délégué
ouvrier anonyme de la ville de Sète, en France, s’écriait
sous les applaudissements enthousiastes des participants, «
Nous sommes unis parce que nous sommes divisés ! ».
Une phrase étrange mais qui ne fait que reprendre la définition
que Deleuze et Guattari donnent de l’anarchie. Par cette phrase
comprise de façon immédiate par tous les militants
présents, le délégué de Sète
voulait effectivement dire : « nous sommes unis parce
que nous sommes différents, parce que nous sommes les délégués
d’un grand nombre d’expériences collectives
différentes », d’êtres collectifs dirait
Proudhon, dispersés au quatre coins du monde, expression
actuelles d’une multitude d’autres êtres
collectifs virtuels qui ne demandent qu’à surgir
un peu partout sur tous les continents, chacun avec ses formes propres,
à travers une singularité sans cesse répétée,
du plus petit au plus grand, une singularité et une dispersion
où l’anarchisme trouve justement son unité,
son existence commune, cette étrange unité qui
ne se dit que du multiple. En effet, comme le montrent les travaux
trop peu nombreux qui s’intéressent à elle,
l’anarchie des mouvements ouvriers libertaires – de
l’interaction la plus immédiate à ses compositions
et ses figures les plus larges –, se diffracte et se disperse
dans une multitude de différences, mais toutes capables d’exprimer
les autres, de leur faire écho, d’utiliser chaque fois
de manière singulière des références,
des symboles et des textes certes communs mais tout aussi hétéroclites,
échevelés et désordonnés que les mouvements
qui les utilisent et les réutilisent dans des contextes et
des agencements toujours nouveaux. Qui y a-t-il de commun en effet,
entre d’un côté la très sérieuse
et cultivée Fédération Jurassienne de la première
internationale, avec sa mono-industrie horlogère, ses traditions
suisse et protestante, son travail à domicile, ses tarifs,
ses nombreuses associations techniques, et de l’autre
côté, mais au même moment, les syndicats du sud
de l’Espagne et leurs ouvriers agricoles islamo-judéo-catholiques,
illettrés, millénaristes et le plus souvent sans travail
et sans ressources ? Comment expliquer la diversité
de formes d’un mouvement se réclamant du même
projet, se référant aux mêmes textes, et pourtant
aussi différent que les actions itinérantes des I.
W. W. des États-Unis, les associations culturelles et révolutionnaires
de l’East End juifde Londres, les ouvriers et les paysans
ukrainiens et leur armée insurrectionnelle, les bourses du
travail françaises, ou encore les groupes anarchistes tatars,
russes, arméniens, juifs, ukrainiens et georgiens de la ville
d’Odessa que décrit Michaël Confino 3, puisant
chacun dans leurs langues et leurs traditions propres une profusion
d’images et de notions capables de dire de façon toujours
nouvelle leurs colères et leurs espérances, toutes
les nuances de l’oppression et des possibles émancipateurs
? 4. Comment expliquer que deux centres ouvriers aussi proches que
Rio de Janeiro et Saõ Paulo, puissent, au même moment
(au tournant du xixe et du xxe siècles), se réclamer
tous les deux de l’anarchisme, animer avec la même énergie
de vastes et durs conflits sociaux, des organisations et des initiatives
ouvrières nombreuses, alors que l’un (Saõ Paulo)
se reconnaît dans les conceptions et le modèle organisationnel
communiste libertaire de Malatesta, tandis que l’autre (Rio
de Janeiro), tout aussi actif et puissant, est largement issu de
l’individualisme de Nietzsche, de Stirner, et n’hésite
pas à inviter les militants des unions de métier,
des sociétés de secours mutuels, des coopératives
de consommation et de production, des commissions d’usine,
des ligues de quartier, des délégués et autres
coordinations ou commissions techniques, à s’identifier
à Zarathoustra, à promouvoir l’apparition
de surhommes, d’hommes-dieux capables de sortir le peuple
de sa léthargie et de son abrutissement, de libérer
les forces et les possibles révolutionnaires dont il
est porteur 5 ? Je ne développerais pas d’avantage
ce second indice, certainement le plus probant dans l’étroite
affinité que l’anarchisme ouvrier entretient
avec la pensée de Deleuze. Ou vice versa.
18Je serais plus rapide sur le troisième et dernier indice.
Il repose sur un paradoxe apparent. Dispersés au quatre coins
du monde, férus de géographie, de sciences naturelles
ou de géologie, comme le montrent les bibliothèques
ouvrières de l’époque, les différents
mouvements ouvriers anarchistes, s’ils ne disposent que de
très peu d’ouvrages théoriques – à
l’exclusion de Proudhon et de Bakounine il est vrai –,
utilisent et produisent par contre un grand nombre de livres d’histoire,
de récits historiques. L’histoire de la Première
Internationale par James Guillaume par exemple, l’histoire
du mouvement makhnoviste par Archinov ou, plus tardives, La
Révolution inconnue, de Voline, sur la révolution
russe, ou encore Sans Patrie ni frontières de Ian Valtin
qui décrit la vie des mouvements ouvriers en Europe
au cours des événements tragiques de l’entre
deux guerres. Cette contradiction entre d’une part des mouvements
qui se pensent et se perçoivent d’abord dans l’espace,
à travers la dispersion discontinue d’entités
collectives radicalement singulières, et d’autre
part la façon d’en rendre compte, non pas théoriquement,
mais sur le registre continu de l’histoire, ne constitue cependant
qu’une contradiction apparente. À la manière
de L’Histoire d’un ruisseau, ou de L’Histoire
d’une montagne d’Élisée Reclus, l’utilisation
du récit par la littérature militante anarchiste
ne fait pas référence à l’histoire académique
ou révolutionnaire. Dans ces écrits historiques des
différents mouvements ouvriers libertaires, il ne s’agit
ni de l’histoire de l’humanité, ni de l’histoire
du prolétariat, ni de l’histoire de la révolution,
cette histoire monumentale que dénonce Nietzsche, cette
histoire que Walter Benjamin décrit comme un «
grand cortège triomphal qui passent au dessus de ceux qui
jonchent le sol ». L’anarchisme ouvrier ne dit pas l’histoire
avec ses étapes et ses périodes, ses reculs et ses
avancées mais toujours tendue vers son achèvement
final, à la fin des temps, dans les verts paradis et les
mausolées du communisme enfin accompli. L’anarchisme
ouvrier ne dit pas l’Histoire avec un grand H, il raconte
des histoires, parfois de toutes petites histoires, parfois des
histoires romancées comme pour le livre de Valtin, très
souvent des histoires de vaincus comme le rappelle le beau titre
du livre de Michel Ragon, les histoires de ceux qui jonchent le
sol – un peu partout justement –, qui ont été
écrasés par les roues de l’Histoire dont parle
Benjamin. L’anarchisme raconte des histoires et dans ces histoires,
hétéroclites, dispersées aux quatre coins du
monde, surgissent brusquement des mondes chaque fois différents
et étranges. Sur le terrain de la guerre par exemple, avec
l’armée insurrectionnelle des makhnovistes
parcourant en tout sens et à toute vitesse les immenses plaines
du sud de l’Ukraine que décrit Hélène
Chatelain ; les marins de Cronstadt résistants dans leur
casemates enneigées, les miliciens espagnols dans les caves
de la cité étudiantes à Madrid, ou encore
la bataille désespérée de ce qui reste du mouvement
ouvrier, à l’ombre des fascismes rouge et brun que
décrit Valtin dans Sans patries ni frontières.
19Nous pouvons en arriver maintenant au second problème
que je vous avais annoncé, mais en fait il n’a été
question que de lui depuis le début. Je continue de
le poser à partir de ma propre position : comment expliquer
que dans la tradition deleuzienne on puisse avec tant d’évidence
présupposer une proximité entrer la pensée
de Deleuze et celle de Marx ? Comment ce rapprochement peut-il être
compatible avec une proximité, beaucoup plus évidente
selon moi, entre Deleuze et l’anarchisme, et alors même
que si anarchistes et communistes, pensée libertaire et marxisme
ont pu se côtoyer et même parfois combattre côte
à côte, ils peuvent être considérés
comme deux perceptions du monde aussi radicalement différentes
que celle de la tique, du bûcheron ou du petit chaperon rouge
traversant une même forêt ?
20Il est vrai que Félix Guattari venait du communisme et
du marxisme, d’un marxisme et d’un communisme de
plus en plus hétérodoxes, comme beaucoup d’autres
penseurs avant lui, en particulier dans l’entre-deux guerres
: Benjamin justement, mais aussi Marcuse, Scholem, Reich par exemple,
des auteurs dont les anarchistes se sentent proches, mais dont on
peut montrer également, avec Michael Löwy, en quoi
ils sont effectivement infiniment plus proches de l’anarchisme
et de l’anarchisme ouvrier que du communisme, au-delà
d’un habillage et d’un questionnement marxiste qui s’explique
par le prestige d’alors d’une pensée qui fleurissait
à l’ombre des illusions et des mensonges de la révolution
russe.
21Que l’on puisse, historiquement, à travers son devenir,
rapprocher Guattari du marxisme peut donc éventuellement
se comprendre, mais Deleuze lui-même c’est, à
mon avis, beaucoup plus difficile. En quoi le Nietzsche de Deleuze
pourrait-il être compatible avec Marx ? Comment continuer
d’être marxiste sans faire jouer la dialectique hégélienne
? Je ne voudrais pas multiplier des questions ou des objections
qui exigeraient évidemment de prendre le temps d’y
répondre. Je me contenterais, d’une autre manière,
et ce sera ma conclusion d’avancer une hypothèse, pour
non seulement expliquer l’entêtement à vouloir
placer Deleuze du côté de la pensée marxiste,
mais aussi les apparences aveuglantes et trompeuses du marxisme
de Guattari et avant lui de Benjamin et de beaucoup d’autres.
Cette hypothèse je la tire de mon domaine de compétence,
l’histoire ouvrière, l’histoire de cette aventure
de près d’un siècle que l’on nommait l’histoire
du mouvement ouvrier.
22Dans la volonté de tirer Deleuze du côté
de Marx et du marxisme, on peut à mon avis, percevoir
deux raisons, une bonne et une mauvaise. La bonne raison tient à
la dimension indéniablement révolutionnaire,
radicalement révolutionnaire de la pensée de Deleuze
et au souci d’en rendre compte. Deleuze est du côté
de tout projet et de tout mouvement émancipateur et plus
particulièrement de cet immense mouvement d’émancipation
que furent les mouvements ouvriers révolutionnaires, pendant
près d’un siècle. La mauvaise raison c’est
de croire que ces mouvements ouvriers révolutionnaires relèvent
du marxisme, prennent sens à l’intérieur de
la pensée marxiste, au risque ainsi de ne pas parvenir à
comprendre comment la pensée de Deleuze non seulement
fait écho à ces mouvements révolutionnaires,
mais les pense ou les répète sur le terrain de la
pensée. Au risque encore de ne pas comprendre comment le
nietzschéisme de Deleuze, mais aussi les traditions philosophiques
qu’il met au jour de Spinoza à Bergson, de Tarde à
Whitehead, constituent justement le fond et une des composantes
essentielles du projet de l’anarchisme et donc de l’anarchisme
ouvrier.
23Cette cécité sur la pensée de Deleuze, mais
aussi sur celle de Guattari et avec eux de beaucoup d’autres,
tient à un autre aveuglement qui est sans doute sur
le point d’être dissipé, sur le terrain de l’histoire
ouvrière cette fois. En effet, dans l’intérêt
modéré que les historiens – marxistes dans leur
immense majorité –, ont porté aux différents
mouvements ouvriers, il est longtemps apparu comme évident
que le communisme et le marxisme avaient pris très logiquement
la suite de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme
révolutionnaire, et ceci sur le registre trompeur du temps
et de l’histoire, doublement : dans l’évidence
chronologique des faits, mais aussi à l’intérieur
d’une conception progressiste et providentialiste d’une
histoire qui devait nécessairement conduire au socialisme
à travers des étapes transitoires dont l’anarcho-syndicalisme
et le syndicalisme révolutionnaire auraient été
des brefs moments plus ou moins nécessaires ou inévitables
vite dépassés par le déterminisme et le
sens de l’histoire, avec ses poubelles et ses survivances
diverses.
24Mais l’effondrement du communisme, la disparition des classes
ouvrières qui lui correspondaient et la victoire provisoirement
éclatante du capitalisme sous sa forme la plus libérale,
permettent d’apprécier autrement ce que furent les
expériences des différents mouvements ouvriers à
caractère révolutionnaire, et plus particulièrement
de comprendre ce qui c’est passé dans l’entre-deux-guerres,
dans cette époque terrible où devaient sombrer les
espérances et les potentialités révolutionnaires
du mouvement ouvrier. Dans cette réévaluation,
et du point de vue de l’émancipation ouvrière,
le communisme avec son immense apparat théorique se
réduit alors, au moment de sa naissance tout au moins et
jusqu’au second conflit mondial, à une sorte de simple
épiphénomène qui sanctionnait et qui masquait
tant bien que mal, au nom de l’avenir, la terrible et définitive
défaite ouvrière face aux forces réactionnaires
et en particulier face aux diverses formes de fascisme et de régimes
autoritaires.
25Paradoxe de la prise de conscience tardive d’un échec
ouvrier scellé depuis longtemps. C’est sans doute à
ce prix qu’il devient sans doute possible, non seulement de
réévaluer la portée universelle et toujours
actuelle de ces expériences ouvrières passées,
de leur force révolutionnaire et émancipatrice, mais
aussi, du même coup, de percevoir la signification et la portée
révolutionnaires de la pensée de Deleuze et de Guattari.
Notes
1 . F. Zourabichvili, Le Vocabulaire de Deleuze, Ellipses, 2003,
p. 82.
2 . Ce rapport très particulier de l’Un et du multiple
que Deleuze rapporte à l’anarchie et à l’être
univoque peut être rapproché de ce que dit Bakounine
non sur l’unité mais sur la façon dont cette
unité passe par le « commun » : « une nature
commune, un caractère commun n’existe pas en lui-même,
par lui-même, en dehors des choses ou des corps distincts
et réels auxquels il se trouve attaché » (Œuvres,
Stock, tome 1, 1908, p. 31).
3 . « Idéologie et sémantique : le vocabulaire
politique des anarchistes russes », Cahiers du monde russe
et soviétique, XXX (3-4), juil.-déc. 1989.
4 . Sur ce renouvellement incessant du vocabulaire anarchiste,
en particulier au regard du caractère stéréotypé
du discours bolchevique et social démocrate, ibid., p. 259.
5 . E. Carvalho, dans le journal Asgarda, n° 1, du 18 mars
1902.
Pour citer cet article
Référence électronique
Daniel Colson, « Deleuze, Guattari et l’anarchie »,
Le Portique [En ligne], 20 | 2007, mis en ligne le 06 novembre 2009,
URL : http://leportique.revues.org/index1356.html
Auteur
Daniel Colson
Daniel Colson enseigne la sociologie à l’Université
de Saint-Étienne. Militant du mouvement libertaire, il a
principalement publié : Petit lexique philosophique de l’anarchisme,
de Proudhon à Deleuze, Paris, le livre de poche, 2001 ; Trois
essais de philosophie anarchiste : Islam, Histoire et Monadologie,
Paris, Éditions Léo Scheer, 2004.
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