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Cette loi déshonore la République
LEMONDE.FR 22.Avril 2005
En Amérique, Alexis de Tocqueville (1805-1859) pensait la
démocratie. En France, le même inventait la colonisation.
Qui veut remonter aux sources de la pensée libérale,
prolonger la confrontation de deux révolutions universalistes
et, ce faisant, approfondir le dialogue entre les Etats-Unis et
la France ne pourra s'empêcher de revisiter les chemins empruntés
outre-Atlantique par cette haute figure intellectuelle. Mais qui
veut réfléchir à la vérité de
l'entreprise coloniale, à sa logique de conquêtes destructrices
et de franches injustices devra aussi relire le Tocqueville d'après
l'Amérique, parlementaire respecté et académicien
titré faisant de la colonisation de l'Algérie "une
question de salut public et d'honneur national".
1841 : "Je crois de la plus haute importance de ne laisser
subsister ou s'élever aucune ville dans les domaines d'Abd
El-Kader [et de] détruire tout ce qui ressemble à
une agrégation permanente de population." 1847 : "J'ai
souvent entendu des hommes que je respecte, mais que je n'approuve
pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on
vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes
sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant
moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles
tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé
de se soumettre." Dénichées en ouverture du récent
travail d'Olivier Le Cour Grandmaison sur la guerre et l'Etat colonial
(Coloniser Exterminer, Fayard, 22 €), ces citations nous rappellent
qu'en se projetant sur le monde avec un étendard tissé
de bonne conscience et de fière supériorité,
la France eut la démocratie sélective, la liberté
oublieuse et la justice inégale.
LA BRUTALISATION COLONIALE
La colonisation, ce ne fut certes pas que cela. Elle eut ses contradictions,
ses résistances, ses ambiguïtés, voire ses générosités.
Tous ses acteurs ne furent pas des oppresseurs, du moins conscients
ou cyniques. Mais, au XXIe siècle, après que tant
de recherches savantes nous eurent démontré l'effet
retour sur notre continent, dans les guerres et les barbaries européennes,
de cette brutalisation de sociétés lointaines et exotiques
soumises à des appétits impériaux sans scrupule,
il ne semble pas exagéré d'affirmer que coloniser,
c'est-à-dire conquérir, massacrer, occuper, soumettre,
dominer, humilier, discriminer, etc., c'était faire immensément
violence aux principes républicains de liberté, d'égalité
et de fraternité.
Ce n'est pas affaire de repentance contrite, mais de lucidité
active. Ce passé-là est plein d'à-présent,
et c'est pourquoi il faut le regarder en face : non par culpabilité
rétrospective mais par souci du monde actuel. En ces temps
où l'esprit de domination se pare à nouveau d'alibis
civilisationnels et où nous nous efforçons de lui
opposer, vaille que vaille, un droit international supérieur
aux égoïsmes nationaux, il n'est pas indifférent
de se souvenir de ce que signifiait cette notion quand, en 1885,
la conférence de Berlin décida du sort de l'Afrique
sans les Africains. En 1886, le traité de droit international
du juriste français Frédéric de Martens proclamait
le droit d'occuper "des terres n'appartenant à personne
et habitées par des tribus barbares" : "Le droit
international européen, poursuivait-il, n'est point applicable
aux relations d'une puissance civilisée avec une nation demi-sauvage.
[...] Le droit international n'est pas applicable à tout
le genre humain."
LE CODE DE L'INDIGÉNAT
L'égalité fut aussi à géométrie
variable. Dans le cas algérien, instaurée par le Second
Empire et confirmée par la IIIe République, la différence
juridique entre Européens et indigènes, véritable
déni de citoyenneté, resta en vigueur jusqu'au 7 mai
1946. Mais cette suppression tardive du code de l'indigénat
n'empêcha pas le maintien d'une distinction discriminante
entre citoyens de statut français et citoyens autochtones,
donnant à la minorité européenne le contrôle
politique du territoire. Modérantiste s'il en est, mais entêté
sur les principes, Albert Camus continuait de dénoncer, en
1958 et en vain, le "mensonge répété de
l'assimilation toujours proposée, jamais réalisée,
mensonge qui a compromis toute évolution à partir
de l'institution colonialiste".
Inspirés par Marianne et les colonies, bonne synthèse
de Gilles Manceron (La Découverte, 13,50 €), ces rappels
devraient être des évidences dans une République
soucieuse d'assumer la pluralité de mémoires et d'origines
que lui lègue son passé colonial. Or son Parlement
n'est pas du même avis. Le 23 février, députés
et sénateurs ont adopté une loi portant reconnaissance
de "l'œuvre accomplie par la France" dans ses ex-colonies,
au prétexte d'admettre, très imparfaitement au demeurant,
les injustices commises à l'endroit des harkis. Son article
4 exige des programmes scolaires qu'ils "reconnaissent en particulier
le rôle positif de la présence française outre-mer".
Parce qu'elle impose une histoire officielle qui est aussi un mensonge
flagrant, cette loi déshonore la République. Il faut
l'abroger.
Edwy Plenel
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