L'Amérique Latine connaît actuellement des émeutes
de chômeurs réprimées dans le sang en Argentine.
Mais il faut parler de guerre civile ou révolutionnaire pour
désigner les événements en gestation en Colombie.
Après une rapide évocation de la situation actuelle, l'article
aborde les racines historiques du conflit politique qui secoue le pays
derrière l'alibi médiatique du narco-traffic.
Aujourd'hui, la Colombie s'enfonce toujours plus dans la guerre civile.
La rupture en janvier du processus de paix et l'élection d'Alvaro
Uribe Velez en mai, partisan d'une solution de force, ne laissent aucun
doute sur les intentions sanglantes de l'oligarchie, face à la
guérilla et au mouvement de contestation populaire. Dans une
logique impitoyable de guerre, Uribe Velez demande l'intervention accrue
des Etats-Unis et la création au niveau local d'un réseau
de l'armée intégrant un million de civils, dont chacun
sait qu'ils iront grossir les bandes criminelles des paramilitaires.
Massacres, assassinats ciblés et disparition d'opposants vont
se multiplier.
Pour sa part, la guérilla ne cesse depuis la rupture des négociations
d'intensifier les méthodes de lutte qui lui sont propres. A l'enlèvement
d'Ingrid Betancourt (candidate présidentielle) s'ajoute celui
d'une douzaine de députés d'une assemblée régionale
et d'un gouverneur départemental. Le sabotage économique
s'intensifie. Médellin (deuxième ville du pays et principal
centre industriel colombien, au nord-est de Bogota) devient un nouveau
Beyrouth. Et un peu partout dans les grandes villes, milices urbaines
et bandes paramilitaires quadrillent les quartiers. Ces dernières
semaines, la guérilla demande sous la menace la démission
et l'exil de la totalité des maires de municipalités colombiennes.
En s'engageant dans un bras de fer sans précédent avec
l'Etat, elle vise l'élimination de tout soutien institutionnel
(par les élus locaux) à la gestion de la guerre voulue
par Uribe. Cette situation explosive n'est que le dernier épisode
d'un conflit sociopolitique de très longue date.
Schéma historique du conflit colombien
La mobilisation armée de la paysannerie, dans le conflit colombien,
est comparable à celle de la révolution mexicaine (cf
«Les rebelles primitifs» de E. Hobsbawm). Mais en Colombie,
à la différence du Mexique, cette mobilisation n'a pas
encore abouti à des changements institutionnels relativement
profonds et durables, elle est endémique, cyclique et la situation
de conflit reste bloquée. La révolution sociale qui se
déroule depuis longtemps en Colombie ne semble pas mériter
ce nom, on préfère parler de la violencia, terme elliptique
qui cache le caractère socio-politique du conflit et qui criminalise
les luttes populaires.
Pourquoi une confrontation armée d'une telle dimension reste
obscure pour l'opinion publique (internationale) ? De même, dans
une perspective historique, quels sont les facteurs qui dans la longue
durée - depuis la conquête espagnole jusqu'à la
fin du XIXe siècle peuvent expliquer la nature et l'ampleur du
conflit actuel ? ... Car la violence qui se déroule au cours
du XX siècle, dès les années trente jusqu'à
aujourd'hui, a une dynamique propre, révélée par
la mise en scène du Plan Colombia par Bogota et Washington (capitales
de la Colombie et des USA), mais qui s'inscrit dans une histoire des
conflits longue de quatre siècles.
De la «violence», qui cache la révolution sociale
Avec la criminalisation des luttes populaires, l'Etat colombien (donc
l'oligarchie) cherche à éviter d'assumer ses responsabilités.
Le terme violencia (qui est utilisé pour évoquer globalement
les différentes criminalités organisées) cache
la nature politique et sociale d'un conflit armé grandissant
(guerre populaire prolongée). Sur le plan idéologique
et médiatique, ce terme recherche la dépolitisation et
la neutralisation du conflit, éléments essentiels de la
stratégie de la guerre sale contre le peuple. Ainsi le conflit
colombien échappe délibérément à
l'opinion malgré son importance. Le terme violencia vise une
criminalisation des luttes populaires.
Qu'elles soient ouvrières ou paysannes, ces luttes ont une identité
dés les années trente. Dés le début le terme
violencia s'introduit dans le langage de certains secteurs de l'opinion
publique colombienne pour disqualifier l'agitation sociale. L'assassinat
du chef populaire Jorge Eliécer Gaitàn en 1948 ouvre jusqu'en
1957 une première période de la Violencia (abordée
plus loin). Ces luttes prennent un nouvel élan à partir
des années 70 avec l'incorporation d'éléments issus
des classes moyennes instruites. Cette agitation sociale a dès
lors placé la domination des partis colombiens traditionnels
(libéraux et conservateurs) en situation de crise. La «violence»
continue toujours et adopte aujourd'hui à la fois la forme d'une
guerre sale et d'une guerre populaire prolongée. Pour y répondre,
les deux partis traditionnels ont accompagné la mise en oeuvre
du Plan Colombie (orchestré par les USA) d'un «Pacte pour
la Paix et contre la violence>. La criminalisation du conflit constitue
au fond une méthode de dépolitisation et de neutralisation
des luttes sociales. Par la suite la dépolitisation de la lutte
armée et de la guerre sert seulement d'alibi à I'Etat
responsable, elle fait partie de l'atmosphère d'irresponsabilité
(impunité) propice à la guerre sale (combinaison de toutes
les formes de terrorisme d'Etat), qui est inscrite dans la stratégie
de guerre de «basse intensité» mise au point par
les USA pour contrer la guerre populaire. Cette réponse de l'Etat
colombien à la guerre populaire permet de cacher la nature sociopolitique
du conflit.
Mais il y a au moins deux facteurs objectifs en Colombie, à la
base du relatif effacement dans l'opinion (et les médias) d'un
conflit d'une telle ampleur. D'abord ce conflit ne peut être totalement
expliqué par la pauvreté: la Colombie a un développement
moyen et le XX siècle a été un moment de croissance
(avec les aléas propres à un pays du tiers-monde). Seule
la politique néo-libérale imposée brutalement dans
les années 90 a généré une véritable
crise, une débâcle économique. De fait il s'avère
souvent que la prospérité économique a été
marquée par un caractère plus soutenu du conflit.
Ensuite le fonctionnement sans faille du système électoral,
donc de la relative stabilité des institutions démocratiques,
laisse perplexe l'observateur sensible à la cruauté du
conflit. En effet, la Colombie dans le contexte latino-américain
ne figure pas au palmarès des caudillismos et des dictatures.
Ces deux facteurs, absences virtuelles de pauvreté et de dictature,
demandent une explication sophistiquée de la nature du conflit,
parce qu'il est difficile de comprendre qu'une guerre populaire prolongée
puisse avoir lieu dans un pays «riche et démocratique».
Il est très facile aujourd'hui de réduire l'explication
du conflit, «de la violence», au fait d'un volontarisme
de délinquants, aux poches pleines de l'argent du trafic.
Nature et ampleur du conflit: perspective historique
La Colombie souffre essentiellement (non pas totalement) d'un conflit
agraire. La campagne colombienne a une structure marquée par
la grande propriété territoriale. Dans les Andes, avec
des variations, il y a à côté des latifundios (grandes
propriétés) des minifundios (même si dans certaines
régions la propriété familiale moyenne est importante).
L'idée centrale, pour essayer de comprendre le conflit autour
de la possession de la terre, est que la lutte agraire obéit
plus à l'instabilité des institutions (qui régulent
la propriété terrienne) qu'à l'inégalité
de la répartition. La forte inégalité est plus
fonction de l'instabilité, et non pas le contraire. L'orientation
du fonctionnement global de la structure agraire constitue la clé
de voûte du problème. Le monde agraire colombien s'est
historiquement structuré (par l'action, et la faiblesse, des
classes dominantes) en fonction des intérêts du marché
international dominé par les nations riches, sans se soucier
des intérêts des paysans, ni des besoins du peuple colombien
(économie d'extraction des matières premières,
produits agricoles d'exportation).
L'instabilité de la propriété foncière est
en rapport intime avec la configuration d'une société
civile profondément conflictuelle, apparue dès le XVIe
siècle par le métissage entre colons européens
espagnols, indigènes et noirs africains réduits en esclavage.
Bien que le métissage soit facteur d'intégration et générateur
de solidarité, il n'efface pas la discrimination et la marginalité
dont souffrent des pans entiers de la population.
Mis à part l'aspect tragique et conflictuel de la rencontre des
groupes en question, chaque composante de la société apportait
sa propre part de conflit. Dans la société des conquistadores,
chacun luttait pour soi à la poursuite de l'Eldorado: Hommes
libres et ambitieux, contestant ouvertement ou non la tutelle de l'empire,
ils en restaient les mandataires. L'empire espagnol de son côté
redoutait la formation d'un pouvoir local en Amérique, d'où
l'instauration (pour le régime foncier) d'institutions comme
l'Encomendia, qui ne donnait pas aux colons le droit à la propriété,
ni à l'héritage des privilèges. Par contre, dans
leur projection sur le nouveau continent, les espagnols ont hérité
à leur profit des conflits indigènes préexistant
à la conquista, entre les guerriers chasseurs cueilleurs et les
sociétés d'agriculteurs. Les espagnols ont manipulé
les conflits entre les barbares de la périphérie (forêts
des grandes plaines et vallées profondes) et les civilisés
du centre (montagne et hauts plateaux andins).Dans tous les cas les
espagnols ont trouvé une résistance indigène à
leur domination. Les noirs résistaient à leur esclavage
dans une situation délétère où ils avaient
perdu à jamais leurs liens communautaires d'origine (ils ont
quand même résisté au point que l'autorité
espagnole a songé à arrêter la traite, craignant
pour la stabilité de l'empire).
Bien que cette situation sociale conflictuelle décrite soit à
l'origine de l'Amérique moderne «moyenne», sur le
territoire actuel de la Colombie il y avait des particularités
pesant sur la conflictualité jusqu'à nos jours. En Colombie
les conquistadores (notamment Jimenez de Quesada) se sont alliés
principalement avec le centre (les Chibchas), et par la suite l'armée
espagnole s'est épuisé plusieurs siècles à
guerroyer avec les indigènes de la périphérie dans
les vallées longitudinales (la Colombie compte trois cordillères,
chaînes de montagnes orientées nord-sud et qui traversent
le pays - 1 100 000 km2) qui étaient les routes d'accès
aux plateaux andins. Au Pérou au contraire, Pizarro avait pris
le centre et Cuzco, allié avec les indigènes de la périphérie.
La suite des rebellions qui ont ébranlé toutes les Andes
jusqu'à la fin du XVIIIe siècle sont parties du Pérou,
du centre andin sans arriver à rassembler la périphérie
contre le pouvoir hispanique. En Colombie le pouvoir espagnol prend
pour siège Bogota au cour des hauts plateaux ; au Pérou
il reste à Lima, dans la proche périphérie des
Andes, déjà virtuellement pacifiée. En Colombie,
une importante population résiduelle et mouvante empêche
le contrôle territorial absolu de la part des pouvoirs centraux.
La lutte pour l'indépendance
La lutte pour l'indépendance contre l'empire espagnol en Amérique
du Sud a généré une situation de guerre civile
entre royalistes et patriotes dans tous les pays, mais c'est au nord
au Venezuela et en Colombie, au sud en Argentine et au Chili que la
mobilisation armée a pris une allure napoléonienne (avec
le soutien des bourgeoisies commerçantes indépendantistes).
En Colombie (Venezuela, Nouvelle-Grenade) notamment, les patriotes ont
dû se confronter plusieurs années à une puissante
armée espagnole de reconquête dans une guerre totale (ceci
fut un facteur de conflit intérieur plus sensible qu'ailleurs
en Amérique hispanique, et d'implication généralisée
de la société dans les conflits). Une fois accomplie l'indépendance
au nord, Bolivar (1783-1830) entama la campagne victorieuse du Pérou
(qu'il avait négociée avec l'argentin José de San
Martin). Bolivar avait le dessein d'une grande nation (regroupant les
nouveaux états indépendants en une «fédération
des Etats-Unis du sud») et pour cela, il comptait sur une armée
forte et organisée professionnellement (pilier d'une véritable
administration, cohérente avec son projet). L'opposition des
pouvoirs locaux fit échouer le projet bolivarien. Les riches
ne voulaient pas payer l'armée d'un état qui pouvait les
contraindre (à payer plus d'impôts) et les pauvres redoutaient
les levées en masse (bien que l'armée représentait
une promesse d'ascension sociale). Le résultat, bien connu, fut
l'éclatement de l'ensemble hispano-américain en plusieurs
Etats.
Les oligarchies à l'assaut du marché...
En Colombie, les pouvoirs locaux ont été particulièrement
virulents contre le projet politique de Bolivar et contre son armée.
L'implication généralisée de la société
dans les conflits ne contribua pas à la construction d'un état
fort. Les notables locaux, qui opposaient au centralisme bolivarien
un projet fédéraliste, brandissaient les bannières
de la liberté à leur profit. La liberté de porter
des armes, entendue comme une liberté individuelle, leur permettait
de former des milices parfois deux ou trois fois plus nombreuses qu'une
armée nationale déjà fortement réduite.
Dans la foulée, ils consolidaient leurs privilèges clientélistes
pour contrer les populations mouvantes de la périphérie
et les pouvoirs centraux.
Au milieu du XIXe siècle, une alliance des oligarchies des deux
partis (conservateurs et libéraux) mit en déroute le dernier
sursaut de l'armée de métier. Celle-ci s'était
emparée du pouvoir sous le commandement de José Maria
Melo, avec le soutien de couches urbaines d'artisans, frappés
par la politique de libre-échange des libéraux (tenants
d'un fédéralisme opposé au centralisme bolivarien,
auquel les conservateurs étaient plutôt favorables). Cette
alliance contre Melo était en fait une trêve aux hostilités
déjà largement entamées entre oligarchies locales
pour contrôler et structurer les régions en fonction des
économies d'exportation. Cette élite exportatrice luttait
pour se trouver une place sur le marché international ; chacune
des dix guerres civiles colombiennes au cours du XIXe siècle
avait été précédée par une crise
du marché remettant en question les économies régionales,
dépendant souvent respectivement d'un seul produit d'exportation
(tabac, indigo, etc.).
..Et à l'assaut des terres
Dans ces régions de mono-activité, des factions de la
classe dominante se battaient pour contrôler ou affirmer leur
pouvoir sur le territoire (englobant populations, voies de communication,
villes, ports). Les luttes entre divisions de la République,
entre États fédéraux ou confédéraux
(selon la modalité constitutionnelle du moment) s'imbriquaient
avec les luttes partidaires.
Vers le milieu du XIXe siècle, les mesures de libéralisation
de l'économie ouvraient les marchés des terres. La suppression
des monopoles sur la propriété des terres (1850) avait
ébranlé l'économie ecclésiastique et les
communautés indigènes avaient vu remettre en question
les resguardos (institution coloniale qui permettait à certaines
communautés agricoles de continuer à vivre sur leurs terres
ancestrales).
Par l'endettement ou la violence, les paysans, indiens ou métis,
furent chassés systématiquement des meilleures terres
par les grands propriétaires, les hacendados. Les terres vierges,
qu'ils étaient alors obligé de défricher, étaient
pourtant déjà détenues par la même classe
d'hacendados, au moyen de titres douteux de propriété.
Cette spoliation généralisée exerçait une
pression constante sur les possibilités d'autonomie économique
des plus pauvres, une autonomie qui dépendait directement de
la possession de la terre. La colonisation intérieure était
également un mouvement de protestation paysanne contre la grande
propriété territoriale. Car les hacendados avaient à
la fois besoin de main-d'oeuvre pour exploiter leurs terres, tout en
voulant tenir à l'écart les populations pauvres qui leur
contestaient la propriété de ces terres.
Stabilité institutionnelle et guerres civiles
Dans les deux dernières décennies du XIXe siècle
on assiste au début de la mise en place de la fameuse stabilité
institutionnelle de la Colombie (cf le travail de D. Pécaut :
«Violence et démocratie en Colombie»). Cette période
désignée comme la Regeneracion, voit la proclamation d'une
nouvelle constitution centrale par l'alliance de deux secteurs des partis
traditionnels. La Constitution de 1886 régira le pays jusqu'en
1990, par l'alignement des provinces sous la formule de la centralisation
politique et de la décentralisation administrative. Cette Regeneracion
compose avec l'Église et les artisans et instaure peu à
peu une hégémonie de cinquante années du parti
conservateur contre le parti libéral, jusqu'en 1930. Elle recourt
systématiquement à des mesures d'exception qui font de
la Constitution de 1886 lettre morte. Le parti libéral, notamment
son aile radicale, déclare la guerre en 1885 (sa déroute
permet la consolidation de la Regeneracion), et de nouveau en 1895,
puis de 1899 à 1903 (cette dernière, appelée la
Guerre de 1000 jours, fait 100 000 morts sur une population totale de
3 millions et précipite la sécession du Panama, avec les
bons offices des Etats-Unis). Dans une certaine mesure, au cours de
ces affrontements, le parti libéral représentait, dans
la lutte contre son exclusion (des sphères du pouvoir) la fraction
d'hacendados laissés pour compte et le mouvement de colonisation
paysanne. Les premiers (comme par exemple les producteurs caféiers,
tenants de la modernisation) avaient besoin d'assurer un marché
et les autres, les colons, avaient besoin de se protéger des
spéculateurs, des créanciers, et de la rechute dans la
marginalité des sans-terre.
Ces situations, exprimées par les libéraux en guerre à
la fin du XIXe et début du XXe siècle, incarnent les contradictions
et les paradoxes de la lutte pour la terre en Colombie. A la fois la
colonisation de terres vierges soulageait les hacendados de la pression
des paysans déshérités sur la grande propriété.
Mais aussi de la sorte, les masses paysannes désertaient le travail
des haciendas. Les propriétaires cherchaient à enrayer
cette dynamique, provoquée en partie par la violence sur les
paysans, en faisant valoir des titres, souvent douteux, sur de grands
espaces convoités par les paysans. Le programme du général
Uribe (assassiné après avoir signé la paix en 1903
en tant qu'unique représentant du parti libéral au Congres)
revendiquait un «socialisme dirigé par le haut» et
reflète bien l'ambivalence du libéralisme tenaillé
alors entre les intérêts de plusieurs classes sociales.
Industrialisation et réformes
Pendant les premières années du XXe siècle, la
Colombie s'insère plus nettement dans l'économie mondiale
(caoutchouc, pétrole, café, banane), notamment avec la
culture du café qui constitue un produit stable à placer
sur le marché international. Profitant du vide sur le marché
manufacturier causé par la première guerre mondiale, la
Colombie s'industrialise. Dans les années trente, l'agitation
sociale reprend avec de grandes grèves (masacre de las bananeras
en 1930). Le parti conservateur, divisé, passe la main au parti
libéral qui instaure différentes mesures sociales (Revolucion
en marcha en 1936, lois agraires, législation sociale, réforme
éducative). C'est, un peu comme ce qui se passe en France, le
front populaire avec le parti communiste, l'agitation populiste de l'UNIR
(Union Nationale de la Gauche Révolutionnaire) de Gaitàn,
alors qu'au niveau international se succèdent la révolution
russe, le new-deal, la montée des fascismes, la révolution
espagnole...
Une lutte de classes brutale
Dans l'opposition, le parti conservateur lutte farouchement contre les
réformes sociales. Les libéraux reculent et échouent
dans leurs réformes. Quand les conservateurs reprennent la main
(1946), les grands propriétaires proches du pouvoir en profitent
pour verrouiller tout changement vers la démocratisation agraire.
Les réformes sociales du libéralisme sont remises en question
par un projet corporatiste conservateur qui se heurte aux réactions
populaires urbaines et rurales. Sans se prononcer, et avec la complicité
du gouvernement, des secteurs des partis politiques (notamment le parti
conservateur) appliquent des méthodes fascistes pour résoudre
leurs contentieux et lutter contre les mouvements populaires. Face à
cela, des composantes sociales résistent. Le parti communiste
est déclaré illégal. La violence se généralise:
en 1948, l'insurrection urbaine et la généralisation du
mouvement armé paysan tentent de contrer la violence fasciste
des puissants. De 1953 à 1957, la dictature du général
Rojas tente d'enrayer le processus. De façon timide mais significative,
il mène un projet populiste dont l'oligarchie se méfie.
L'armée avait eu jusque-là un rôle modeste dans
le conflit et le peuple ne lui avait pas encore retiré sa confiance.
Avec la chute de Rojas, la Violencia entre partis politiques s'arrête.
Mais la situation internationale de la guerre froide va mener les militaires
à s'impliquer dans des opérations sécuritaires
et terroristes, exercées jusque-là par des milices privées
ou attachées à des partis politiques. Cette confrontation
croissante entre l'armée et les mouvements armés populaires
en expansion traverse les décennies 60 et 70. La violence reprend
dans les années 90. L'oligarchie, renouvellée par la nouvelle
bourgeoisie mafieuse, en effet se réimplique en soutien à
l'armée par le financement de bandes paramilitaires, téléguidées
par l'armée. Le nouveau président colombien, proche par
sa famille du cartel de Médellin, est au centre de ce processus.
C'est une certaine rupture avec la désignation des présidents
colombiens, exercée par l'oligarchie traditionnelle à
travers les partis.
Tout concourre actuellement, que ce soit par la conflictualité
ancienne de la société colombienne, ou par les nouveaux
acteurs récemment arrivés dans l'arène du pouvoir,
à une confrontation majeure, dans une guerre de plus en plus
ouverte.
Jorge le 30/06/02
Article paru dans Courant alternatif n°121, été
2002, Ce journal est publié par l'OCL
Le site de l'OCL : http://oclibertaire.free.fr/