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Interview du Collectif Situaciones
Buenos Aires/Madrid : Septembre 2002
par Amador Fernández-Savater, Raùl Sánchez
dans la Revue Multitudes

Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1252

Interview du Collectif Situaciones
Buenos Aires/Madrid : Septembre 2002
par Amador Fernández-Savater, Raùl Sánchez

Questions I : A la suite de l insurrection du 19 et 20 décembre 2001 en Argentine, vous avancez l'idée que nous nous trouvons face à "un nouveau protagonisme populaire", qui s'exprime en tant que multitude et contre pouvoir. S'agit-il, selon vous, d un moment insurrectionnel générique, ou observez-vous des éléments forts d innovation politique et subjective ? S'il en est ainsi, quels sont les traits principaux de la phénoménologie du processus initié au cours des journées du 19 et 20 décembre ?

II : Sans mettre de côté le caractère d événement sismique dans la vie et les dispositions des acteurs sociaux multiples et variés en Argentine représenté par le 19 et 20, pouvez-vous tracer quelques éléments généalogiques (énoncés, figures productives, trajectoires de luttes, machines organisatives) aidant à comprendre ce qui est en train de se passer actuellement ?

III :
Ce que vous concevez comme protagonisme de la multitude coexiste avec un régime extraordinairement délégitimé dont le gouvernement, mené par Duhalde depuis la crise de décembre, vit presque au jour le jour. Comment ce facteur conjoncturel influence-t-il les directions que prennent les processus de construction de contre-pouvoirs et/ou d une nouvelle institutionnalisation non-étatique ? Ces contre-pouvoirs ont-ils une incidence sur les dimensions purement « biopolitiques » du social ? Autrement dit, traversent-ils non seulement des domaines considérés traditionnellement comme productifs, ou interviennent-ils également dans la production coopérative des affects, des savoirs, de la santé, de l éducation, des technologies, des formes de vie ?

IV : La thématique de l exode n est pas étrangère à l histoire de l Argentine. Si nous pouvons considérer que l Argentine a une position enviable comme état-nation et que (comme projet de souveraineté national, malgré les tendances socialistes et internationalistes qu elle contiendrait) elle constitue une voie sans issue, quelle est la géométrie de l hostilité qui s offre aux contre-pouvoirs ? Si nous mettons de côté l hypothèse d une modification répressive et militaire de la forme de gouvernement, quelle est, à votre avis, la relation entre la constitution alternative des contre-pouvoirs et la déstructuration des articulations du pouvoir étatique, administratif, financier, médiatique auxquelles ils sont confrontés ? S il n est pas question d'un soulèvement national, populaire contre l Etat, commen t estimez-vous que l irruption prolongée de contre-pouvoirs, de désertions et de désobéissances en Argentine puisse se reproduire comme telle (si vous prenez en compte les formes « impériales » des pouvoirs globaux), sans se soumettre à une théologie qui aboutisse, dans le meilleur des cas, à une dialectique d'une construction surdéterminée par le problème du gouvernement et de l Etat ? Est-il possible d imaginer « l exode argentin » d une autre manière ?

V : Pendant le dernier forum social de Porto Alegre [2002], la question « argentine » n'a pas reçu toute l attention urgente qu elle méritait, en particulier en ce qui concerne la discussion entre les différentes composantes de la nouvelle militance globale. Pensez-vous que, à court terme, des alliances, des constellations régionales ou globales de luttes qui connecteraient les temps et les thématiques de votre processus avec d autres mouvements soient envisageables ? Selon quelles modalités, quelles formes, procédés, contenus ? Les « contre-sommets » servent-ils pour ce type de délibération ?

VI : Pour terminer, en quoi consiste votre intervention en tant que collectif dans les processus de lutte et de coopération des multitudes argentines ?

Réponses

Avant tout, nous voudrions dire que c est la première fois que nous participons à une interview. Pour de diverses raisons bien que deux soient fondamentales : le peu d intérêt qu il y a eu jusqu à présent de nous interviewer en profondeur et le fait que le Collectif Situaciones, en tant que tel, ne perpétue pas sa consistance au-delà de son travail d investigation militante et, de ce fait, ne se constitue pas comme un sujet qui aurait des opinions sur chaque thème d intérêt général. D'où les difficultés que nous rencontrerons, sans aucun doute, à répondre à certaines des questions, ajouté à celui de manier le genre même de l interview.

La méthodologie que nous avons utilisée a été de nous rassembler pour discuter de chacune des questions - qui nous ont parues complexes, difficiles à travailler-. Pour faire face à cette tâche ardue, nous avons pris la liberté d organiser les réponses suivant nos propres nécessités d exposé : ce qui suit sont donc nos essais de réponses.

Nous voudrions également anticiper une deuxième remarque méthodologique portant sur le langage et les catégories, sur le style de l énonciation et les traditions intellectuelles mises en évidence dans vos questions : indubitablement nous partageons préoccupations et lectures mais, nous nous efforçons toujours à conserver un trait différentiel capable de rendre compte de la singularité de notre histoire et de son contexte. Il ne s agit pas d un simple geste pour maintenir une « identité », mais bien notre effort pour ne pas abandonner la pensée en situation. Et, comme dit un ami d ici, de Buenos Aires, dans le « penser en situation » il n y a pas de catégories (avec lesquelles le sujet désigne son objet), mais des noms (intérieurs à la situation).

I Dans notre livre 19 et 20. Notes pour un nouveau protagonisme social nous présentons des idées que nous travaillons depuis le début du collectif, et qui se sont enrichies lors d'investigations pratiques (avec des occupations, avec le mouvement des piqueteros, avec des assemblées, des écoles alternatives, avec les H.I.J.O.S des disparus et des organisations paysannes), mais aussi avec des compagnons et des collectifs d Argentine, d Amérique Latine et d Europe, avec lesquels nous avons eu des discussions régulières.

D ailleurs, nous avions avancé certaines de ces idées dans un texte -le Manifeste du Réseau de Résistance Alternative- que nous avions élaboré avec le collectif Malgré Tout de Paris.

D une manière générale, nos lectures, et nos expériences, nos influences sont nombreuses et nous respectons cet éclectisme.

Pour en venir à la première question, nous pourrions affirmer que le nouveau protagonisme n est pas -comme il pourrait se dégager de la formulation de votre question- un effet mécanique ou un produit directe de l insurrection. De fait, l expérience des luttes piqueteras -pour prendre un exemple parmi d autres- lui est largement antérieur.

Dans le livre, nous expliquons le sens dans lequel nous utilisons l expression insurrection : elle désigne une mobilisation populaire d'un nouveau type, dans laquelle il n y a pas de leaders, de promesses, d organisations centralisées, ni de programmes à la tête des multitudes de la rue. L insurrection de décembre fut une insurrection destituante par rapport aux pouvoirs politiques institués -et par rapport à la représentation politique en elle-même-, au point que la consigne générale du mouvement insurrectionnel était : « qu ils s en aillent tous, qu il n en reste aucun ».

En ce sens, l effet le plus marquant de l insurrection fut de rendre visible l existence et le développement d un contre-pouvoir antérieur à celle-ci et étendu déjà à tout le pays. Ce contre-pouvoir, qui ne se reconnaît pas toujours en tant que tel et qui possède un caractère essentiellement multiple, hétérogène et non-articulé, est apparu dans toute sa puissance au cours d une crise furibonde qui néanmoins n explique pas totalement son émergence.

Notre hypothèse est que l insurrection a un double sens : celui de dire « non » à la modalité capitaliste de l'agir -politique et économique- en même temps que de commencer à produire des catégories et des mentalités capables de percevoir les caractéristiques de ce nouveau protagonisme.

Nous faisons une différence entre ce nouveau protagonisme et la notion de multitude pour éviter les confusions occasionnées par les réceptions « académiques » et purement idéologiques des théories radicales de l autonomie italienne. Le fait que l Empire soit devenu un best-seller mondial et un livre à la mode a eu comme effet -du moins en Argentine- qu il soit lu comme un texte auquel il faut soit adhérer soit répudier, avant d être lu comme une talentueuse provocation à la pensée.

Notre manière de travailler ne consiste donc pas tellement à partir de catégories théoriques pour voir ensuite si elles se vérifient ou non dans la pratique, mais bien plus de penser les pratiques/avec les pratiques pour, à partir de là, stimuler, sélectionner ou créer, suivant le cas, des concepts opérationnels pour la pensée en situation.

Nous pouvons donc distinguer deux questions : a)-l idée d un nouveau protagonisme et b)-que s est-il passé, partant de cette perspective, pendant les journées du 19 et 20 décembre 2001 ?

Concernant le premier point, nous pouvons concevoir le nouveau protagonisme social comme une forme -un peu schématique mais utile- de faire référence aux stratégies de subjectivation contemporaines ; c est-à-dire celles qui sont mises au travail dans un contexte radicalement altéré par l expérience des formes politiques plus ou moins classiques et par les nouvelles formes de domination en cours, qui possèdent certaines caractéristiques génériques comme la propension à l autonomie par rapport à l état, au marché et aux partis, à l action directe, à la socialisation autogérée et horizontale, à l échelle situationnelle de la pensée, etc. Analyser tout cela en détail serait très long. Disons qu à la différence de ce qu on entend communément par multitude, la notion de "nouveau protagonisme" prétend souligner le caractère situationnel de la nouvelle radicalité politique. C est-à-dire abandonner le registre de la philosophie politique -trop général et extérieur- pour identifier les points de puissance se nichent sous le régime du singulier dans des situations concrètes. Situation est, précisément, une notion qui présente un double aspect : « catégories » depuis l extérieur -c est-à-dire depuis la philosophie- et « nom »
possible- depuis l intérieur.

Par rapport aux « faits », nous pouvons faire une synthèse plus ou moins acceptable pour les protagonistes (à partir des témoignages et des publications existantes jusqu à aujourd hui) de l événement insurrectionnel, sans oublier toutefois qu une véritable insurrection
comme celle de décembre- est un fait de masses et, en cela, vécue et racontée depuis autant de points de vues qu il n'y a eut de protagonistes ( et qui est différent du point de vue privilégié des vedettes et des grandes figures).

Notre point de départ est un contexte de crise institutionnelle (minorité du parti du gouvernement), de crise de légitimité (rejet des partis et des dirigeants politiques, un très haut niveau de corruption publique et privée), de crise politique (d hégémonie, étant donné l impossibilité de générer un projet intégrateur pour le pays), de crise économique (l application du néolibéralisme et la destruction de l appareil productif), de crise financière (poids de la dette et inversion des flux de la périphérie vers le centre) et de crise sociale (taux de chômage record, précarisation du travail, et déstructuration ultra-rapide -via les privatisations- du compromis social sur lequel était basé le Welfare State et ses prestations de services, principalement dans les secteurs de la santé et de l éducation publique).

Parallèlement à ce panorama de collapsus généralisé (précédé par le cycle d exploitation sauvage initié lors de la dernière dictature militaire -1976/83) apparaissent un surnombre de luttes (les Mères de la place de Mai au début, ensuite le collectif H.I.J.O.S., les luttes ouvrières contre les privatisations, les luttes indigènes, paysannes, les luttes étudiantes, les mobilisations populaires de l intérieur du pays), ainsi que des expériences d économie alternative -principalement les réseaux du club du troc- et des pratiques d éducation et de santé alternatives.

Mais jusqu en décembre 2001, ces réseaux sociaux denses n étaient pas perçus pour ce qu ils étaient : la socialisation d un agir pratique, la base du développement d un véritable contre-pouvoir. Et pourtant, au sein de ces expériences naissait un processus d élaboration très intense portant sur l inefficacité des formes politiques traditionnelles centrées sur l idée organisatrice de la prise de pouvoir.

Le mois de décembre opère comme un moment de condensation de tous ces facteurs.

L histoire racontée mille et une fois, celle que chacun de nous a vécu de manière identique aux autres, commence par les pillages des supermarchés dans les quartiers les plus pauvres, suivis par l opération des services secrets dans le but de généraliser la peur des masses « affamées ». Elle continue avec la décision du gouvernement de décréter l état de siège -la journée du 19 décembre- pour « imposer l ordre ». Le discours présidentiel est immédiatement suivit du bruit des casseroles exigeant la démission du ministre de l économie, figure paradigmatique des politiques néolibérales dans le pays.

Les casseroles se firent entendre dans tous les quartiers de la ville de Buenos Aires. Les rues furent occupées et les multitudes inondèrent les principales places publiques de la capitale.

Dès le petit matin de la journée du 20, plusieurs contingents de jeunes refusèrent d abandonner la place de Mai, située en face de la Maison du Gouvernement. C est le point de départ d une véritable bataille entre les forces répressives et ceux qui avaient décidé de défendre la place. Dix heures ininterrompues de combat de rue ne prirent fin qu avec la démission définitive du gouvernement national dans son ensemble. Le décompte officiel des victimes fait état d une quarantaine de manifestants morts dans tout le pays : l immense majorité ayant entre 20 et 25 ans, aucun d eux n étant militant de partis politiques.

II D une part, l effet direct de ces journées a été l apparition d assemblées de quartiers, au départ plus de cent dans la ville de Buenos Aires et autant dans les provinces les plus importantes du pays. Les assemblées, presque un an après l insurrection, continuent à exister. Elles se sont transformées, certaines se sont divisées, d autres se sont dispersées et la majorité ont vu diminuer le nombre de participants mais, en contrepartie, toutes ont connu la consolidation d un groupe qui a stabilisé son activité quotidienne, déployant une myriade d activités allant de l achat communautaire de nourriture pour les voisins des occupations jusqu'à la récupération d immeubles publics et privés pour le fonctionnement de centres culturels et de cantines populaires. Ces assemblées font partie d un processus de politisation des couches urbain es qui sont entré en contact, à certaines occasions, avec les piqueteros, les cartoneros, les clubs de troc, etc.

D autre part, les expériences antérieures comme celle des piqueteros, les escraches, les puebladas, les pratiques autogérées dans le domaine de la santé et de l éducation, les essais d économies alternatives et solidaires, l auto-organisation étudiante, les groupements artistiques et culturels, les organismes des droits de l homme et, y compris les épargnants, commencèrent à se penser, pour la première fois, comme faisant partie d un même mouvement multiple. Ainsi, pendant ces quelques mois, des traits communs sont apparus : la valorisation de l autonomie organisatrice, de l interdépendance horizontale, d une idée claire de conflit social et politique, une solidarité fluide entre les groupes qui ne sont pas amenés à se rencontrer en dehors d affrontements ponctuels contre la répression et, fondamentaleme nt, la sensation d avoir produit
en déployant pour cela le maximum d efforts- une ouverture et un aller au-delà des savoirs et des traditions instituées de la pensée et des habitudes du social et du politique.

III La relation entre « résistances » et « conjoncture » est difficile. Rigoureusement et partant d une perspective situationnelle, il semble fondamental de déconstruire chacun de ces concepts. L'un comme l'autre sont des représentations de multiplicités qui ne peuvent être abordées en terme de cohérence et de totalité sans en sacrifier une partie de leurs potentialités.

En ce qui concerne les résistances, la perspective de Deleuze : « résister c est créer » nous intéresse. Qu est-ce résister au capitalisme ? Avant tout « créer » autre chose. Il ne s agit pas de classifier les luttes et de les hiérarchiser suivant un plan abstrait basé sur une certaine idée du capitalisme en tant que réalité globale.

En effet, le capitalisme est hégémonique parce qu'il est partout, pas parce ce qu'il est un ennemi extérieur qui domine du dehors. Les résistances pures, classiques, les luttes qui sont seulement « contre », font abstraction d'une réalité incontestable : le capitalisme opère dans des conditions concrètes, et c est là qu il faut être capable de lui résister. Si le capitalisme est dominant, c est parce qu il est présent partout. De là l'importance d accepter la résistance en tant que création en situation. Le capitalisme est global seulement parce qu il crée un monde global. Les résistances sont multiples, parce qu elles naissent et se développent dans des circonstances concrètes dans lesquelles la vie crée et s affirme.

Il ne s agit pas non plus de nier les « conjonctures », mais de les voir comme l effet de ce qui se passe à échelle situationnelle. Un peu comme le voulait Althusser : la conjoncture en tant que coupure diachronique d une totalité synchronique, complexe et multiple.

Ainsi, les conjonctures n existent pas pour elles seules dans un double sens : elles n existent que comme représentation de tendances qui ont une origine situationnelle, et d autre part, elles ne peuvent être interprétées qu'à partir de la trame situationnelle en elle-même. Les conjonctures ne peuvent être abordées depuis un point de vue extérieur.

Ceci étant dit, notre hypothèse est que les conjonctures représentent le plan des exigences que chaque expérience de contre-pouvoir doit savoir suspendre et réorganiser suivant ses propres capacités et ses propres ressources. Et qu il est possible de « les travailler » si nous sommes capables d interrompre les effets d unidimensionalisation du monde produit par les appareils politiques et communicatifs producteurs de la « conjoncture », pour la comprendre en tant que dynamique contextuelle produite par l expérience même. S'il existe la capacité de produire cette reformulation radicale des termes, il est possible que les résistances réalisent un développement en accord avec leurs possibilités expansives.

Finalement, nous soutenons que la conjoncture ne peut être, même dans de rares cas, l objet des actions situationnelles. Il n'est pas possible de prévoir les effets d une action sur la « conjoncture ». Comme coupure diachronique d une structure multiple et en permanente auto-constitution, la conjoncture, comme toute image de la « totalité », est trop complexe pour prétendre l organiser.

Au contraire, il n y pas de piège plus prévisible que celui qui conçoit la politique comme gestion et organisation de la complexité. En ce sens, la relation que nous observons entre résistances et conjonctures est celle d une dialectique sui generis, dans laquelle les résistances peuvent produire des vecteurs, des tendances, des lignes et des hypothèses qui s'élaborent dans ce contexte complexe et contradictoire. L idée de Deleuze nous renvoie à cette action des résistances situées.

IV Il s agit d une question pointue, et donc difficile à répondre. Premièrement, l état argentin n a pas disparu et ne se trouve pas en voie d extinction. L état-nation en Argentine a fonctionné comme un opérateur d intégration très puissant. Ce qui est arrivé aujourd hui dans notre pays trouve un cadre d explication adéquat si l on retient cet élément : la désintégration sociale météorique pendant une génération et conséquence des politiques néolibérales menées par l état même.

En Argentine l état a été destitué de son rôle d'état national intégrateur. Aujourd hui, il ne remplit plus certaines de ses fonctions classiques comme par exemple la détention du monopole légitime de la violence et de celui de la monnaie.

Affirmer, comme nous le faisons, que même ainsi, l état n est pas en voie d extinction a des conséquences telles que celle-ci : les expériences de contre-pouvoir devront cohabiter de nombreuses années avec un état qui maintient ses capacités répressives et de cooptation.

Actuellement il est fondamental que les expériences de contre-pouvoir et ses réseaux de ravitaillement, de contre-information et de contre-culture, puisse appréhender cette nouvelle situation : l état n intègre plus qu en excluant. Il semble fondamental de souligner cet aspect du problème. Le contre-pouvoir n a plus la perspective d'une lutte pour l intégration, mais il est en train de se constituer comme auto-affirmation des possibilités d une marginalité subjective au monde des valeurs dominantes.

On assiste à la construction d un nouveau paysage où cohabitent un état néo-libéral en faillite, un réseau plutôt mafieux contrôlant l appareil d état et une partie des moyens de communication, et un contre-pouvoir croissant mais précaire.

Du point de vue du pouvoir capitaliste, l objectif est double : la tâche permanente de négocier-réprimer le contre-pouvoir, tout en reconstruisant le pouvoir politique. Ces deux tâches se recoupent et dépendent, d une part, des capacités du pouvoir capitaliste à combattre les réseaux de contre-pouvoir, et, d'autre part, à subordonner les réseaux du capital-mafieux local à un quelconque projet viable. Ce dilemme comprend des modalités répressives, qui s organisent de plus en plus sous des formes mixtes : policières, para-policières, escadrons de la mort et agences privées de sécurité.

Du point de vue du contre-pouvoir, il semble inévitable d assumer la nécessité de consolider ce que John Holloway nomme à juste titre « la socialisation de l'agir » : l extension des liens productifs et des expériences d économie alternative. Cela tout en adoptant une nouvelle perspective de la relation entre politique et gestion qui puisse assumer avec succès un lien avec les gouvernements locaux qui n ont pas choisi la répression, sans pour autant tomber dans le piège de la gestion des entités municipales et provinciales.

Ce qui nous semble fondamental c est la production d une temporalité propre qui permette au contre-pouvoir de socialiser ces réseaux de l'agir (qui implique l extension croissante d une société parallèle) en même temps que l élaboration d une théorie politique intérieure à l expérience, capable d orienter avec succès, dans la situation actuelle, des stratégies d auto-développement.

V

Pour être honnêtes, nous admettons que nous ne savons pas bien quelles peuvent être les conséquences des contre-sommets et des forums. De fait, nous n avons assisté à aucune de ces réunions.

Nous éprouvons pour celles-ci de la sympathie non exempte de contradictions internes.

En ce qui concerne le Forum Social de Porto Alegre, nous savons parfaitement qu il a une valeur immense dans la mesure où il permet des rencontres entre des expériences distantes. Mais puisqu'il prétend être beaucoup plus que ça, cet aspect positif ne peut être un critère exhaustif d'évaluation.

Pour être sérieux, nous devrions dire -à la manière de la "ligne basse du parti"- que nous aimerions que les forums se multiplient plutôt qu ils ne se concentrent. Pourvu que la tendance ne soit pas à la formation d « un » forum alternatif, d « un » ensemble de points pour une globalisation « juste ». Au delà de l annonce qu « un » autre monde est possible, il faudrait donner plus d'importance à la production actuelle d autres mondes, qui ne devraient pas être interprétés, ni accaparés ou résumés par des mots d ordres uniques, tout bien intentionnés qu ils soient.

Nous voudrions au contraire que cet effort pour créer "une alternative" à la mondialisation capitaliste puisse faire émerger un désir de multiplicité. Le ton moral que l'on retrouve dans le mouvement pour "une mondialisation juste" nous semble un peu naïf. Il y a un paradoxe dans le fait que des personnes et des expériences qui ne se limitent pas à attendre et à déplorer le désastre, mais qui développent aussi des pratiques actives et des notions critiques, lorsqu'elles se réunissent pour examiner le mauvais état du monde, pour l'analyser et recommander son extirpation, deviennent seulement des personnes de "bonnes intentions" . Le paradoxe réside précisément dans le fait que, d'une part il existe une expérimentation radicale de la production d'hypothèses pratiques et de valeurs, et de l'autre, tout se passe selon le bon vouloir d'un ensemble de bonnes intentions, entretenues par de s personnes incontestables. Et là se dilue tout l'aspect tragique, l'intérêt que possèdent les pratiques dans leurs développements concrets, dans leur caractère multiple.

En faire une polémique ne nous intéresse pas. Mais nous voudrions insister sur le fait que la résistance actuelle possède différents façons d aborder les problèmes et qu'il ne sert à rien que les groupes qui ont un accès plus facile aux moyens et ont un accès plus facile à la mobilité tentent d'avoir une position hégémonique, d'imposer leur version des choses sur cette multiplicité de points de vue et d'actions.

Récemment, une rencontre du Forum Social Mondial a eu lieu à Buenos Aires. Un grand nombre de gens y ont participé et toutes les voix ont pu être entendues. L'intéressant était précisément la confirmation que ce ne serait pas facile d'homogénéiser les luttes, de les formater, de les doter d'un point de vue unique.

Ce qui est riche dans la résistance actuelle c'est la variété de perspectives critiques, et le fait que la pensée soit produite par des millions de personnes et non par quelques intellectuels ou par quelques organisations coordonnées.

En ce sens nous nous sentons plus à l'aise dans les actions "déglobalisantes" que dans les perspectives qui suggèrent la nécessité d'une "globalisation alternative".

VI Sur ce point nous admirons Nietzsche lorsqu' il comprenait que toute lutte est une lutte pour s'attribuer les valeurs dominantes, alors que nous pensons qu'il s'agit de produire de nouvelles valeurs. Pour cela, le travail du Collectif ne s'organise pas tellement comme celui d'un acteur politique qui oriente les luttes, stratège et omniscient, comme ce triste personnage qu'est le militant politique classique, qui fait du sacrifice la base de l'engagement et qui habite le présent comme celui qui supporte l'obscurité de la vie au nom d'une promesse de plénitude future.

L'engagement, dans notre cas, se développe à partir de la figure du militant investigateur. Il s'organise et consiste en une recherche des processus de production matérielle de valeurs capables de transformer à la racine et d'en-bas la sociabilité actuelle.

A partir de cette orientation pratique nous nous intéressons à des expériences qui, nous le supposons, situent leur point d'ancrages dans des des problématiques dont l'universalité indique la possibilité de produire des hypothèses pratiques à portée révolutionnaires.

Nous travaillons actuellement avec le mouvement piquetero, avec les paysans, avec les H.I.J.OS. des disparus qui font les escraches, avec les clubs de troc et avec des expériences d'éducation alternative. Nous sommes liés, dans une moindre mesure, à d'autres expériences : des occupations d usines, des assemblées, des groupes d'étude, des universitaires, des syndicalistes, etc.

Le militant investigateur, comme nous le concevons, ne se distingue pas seulement du militant politique - qui a comme thème principal l'état, le pouvoir, la conjoncture politique générale- mais aussi du chercheur universitaire qui, de temps à autre, accepte de soumettre son travail à des critères externes à la recherche même, aux impératifs de la raison bureaucratique, qui amène constamment à affirmer un ensemble de thèses avant de s atteler à la recherche en elle-même.

La recherche militante que nous réalisons part de préoccupations communes avec le reste des expériences avec lesquelles nous sommes en contact. Elle ne vient pas de l' "extérieur", et elle ne se pratique pas de "l'intérieur" mais elle tente de faire tomber les représentations formelles "extérieur-intérieur" pour produire un espace commun de création et de pensée.

En ce sens nous ne faisons aucune différence entre périodes de lutte et période "autre" dans notre engagement : la recherche militante est permanente et profondément situationnelle.

Traduction : Anouk Devillée


Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1252

Le site de la revue Multitudes : http://multitudes.samizdat.net/


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