I / Emma Goldman
Le patriotisme, une menace contre la liberté (1911)
Qu’est-ce que le patriotisme ? Est-ce le fait d’aimer
le lieu où l’on est né, l’endroit où
se sont déployés les rêves et les espoirs de notre
enfance, nos aspirations les plus profondes ? Est-ce l’endroit
où, dans notre naïveté enfantine, nous regardions
les nuages défiler dans le ciel à vive allure en nous
demandant pourquoi nous ne pouvions nous déplacer aussi rapidement
? Le lieu où nous comptions des milliers d’étoiles
scintillantes, effrayés à l’idée que chacune
d’entre elles puisse être l’un des yeux du Seigneur
et fût capable de percer les grands secrets de notre petite âme
? L’endroit où nous écoutions le chant des oiseaux,
et désirions ardemment avoir des ailes pour voler, tout comme
eux, vers de lointaines contrées ? Ou celui où nous nous
asseyions sur les genoux de notre mère, fascinés par des
contes merveilleux relatant des exploits inouïs et d’incroyables
conquêtes ? En résumé, le patriotisme se définit-il
par l’amour pour un morceau de cette terre où chaque centimètre
carré représente des souvenirs précieux, chers
à notre cœur, et qui nous rappelle une enfance heureuse,
joyeuse, espiègle ?
Si c’était cela le patriotisme, il serait difficile de
faire appel à ces sentiments aujourd’hui en Amérique
: en effet, nos terrains de jeux ont été transformés
en usines, en fabriques et en mines, et le vacarme assourdissant des
machines a remplacé la musique des oiseaux. Il ne nous est plus
possible d’écouter de belles histoires, de rêver
à de nobles exploits, car aujourd’hui nos mères
ne nous parlent plus que de leurs peines, leurs larmes et leur douleur.
Alors, qu’est-ce que le patriotisme ? « Le patriotisme,
monsieur, est l’ultime ressource des vauriens », a déclaré
le Dr Johnson. Léon Tolstoï, le plus célèbre
des antipatriotes de notre époque, le définit ainsi :
le patriotisme est un principe qui justifie l’instruction d’individus
qui commettront des massacres de masse ; un commerce qui exige un bien
meilleur outillage pour tuer d’autres hommes que la fabrication
de produits de première nécessité — chaussures,
vêtements ou logements ; une activité économique
qui garantit de bien meilleurs profits et une gloire bien plus éclatante
que celle dont jouira jamais l’ouvrier moyen.
Gustave Hervé, un autre grand antipatriote (1), considère
le patriotisme comme une superstition, bien plus dangereuse, brutale
et inhumaine que la religion. La superstition de la religion provient
de l’incapacité de l’homme à expliquer les
phénomènes naturels. En effet, lorsque les hommes primitifs
entendaient le roulement du tonnerre ou voyaient des éclairs,
ils ne pouvaient leur trouver d’explication. Ils en concluaient
donc que, derrière ces phénomènes, se cachait une
force plus puissante qu’eux-mêmes. De même, les hommes
ont vu une entité surnaturelle dans la pluie et dans les différentes
manifestations de la nature. Le patriotisme, quant à lui, est
une superstition créée artificiellement et entretenue
par tout un réseau de mensonges et de faussetés ; une
superstition qui enlève à l’homme tout respect pour
lui-même et toute dignité, et accroît son arrogance
et son mépris.
En effet, mépris, arrogance et égoïsme sont les trois
éléments fondamentaux du patriotisme. Permettez-moi de
vous donner un exemple. Suivant la théorie du patriotisme, notre
globe serait divisé en petits territoires, chacun entouré
d’une clôture métallique. Ceux qui ont la chance
d’être nés sur un territoire particulier se considèrent
plus vertueux, plus nobles, plus grands, plus intelligents que ceux
peuplent tous les autres pays. Et c’est donc le devoir de tout
habitant de ce territoire de se battre, de tuer et de mourir pour tenter
d’imposer sa supériorité à tous les autres.
Les occupants des autres territoires raisonnent de la même façon,
bien sûr. Résultat : dès ses premières années,
l’esprit de l’enfant est empoisonné par de véritables
récits d’épouvante concernant les Allemands, les
Français, les Italiens, les Russes, etc. Lorsque l’enfant
atteint l’âge adulte, son cerveau est complètement
intoxiqué : il croit avoir été choisi par le Seigneur
en personne pour défendre sa patrie contre l’attaque ou
l’invasion de n’importe quel étranger. C’est
pourquoi tant de citoyens exigent bruyamment que l’on accroisse
les forces armées, terrestres ou navales, que l’on construise
davantage de bateaux de guerre et de munitions. C’est pourquoi
l’Amérique a, en une très courte période,
dépensé quatre cents millions de dollars. Réfléchissez
à ce chiffre : on a prélevé quatre cents millions
de dollars sur les richesses produites par le peuple. Car ce ne sont
pas, bien sûr, les riches qui contribuent financièrement
à la cause patriotique. Eux, ils ont un esprit cosmopolite et
sont à l’aise dans tous les pays. Nous, en Amérique,
nous connaissons parfaitement ce phénomène. Les riches
Américains sont Français en France, Allemands en Allemagne
et Anglais en Angleterre. Et ils gaspillent, avec une grâce toute
cosmopolite, des fortunes qu’ils ont accumulées en faisant
travailler des enfants américains dans leurs usines et des esclaves
dans leurs champs de coton. Leur patriotisme leur permet d’envoyer
des messages de condoléances à un despote comme le tsar
de Russie, quand il lui arrive malheur, comme par exemple lorsque le
président Roosevelt, au nom du peuple américain, a présenté
ses condoléances après que l’archiduc Serge eut
été abattu par les révolutionnaires russes.
C’est le patriotisme qui aidera le super meurtrier Porfirio Diaz
(2) à supprimer des milliers de vies à Mexico, ou fera
même arrêter des révolutionnaires mexicains sur notre
sol et les enfermera dans des geôles américaines, sans
la moindre raison.
Le patriotisme ne concerne pas ceux qui détiennent la richesse
et le pouvoir. C’est un sentiment valable uniquement pour le peuple.
Cela me rappelle la phrase historique de Frédéric le Grand,
l’ami intime de Voltaire: « La religion est une escroquerie
mais il faut l’entretenir pour les masses. »
Le patriotisme est une institution plutôt coûteuse et personne
n’en doutera après avoir lu les statistiques suivantes.
La progression des dépenses pour les principales armées
du monde durant le dernier quart de siècle est tellement fulgurante
que ce seul fait devrait faire réagir toute personne s’intéressant
tant soit peu aux problèmes économiques. le montant du
budget militaire pendant chacune de ces périodes. En l’espace
de 24 ans, de 1881 à 1905, les dépenses ont évolué
de la façon suivante :
Grande-Bretagne : de 2 101 848 936 de dollars à 4 143 226 885
de dollars.
France : de 3 324 500 000 à 3 455 109 900 de dollars.
Allemagne : de 725 000 200 à 2 700 375 600 de dollars.
Etats-Unis : de 1 275 500 750 à 2 650 900 450 de dollars.
Russie : de 1 900 975 500 à 5 250 445 100 de dollars.
Italie : de 1 600 975 750 à 1 755 500 100 de dollars.
Japon : de 182 900 500 à 700 925 475 de dollars.
De 1881 à 1905, les dépenses militaires de la Grande-Bretagne
ont quadruplé, celles des Etats-Unis ont triplé, celles
de la Russie ont doublé ; quant à celles de l’Allemagne,
de la France et du Japon elles ont augmenté respectivement de
35, 15 et 500 %. Si nous comparons les dépenses militaires de
ces nations avec leurs dépenses totales pendant cette période
de 24 années, l’augmentation est la suivante :
La part des dépenses militaires est passée de 20 à
37 % du budget global en Grande-Bretagne, de 15 à 23 % aux Etats-Unis,
de 16 à 18 % en France, de 12 à 15 % en Italie, de 12
à 14 % au Japon.
D’un autre côté, il est intéressant de noter
que la proportion en Allemagne a diminué de 58 à 25 %,
baisse due à l’énorme augmentation des dépenses
impériales dans d’autres domaines, et au fait que les dépenses
militaires pour la période 1901-1905 étaient proportionnellement
plus élevées que dans toutes les tranches de 5 ans antérieures.
Les statistiques montrent que les pays où les dépenses
militaires représentaient la part la plus importante dans le
revenu national total étaient, dans l’ordre, la Grande-Bretagne,
les Etats-Unis, le Japon, la France et l’Italie.
En ce qui concerne les différentes marines nationales, la progression
est également impressionnante. De 1881 à 1905, les dépenses
navales ont augmenté de la façon suivante : Grande-Bretagne,
300 % ; France, 60 % ; Allemagne, 600 % ; Etats-Unis, 525% ; Russie,
300 % ; Italie, 250 % et Japon, 700 %. A l’exception de la Grande-Bretagne,
les Etats-Unis gaspillent plus pour leur marine que n’importe
quelle autre nation ; cette dépense représente également
une fraction plus importante du budget national que chez toutes les
autres puissances. De 1881 à 1905, les dépenses navales
des Etats-Unis sont passées de 6,2 dollars sur 100 consacrés
au budget de l’Etat, à 6,6, puis 8,1, 11,7 et enfin 16,4
dollars pour la dernière période (1901-1905). Les chiffres
des dépenses pour la période 1905-1910 indiqueront certainement
une croissance encore supérieure.
Le coût de plus en plus élevé du militarisme peut
être encore illustré si on le calcule comme un impôt
affectant chaque contribuable. De 1889 à 1905, en Grande-Bretagne,
les dépenses sont passées de 18,47 dollars par habitant
à 52,5 dollars ; en France de 19,66 dollars à 23,62 dollars
; en Allemagne, de 10,17 dollars à 15, 51 dollars ; aux Etats-Unis,
de 5,62 dollars à 13,64 dollars ; en Russie, de 6,14 dollars
à 8,37 dollars ; en Italie, de 9,59 dollars à 11,24 dollars,
et au Japon de 86 cents à 3,11 dollars.
Ces calculs montrent à quel point le coût économique
du militarisme pèse sur la population. Quelle conclusion tirer
de ces données ?
L’augmentation du budget militaire dépasse la croissance
de la population dans chacun des pays cités ci-dessus. En d’autres
termes, les exigences croissantes du militarisme menacent d’épuiser
les ressources humaines et matérielles de chacune de ces nations.
L’horrible gâchis qu’entraîne le patriotisme
devrait être suffisant pour guérir les hommes, même
moyennement intelligents, de cette maladie. Cependant les exigences
du patriotisme ne s’arrêtent pas là. On demande au
peuple d’être patriote et, pour ce luxe, il paie non pas
en soutenant ses « défenseurs », mais en sacrifiant
ses propres enfants. Le patriotisme réclame une allégeance
totale au drapeau, ce qui implique d’obéir et d’être
prêt à tuer son père, sa mère, son frère
ou sa sœur.
« Nous avons besoin d’une armée permanente pour protéger
le pays contre une invasion étrangère », affirment
nos gouvernants. Tout homme et toute femme intelligents sait pourtant
qu’il s’agit d’un mythe destiné à effrayer
les gens crédules et les obliger à obéir. Les gouvernements
de cette planète connaissent parfaitement leurs intérêts
respectifs et ne s’envahissent pas les uns les autres. Ils ont
appris qu’ils peuvent gagner bien davantage en recourant à
l’arbitrage international pour régler leurs conflits qu’en
se faisant la guerre et en essayant de conquérir d’autres
territoires. En vérité, comme l’a dit Carlyle, «
la guerre est une querelle entre deux voleurs trop lâches pour
mener leur propre combat ; c’est pourquoi ils choisissent deux
jeunes gens issus de villages différents, leur mettent un uniforme
sur le dos, leur donnent un fusil et les lâchent comme des bêtes
sauvages pour qu’ils s’entre-tuent ».
Nul besoin d’être très savant pour trouver une cause
identique à toutes les guerres. Prenons la guerre hispano-américaine,
censée être un grand événement patriotique
dans l’histoire des Etats-Unis. Comme nos cœurs ont brûlé
d’indignation en apprenant les atrocités espagnoles ! Reconnaissons
que notre indignation n’a pas éclaté spontanément.
Elle a été nourrie par la presse, durant des mois et des
mois, et longtemps après que le boucher Weyler (3) eut tué
de nombreux nobles Cubains et violé de nombreuses Cubaines.
Néanmoins, rendons justice à la nation américaine
: non seulement elle s’est indignée et a montré
sa volonté de se battre mais elle a combattu courageusement.
Cependant, lorsque la fumée s’est dissipée, que
les morts ont été enterrés et que le coût
de la guerre est retombé sur le peuple sous la forme d’une
augmentation du prix des marchandises et des loyers, lorsque nous avons
émergé de notre cuite patriotique, nous avons soudain
compris que la véritable cause de la guerre hispano-américaine
était le prix du sucre : ou, pour être encore plus explicite,
que les vies, le sang et l’argent du peuple américain avaient
été utilisés pour protéger les intérêts
des capitalistes américains, menacés par le gouvernement
espagnol.
Je n’exagère absolument pas. Mon affirmation se fonde sur
des faits et des statistiques incontestables, comme le prouve également
l’attitude du gouvernement américain face aux travailleurs
cubains. Lorsque Cuba s’est trouvée coincée entre
les griffes des Etats-Unis, les soldats envoyés pour libérer
Cuba ont reçu l’ordre de fusiller les travailleurs cubains
pendant la grande grève des fabriques de cigares, grève
qui s’est déroulée peu après la guerre hispano-américaine.
Et nous ne sommes pas les seuls à faire la guerre pour de telles
raisons. On commence seulement à dévoiler les véritables
motifs de la terrible guerre russo-japonaise qui a coûté
tant de sang et de larmes.
Et nous voyons de nouveau que, derrière le cruel Moloch de la
Guerre, se tient le dieu encore plus cruel du Commerce. Kouropatkine,
le ministre russe de la Guerre durant ce conflit, a révélé
le véritable secret qui se cache derrière les apparences.
Le tsar et ses grands ducs avaient investi de l’argent dans des
concessions coréennes ; ils ont imposé la guerre uniquement
dans l’intérêt des fortunes qui étaient en
train de s’édifier à toute allure.
La constitution d’une armée permanente est-elle la meilleure
façon d’assurer la paix ? Cet argument est absolument illogique
: c’est comme si l’on prétendait que le citoyen le
plus pacifique est celui qui est le mieux armé. L’expérience
montre que des individus armés désirent toujours tester
leur force. Il en est de même pour les gouvernements. Les pays
véritablement pacifiques ne mobilisent pas leurs ressources et
leur énergie dans des préparatifs de guerre, évitant
ainsi tout conflit avec leurs voisins.
Ceux qui réclament l’augmentation des moyens de l’armée
et de la marine ne pensent à aucun danger extérieur. Ils
observent la croissance du mécontentement des masses et de l’esprit
internationaliste parmi les travailleurs. Voilà ce qui les inquiète
véritablement. C’est pour affronter leur ennemi intérieur
que les gouvernants de différents pays se préparent en
ce moment ; un ennemi, qui, une fois réveillé, s’avérera
plus dangereux que n’importe quel envahisseur étranger.
Les puissants qui ont réduit les masses en esclavage pendant
des siècles ont soigneusement étudié leur psychologie.
Ils savent que les peuples en général sont comme des enfants
dont le désespoir, la peine et les pleurs peuvent se transformer
en joie à la vue d’un petit jouet. Et plus le jouet est
joliment présenté, plus les couleurs sont vives, plus
il plaira à des millions d’enfants.
L’armée et la marine sont les jouets du peuple. Afin de
les rendre encore plus attrayants et acceptables, on dépense
des centaines et des milliers de dollars pour les exhiber un peu partout.
C’est l’objectif que recherchait le gouvernement américain
lorsqu’il a équipé une flotte et l’a envoyée
croiser le long des côtes du Pacifique, afin que chaque citoyen
américain puisse être fier des exploits techniques des
Etats-Unis. La ville de San Francisco a dépensé cent mille
dollars pour l’amusement de la flotte, Los Angeles soixante mille,
Seattle et Tacoma environ cent mille dollars. Pour amuser la flotte,
ai-je dit ? Pour offrir de la bonne chère et des vins fins à
quelques officiers supérieurs pendant que les « braves
trouffions » devaient se mutiner pour obtenir une nourriture décente.
Oui, deux cent soixante mille dollars ont été dépensés
pour financer des feux d’artifice, des spectacles et des festivités,
à un moment où des milliers d’hommes, de femmes
et d’enfants, dans tout le pays, crevaient de faim dans les rues,
à un moment où des centaines de milliers de chômeurs
étaient prêts à vendre leur travail à n’importe
quel prix.
Deux cent soixante mille dollars ! Que de choses on aurait pu accomplir
avec une somme aussi énorme ! Mais, plutôt que de leur
donner un toit et de les nourrir correctement, on a préféré
emmener les enfants de ces villes assister aux manœuvres de la
flotte, car ce spectacle, comme l’a dit un journaliste, laissera
« un souvenir ineffable dans leur mémoire ».
Quel merveilleux souvenir, n’est-ce pas ! Tous les ingrédients
nécessaires à un massacre civilisé. Si l’esprit
des enfants est intoxiqué par de tels souvenirs, quel espoir
y a-t-il pour l’avènement d’une véritable
fraternité humaine ?
Nous, les Américains, prétendons aimer la paix. Il paraît
que nous détestons verser le sang, que nous sommes opposés
à la violence. Et pourtant nous sautons de joie lorsque nous
apprenons que des machines volantes pourront balancer des bombes bourrées
de dynamite sur des citoyens sans défense. Nous sommes prêts
à pendre, électrocuter ou lyncher toute personne qui,
poussée par la nécessité économique, risquera
sa propre vie en attentant à celle d’un magnat industriel.
Cependant nos cœurs se gonflent d’orgueil à la pensée
que l’Amérique deviendra la nation la plus puissante de
la terre, et qu’elle écrasera de son talon de fer les autres
nations.
Telle est la logique du patriotisme.
Si le patriotisme nuit au commun des mortels, ce n’est rien en
comparaison des dommages et blessures qu’il inflige au soldat
lui-même, cet homme trompé, victime de la superstition
et de l’ignorance. Qu’offre le patriotisme au sauveur de
son pays, au protecteur de sa nation ? Une vie d’esclave soumis,
de dépravation durant la paix ; une vie de danger, de risques
mortels et de mort durant la guerre.
Au cours d’une récente tournée de lectures à
San Francisco, j’ai visité le Presidio, un endroit merveilleux
qui surplombe la baie et le parc du Golden Gate. On aurait pu y installer
des terrains de jeux pour les enfants, des jardins et des orchestres
pour divertir la population. Au lieu de cela, on y a bâti une
caserne constituée de bâtiments horribles, gris et ternes,
bâtiments dans lesquels les riches ne laisseraient même
pas leurs chiens dormir.
Dans ces misérables baraquements on entasse des soldats comme
du bétail ; ils perdent leur temps et leur jeunesse à
cirer les bottes et les boutons de leurs officiers supérieurs.
Là, aussi, j’ai pu observer les différences de classes
: les robustes fils d’une République libre, disposés
en rang comme des prisonniers, sont obligés de saluer chaque
fois qu’un avorton galonné passe devant eux. Ah ! comme
l’égalité américaine dégrade l’humanité
et exalte l’uniforme !
La vie de caserne tend à développer la perversion sexuelle
(4). Elle produit graduellement des résultats semblables dans
les armées européennes. Havelock Ellis, spécialiste
renommé en matière de psychologie sexuelle, a mené
une étude détaillée à ce sujet.
« Certains baraquements sont de véritables bordels pour
les prostitués mâles… Le nombre de soldats qui veulent
se prostituer est bien plus grand que nous sommes prêts à
l’admettre. Dans certains régiments, la majorité
des conscrits sont disposés à se vendre… En été,
on voit des soldats de la Garde royale et d’autres régiments
exercer leur commerce dès la fin de l’après-midi,
à Hyde Park et aux alentours d’Albert Gate, ils ne se cachent
pas, certains se baladent même en uniforme. (…) Le bénéfice
de ces activités rapporte une somme confortable qui vient renflouer
leur maigre solde. »
Cette perversion a progressé dans l’armée, au point
que des maisons spécialisées ont été créées
pour cette forme de prostitution. La pratique ne se limite pas à
l’Angleterre, elle est universelle. « Les soldats sont aussi
recherchés en France qu’en Angleterre ou en Allemagne,
et des bordels spécialisés dans la prostitution militaire
existent à la fois à Paris et dans les villes de garnison.
»
Si M. Havelock Ellis avait enquêté sur la perversion sexuelle
en Amérique, il aurait découvert que la même situation
existe dans notre armée. La croissance d’une armée
permanente ne peut qu’accroître l’étendue de
la perversion sexuelle ; les casernes en sont les incubateurs.
En dehors des conséquences sexuelles déplorables de la
vie commune dans les casernes, l’armée tend à rendre
le soldat inapte à travailler lorsqu’il quitte ses rangs.
Il est rare que des hommes qualifiés s’engagent mais quand
il arrive qu’ils le fassent, au bout de quelques années
d’expérience militaire, ils ont du mal à reprendre
leurs occupations antérieures. Ayant pris goût à
l’oisiveté, à certaines formes d’excitation
et d’aventure, aucune occupation pacifique ne peut plus les satisfaire.
Dégagés de leurs obligations militaires, ils deviennent
incapables d’effectuer le moindre travail utile. Mais habituellement
le recrutement se fait surtout parmi la racaille ou est proposé
à des prisonniers que l’on libère dans ce but. Ceux-ci
acceptent soit pour survivre, soit parce qu’ils sont poussés
par leurs inclinations criminelles. Il est bien connu que nos prisons
regorgent d’ex-soldats, tandis que, d’un autre côté,
l’armée et la marine accueillent beaucoup d’ex-condamnés.
Ces individus-là, lorsqu’ils ont fini leur temps, retournent
à leur vie criminelle antérieure, encore plus violents
et dépravés qu’avant.
De tous les phénomènes négatifs que je viens de
décrire, aucun ne me semble plus nuisible à l’intégrité
humaine que les conséquences du patriotisme pour le deuxième
classe Willam Buwalda. Parce qu’il a commis la folie de croire
que l’on peut être un soldat et exercer ses droits d’être
humain, les autorités militaires l’ont sévèrement
puni. Certes, il avait servi son pays pendant quinze ans, pendant lesquels
son dossier avait été impeccable.
Selon le général Funston, qui a réduit la condamnation
de Buwalda à trois ans de prison, « le premier devoir d’un
officier ou d’un engagé est d’obéir aveuglément
et loyalement au gouvernement. Le fait qu’il approuve ou non le
gouvernement n’entre pas en ligne de compte ». Cette déclaration
éclaire le véritable caractère de l’allégeance
patriotique. Selon le général Funston, le fait d’entrer
dans l’armée annule les principes de la Déclaration
d’indépendance.
A quel étrange résultat aboutit ce patriotisme qui transforme
un être pensant en une machine loyale !
Pour justifier la scandaleuse condamnation de Buwalda, le général
Funston explique aux Américains que ce soldat a commis «
un crime grave qui équivaut à la trahison ». De
quoi s’agit-il exactement ? William Buwalda a assisté à
un meeting de 1 500 personnes qui s’est déroulé
à San Francisco. Après quoi — ô horreur !
— il a serré la main de l’oratrice : Emma Goldman.
Un terrible crime, effectivement, que le général Funston
qualifie de « grave crime militaire, infiniment plus grave que
la désertion » !
Quel argument plus accablant peut-on invoquer contre le patriotisme
que le fait de stigmatiser cet homme comme un criminel, de le jeter
en prison et de lui dérober le fruit de quinze années
de bons et loyaux services ?
Buwalda a donné à son pays les meilleures années
de sa vie adulte. Mais tout cela ne compte pas. Comme tous les monstres
insatiables, le patriotisme inflexible exige un dévouement absolu.
Il n’admet pas qu’un soldat est aussi un être humain,
qu’il a le droit d’avoir ses opinions et sentiments personnels,
ses penchants et ses idées propres. Non, le patriotisme ne l’admet
pas. Buwalda a dû apprendre cette leçon, à un prix
élevé, mais pas inutile. Lorsqu’il est sorti de
prison, il avait perdu sa position dans l’armée, mais il
avait reconquis le respect de lui-même. Après tout, cela
vaut bien trois ans de prison.
Un journaliste a récemment publié un article sur le pouvoir
qu’exercent les militaires allemands sur les civils. Ce monsieur
pense, notamment, que si notre République n’avait pas d’autre
fonction que de garantir à tous les citoyens des droits égaux,
son existence serait déjà pleinement justifiée.
Je suis convaincue que ce journaliste ne se trouvait pas dans le Colorado,
pendant le régime patriotique du général Ball.
Il aurait probablement changé d’avis s’il avait vu
la façon dont, au nom du patriotisme et de la République,
on jetait des hommes dans des cellules communes, puis on les en faisait
sortir pour leur faire traverser la frontière et les soumettre
à toutes sortes de traitements indignes. Et l’incident
survenu au Colorado n’est pas un incident isolé dans le
développement du pouvoir militaire aux Etats-Unis. Il est rarement
qu’une grève survienne sans que l’armée ou
les milices ne viennent au secours des possédants, et alors ces
hommes agissent de façon aussi arrogante et brutale que ceux
qui portent l’uniforme du Kaiser. De plus nous avons la loi militaire
Dick. Ce journaliste l’a-t-il oublié ?
Le grand problème avec les journalistes est que, généralement,
ils ignorent les événements courants ou que, manquant
d’honnêteté, ils ne les évoquent jamais. Et
c’est ainsi que la loi militaire Dick a été introduite
précipitamment devant le Congrès, sans être vraiment
discutée et sans qu’on en parle dans la presse. Cette loi
donne au Président le droit de transformer un paisible citoyen
en un tueur assoiffé de sang, en théorie pour défendre
son pays, en réalité pour protéger les intérêts
du parti dont le Président est le porte-parole.
Notre journaliste prétend que le militarisme ne pourra jamais
acquérir autant de pouvoir en Amérique que dans d’autres
pays, puisque que nous ne connaissons pas la conscription obligatoire
comme dans l’Ancien Monde. Ce monsieur oublie deux faits très
importants. Tout d’abord cet enrôlement a créé
en Europe une profonde haine contre le militarisme, haine enracinée
dans toutes les classes de la société.
Des milliers de jeunes recrues protestent au moment de leur incorporation
et, une fois dans l’armée, ils essaient souvent, par tous
les moyens, de déserter. Deuxièmement, notre journaliste
ne tient pas compte du fait que la conscription obligatoire a créé
un mouvement antimilitariste très important, que les puissances
européennes craignent plus que tout. En effet, le militarisme
est le rempart le plus solide du capitalisme. Dès qu’il
sera ébranlé, le capitalisme vacillera sur ses bases.
Certes, en Amérique, nous n’avons pas de service militaire
obligatoire, les hommes ne sont pas obligés de s’enrôler
dans l’armée, mais nous avons développé une
force bien plus exigeante et rigide : la nécessité. Durant
les crises économiques, le nombre d’engagés ne monte-t-il
pas en flèche ? Le métier de militaire est peut-être
moins lucratif ou honorable que d’autres, mais il vaut mieux être
soldat que d’errer dans tout le pays à la recherche d’un
travail, de faire la queue dans une soupe populaire, ou de dormir dans
des asiles de nuit. Après tout, un soldat touche actuellement
13 dollars par mois, mange trois repas par jour et bénéficie
d’un endroit où dormir. Cependant la nécessité
n’est pas un facteur assez puissant pour humaniser l’armée.
Pas étonnant que nos autorités militaires se plaignent
de la « mauvaise qualité » des éléments
qui s’engagent. Cet aveu est très encourageant. Il prouve
que l’esprit d’indépendance et l’amour de la
liberté sont encore suffisamment répandus chez les Américains
pour les inciter à préférer crever de faim plutôt
que d’endosser l’uniforme.
Les hommes et les femmes qui réfléchissent dans ce monde
commencent à comprendre que le patriotisme est une conception
trop étroite et limitée pour répondre aux besoins
de notre époque. La centralisation du pouvoir a créé
un sentiment international de solidarité parmi les nations opprimées
du monde, solidarité qui révèle une plus grande
communauté d’intérêts entre les ouvriers américains
et leurs frères de classe à l’étranger, qu’entre
un mineur américain et son compatriote qui l’exploite,
une solidarité qui ne craint aucune invasion étrangère,
parce qu’elle amènera tous les ouvriers à dire un
jour à leurs patrons : « Allez vous faire tuer, si vous
en avez envie. Nous, cela fait trop longtemps que nous nous battons
à votre place. »
Cette solidarité éveille également la conscience
des soldats, qui font aussi partie de la grande famille humaine. Cette
solidarité s’est avérée infaillible plus
d’une fois durant les luttes passées, et elle a poussé
les soldats parisiens, durant la Commune de 1871, à refuser d’obéir
quand on leur a ordonné de tirer sur leurs frères. Elle
a donné du courage aux marins qui se sont récemment mutinés
sur les bateaux de guerre russes. Et elle provoquera un jour le soulèvement
de tous les opprimés et la révolte contre leurs exploiteurs
internationaux.
Le prolétariat européen a compris la grande force de cette
solidarité et a donc commencé une guerre contre le patriotisme
et son spectre, le nihilisme. Des milliers d’hommes remplissent
les prisons de France, d’Allemagne, de Russie et des pays scandinaves
parce qu’ils ont osé défier une très ancienne
superstition. Et ce mouvement ne se limite pas à la classe ouvrière,
il concerne toutes les catégories sociales, ses principaux porte-parole
sont des hommes et des femmes éminents dans le domaine des arts,
des sciences et des lettres.
L’Amérique empruntera un jour le même chemin. L’esprit
du militarisme envahit déjà tous les domaines de la vie
sociale. Je suis convaincue que le militarisme deviendra un danger plus
important en Amérique que n’importe où dans le monde,
parce que le capitalisme sait corrompre ceux qu’il souhaite détruire.
Le processus est déjà enclenché dans les écoles.
Évidemment, le gouvernement défend la vieille conception
jésuitique : « Donnez-moi l’esprit d’un enfant
et je le façonnerai. » On apprend aux enfants l’intérêt
des tactiques militaires, on leur vante les grandes victoires, et les
esprits jeunes sont pervertis dans l’intérêt du gouvernement.
De plus, on édite de superbes affiches pour inciter les jeunes
du pays à s’engager. « Une occasion de parcourir
le monde ! » crient les larbins du gouvernement. Et c’est
ainsi que l’on force moralement des jeunes innocents à
se fourvoyer dans le patriotisme et que le Moloch militaire continue
à conquérir la nation.
Lors des grèves, l’ouvrier américain a terriblement
souffert des interventions des soldats, qu’ils soient envoyés
contre lui par l’Etat local ou par le gouvernement fédéral.
Il est donc tout à fait normal que l’ouvrier méprise
les parasites en uniforme et manifeste son opposition contre eux. Cependant,
il ne suffira pas d’une simple diatribe pour résoudre ce
grave problème. Nous avons besoin d’une propagande qui
fasse l’éducation du soldat : une littérature antipatriotique
qui l’éclaire sur les véritables horreurs de son
métier, et lui fasse prendre conscience de sa relation avec ceux
dont le travail lui permet d’exister. C’est précisément
ce dont les autorités ont le plus peur. Un soldat qui assiste
à une réunion révolutionnaire commet déjà
un crime de haute trahison. Il est certain qu’ils condamneront
également à la même peine un soldat qui lira une
brochure révolutionnaire. L’autorité n’a-t-elle
pas, depuis des temps immémoriaux, dénoncé comme
une trahison tout pas vers le progrès? Ceux qui luttent sérieusement
pour la reconstruction sociale sont parfaitement capables de mener à
bien cette tâche, car il est probablement plus important de porter
le message de la vérité dans les casernes que dans les
usines.
Une fois que nous aurons dévoilé le mensonge patriotique,
nous aurons ouvert la voie à l’avènement de la grande
structure où toutes les nationalités s’uniront dans
une fraternité universelle : une société véritablement
libre.
Notes du traducteur
1. Gustave Hervé (1871-1944). Radié de l’université
pour ses positions antimilitaristes en 1901, il fonde l’hebdomadaire
La Guerre sociale en 1906, publication qui tire jusqu’à
60 000 exemplaires avant-guerre. En 1914 il devient ultrapatriote, puis
glisse de plus en plus à droite jusqu’à fonder un
petit parti fasciste favorable à Mussolini !
2. Porfirio Diaz (1830-1915). Colonel qui se couvre de gloire en luttant
contre l’invasion française et l’Empire de Maximilien
entre 1862 et 1867. Dictateur-président élu plusieurs
fois entre 1884 et 1910. Démissionne face à la révolution
en mai 1911.
3. Valeriano Weyler y Nicolau (1838-1930). Général espagnol
qui écrasa à deux reprises des mouvements dirigés
contre la domination espagnole, à Cuba (1868-1872 et 1896-1897)
mais aussi aux Philippines en 1888. Ses méthodes sanguinaires
servirent de prétexte à la guerre hispano-américaine.
Commandant en chef de l’armée espagnole en 1921-1923.
4. Se réfugiant derrière l’autorité d’Havelock
Ellis, qui appartient à une longue lignée de psychologues
ou de psychanalystes hostiles aux gays, Emma Goldman juge ici que l’homosexualité
masculine est une « perversion », un « vice »,
etc. !!! Celle-ci n’est plus considérée comme une
« maladie » par les psy américains depuis les années
1970. On se demande quelle découverte « scientifique »
a pu motiver leur décision ! Notons d’autre part que tout
ce passage sur les bordels militaires composés de prostitués
mâles semble assez invraisemblable quand on sait que la sodomie
était considérée comme un crime à l’époque,
et à plus forte raison dans l’armée.
Emma Goldman
La préparation militaire nous conduit tout droit au massacre universel
(Publié pour la première fois en anglais dans Mother Earth,
vol. X, N° 10, décembre 1915.)
Depuis le début de la conflagration européenne, l’humanité
a été presque entièrement anesthésiée
par la mortelle folie du bellicisme, enivrée par les vapeurs
délétères d’un chloroforme imprégné
de sang, qui a obscurci sa vision et paralysé son cœur.
En effet, à l’exception de quelques tribus sauvages qui
ne connaissent ni la religion chrétienne, ni l’amour fraternel,
ni les dreadnaughts, les sous-marins, les usines de munitions et les
emprunts de guerre, le reste de l’humanité est plongé
dans une terrible narcose. L’esprit humain ne semble s’intéresser
qu’à une chose, la spéculation sur le meurtre. Toute
notre civilisation, toute notre culture est concentrée sur la
folle demande d’armes de destruction, si possible les plus perfectionnées.
« Munitions ! Munitions ! O, Seigneur, toi qui règnes sur
la terre et dans les cieux, toi le Dieu de l’amour, de la pitié
et de la justice, procure-nous assez de munitions pour détruire
notre ennemi ! » Telle est la prière qui monte chaque jour
vers le ciel chrétien. Le bétail, lorsqu’il est
épouvanté par le feu se jette dans les flammes. Les peuples
européens agissent de la même façon : ils se précipitent
dans les flammes dévorantes de la guerre, en s’entre-tuant.
Quant à l’Amérique, poussée au bord de l’abîme
par des politiciens sans scrupules, des démagogues braillards,
et d’avides requins militaires, elle se prépare à
un destin funeste identique.
Face à ce désastre qui approche, il appartient aux hommes
et aux femmes qui ne sont pas encore emportés par la folie guerrière
d’élever la voix, de protester, d’attirer l’attention
de la population sur les crimes et les atrocités qui vont être
perpétrés contre eux.
L’Amérique est essentiellement un melting-pot. Dans ce
pays, aucun groupe national ne peut se vanter d’appartenir à
une race pure et supérieure, d’être détenteur
d’une mission historique particulière ou d’une culture
plus spirituelle. Et pourtant les chauvins et les spéculateurs
bellicistes n’arrêtent pas d’ânonner les slogans
sentimentaux du nationalisme hypocrite : « L’Amérique
aux Américains », « L’Amérique d’abord,
avant tout et toujours. » Ces slogans sont populaires partout.
A les en croire, pour sauver l’Amérique, il faudrait que
tout le monde suive immédiatement une formation militaire. Un
million de dollars prélevés sur la sueur et le sang du
peuple vont être dépensés pour des dreadnoughts
et des sous-marins, pour l’armée et la marine, tout cela
pour protéger cette précieuse Amérique.
Ces discours pleins de pathos dissimulent le fait que l’Amérique
qui sera protégée par une énorme force militaire
ne sera pas l’Amérique du peuple, mais celle des privilégiés;
de la classe qui vole et exploite les masses, et contrôle leur
vie, du berceau à la tombe. Il est pathétique que si peu
de gens se rendent compte que la préparation militaire ne conduit
jamais à la paix, mais mène tout droit au massacre universel.
Avec les méthodes et la ruse qu’emploient les diplomates
conspirateurs et les cliques dirigeantes de l’armée allemande
pour imposer le militarisme prussien aux masses de leur pays, les cercles
bellicistes américains, aidés par les Roosevelt, les Garrison
et les Daniels, rejoints maintenant par les Wilson, se dépensent
sans compter pour écraser le peuple américain sous le
talon de fer du militarisme. S’ils réussissent, ils lanceront
l’Amérique dans la tempête de sang et de larmes qui
dévaste déjà l’Europe.
Il y a quarante ans, l’Allemagne a entonné les mêmes
discours : « L’Allemagne au-dessus de tout, l’Allemagne
aux Allemands, l’Allemagne d’abord, avant tout et toujours.
Nous voulons la paix, c’est pourquoi nous devons nous préparer
à faire la guerre. Seule une nation bien armée et parfaitement
préparée peut maintenir la paix, exiger le respect et
être sûre de conserver son intégrité nationale.
» Et l’Allemagne a continué à se préparer
à la guerre, obligeant ainsi les autres nations à l’imiter.
La terrible guerre européenne actuelle n’est que la conséquence
ultime des prédications de cet Evangile à tête d’hydre
: la préparation militaire.
Depuis le commencement de cette guerre mondiale, des kilomètres
de papier et des océans d’encre ont été utilisés
pour prouver la barbarie, la cruauté, l’oppression du militarisme
prussien. A l’unisson, conservateurs et socialistes appuient les
Alliés pour une seule raison : écraser ce militarisme
qui empêche, selon eux, toute paix et tout progrès en Europe.
L’Amérique s’est enrichie en fabriquant des tonnes
de munitions et en prêtant de l’argent aux Alliés
pour les aider à écraser les Prussiens. Et maintenant
les mêmes slogans retentissent en Amérique. Et s’ils
se traduisent par une mobilisation nationale, ils créeront un
militarisme américain bien plus terrible que le militarisme allemand
ou prussien. Pourquoi ? Parce que nulle part dans le monde le capitalisme
n’est aussi effrontément avide qu’aux Etats-Unis
et nulle part l’Etat n’est aussi disposé à
s’agenouiller aux pieds du Capital.
Comme une épidémie, une vague de folie gagne le pays,
le germe mortel du militarisme contamine les esprits les plus lucides
et les cœurs les plus braves. Les Ligues de défense de la
sécurité nationale, qui arborent un canon sur leurs emblèmes,
les sections de la Navy League (1), dont les dirigeantes se sont éparpillées
aux quatre coins du pays, des femmes qui se vantent d’appartenir
au « sexe faible », des femmes qui donnent la vie dans la
souffrance et le danger, eh bien ces femmes sont prêtes à
sacrifier leur progéniture au Moloch de la Guerre. Les sociétés
pour l’américanisation (2), auxquelles appartiennent des
gens aux idées très libérales, et qui hier encore
dénonçaient les âneries patriotiques, acceptent
aujourd’hui d’embrouiller l’esprit de l’opinion
publique et d’aider à construire les mêmes forces
de destruction en Amérique qu’elles essaient, directement
et indirectement, de détruire en Allemagne — le militarisme
fauche la jeunesse, viole les femmes, extermine le meilleur de l’humanité,
anéantit la vie même.
Même Woodrow Wilson (3) qui, il y a peu, déclarait encore
: « Une nation est trop fière pour se battre » ;
qui, au début de la guerre, a ordonné que l’on prie
pour la paix ; lui qui, dans ses discours, parlait de la nécessité
d’attendre avec prudence, eh bien, même Woodrow Wilson est
rentré dans le rang. Il a maintenant rejoint ses collègues
ultra-chauvins, il a fait écho à leurs clameurs pour instaurer
la préparation militaire et braille désormais lui aussi
: « L’Amérique aux Américains ». La
différence entre Wilson et Roosevelt est la suivante : Roosevelt,
une brute-née, utilise la matraque. Wilson, l’historien,
le professeur, porte le masque soigneusement poli des universitaires,
mais sous ce masque, comme Roosevelt, il n’a qu’un seul
but : servir les intérêts du grand capital, pour aider
ceux qui sont en train de devenir phénoménalement riches
en produisant encore davantage de fournitures militaires.
Woodrow Wilson, dans son discours devant les Filles de la Révolution
américaine (4) s’est démasqué lorsqu’il
s’est écrié : « Je préférerais
être tabassé que mis à l’index. » Effectivement,
se dresser contre les fabricants de munitions et d’armes, les
Bethlehem, du Pont, Baldwin, Remington, et autres Winchester, mène
à l’ostracisme et à la mort politiques. Wilson le
sait, donc il trahit sa position originelle, rejette sa prétention
passée à être « trop fier pour combattre »
et hurle aussi fort que n’importe quel politicien minable qu’il
faut généraliser la préparation militaire et porter
la nation aux nues. Il va même jusqu’à soutenir la
stupide revendication avancée par les femmes de la Navy League
qui veulent imposer dans chaque école le serment suivant : «
Je m’engage à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour
servir les intérêts de mon pays, à soutenir ses
institutions et à défendre l’honneur de son nom
et de son drapeau.
Comme je dois tout à mon pays, je consacrerai mon cœur,
mon esprit et mon corps à son service et je promets de travailler
à son progrès et à sa sécurité en
temps de paix. Je m’engage à n’hésiter devant
aucun sacrifice ni aucune privation pour sa cause si j’étais
appelé à agir pour défendre la liberté,
la paix et le bonheur de notre peuple. »
Défendre les institutions de notre pays, c’est défendre
les institutions qui protègent et soutiennent une poignée
d’individus pour qu’ils volent et pillent les masses, les
institutions qui pompent le sang des autochtones comme celui des étrangers
et le transforment en richesses et en pouvoir, les institutions qui
dépouillent chaque immigré de la culture originale qu’il
a amenée avec lui et lui imposent, en échange, cet américanisme
bon marché, dont l’unique gloire est la médiocrité
et l’arrogance.
Ceux qui proclament « L’Amérique d’abord !
» ont trahi depuis longtemps les principes fondamentaux des vraies
valeurs américaines, celles que Jefferson avait en tête
lorsqu’il a déclaré que le meilleur gouvernement
est celui qui gouverne le moins possible ; celles pour lesquelles lutta
David Thoreau (5) lorsqu’il proclama que le meilleur gouvernement
est celui qui ne gouverne pas ; ou celles de tous les grands Américains
qui ont voulu faire de ce pays un refuge, en espérant que les
déshérités et les opprimés qui y viendraient
pourraient lui apporter un peu plus de personnalité, de qualité
et de sens. Ce n’est pas l’Amérique des politiciens
et des spéculateurs de l’industrie d’armement. Leur
Amérique a été puissamment représentée
par un jeune sculpteur new-yorkais : une main cruelle aux longs doigts
fins qui écrasent sans pitié la tête d’un
immigrant, faisant couler le sang pour en faire des dollars et bercer
l’immigrant d’espoirs brisés et d’aspirations
étouffées.
Etant donné sa position, Woodrow Wilson a raison de défendre
ces institutions. Mais quel idéal offre-t-il à la nouvelle
génération ? Comment forme-t-on un militaire à
défendre la liberté, la paix et le bonheur ? Écoutons
le Major-General O’Ryan : « Tout soldat doit être
entraîné à devenir un simple automate, privé
d’initiative individuelle, transformé en machine. Il doit
passer de force la tête dans le nœud coulant militaire, être
dynamisé, dirigé par des supérieurs qui ont le
pistolet à la main. »
Ce discours n’a pas été prononcé par un junker
prussien, ni par un barbare germanique, ni par Treitschke (6) ou Bernhardi
(7), mais par un Major General américain ! Et cet homme a raison.
On ne peut conduire une guerre avec des hommes égaux, on ne peut
imposer le militarisme à des hommes libres. Il faut avoir à
sa disposition des esclaves, des automates, des machines, des créatures
obéissantes et disciplinées, qui se déplaceront,
agiront, tueront et tireront sur l’ordre de leurs supérieurs.
Voilà à quoi aboutira la préparation militaire,
à rien d’autre.
Il paraît que Samuel Gompers (8) faisait partie des orateurs qui
ont pris la parole devant la Navy League. Si cette information est exacte,
alors jamais plus grand outrage n’a été infligé
au mouvement ouvrier par l’un de ses dirigeants. La préparation
militaire n’est pas dirigée principalement contre l’ennemi
extérieur, elle vise surtout l’ennemi intérieur,
tous les éléments du mouvement ouvrier qui ont appris
à ne rien attendre de nos institutions ; les travailleurs conscients
qui ont compris que la guerre de classes sous-tend toutes les guerres
entre les nations ; ceux qui savent que, si une guerre est justifiée,
il s’agit de la guerre contre la dépendance économique
et l’esclavage politique, les deux principaux problèmes
concernés par la lutte des classes.
Le militarisme a déjà joué son rôle sanguinaire
dans chaque conflit économique, avec l’approbation et le
soutien de l’Etat. Washington a-t-il protesté lorsque «
nos hommes, nos femmes et nos enfants » ont été
tués à Ludlow (9) ? La note adressée à l’Allemagne
exprimait-elle une protestation virulente ? Ou bien existe-t-il une
différence entre tuer « nos hommes, nos femmes et nos enfants
» à Ludlow et en haute mer ? Oui, c’est bien le cas.
Les hommes, les femmes et les enfants de Ludlow étaient des travailleurs,
des déshérités, des damnés de la terre,
des immigrants à qui il fallait donner un petit goût des
splendeurs de l’américanisme, tandis que les passagers
du Lusitania (10) représentaient la richesse et occupaient une
haute position sociale — voilà la différence.
La préparation militaire, donc, ne fera que renforcer le pouvoir
d’une minorité privilégiée et l’aidera
à dominer, réduire en esclavage et écraser le mouvement
ouvrier. Samuel Gompers le sait très bien et, s’il se joint
aux cris de la clique militaire, il doit être condamné
comme un traître au mouvement ouvrier.
Il en est de même pour toutes les autres institutions prétendument
créées pour le bien du peuple et qui ont abouti au résultat
inverse. Et il en sera de même pour la préparation militaire.
L’Amérique prétend se préparer à la
paix, mais en réalité la préparation militaire
provoquera la guerre. Il en a toujours été ainsi au cours
de l’histoire sanglante de l’humanité, et cela continuera
jusqu’à ce que chaque nation refuse de combattre contre
une autre nation, jusqu’à ce que les peuples du monde cessent
de se préparer au massacre. La préparation militaire est
comme la graine d’une plante vénéneuse : une fois
plantée en terre, elle donnera des fruits empoisonnés.
Les massacres en Europe sont le fruit de cette graine vénéneuse.
Il faut absolument que les ouvriers américains s’en rendent
compte avant qu’ils ne soient emportés par les discours
chauvins dans la folie guerrière, folie toujours hantée
par le spectre du danger et de l’invasion. Les ouvriers américains
doivent savoir que se préparer à la paix signifie inciter
à la guerre, laisser se déchaîner les furies de
la mort sur terre et sur mer.
Les masses européennes qui se battent dans les tranchées
et sur les champs de bataille ne sont pas motivées par un désir
profond de faire la guerre ; ce qui les a poussées sur les champs
de bataille, c’est la compétition impitoyable entre d’infimes
minorités de profiteurs soucieux de développer les équipements
militaires, des armées plus efficaces, des bateaux de guerre
plus grands, des canons de plus longue portée. On ne peut construire
une armée puis la ranger dans une boîte comme on le fait
avec des soldats de plomb. Lorsqu’une armée est équipée
jusqu’aux dents, avec des outils meurtriers sophistiqués,
lorsqu’elle est soutenue par les intérêts d’une
clique belliciste, la dynamique devient autonome. Nous devons donc examiner
la nature du militarisme pour comprendre pourquoi la préparation
militaire est un truisme.
Le militarisme détruit les éléments les plus sains
et les plus productifs de chaque nation. Il gaspille la plus grande
part du revenu national. L’Etat ne dépense presque rien
pour l’enseignement, l’art, la littérature et la
science en comparaison avec les sommes considérables qu’il
consacre à l’armement en temps de paix. Et en temps de
guerre tout le reste n’a aucune importance ; la vie stagne, tous
les efforts sont bloqués ; la sueur et le sang des masses servent
à nourrir le monstre insatiable du militarisme. Il devient alors
de plus en plus arrogant, agressif, imbu de son importance. Pour rester
en vie, le militarisme a constamment besoin d’énergie supplémentaire
; c’est pourquoi il cherchera toujours un ennemi ou, s’il
en manque, il en créera un artificiellement. Dans ses objectifs
et ses méthodes civilisés, il est soutenu par l’Etat,
protégé par les lois, entretenu par les parents et les
enseignants, et glorifié par l’opinion publique. En d’autres
termes, la fonction du militarisme est de tuer. Il ne peut vivre que
grâce au meurtre.
Mais la préparation militaire conduit inévitablement à
la guerre pour une autre raison, encore plus fondamentale. Elle encourage
la création de groupes d’intérêts, qui travaillent
consciemment et délibérément à augmenter
la production d’armements et à entretenir une hystérie
belliciste. Ce lobby inclut tous ceux qui sont engagés dans la
fabrication et la vente de munitions et d’équipements militaires
en vue d’accumuler gains et profits personnels. Prenons par exemple
le cas de la famille Krupp, qui possède la plus grande usine
de munitions du monde ; sa sinistre influence en Allemagne et dans beaucoup
d’autres pays s’étend à la presse, aux écoles,
aux Églises et aux hommes d’Etat chargés des plus
hautes responsabilités. Peu avant la guerre, Karl Liebknecht,
le seul homme politique courageux en Allemagne aujourd’hui, attira
l’attention du Reichstag : la famille Krupp payait les services
de fonctionnaires occupant des fonctions militaires très élevées,
non seulement en Allemagne mais en France et dans d’autres pays.
Partout ses émissaires s’activaient, et ils attisaient
systématiquement les haines et les antagonismes nationaux. Liebknecht
a ainsi démasqué un trust international spécialisé
dans la fabrication d’armements. Ce trust se moque complètement
du patriotisme, de l’amour du peuple, mais utilise ces deux sentiments
pour inciter à la guerre et empocher des millions de profits
dans le cadre de ce terrible marché.
Il n’est pas du tout impossible que les historiens de la guerre
actuelle découvrent un jour que ce trust international du meurtre
est à l’origine du conflit mondial en cours. Mais faut-il
toujours que chaque génération traverse des océans
de sang et édifie des montagnes de cadavres pour que la génération
suivante en tire quelques leçons ? Ne pouvons-nous pas, dès
aujourd’hui, en profiter pour dévoiler la cause qui a conduit
à la guerre européenne ? C’est la préparation
militaire qui est la cause de la guerre, au terme d’une préparation
approfondie et efficace de la part de l’Allemagne et d’autres
pays qui ont cherché à renforcer leurs armées et
à en tirer des profits matériels ? La préparation
militaire en Amérique doit conduire et conduira au même
résultat, à la même barbarie, au même sacrifice
absurde de la vie. Si l’Amérique emprunte ce chemin, cela
ne profitera-t-il pas uniquement aux Krupp américains, aux cliques
militaires américaines ? Cela semble vraisemblable lorsque l’on
entend les cris chauvins de la presse, les tirades tonitruantes de Roosevelt,
le baratin sentimental de notre universitaire-président.
Raison de plus, pour ceux qui aiment encore la liberté et l’humanité,
de protester contre ce crime gigantesque, contre les atrocités
qui se préparent aujourd’hui et sont imposées au
peuple américain. Il ne suffit pas de se prétendre neutre
; une neutralité qui verse des larmes de crocodile d’un
œil et garde l’autre œil rivé sur les profits
qu’il tirera des fournitures militaires et des emprunts de guerre,
une telle neutralité est une escroquerie, elle ne sert qu’à
couvrir d’un manteau hypocrite les crimes des autres pays. Il
ne suffit pas de se joindre aux pacifistes bourgeois, qui proclament
la paix entre les nations tout en contribuant à perpétuer
la guerre entre les classes, guerre qui, en réalité, sous-tend
toutes les autres guerres.
C’est sur cette guerre des classes que nous devons nous concentrer.
Nous devons dénoncer les fausses valeurs, les institutions malfaisantes
et toutes les atrocités commises par la société
bourgeoise. Ceux qui sont conscients de la nécessité vitale
de participer à de grandes luttes doivent s’opposer à
la préparation militaire imposée par l’Etat et le
capitalisme pour la destruction des masses. Ils doivent inciter les
masses à renverser à la fois le capitalisme et l’Etat.
Une préparation syndicale et sociale, voilà ce dont les
travailleurs ont besoin. Cela seul mène à la révolution
de la base contre la destruction de masse planifiée par les élites.
Cela seul renforce le véritable internationalisme du mouvement
ouvrier contre les empereurs, les rois, les diplomates, les cliques
et bureaucraties militaires. Seule cette préparation donnera
au peuple le moyen de sortir les enfants des taudis, des ateliers insalubres
et des filatures de coton. Seule cette préparation leur permettra
d’inculquer à la nouvelle génération un idéal
de fraternité, de leur apprendre à jouer, à chanter
et à apprécier la beauté, à élever
des garçons et des filles qui deviendront des adultes libres
— pas des automates. Seule cette préparation permettra
aux femmes d’être les vraies mères de l’humanité,
aux hommes et aux femmes de se montrer créatifs pour la race
humaine et non de devenir des soldats qui la détruisent. Seule
cette préparation conduira à la liberté économique
et sociale, et en mettre un terme à toutes les guerres, tous
les crimes et toutes les injustices.
Notes du traducteur
1. Ligues navales (ou Navy League). Fondée en 1902, avec les
encouragements du président Theodore Roosevelt, la Navy League
existe toujours et compte actuellement 75 000 membres. Le rôle
de cette association de bons patriotes est « d’éduquer
» leurs concitoyens et de « soutenir le personnel de la
Marine », qui regroupe aussi le corps des Marines, les Gardes-côtes
et la marine marchande.
2. Société pour l’américanisation : association
de bénévoles (ou programme financé par le gouvernement
fédéral) enseignant les « valeurs fondamentales
» de l’Amérique aux immigrés désirant
obtenir la nationalité américaine. Cours d’anglais,
d’histoire du pays et de ses institutions, mais aussi cours de
cuisine, conseil pour l’éducation des enfants, etc. Ce
mouvement assez puissant avant et pendant la Première Guerre
mondiale ne résista pas aux lois limitant l’immigration
et à la montée de la xénophobie au début
des années 1920.
3. Thomas Woodrow Wilson (1856-1924). Avocat, professeur de science
politique, gouverneur du New Jersey en 1911, président (démocrate)
élu en 1912 et réélu en 1916. En partie à
l’origine de la Société des Nations (l’ancêtre
de l’ONU actuel) dont il imposa la création après
la Première Guerre mondiale en menaçant de conclure une
paix séparée avec l’Allemagne. Comme quoi, les problèmes
entre la « vieille Europe » et les Etats-Unis ne datent
pas d’hier. Il est cocasse que, dans les dictionnaires et les
livres d’histoire, Wilson soit toujours présenté
comme un grand « anticolonialiste »: en effet, il envoya
l’armée américaine à trois reprises contre
les peuples haïtien, dominicain et mexicain lorsqu’il était
président des Etats-Unis.
4. Filles de la Révolution Américaine : association patriotique
et snob créée en 1891. Réservée aux descendants
des soldats ou des civils ayant participé à la lutte pour
l’indépendance américaine. Dans les années
1980, cette organisation regroupait encore 200 000 membres.
5. Henry David Thoreau (1817-1862). Ecrivain qui, au nom de l’individualisme,
s’opposait à toute contrainte abusive de la communauté.
Il passa une nuit en prison pour avoir refusé de payer ses impôts
car il s’opposait à la guerre contre le Mexique Considéré
comme un des précurseurs de la non-violence par Gandhi et Luther
King, il défendit le raid de John Brown et ses partisans contre
l’arsenal de Harpers Ferry en vue de distribuer des armes aux
esclaves noirs. Penseur inclassable, ses textes peuvent être utilisés
aussi bien par les écologistes, les milices patriotiques d’extrême
droite ou les anarchistes qui oublient qu’il écrivit un
jour : «Néanmoins, pour m’exprimer de façon
concrète, en citoyen et non à la façon de ceux
qui se proclament hostiles à toute forme de gouvernement, je
ne réclame pas sur-le-champ sa disparition mais son amélioration
immédiate. » (N.d.T)
6. Treitschke (1834-1896). Historien et écrivain politique allemand
réactionnaire. Député au Reichstag. Partisan de
l’unité allemande sous la coupe de la Prusse, il considérait
l’Allemagne comme la véritable héritière
du Saint Empire Romain germanique et pensait que son pays devait devenir
une grande puissance impérialiste dotée d’un Etat
fort, dirigé par une élite qui ne soit pas paralysée
par un Parlement pusillanime.
7. Bernhardi, Friedrich von (1849-1930). Général allemand
et auteur de deux ouvrages aux titres prophétiques : L’Allemagne
et la prochaine guerre (1912) et Notre avenir (1913).
8. Samuel Gompers (1850-1924). A l’origine de l’American
Federation of Labor, syndicat fondé sur les métiers et
qui s’adresse aux ouvriers qualifiés. Prônait la
collaboration avec le patronat en vue d’obtenir de « bons
» contrats collectifs. Soutint Wilson pendant la Première
Guerre mondiale.
9. Le 20 avril 1914, 20 hommes, femmes et enfants furent assassinés
à Ludlow, Colorado. Les mineurs de cet Etat et d’autres
États de l’Ouest essayaient d’adhérer à
l’UMWA (syndicat des mineurs) depuis plusieurs années.
En grève, ils furent expulsés des maisons qu’ils
louaient à la société minière. Les mineurs
en lutte et leurs familles dormaient donc sous des tentes plantées
sur un terrain communal. Un groupe formé de miliciens, de gardiens
de la société minière et d’hommes de main
engagés au titre de détectives privés et de briseurs
de grève jetèrent du kérosène sur les tentes,
y mirent le feu et tirèrent sur ceux qui s’échappaient
en se servant d’une auto-mitrailleuse blindée. Le jour
du massacre, à 10 heures du matin, les mineurs célébraient
la Pâques orthodoxe — raison pour laquelle Emma Goldman
fait allusion au « bon accueil » que reçoivent les
immigrés (sans doute grecs, dans ce cas) en Amérique.
Aucun des responsables du massacre ne fut jamais condamné, mais
par contre de nombreux mineurs et militants syndicaux furent emprisonnés
et licenciés.
10. Lusitania : paquebot coulé par les Allemands. 1100 personnes
périrent dont 128 Américains mais Wilson ne déclara
pas pour autant la guerre à l’Allemagne.