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Origine : http://www.homme-moderne.org/kroniks/vlad/991108.html
Le XVIIIème siècle se « gargarise de Vertu
» comme l'affirme justement L. Sala Molins (1). Mais l'exaltation
de la Vertu et la mise en œuvre des valeurs propres à
la philosophie des Lumières ne sauraient faire oublier ce
fait : exalter la « Vertu » sert aussi, parfois, à
occulter l'immonde : en l'espèce, le Code Noir (2) édicté
par la monarchie française en 1685, en vigueur jusqu'à
l'abolition de l'esclavage — la « vertu » a des
silences éloquents.
Pendant trois siècles, un continent a subi un génocide,
celui conséquent au « trafic de bois d'ébène
», comme on dénommait la traite négrière.
Silence détonant : l'Afrique se vide de sa substance humaine
cependant que s'accumulent les fortunes des négociants, des
armateurs, des négriers, à Nantes, Bordeaux, La Rochelle
ou ailleurs. C'est un peu l'origine, si peu avouable ! De ce charme
discret de la bourgeoisie qui paie sa bonne conscience de la mise
à mort de « l'inférieur », du nègre,
et bientôt du prolétaire ! On peut disserter sur Voltaire,
Crébillon, Raynal ou Montesquieu. Aux Antilles ou en Guyane
hollandaise, le nègre a droit à toutes les attentions
de l'humanisme occidental : exécutions, mutilations, marquage
au fer rouge. Le nègre est bestial, la cause est entendue.
Pour son éducation, il faut s'en remettre à la violence
de la loi.
C'est l'objet du Code Noir, d'où son intérêt
majeur. Il est le monument de l'Horreur juridique. Le bâtard
sinistre de la religion catholique, apostolique et romaine et d'une
monarchie qui préfigure l'État moderne. En l'espèce,
la domination du Léviathan, celle de l'État : «
Le plus froid de tous les monstres froids » (Nietzsche).
Le Code Noir comporte un intérêt majeur. Il fonde
en droit —celui des maîtres— le non-droit absolu
—celui des esclaves. L'esclave n'a pas droit à l'état
de droit qui va fonder la mythologie démocratique. L'esclave
n'existe pas en tant que sujet ; il n'est pas reconnu en tant que
personne mais en tant que meuble, objet. Comme tel, il n'a qu'un
seul droit : se taire, souffrir et se résigner, ce à
quoi la religion s'emploiera avec plus ou moins d'efficacité
en le privant du recours à la mémoire, aux dieux de
l'Afrique. Il ne s'agit pas simplement de détruire le corps
par le travail forcé, dans les plantations, mais aussi de
détruire l'âme. De toute manière, ce qu'affirme
la théologie de la norme blanche c'est que le noir est suspect,
objet d'une malédiction originaire justifiée par le
mythe biblique : la malédiction de Cham. Par naissance, le
noir est coupable ; il est extérieur au règne de la
Loi, de la morale. À peau noire, âme noire, dépravée,
immorale, car uniquement dévolue à la satisfaction
immédiate des sens : le noir pêche par bestialité.
Le noir est inconstant, perfide mais aussi dangereux car susceptible
de « contaminer » la blancheur de l'âme blanche.
Le Klu Klux Klan s'en souviendra !
Pour l'esclavagiste c'est cette dépravation du nègre
—considéré comme étape intermédiaire
entre l'orang-outang et l'homme— qui justifie le traitement
de rigueur qu'on lui réserve. L'esclave est un sous-homme
: il doit être « civilisé », c'est-à-dire
neutralisé, ce qui revient au même.
Au moyen du baptême tout d'abord, s'il n'est pas mort avant.
(3) La justification du baptême est triple, d'après
un texte du XVIIIème s. qui exclut toute ambiguïté
: la « sûreté publique » mais aussi «
l'intérêt des maîtres » doivent être
confortés pour le « salut de l'âme » des
esclaves. (4)
Il ne suffit point cependant que le nègre soit abruti par
le travail et la religion ; il doit être aussi soumis par
la peur. Les maîtres aussi ont parfois peur et à ce
titre, le catalogue des peines prévues pour l'esclave récalcitrant
est éloquent. Quand la sédition menace, le bras séculier
doit frapper (a 16). Toute assemblée d'esclave est dangereuse
: elle est synonyme de complot, de « marronage ». La
mort sanctionne la révolte (a 33). Le fugitif aura droit
à toute la bienveillance du maître blanc : marquage
au fer rouge, mutilations puis pendaison. Ce à quoi les prêtres
ne trouvent rien à redire : l'important n'est point d'être
esclave en ce monde. Mais de n'être point « esclave
du démon » dans l'autre !
Avec leur bénédiction et sous leur surveillance vigilante,
l'esclave, réduit à l'état de marchandise humaine
doit se taire et se résigner. Pas toujours d'ailleurs !
Le Code Noir fut aboli en 1794. Mais la grande nation française
rétablit l'esclavage et la traite par la loi du 30 floréal
de l'an X (1802). L'universalité des droits de l'homme, sous
le pouvoir de Bonaparte, peut bien souffrir quelques exceptions,
surtout si l'intérêt des maîtres est en jeu.
Il reste que si la liberté aura, plus tard, le dernier mot,
la fin de l'esclavage n'est pas celle de l'esclavagisme. Désormais,
juridiquement libre, l'esclave est contraint de vendre sa force
de travail. L'esclave deviendra travailleur salarié.
Mais le salarié moderne, il est libre de quoi au fait ? Et
quand ce même salarié pour cause de crise du travail
devient excédentaire, inutile, « assisté »
et exclu ? Qu'en est-il alors de sa liberté et de sa dignité,
si chères à l'humanisme démocratique ? On attend
toujours les réponses…
1. Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1996.
2. Le Code Noir, L'esprit frappeur, n°27, juin 1998, 10 francs.
3. À Nantes au XVIIIème s., le taux de mortalité
sur les navires négriers peut monter jusqu'à 34% de
l'effectif transporté.
4. p. 97 op.cit. 1.
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