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Et si on parlait du Ministère du Co-développement ? par Lucile Daumas.

Origine : http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=5206

Mai 2007.

La création du Ministère « de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement » a déjà fait couler beaucoup d’encre et suscité la réprobation de tous ceux qui, à juste titre, sont inquiets de l’amalgame qui s’opère par l’association des termes « immigration », « intégration » et « identité nationale », suggérant que la dite identité et au-delà l’idée même de nation pourrait être mise en danger par l’immigration.

En revanche, la notion de co-développement, qui apparaît de prime abord comme bien plus généreuse, n’a suscité jusqu’à aujourd’hui que fort peu de commentaires. Il y a pourtant fort à dire sur cette notion, car derrière un vocable qui renvoie à l’idée de développement commun, voire harmonieux, se cache, dans les projets gouvernementaux, des projets et une réalité bien moins altruiste et beaucoup plus sordide de main-mise sur les économies des travailleurs migrants.

Des transferts de fonds des migrants...

220 milliards de dollars US : tel est, selon la Banque Mondiale, le montant des transferts de fonds des migrants vers leurs pays d’origine en 2006 [1]. Voilà une masse financière (plus de deux fois le montant de l’Aide publique au développement- APD) d’autant plus intéressante qu’elle est stable et peu sensible à la conjoncture. Mais d’une part elle emprunte souvent des canaux informels et échappe de ce fait aux règles et profits générés par les transactions financières internationales, d’autre part elle constitue une source de revenus pour les catégories les plus pauvres des pays pauvres, leur parvenant pratiquement sans intermédiaires et sont affectée le plus souvent à la consommation courante.

Les banques nationales ont depuis plusieurs décennies compris quel gisement de profit il y avait là et proposé -parfois en toute illégalité [2]- toute une gamme de produits et de services afin de capter les transferts des migrants. Les grands argentiers de la Finance mondiale ont réagi un peu plus tard. C’est en 2003 seulement que la Banque Mondiale et DFID (Department for International Development - GB) ont crée une agence internationale des transferts des migrants, chargée d’assurer les statistiques et évaluation, d’étudier les impacts et de coordonner des programmes intégrant cette question. Mise à l’ordre du jour du G8 de Sea Island en 2004, la question des transferts de fonds des migrants a donné lieu à la mise en place d’un groupe de travail (IWGIRS) comprenant le FMI, la Banque Mondiale, l’OCDE et la BCE.

... au co-développement.

C’est dans ce contexte que la notion -plus ancienne- de co-développement a été mise en avant. Pour ceux qui mettraient sous ce terme l’idée d’une distribution équitable des richesses entre Nord et Sud, d’un développement non agressif de chacune des régions, respectueux du développement de l’autre, qu’ils se détrompent.

Voici deux définitions proposées parle Ministère français des Affaires étrangères :

On entend par « co-développement » toute action de développement dans laquelle s’implique un migrant, quelque soit la nature et les modalités de cette implication.

Ou encore Action favorisant la contribution des migrants dans le développement de leur pays d’origine . [3]

Il s’agit donc de faire financer par les migrants eux-mêmes le développement de leur pays d’origine. Ainsi non seulement les pays industrialisés et dominants exploitent dans des conditions de précarité et de discriminations évidentes la main d’ouvre immigrée, non seulement elle rejette tous les travailleurs potentiels qui ne lui sont immédiatement utiles, mais voilà que ce sont ces mêmes migrants, exclus, rejetés, exploités, précarisés et renvoyés dès la fin de leurs contrats de travail, qui devraient dégager une épargne suffisante pour investir dans leur pays, financer les infrastructures, créer de l’emploi au village (ce village qu’ils ont quitté faute de travail) afin de freiner l’arrivée de nouveaux migrants.

Que l’on en juge :

Les projets portés par les migrants dans le cadre du co-développement s’orientent aujourd’hui principalement vers trois axes :

- la promotion de l’investissement productif

- l’aide aux initiatives visant au développement local

- la mobilisation des compétences des diasporas.

La promotion de l’investissement productif recouvre également les moyens de sécuriser les dispositifs de transferts de l’épargne et la recherche d’outils permettant un accès plus aisé au crédit pour les micro-sociétés issues du secteur informel. [4]

Capter les flux financiers

Le premier objectif est donc de capter ce flux financier au profit des établissements financiers (organismes de transferts de fonds, banques, bourses). C’est ainsi que des organismes tels que Western Union ou Moneygram, en échange d’une réelle rapidité des transferts (un jeu d’enfant à l’ère des ordinateurs et d’Internet, on ne comprend pas pourquoi les Postes ne sauraient en faire autant !), pratiquant des taux d’usure dignes d’un Shylock, se sont installés non seulement dans toutes les grandes villes occidentales, mais aussi, profitant le plus souvent de réseaux publics préexistant tels que ceux de la Poste ou des téléphones, dans les villages les plus reculés de tous les pays du tiers-monde, et jusque sur les routes des migrations clandestines. De même, l’on peut voir sur les grandes avenues menant aux portes de Paris vers les banlieues à forte population immigrée, les vitrines des banques de leurs pays d’origine proposant toutes sortes de produits bancaires, prêts et produits d’épargne. C’est ainsi qu’aujourd’hui en Espagne la Banque populaire marocaine en association avec la Caixa (Catalogne) sont parvenues à drainer près de 70% des transferts des immigrés marocains résidant sur le territoire espagnol.

Orienter leur utilisation

Une fois opéré ce détournement des économies des migrants à leur profit, les banques vont avoir la possibilité d’orienter l’utilisation de ces fonds. D’une utilisation traditionnellement tournée vers la consommation de produits essentiellement locaux, les banques vont jouer un rôle actif pour convaincre les migrants que leur argent peut être plus utile dans d’autres projets, en particulier tous ceux qui concernent l’équipement collectif de proximité et certains secteurs de service. Et elles vont alors proposer des conseillers en matière d’investissement (on peut se demander ce qu’ils connaissent de l’investissement dans les douars reculés du Haut-Atlas par exemple) et des mécanismes d’accès au crédit. Les pouvoirs publics appuient ces processus et multiplient les sommets, rencontres, conférences et séminaires qui sont autant d’occasions de vanter le co-développement.

Ainsi, les recommandations qui ont émané de la Conférence sur les financements innovants du développement qui s’est tenue à Paris du 28 février au 1er mars 2006 [5], concernent la mise en place de mécanismes facilitant l’accès au crédit, de co-financement et d’aides logistiques ou techniques, ainsi que l’aide au retour- véritable obsession de nos dirigeants depuis des décennies - et l’association des organismes de micro-crédits à la mise en place de ces micro-projets. ONG et associations sont sollicitées pour canaliser ces transferts, orienter les projets et légitimer ce processus proprement scandaleux qui consiste à financer l’aide au développement par l’épargne des migrants tout en contrôlant les flux et les attributions.

Quel modèle de développement ?

Les pouvoirs publics récupèrent ainsi l’expérience de quelques migrants, qui, de manière individuelle ou au sein d’associations, ont choisi en toute liberté d’utiliser leur argent pour permettre à leur village d’origine d’accéder à certains équipements de base qui auraient normalement dû être financés par ces mêmes pouvoirs publics (routes, accès à l’eau potable ou à l’électricité par exemple). Ce faisant, ils continuent de se désengager de leur responsabilité d’Etat qui consiste à assurer, en échange de l’impôt, l’accès des citoyens aux services publics. De cette façon, l’Etat n’est plus redevable de rien, puisque ce sont alors les villageois eux-mêmes qui vont, avec l’aide de leurs enfants partis travailler à l’étranger, trouver les solutions et les palliatifs à l’incurie de l’Etat. Cela a plusieurs avantages :

- cela permet de continuer à compresser les finances publiques, déjà fortement réduites par des années d’ajustement structurel et de consignes d’austérité budgétaire de la Banque mondiale et du FMI.

- cela permet de privatiser une partie de la dette, puisque ce sont ces mêmes migrants qui vont s’endetter pour garantir à leurs familles les services normalement dus par les Etats

- cela permet de ne pas avoir à remettre en cause les choix économiques qui ont abouti à l’incapacité des Etats de satisfaire les besoins de base de leurs citoyens.

Au lieu de faire le bilan du processus d’ouverture d’économies fragiles à une concurrence déséquilibrée, impitoyable et déloyale dans le cadre du « libre-échange », au lieu de mettre en cause les conditions inadmissibles dans lesquelles s’est opéré le surendettement des Etats du Sud, au lieu d’évaluer les résultats de la politique du tout pour l’exportation et de la privatisation des secteurs et services publics, on prétend que le développement peut se faire à coup de micro-projets, financés par des micro-crédits. Comme l’écrit Denis Comanne « miser à fond sur la carte du micro-crédit empêche une véritable remise en cause des plans d’ajustement structurel : à quoi sert-il de chercher des solutions collectives quand il est prouvé que des individus (combien ?) peuvent s’en sortir. » [6].

On voit là comment le co-développement, présenté comme « solution innovante » ne constitue en fait qu’un moyen de perpétuer et d’aggraver le fossé existant entre pays développés et pays en voie de non-développement. Aux pays riches les grands projets, les travaux d’infrastructure, les multinationales, le rachat des entreprises publiques du tiers-monde et de leurs « droits » de pollution. Pour les pays pauvres, « mini-moche et lilliput » [7], comme dirait Jacques Dutronc. Ils sont renvoyés à leur pauvreté et condamnés à la micro-entreprise et au micro-projet. Même plus besoin de politique globale, ce sont les individus eux-mêmes qui seront les acteurs de leur micro/mini/nano développement. Mais même pour cela, ils devront payer leur dîme au système bancaire qui se pose en intermédiaire indispensable et prendre l’avis des experts (en bricolage et système D ? !) qui dicteront à ces braves gens ce qui est bien pour eux !

Quelle figure de l’immigré ?

On voit là combien l’immigré se trouve pris dans un faisceau d’injonctions et de tensions incompatibles duquel il aurait bien de la chance de sortir indemne.

L’immigré aujourd’hui, c’est d’abord celui dont on ne veut pas, devant lequel on dresse des murs, des barrières, des barbelés afin qu’il ne pénètre pas dans l’espace « civilisé ». C’est celui qui meurt dans les eaux du détroit de Gibraltar, au large des Canaries ou sur les grillages entourant Ceuta et Melilla. C’est celui contre lequel on dresse les politiques de lutte contre l’immigration.

L’immigré, c’est aussi celui qui est déjà là, dont on n’a pas su se protéger, qui a même fait venir sa famille. Mis à l’écart dans des quartiers-ghettos, pointé du doigt et contrôlé plus souvent qu’à son tour dans les couloirs de métro, il reste immigré de génération en génération, toujours renvoyé à ses origines, mais malgré tout sommé de s’intégrer. Cette injonction d’intégration [8], ressassée jusqu’à la nausée dans les discours officiels et officieux, somme l’immigré de devenir français (mais ça se mérite ), de laisser au vestiaire sa culture, ses coutumes, sa religion et d’aimer le pays qui l’exploite, l’exclut, le discrimine.

La version Sarkozy de l’injonction à l’intégration s’accompagne, ne l’oublions pas, d’une deuxième proposition : « Intègre-toi ou tire-toi ». Mais dans le même temps, l’immigré est irrémédiablement ramené vers ses origines. Et il le sera de plus en plus en plus, puisque la nouvelle politique migratoire (on voudrait bien ne pas en faire venir, mais c’est hélas indispensable pour l’économie), c’est l’immigration tournante, à durée déterminée : on te presse, on t’exploite et puis hop dehors, laisse la place au suivant.

Cette impossibilité de l’intégration est valable jusque dans les plus hautes sphères, du moins lorsque l’immigré vient de l’extérieur du monde judéo-chrétien : même le mieux acculturé, le mieux assimilé, reste toujours « le bougnoule » de service, fut-il nommé Secrétaire d’Etat ou Préfet.

Dans le cas du co-développement, l’immigré, sommé de s’intégrer est également renvoyé vers ses racines, tenu pour responsable de sa famille, de son douar, de son village, de son quartier et du développement de son pays, développement par ailleurs entravé par les politiques imposées par le pays qui l’accueille aux citoyens de son pays d’origine, avec la complicité de ses dirigeants.

« Le co-développement ne concerne pas seulement les migrants qui souhaitent rentrer au pays pour y réaliser un projet de réinsertion, mais autant et même bien davantage, ceux qui, durablement établis en Europe, souhaitent néanmoins faire bénéficier leur pays d’origine de leurs compétences et savoir-faire, ainsi que de leurs capacités d’investissement. » dit le texte du rapport d’un atelier organisé par le Conseil de l’Europe [9]. Et si on en faisait bénéficier la Hongrie ?

Lucile Daumas, Attac Maroc

- Source : ATTAC info, juin 2007 www.france.attac.org
28 juin 2007