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Avertissement
J'ai écrit ce mémoire dans le cadre d'un Master 2 de philosophie
sous la direction de Christian Berner à l'université Lille 3.
Ce mémoire, bien que j'en présente ici une version remaniée, reste
inachevé, notamment le 3e chapitre, que je n'ai pas eu le temps
de finir avant de le remettre et qui traite des questions de
la société et de l'individu et ainsi, entre autres, de la psychanalyse,
qui mériterait un plus long développement (que je tenterai d'écrire
ultérieurement). À propos de la psychanalyse justement, je fais
une erreur d'interprétation à propos de Castoriadis : j'ai trop
voulu rapprocher dans son oeuvre la politique et la psychanalyse
alors que Castoriadis écrit par exemple dans une interview disponible
sur ce site : « J’ai toujours pensé que la psychanalyse n’a
pas de rôle politique direct à jouer. Il y a un rôle politique
très indirect qui est un rôle d’élucidation » (interview
de Stéphane Barbery « PSYCHANALYSE ET SOCIETE » http://1libertaire.free.fr/Castoriadis49.html).
Je tâcherai à l'avenir de corriger cette erreur et de compléter
la 3e partie.
Le titre que
j'ai choisi, sans doute, n'est pas très stimulant. Je n'en ai
pas trouvé de meilleur pour l'instant. Pour être plus précis donc
: la motivation de fond qui m'a mené à écrire ce texte est la
question de la praxis et plus précisément comment réfléchir à
un changement effectif de la société et des individus qui la composent.
Même si bien sûr ce travail reste un travail universitaire, j'espère
toutefois, modestement, contribuer à une réflexion sur les possibilités
d'un changement politique radical et donc ne pas m'être cantonné
à une discussion « intéressante » sur le seul plan intellectuel.
Par ailleurs,
bien que l'envie ne m'en manquait pas, je n'ai pas, par prudence,
pris véritablement position pour Castoriadis ou Habermas. Peut-être
le ferai-je lors du remaniement de ce texte.
J'accepterais
avec plaisir toute réflexion, positive ou négative, à propos de
ce travail. Pour me contacter : clement.serniclay (at) yahoo.de.
INTRODUCTION
La question de la possibilité d'élaborer un projet démocratique
d’émancipation peut paraître aujourd’hui absurde, voire dangereuse.
Absurde car la démocratie nous y sommes déjà. Certes une grande
partie du monde n’en bénéficie pas encore. Dans ce cas le problème
ne se pose pas véritablement pour les sociétés occidentales ;
et pour les autres, on peut éventuellement débattre de la manière
et des moyens à mettre en œuvre (par exemple la force ou la persuasion)
pour propager la démocratie. Toutefois, si on ne se satisfait
pas de l’idée que la France par exemple ou les régimes occidentaux
en général sont pleinement démocratiques et ont réalisé la pleine
liberté des membres qui les composent, on peut juger la volonté
de construction d’un projet d’émancipation dangereux, car susceptible,
par trop d’intransigeance, de dogmatisme ou d’utopisme, de se
transformer en son contraire, le totalitarisme, comme en témoignent,
semble t-il, les régimes bâtis sur les idées d’abolition de classe,
de fraternité universelle, qui voulaient instaurer la véritable
Justice, la véritable Liberté et la véritable Égalité, par exemple
et pour ne citer que les plus importants, l’URSS et la Chine Populaire.
Malgré cela, deux auteurs comme Jürgen Habermas (1929-) et Cornelius
Castoriadis (1922-1997) développent une réflexion qui se donne
pour objectif de repenser la démocratie afin de ne pas la figer,
de la remettre en cause pour mieux la réaliser effectivement.
Pour ce faire ils se gardent de bâtir des concepts purs d’émancipation
qu’il s’agirait d’appliquer brutalement à la réalité. Ils s’appuient
directement sur l’histoire et la société pour élaborer ou plutôt
reprendre ou achever ce que nous appellerons ici le projet de
la modernité, en référence à une société et une période historique
déterminées. Car ce projet d’émancipation émerge ou réémerge dans
la période dite moderne. C’est donc à cette question que l’on
va tenter de répondre en étudiant conjointement Castoriadis et
Habermas : est-il encore possible de bâtir un projet démocratique
d’émancipation ? Si oui, il faut se demander comment il s’ancre
dans l’histoire et la société.
Habermas,
sociologue et philosophe allemand, appartient à la « seconde
génération » de l'École de Francfort. Castoriadis, philosophe,
économiste et psychanalyste français d’origine grecque, arrive
en France en 1945 où il fonde avec entre autres Claude Lefort
le groupe « Socialisme ou Barbarie » (1949-1965), organe
militant révolutionnaire dans lequel Castoriadis publie ses premiers
textes importants. Il est aussi économiste à l’Organisation de
Coopération et de Développement Economique (1948-1970), et devient
psychanalyste en 1973, puis enseigne à l'Ecole des Hautes Etudes
en Sciences Sociales à Paris (1981-1997).
Si le projet
d’émancipation n’a pas été véritablement réalisé, quel voie peut-on
emprunter pour le reconstruire ? Si nous reprenons pas à
pas le chemin déjà parcouru pour aboutir au résultat actuel, nous
risquons bel et bien de répéter les erreurs déjà produites. Toutefois,
si nous voulons effectivement faire une reprise d’un projet
qui a émergé mais que nous estimons inachevé ou trop imparfait,
il est nécessaire de s’intéresser aux tentatives déjà produites,
mais d’un point de vue critique, afin d’en comprendre l’échec
tout en développant ce qu’on y trouve de positif. De ce point
de vue, aborder la question du marxisme est inévitable dans la
mesure où ce courant politique et philosophique représente probablement
la tentative la plus marquante du XXe siècle de construction
d’un projet d’émancipation universelle. Nous devons donc voir
ce qui peut encore nourrir ou non un projet d’émancipation chez
Marx. S’il est une réussite, ne serait-ce que partielle, il peut
être objet d’inspiration. C’est ce que fait Habermas pour la question
du matérialisme historique qui nous conduit à l’idée, pour lui
centrale, de raison. Si c’est un échec, il faut savoir pourquoi
et construire un nouveau projet d’émancipation, à supposer que
ce soit possible et souhaitable. Dans ce cas il faut tirer les
leçons de cet échec de Marx et du marxisme. C’est l’angle d’approche
de Castoriadis qui pense que malgré la dimension authentiquement
révolutionnaire du mouvement marxiste et de l’œuvre de Marx, dimension qui n’a pas
prévalu, laissant le pas à un philosophie de l’histoire rationaliste
et déterministe qui contredit l’idée même d’émancipation. Pourtant
Castoriadis ne rejette pas, loin de là, toute forme de rationalité
et il nous faudra voir si sa conception de la raison est compatible
avec celle de Habermas.
D’un point de vue historique, Habermas tire son analyse
de la raison d’une lecture de la modernité en se confrontant à
Max Weber et au discours philosophique critique que la modernité
a toujours tenu sur elle même. Il constate que dans la période
moderne émerge un concept de raison qui ne se réduit pas à la
raison instrumentale. La raison détient aussi une dimension communicationnelle.
Cette raison communicationnelle est lié au principe de discussion
intersubjective qui nécessite une argumentation rationnelle et
qui peut véritablement se déployer dans un régime démocratique.
Ce processus de rationalisation amorcée dans la modernité, et
inachevé, constitue le projet de Habermas proprement dit. C’est
donc dans la modernité que Habermas puise son projet de rationalisation
en lien avec la défense de la démocratie. Castoriadis, pour sa
part, s’intéresse à la renaissance dans la modernité de ce qu’il
nomme le projet d’autonomie individuelle et collective. Il entreprend
ainsi d’étudier les formes politiques contemporaines qui se revendiquent
de ce projet d’émancipation qui est aussi le projet socialiste
révolutionnaire visant à changer radicalement la société. Pour
des raisons similaires à celles qui le poussent à faire un bilan
du marxisme – c’est-à-dire pour comprendre l’échec du marxisme
en tant que théorie révolutionnaire et en tirer les conséquences
pour le projet d’autonomie – Castoriadis étudie de près l’URSS
car elle passe pour le régime ayant réalisé le « socialisme »
aux yeux d’une grande masse de personnes dans les pays occidentaux.
Le problème est de savoir si l’URSS est bien socialiste et si
elle ne l’est pas, qu’est-ce que le socialisme et comment (re)définir
le projet d’autonomie ? Où trouver des traces de l’émancipation ?
Ces traces, il les trouve dans la période moderne. Il cherche
et découvre dans le capitalisme moderne les conditions, le ferment
qui peut nous permettre de nous libérer de l’aliénation capitaliste
et de construire le projet d’une société autonome, elle-même composée
d’individus autonomes. Nous verrons par ailleurs que cette période
dite moderne est une renaissance du projet d’autonomie déjà en
germe dans la Grèce antique.
Pour avoir un point de vue complet sur ce que peut être
la reconstruction d’un projet de la modernité, nous devons nous
demander s’il est possible de fonder d’un point de vue « philosophique »
ou « théorique » les réflexions de Castoriadis et de
Habermas sur Marx, le marxisme, la notion de raison et le constat
de la modernité, et si oui comment. La société en général est-elle
capable dans son « être » même de réaliser historiquement
son émancipation et celle des individus qui la composent ?
Autrement dit, quelle vision de la société et de l’individu est
possible dans le cadre d’un projet d’autonomie que nous avons
pour objectif de réaliser effectivement, c’est-à-dire historiquement ?
La question qui se pose ici est de savoir quel est la nature d’une
société, comment elle se constitue, quel est son rapport à l’histoire
et aux individus qui la composent et quelles conséquences on peut
en tirer pour le projet de la modernité. Habermas développe une
théorie de l’évolution sociale qui montre une certaine rationalité
à l’œuvre dans le développement des sociétés. Il existe une certaine
concordance entre le projet moderne de rationalité et la nature
de l’évolution des sociétés. Avec Castoriadis est développée une
conception de l’institution imaginaire de la société. Si la société
est nécessairement autoinstituée, création, elle ne le reconnaît
pas elle-même dans la quasi-totalité des cas, faisant appel à
une instance extérieure pour justifier son fonctionnement social,
la rendant ainsi hétéronome. Il s’agit pour Castoriadis de montrer
que cette construction des sociétés est autoinstitution et qu’est
ainsi pleinement justifié la possibilité continuelle de pouvoir
remettre en cause les institutions sociales, possibilité qui est
en fait le projet d’autonomie de Castoriadis, car si la société
établit ses modes de fonctionnement, explicitement, en reconnaissant
qu’ils ne se fondent que sur elle-même, elle est autonome, elle
se donne à elle même (auto) sa propre loi (nomos).
Cette autonomie sociale n’est toutefois envisageable que dans
la mesure où les individus composant cette société sont eux-mêmes
autonomes, il ne peut exister de société autonome sans individus
autonomes et réciproquement il ne peut y avoir d’individus véritablement
autonomes dans une société hétéronome.
De nombreuses
thématiques communes et un projet apparemment semblable justifient
d’étudier ensemble les œuvres de Castoriadis et de Habermas qui
ont d’ailleurs explicitement fait référence l’un à l’autre dans
un certain nombre d’écrits. Le problème pour cette étude conjointe
est la construction de principes politiques et philosophiques
guidant l’action en ayant à l’esprit ce qui s’est déjà fait et
les projets déjà bâtis, ce qui nous permet de ne pas élaborer
un projet abstrait, déconnecté de toute analyse sociale et historique,
tout en s’appuyant sur des concepts généraux concernant la société,
l’individu et l’histoire.
Il nous faudra observer de près pour cela s’il est possible
de fonder un tel projet moderne sur un consensus entre Habermas
et Castoriadis ou si au contraire nous avons deux solutions incompatibles.
Pour ce faire, nous aborderons d’abord la question du marxisme
qui aura entre autres la vertu de nous introduire à leurs pensées
respectives tout en montrant le fondement de cette référence commune,
ce qui nous conduira directement au problème de la raison et du
rationalisme, cette question étant conditionnée en partie par
le rapport à Marx de nos deux auteurs. Ensuite, nous entrerons
dans une thématique plus large et plus concrète pour traiter du
constat effectué par Habermas et Castoriadis à propos de la modernité
et d’analyses historiques et sociales. Nous aurons alors les éléments
permettant de présenter leurs points de vue respectifs sur les
questions de la société, de l’individu et de l’histoire. Le fil
conducteur de ces réflexions sera l’élaboration du projet de la
modernité formulé dans les termes d’un projet de rationalité pour
Habermas et dans ce d’un projet d’autonomie pour Castoriadis.
CHAPITRE
I
Du marxisme au rationalisme
Introduction
Les question du marxisme et celle de la raison sont, pour Habermas
et pour Castoriadis, intimement liées. Habermas, de son côté,
s’intéresse au rationalisme de Marx, comme nous le verrons, par
le biais du matérialisme historique, celui-ci étant une théorie
de l’évolution sociale qui doit alors pouvoir rendre compte d’une
certaine rationalité à l’œuvre dans l’histoire des sociétés. Castoriadis,
lui, va remettre en cause l’œuvre de Marx et le marxisme en en
critiquant le rationalisme qui est lui même associé à un déterminisme
rigide. Aussi bien donc pour Castoriadis que pour Habermas, l’abord
conjoint ici des questions du marxisme et de la raison est justifié.
Leurs lectures respectives de Marx permettent de comprendre leurs
conceptions de la raison et réciproquement. Pour aborder ces thématiques,
nous commencerons par le rapport spécifique qu’ils entretiennent
avec le marxisme pour traiter ensuite plus spécifiquement du problème
de la raison, ceci notamment parce que la question du marxisme
et de l’œuvre de Marx sera une manière d’introduire à leurs pensées
tout en engageant entre eux une première « discussion »[1].
Nous
verrons que ce rapport à Marx, au-delà de l’intérêt propre qu’il
représente – Marx et le marxisme théorique et politique ayant
eu une influence déterminante sur la pensée et l’histoire politiques
du XXe siècle – est aussi déterminé par les conceptions
de Habermas et de Castoriadis sur la vision de la société moderne,
mais aussi d’un point de vue plus théorique sur les questions
de la rationalité et de la théorie sociale. À l’inverse, on peut
affirmer que c’est tout autant le rapport à Marx qui détermine,
au moins en partie, les pensées et les engagements de ces deux
auteurs, ce que nous pourrons constater ici. Nous allons toutefois
tenter de démontrer que cela se fait chez l’un et l’autre selon
des modalités très différentes et même antagonistes.
Étudier ici l’intégralité de leurs rapports à Marx et au marxisme
nous mènerait beaucoup trop loin, étant donné l’importance qu’ils
y accordent, notamment dans le cas de Castoriadis[2].
Je m’en tiendrai donc pour cette étude à un certain nombre de
textes, les plus importants traitant explicitement du rapport
à Marx et au marxisme. Concernant Habermas, je m’appuierai essentiellement
sur son recueil de textes publié en français sous le titre Après
Marx[3]
et plus particulièrement sur le texte « Pour une reconstruction
du matérialisme historique » qui est celui qui renvoie directement
et de manière la plus développée à Marx et au matérialisme historique,
par lequel il est fait référence à la conception matérialiste
de l’histoire de ce dernier[4].
Quant à Castoriadis, nous nous appuierons principalement sur
la première partie de L’Institution imaginaire de la société[5],
« Marxisme et théorie révolutionnaire », en notant toutefois
que le rapport à Marx et au marxisme développé dans ce texte est
le résultat d’une longue évolution de la pensée de Castoriadis
que nous aurons à évoquer.
A)
Marx et le marxisme : Théorie révolutionnaire et matérialisme
historique
Si Marx et le marxisme ont été très importants au XXe
siècle pour la pensée et l’histoire, ils l’ont été pour des courants
politiques et théoriques très différents les uns des autres et
même pour des individus qui avaient pour but de le combattre.
Or Castoriadis et Habermas revendiquent tous les deux un héritage
critique de Marx. Il importe donc de savoir comment ils justifient
leur intérêt pour cet auteur, intérêt dont la visée et la nature
ne sauraient aller de soi. Pourquoi s’intéresser encore à Marx
et au marxisme dans les années 1960 et 1970[6] ?
Pour Castoriadis, se confronter au marxisme lorsqu’on veut traiter
de la question de la société est inévitable :
« Pour
celui que préoccupe la question de la société, la rencontre avec
le marxisme est immédiate et inévitable. Parler même de rencontre
dans ce cas est abusif, pour autant que ce mot dénote un événement
contingent et extérieur. Cessant d'être une théorie particulière
ou un programme politique professé par quelques-uns, le marxisme
a imprégné le langage, les idées et la réalité au point qu'il
est devenu partie de l'atmosphère que l'on respire en venant au
monde social, du paysage historique qui fixe le cadre de nos allées
et venues. »[7]
On voit
ici le caractère total de l’intérêt porté au marxisme dans le
cadre de la question de la société. Cette justification ne dénote
pas en elle-même une prise de position critique ou élogieuse envers
le marxisme. Celui-ci et corrélativement Marx lui-même ne sauraient
être ignorés sous peine de ne pas pouvoir comprendre le langage
et les idées de la société telle qu’elle est actuellement. A
fortiori on ne peut se passer de se confronter à Marx et au
marxisme si on veut agir politiquement et plus précisément
si on veut faire vivre une praxis révolutionnaire comme
c’est le cas pour Castoriadis dans le cadre de son projet d’autonomie.
Pour
Habermas, l’intérêt porté à Marx et au marxisme est de nature
très différente. L’œuvre de Marx est surtout traitée pour ce qu’elle
a encore d’utile, notamment pour la construction d’une nouvelle
théorie de l’évolution sociale par le biais d’une reconstruction
du matérialisme historique. Selon lui le marxisme a encore un
potentiel de stimulation :
« l’intérêt
que je porte à Marx et Engels n’est pas de nature dogmatique,
ni non plus philologique ou historique. (…) Reconstruction
[du matérialisme historique], cela signifie dans le contexte
qui nous occupe, que l’on démontre une théorie et qu’on la reconstitue
sous une forme nouvelle, pour mieux atteindre le but qu’elle s’était
fixée : c’est la façon normale (je veux dire : normale,
aussi pour des marxistes) de traiter une théorie qui, sur bien
des points, doit faire l’objet de révisions, mais dont le potentiel
de stimulation n’est pas (encore) épuisé. »[8]
Habermas,
tout en leur accordant une place importante, ne donne pas à Marx
et au marxisme ce caractère fatal que leur prête Castoriadis.
De plus Habermas n’envisage pas de s’intéresser à Marx pour la
question toute entière de la société, avec notamment son sort
historique comme pour Castoriadis, mais pour le cadre bien particulier
de la reconstruction du matérialisme historique. Celui-ci est
certes utile ensuite au développement d’une théorie de la société,
mais la théorie de Marx n’y tient qu’une place partielle :
« Aussi
le matérialisme historique ne sera t-il pas pour moi seulement
une indication heuristique mais bien une théorie et plus précisément
une théorie de l’évolution sociale qui, en vertu de son statut
réflexif, a aussi une valeur informative pour l’action politique
et peut, dans une certaine mesure déboucher sur une théorie et
une stratégie de la révolution. La théorie du développement du
capitalisme que Marx a élaboré dans les Grundrisse et dans
le Capital a sa place comme théorie partielle au
sein du matérialisme historique. »[9]
Habermas
se donne donc explicitement pour visée d’utiliser partiellement
l’œuvre de Marx, plus particulièrement sa théorie du développement
du capitalisme, pour élaborer une nouvelle théorie de l’évolution
sociale qui par ailleurs peut avoir une valeur simplement informative
pour l’action politique[10].
Marx est donc cité en tant qu’il est utile, en partie, pour élaborer
une nouvelle théorie qui, nous le verrons, est en fait un prolongement
de la théorie de l’agir communicationnel de Habermas. De tels
objectifs sont tout à faits étrangers à Castoriadis. Si Marx est
selon lui incontournable pour toute personne qui s’intéresse à
la question de la société, il ne s’agira pas d’en faire une révision
et encore moins d’élaborer à partir de là une théorie de l’évolution
sociale. Castoriadis, comme nous le verrons, prend acte de l’exigence
de se confronter au marxisme, mais pour montrer la nécessité de
l’abandonner en tant que théorie guidant l’action, tout en indiquant
l’intuition authentiquement révolutionnaire de la pensée de Marx,
quoique cet aspect soit dominé de manière irréductible par l’aspect
téléologique et scientiste de la théorie marxienne[11],
à quoi il faut ajouter les objections que formule Castoriadis
contre les analyses économiques de Marx, sa théorie et sa philosophie
de l’histoire, ainsi que le sort historique qui a été réservé
à la théorie marxiste dans sa pratique historique et sociale.
Nous voyons bien que si Habermas et Castoriadis s’intéressent
tous deux à Marx et au marxisme, c’est pour des raisons très différentes.
Les angles d’approche sont différents et le marxisme lui-même
n’est pas étudié de la même façon par Habermas et Castoriadis.
Pour le premier la confrontation au marxisme ne se fait presque
exclusivement qu’avec les auteurs marxistes tandis que
pour le second la confrontation essentielle se fait au moins autant
avec les courants politiques marxistes, notamment le stalinisme
et le trotskisme. Pour mieux comparer Habermas et Castoriadis,
nous devons présenter plus en détail leurs conceptions respectives
pour mieux voir ensuite en quoi elles se différencient.
Comme nous
l’avons vu, Habermas s’intéresse à Marx dans la mesure où il peut
jouer un rôle très utile pour une reconstruction du matérialisme
historique, reconstruction qui doit permettre à son tour d’élaborer
une nouvelle théorie de l’évolution sociale. Le titre du premier
chapitre d’Après Marx, « Le matérialisme historique
et le développement des structures normatives », nous indique
déjà en partie le type de reprise que Habermas veut faire du matérialisme
historique de Marx. La notion de « structures normatives »
n’est pas une notion que l’on retrouve sous la plume de Marx ou
des marxistes en général. Est annoncée déjà ici le projet de Habermas
d’intégrer à sa propre théorie de l’évolution et plus généralement,
comme nous le verrons, à sa théorie de la communication ce qui
l’intéresse dans le marxisme et dans le matérialisme historique.
Habermas affirme sa volonté de faire une reconstruction
et pas une simple reprise du matérialisme historique. Ce qui l’intéresse
c’est qu’il existe un fondement normatif de la théorie
sociale de Marx. Habermas voit une corrélation entre les fondements
épistémologiques du matérialisme historique et sa propre théorie
de l’action communicationnelle et constate qu’avec certaines hypothèses
de la théorie de l’évolution sociale, « on se trouve (...)
confronté à des problèmes qui exigent une réflexion sur la théorie
de la communication. »[12]
La théorie sociale de Marx, dont Habermas veut dévoiler le contenu
normatif, peut donc enrichir la théorie de la communication, cette
théorie trouvant une place partielle et néanmoins importante au
sein de la reconstruction du matérialisme historique et donc de
l’élaboration d’une nouvelle théorie de l’évolution sociale sous-tendue
par cette reconstruction que Habermas entreprend en intégrant
les concepts essentiels tirés de sa théorie de la communication.
Habermas
part donc de concepts marxiens pour entreprendre sa reconstruction
du matérialisme historique. Selon Marx, l’histoire des sociétés
est déterminée par le développement des forces productives, qui
sont composées des travailleurs et du capital. Ce développement
est lui-même déterminé par les rapports de production et en dernière
instance par le développement de la technique. Habermas estime
lui qu’on trouve là des processus d’apprentissage qui permettent
aux sociétés d’évoluer. Marx, selon Habermas, ne voyant ces processus
qu’au niveau des forces productives, se situe ici dans le domaine
de la pensée objectivante, s’en tenant à l’action instrumentale
et stratégique. Mais cette dimension est insuffisante pour comprendre
l’évolution sociale :
« on a maintenant
de bonnes raisons de supposer que c’est aussi dans la dimension
de la connaissance morale, dans la dimension du savoir pratique,
de l’action communicationnelle et du règlement consensuel des
conflits que se produisent certains processus d’apprentissage
qui se sédimentent sous la forme de modalités plus élaborées de
l’intégration sociale, c’est-à-dire au niveau de nouveaux rapports
de production, et que ce sont eux qui, à leur tout, rendent
possible la mise en œuvre de forces productives nouvelles. »[13]
Ainsi l’évolution
sociale n’est pas seulement, comme le laisse penser Marx, déterminée
par le développement objectif des forces productives, développement
régi par une rationalité de type instrumentale ou stratégique,
c’est-à-dire une rationalité qui permet de fixer les moyens adéquats
pour atteindre un but donné. L’évolution sociale est aussi déterminée
par une rationalité communicationnelle, qui porte sur les
motivations de l’action et qui participe à l’élaboration de nouveaux
rapports de production et donc de forces productives nouvelles.[14]
Une dynamique de développement à l'œuvre dans les sociétés provoque
un changement des structures normatives qui permet de résoudre
des problèmes de la société précédant tel développement particulier.
Ce développement reste donc conditionné selon Habermas par l’économie
(idée marxiste) et par l’apparition de nouveaux processus d’apprentissage
(idée de Habermas). De ce point de vue, la culture reste un phénomène
de superstructure, mais elle prend une place beaucoup plus importante
que ce qu’avaient cru les marxistes, ce qui justifie ici l’intérêt
de la théorie de la communication : « Cette importance
des superstructures explique pourquoi, selon moi, la théorie de
la communication peut apporter sa contribution à un matérialisme
historique rénové. »[15]
Habermas
pense donc que la reproduction sociale se fait par le travail,
comme c’est le cas dans le matérialisme historique. Nous savons
maintenant qu’il opère un premier éloignement de la théorie marxiste
en ajoutant de nouveaux processus d’apprentissage pour déterminer
l’évolution des sociétés. Mais Habermas veut également retravailler
la notion marxiste de travail, plus précisément de « travail
socialement organisé » qui est, selon la théorie marxiste,
« le mode spécifique sur lequel les hommes reproduisent leur
existence, par opposition aux animaux »[16].
Habermas indique alors les conséquences de ce primat du travail
chez l’homme sur la conception de la société :
« Aussi
la répartition des biens produits exige t-elle la mise en jeu
de règles d’interaction qui, au niveau de l’intercompréhension
dans le langage, puissent être détaché des situations individuelles
et être intersubjectivement posées de façon durable comme normes
reconnues ou règles d’action communicationnelle. Un système
qui règle socialement le travail et la répartition, voilà ce que
nous appelons une économie ; c’est pourquoi, selon
Marx, l’économie comme forme que prend la reproduction de la vie
caractérise le stade de développement propre à l’homme. »[17]
Ainsi,
comme nous l’avons vu, les règles de l’action instrumentale
et de l’action stratégique ne sont alors pas les seules
qui permettent de différencier l’homme de l’animal, mais aussi
l’action communicationnelle. Le travail social est conçu
par Habermas « comme forme de reproduction de l’existence
humaine »[18].
Tout en étant dans une certaine mesure fidèle à Marx, Habermas
en interprète les thèses en les formulant à l’aide d’un vocabulaire
qu’il tire de sa théorie de la communication, puis il prend explicitement
ses distances avec Marx, Habermas voulant « savoir si
le concept de travail social caractérise de façon suffisante
la forme de reproduction de l’essence humaine. »[19]
Il va alors procéder à une analyse critique du concept marxien
de travail social. Celui-ci, nous dit Habermas, remonte à très
loin dans l’évolution et ne distingue pas tant les hommes des
animaux que les premiers hominidés des singes anthropoïdes. C’est
donc dès les hominidés, et non plus tard avec les hommes, que
l’on voit la constitution d’une reproduction par le travail social
et d’une économie. Ainsi Habermas critique le concept marxien
de travail social qui ne permet pas de comprendre la reproduction
spécifiquement humaine de l’existence. Dans ces conditions, il
détermine alors le facteur d’évolution dans le cas de l’homo
sapiens : la reproduction devient proprement humaine
à partir du moment où émerge en plus de la structure de classe
une structure familiale de la société. Il note l’importance du
phénomène :
« ce n’est pas un
phénomène insignifiant : il s’agit d’un remplacement du système
de statuts propre à l’animal, qui chez les singes anthropoïdes
repose déjà sur des interactions médiatisées par des symboles
(au sens de H. G. Mead), par un système de normes sociales, qui
suppose le langage. »[20]
On voit
l’apparition de la notion de langage qui n’est pas théorisée en
profondeur par Marx alors qu’il s’agit d’un concept fondamental
pour Habermas dans la mesure où il dégage un contenu normatif
des présupposés de l’action communicationnelle, or celle-ci est
essentiellement de nature langagière. Dans l'œuvre de Marx en
revanche, on ne trouve pas de théorie normative explicite. On
sait toutefois que l’évolution sociale d’après lui se fait selon
l’histoire des rapports de production, ce qui contient l’évolution
de la technique et la lutte des classes. Par cette évolution,
Marx prédit la chute du capitalisme et son remplacement par une
société socialiste, raisonnement que critique Habermas :
« Quant à savoir
si cette transformation, que Marx décrit comme un bouleversement
des forces productives, est possible effectivement, et comment
elle est possible dans une logique de développement, ce n’est
pas là quelque chose qui se puisse déduire de ces problèmes auxquels
le système se trouve confronté ; c’est bien plutôt une question
d’accès à un niveau d’apprentissage nouveau. »[21]
Cette critique
n’exclut pas a priori que le socialisme soit une solution
future aux problèmes critiques de la société capitaliste, mais
dans ce cas, on ne saurait déduire cela d’une simple « détermination
formelle » issue du processus de production,
« il faudrait en
rendre compte en termes de processus de démocratisation, c’est-à-dire
en invoquant l’irruption des structures universalistes dans des
domaines d’action qui jusqu’à présent étaient commis à une détermination
privée autonome des finalités, qu’elle que puisse en être la rationalité
technique (Zweckrationalität) dans le choix des moyens. »[22]
Ainsi Habermas
refuse le déterminisme de Marx. Selon lui, les structures normatives
ne dépendent pas que du processus de reproduction sociale. Elles
ont, dit-il, une histoire interne. Il insiste sur la distinction
qu’il fait entre les forces productives et les structures normatives
qui contribuent chacune de manière autonome à la rationalisation
de l’action[23].
Habermas justifie alors encore une fois sa volonté de se
revendiquer du matérialisme historique alors que tant de changements
lui ont été infligés, que dans sa théorie, l’analyse de l’accumulation
capitaliste ne joue presque plus aucun rôle et que des emprunts
ont été faits au structuralisme et au fonctionnalisme. En fait
le rapport à Marx, au marxisme et au matérialisme historique n’est
pas évident dans le cas de Habermas ; c’est la raison pour
laquelle il le justifie de nouveau :
« L’analyse
que je propose de cette dynamique de développement est bien "matérialiste"
dans la mesure où elle se réfère aux problèmes qui mettent le
système en crise dans le domaine de la production et de la reproduction ;
et cette même analyse reste bien "historique"
dans la mesure où il lui faut aller à la recherche des causes
des transformations évolutionnaire parmi l’ensemble des circonstances
contingentes (…). »[24]
Marx
et le matérialisme historique donnent des outils permettant d’analyser
les conditions qui déterminent en partie les innovations évolutionnaires
faisant apparaître de nouveaux problèmes qui excèdent les capacités
de régulation de la société en question. Ainsi, on peut mieux
comprendre le surgissement de crise dans une société donnée.
Habermas exprime encore son intérêt pour Marx et le matérialisme
historique en abordant un reproche que l’on fait souvent à la
théorie marxiste : celle-ci n’aurait-elle pas pour seul mérite
limité d’avoir analysé le capitalisme par une vue rétrospective
des sociétés précapitalistes et si, dans ce cas, l’analyse de
la formation sociale contemporaine ne devrait pas se détacher
de l’explication matérialiste de type marxiste ? Selon Habermas,
« Marx
lui-même concevait le matérialisme historique[25]
comme une théorie globale de l’évolution sociale et qu’il voyait
dans la théorie du capitalisme un sous-ensemble de cette dernière.
(…) Pour une analyse du présent qui s’interroge sur les limites
du potentiel d’innovation et d’adaptation propre aux structures
sociales existantes, la théorie de l’évolution sociale revêt une
importance déterminante (…). »[26]
Ainsi,
le matérialisme historique peut permettre de partir de la naissance
de la formation sociale de la société contemporaine pour en déterminer
le principe d’organisation. Ceci, il peut le faire en tentant
de dévoiler les innovations que la société bourgeoise a apportées
aux problèmes évolutionnaires.
Le marxisme intéresse donc Habermas particulièrement pour l’élaboration
d’une théorie de l’évolution sociale et si celui-ci évoque parfois
la possibilité de transformations sociales, il le fait de manière
assez abstraite en s’intéressant aux défis évolutionnaires que
peut rencontrer une société. Ainsi le socialisme par exemple comme
société future intéresse peu Habermas qui s’en tient à souligner
contre Marx que si cette forme d’organisation de la société était
la réponse aux problèmes évolutionnaires posés par la société
bourgeoise, elle ne pourrait se déduire d’une détermination formelle
en l’occurrence en termes de développements des forces productives,
mais par des processus d’apprentissage nouveaux qui soient des
processus de démocratisation. En dehors de cela, Habermas traite
très peu de la question du socialisme, ce qui l’éloigne d’une
préoccupation centrale de Marx. Castoriadis en revanche, s’il
critique aussi le déterminisme historique de Marx, s’intéresse
beaucoup plus à la possibilité effective de transformer
la société. Ce qui l’intéresse alors est de savoir si Marx et
le marxisme peuvent être encore une source d’inspiration pour
une telle préoccupation et sinon pourquoi, la question devant
être posée étant donné le caractère inévitable de la rencontre
avec Marx dans la société actuelle.
Concernant
Castoriadis, la référence au marxisme prend donc un sens tout
à fait différent. Tout d’abord, Castoriadis rencontre l’œuvre
de Marx et le marxisme par son engagement politique. Ce point
biographique n’est pas négligeable car Castoriadis l’a lui même
évoqué pour expliquer ce qui, dans son vécu politique, l’a amené
au marxisme et de quelle manière[27]
et c’est constamment qu’il réévalue ses prises de position dans
ses écrits à la lumière d’une analyse de la situation sociale
elle-même en constante évolution.
Castoriadis,
né en 1922, commence à s’engager dans l’action politique en Grèce
pendant la seconde guerre mondiale. Il rejette très vite le communisme
stalinien inféodé au Parti Communiste d’Union Soviétique par refus
de toute forme de dictature de parti et de totalitarisme en général.
Il adhère alors en 1943 au parti trotskiste grec dans le cadre
de la résistance à l’occupant nazi. Mais lors de la tentative
d’un coup d'État stalinien en Grèce en décembre 1944, Castoriadis
ne pense pas comme les trotskistes qu’il s’agirait là d’une tentative
de coup d'État militaire mais qu’ « elle viserait à instaurer
en Grèce ce qu’on appellerait par la suite une démocratie populaire,
c’est-à-dire la prise de pouvoir par les staliniens pour instaurer
une société de type russe avec bien entendu les variantes locales
nécessaires. »[28]
Les partis communistes staliniens ne sont donc pas, comme le pensait
Trotsky, devenus réformistes et passés dans le camp bourgeois,
l’URSS n’est pas un « État ouvrier dégénéré » pour utiliser
l’expression consacrée par les trotskistes[29].
Les partis staliniens selon Castoriadis visent purement et simplement
leur propre dictature qu’ils veulent substituer au pouvoir de
la classe ouvrière. En 1945, Castoriadis arrive en France et adhère
tout de même dès 1946 au Parti Communiste Internationaliste (PCI),
le parti trotskiste le plus important en France à ce moment-là.
Il y créera rapidement une tendance entre autres avec Claude Lefort.
C’est avec ce groupe que Castoriadis quittera finalement le PCI
pour créer en 1949 « Socialisme ou Barbarie », ce qui
marque sa rupture définitive avec le trotskisme. Les textes écrits
durant cette période, qui dure pour Castoriadis jusqu’en 1967,
marquent petit à petit un rapport critique toujours plus grand
à Marx et au marxisme. Cette critique aboutit explicitement à
la rupture d’avec le marxisme avec le texte « Marxisme et
théorie révolutionnaire ».
Pour commencer
ce texte, Castoriadis se demande quel marxisme il faut aborder
afin d’en faire un bilan et critique alors un improbable retour
à l’orthodoxie marxiste. Il rejette le « pur et simple "retour
à Marx", qui prétendrait ne voir dans l’évolution historique
des idées et des pratiques depuis quatre-vingts ans qu’une couche
de scories dissimulant le corps resplendissant d’une doctrine
intacte. »[30]
C’est dans le cas de Marx particulièrement qu’il serait absurde
de juger son œuvre en faisant abstraction des courants qui s’en
sont réclamés et de l’utilisation historique qu’on en a faite,
notamment en URSS, Marx lui-même ne voulant pas se contenter d’interpréter
mais aussi de transformer le monde[31].
Ainsi le retour à Marx est impossible car il faudrait pour cela
violer les principes que Marx lui-même a posé : « Marx
a en effet été le premier à montrer que la signification d’une
théorie ne peut pas être comprise indépendamment de la pratique
historique et sociale à laquelle elle correspond, en laquelle
elle se prolonge ou qu’elle sert à recouvrir. »[32]
Dans l’histoire, Castoriadis estime que la pratique du marxisme
a été parfois révolutionnaire, parfois tout le contraire et elle
repose selon lui sur une ambiguïté fondamentale du marxisme, or
« en histoire et
en politique, le présent pèse infiniment plus que le passé. Or
ce "présent", c’est que depuis quarante ans le marxisme
est devenu une idéologie au sens même que Marx donnait
à ce terme : un ensemble d’idées qui se rapporte à une réalité
non pas pour l’éclairer et la transformer, mais pour la voiler
et la justifier dans l’imaginaire, qui permet aux gens de dire
une chose et d’en faire une autre, de paraître autres qu’ils ne
sont. »[33]
Le marxisme
est devenue idéologie en devenant dogme officiel des pays « socialistes ».
Il est devenu idéologie en tant que doctrine de multiples sectes
et parce que durant les dernières décennies il n’a plus été plus
une théorie vivante, on ne trouve plus de tentatives concluantes
d’extension ou d’approfondissement. En condamnant toute volonté
de revenir à un marxisme pur de toute souillure historique, Castoriadis
condamne aussi le trotskisme. Sur un plan plus théorique, Castoriadis
rejette aussi l’idée de maintenir une orthodoxie marxiste en gardant
la méthode marxiste qui serait séparable de son contenu,
comme a voulu le faire Lukács dans Histoire et conscience de
classe[34],
ceci car « la méthode ne pas être ainsi séparée du contenu,
et singulièrement pas lorsqu’il s’agit de théorie historique et
sociale. »[35]
Car sinon,
« comment
savoir quelle catégorie correspond à tel matériel ? Si le
matériel porte en lui-même le "signe distinctif" permettant
de le subsumer sous telle catégorie, il n’est donc pas simple
matériel informe : et s’il est vraiment informe, alors l’application
de telle ou telle catégorie devient indifférente, et la distinction
du vrai et du faux s’écroule. »[36]
Ainsi
Castoriadis renonce au marxisme, ce qui ne l’empêche pas d’abandonner
toute perspective révolutionnaire comme ça a été le cas de nombreux
intellectuels « marxistes », bien au contraire :
« Partis
du marxisme révolutionnaire, nous sommes arrivés au point où il
fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires ;
entre la fidélité à une doctrine qui n’anime plus depuis longtemps
ni une réflexion ni une action, et la fidélité au projet d’une
transformation radicale de la société, qui exige d’abord que l’on
comprenne ce que l’on veut transformer, et que l’on identifie
ce qui, dans la société, conteste vraiment cette société et est
en lutte contre sa forme présente. La méthode n’est pas séparable
du contenu, et leur unité, c’est-à-dire la théorie, n’est pas
à son tour séparable des exigences d’une action révolutionnaire
qui, l’exemple des grands partis aussi bien que des sectes le
montre, ne peut plus être éclairée et guidée par les schémas traditionnels. »[37]
Castoriadis prend acte de la déchéance du marxisme mais traite
aussi du cœur même de l’œuvre de Marx pour justifier ce rejet.
Ce faisant, il critique l’économie marxiste, la théorie et la
philosophie marxistes de l’histoire.
Selon l’économie marxiste, la société capitaliste
est condamnée à s’effondrer pour des raisons objectives :
parce que c’est sa dynamique même qui est contradictoire et cette
contradiction se manifeste ultimement dans la baisse tendancielle
du taux de profit. De cette contradiction interne au capitalisme,
Castoriadis prédit l’effondrement de la société capitaliste et
son remplacement nécessaire par la société socialiste qui sera
une transition avant l’avènement de la société communiste. Il
s’agit là pour Marx d’une succession déterminée et nécessaire.
Au-delà du fait que Castoriadis critique l’économie de Marx[38],
il critique le déterminisme de Marx qui est contradictoire avec
une visée révolutionnaire.
Castoriadis récuse l’idée même qu’une révolution socialiste puisse
être l’aboutissement d’un processus naturel. Comment la liberté
pourrait-elle naître dans une société communiste après avoir été
continuellement et complètement déterminé par le développement
mécanique des forces productives ? Castoriadis critique l’idée
fondamentale de Marx que l’homme et la société seraient déterminés
en dernière instance par l’économie et par la motivation à toujours
rechercher le développement le plus grand. Ce faisant, Marx extrapole
abusivement à l’ensemble de l’histoire de l’humanité les motivations
de la société capitaliste, ce qui dénote une optique sociocentriste[39] Marx croyait
avoir trouvé le sens ultime du processus de l’histoire, occultant
ainsi complètement l’histoire comme domaine de la création.
Le déterminisme de Marx consiste à faire de la tendance
du capitalisme à réifier la force de travail sa réalité effective.
Selon Castoriadis cette vision d’une force de travail totalement
réifiée que l’on retrouve notamment dans Le Capital est
nécessaire à l’élaboration d’une science économique basée
sur le modèle des sciences physiques, ce qui revient à occulter
le rôle de la lutte des classes alors même que c’est Marx qui
l’a théorisée. Cette critique, Castoriadis la fait déjà durant
la période de Socialisme ou barbarie :
« Dans cette conception,
le déroulement des événements est en vérité indépendant de l’action
des hommes et des classes. Les capitalistes n’agissent pas, ils
"sont agis" par les mobiles économiques qui les déterminent
au même titre que la gravitation régit le mouvement des corps ;
ils n’ont en fait aucune prise sur la réalité, qui évolue indépendamment
d’eux, d’après les "lois de mouvement du capitalisme"
dont ils sont les marionnettes inconscientes. (…) Même les ouvriers
"sont agis" plutôt qu’ils n’agissent ; leurs réactions
sont déterminées par ce même mouvement automatique de l’économie,
et conditionnées par une misère biologique ; (…) bien entendu
aussi, la révolution doit conduire à des résultats prédéterminés. »[40]
De cela découle logiquement la réfutation par Castoriadis de la
contradiction que Marx pensait voir dans le capitalisme, notamment
avec la baisse tendancielle du taux de profit, point que nous
avons déjà abordé. De manière plus générale, Castoriadis refuse
l’idée que les contradictions d’une société de classe soient insurmontables :
« dans
toute société divisée en classes, ces classes s'opposent car leurs
intérêts sont en conflit. Mais l'existence de classes comme telle
et l'exploitation comme telle ne créent pas de contradiction.
Elles déterminent simplement une opposition ou un conflit entre
deux groupes sociaux. Il n'y a pas de contradiction dans une société
esclavagiste ou féodale, quelle que puisse être par moments la
violence du conflit qui fait s'affronter exploiteurs et exploités »[41]
Castoriadis
ne réfute pas, bien au contraire, l’idée qu’il existe des contradictions
internes insurmontables au capitalisme, mais il critique l'idée
d'une contradiction que Marx croit distinguer avec la baisse tendancielle
du taux de profit et surtout l’idée qu’une telle contradiction
amènerait nécessairement la chute du capitalisme.
En somme
c’est la conception déterministe et objectiviste qui
l’emporte sur l’action libre des masses autonomes dans l’histoire
(URSS, Chine Populaire…[42])
aussi bien que dans l’œuvre de Marx. Castoriadis estime que dans
le marxisme, il y a « deux éléments dont le sens et le sort
historique ont été radicalement opposés. »[43]Le premier élément est
la notion de lutte des classes et la maxime marxiste affirmant
que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes. C'est l’élément révolutionnaire :
« C’est lui qui
veut détrôner la philosophie spéculative en proclamant qu’il ne
s’agit plus d’interpréter, mais de transformer le monde, et qu’il
faut dépasser la philosophie en la réalisant. C’est lui qui se
refuse de donner d’avance la solution du problème de l’histoire
et une dialectique achevée (…) ; qui met l’accent sur le
fait que les hommes font leur propre histoire dans des conditions
chaque fois données, et qui déclarera que l’émancipation des travailleurs
sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »[44]
Mais il
ne s’agit selon Castoriadis que d’une intuition qui sera étouffée
rapidement par un second élément contradictoire et inconciliable
avec elle :
« Ce deuxième élément
est celui qui réaffirme et prolonge la culture et la société
capitalistes dans ses tendances les plus profondes (…). C’est
lui qui fait comparer à Marx l’évolution sociale à un procès naturel,
qui met l’accent sur le déterminisme économique (…). Comme toujours,
ce positivisme scientiste se renverse immédiatement en rationalisme
et en idéalisme dès qu’il pose les questions dernières et qu’il
y répond. L’histoire est système rationnel soumis à des lois données,
dont on peut dès maintenant définir les principales. »[45]
Dans ce
contexte sont critiqués par Castoriadis les lois de la dialectique,
l’idée que le développement des forces productives déterminent
la vie sociale, la confusion entre développement et progrès.
Castoriadis
semble donc ici avoir une approche, des centres d’intérêts très
différents de Habermas sur la question de Marx et du marxisme.
On peut toutefois noter quelques points communs dans leurs développements,
à propos desquels il faudra alors se demander s’ils permettent
d’opérer un rapprochement entre ces deux auteurs.
Habermas
montre comme Castoriadis son opposition au déterminisme de Marx
dans l’histoire. Nous l’avons vu à propos du refus de penser que
le socialisme, s’il est la réponse adéquate aux crises qui apparaissent
dans le capitalisme, ne saurait découler d’une détermination formelle.
Pour le justifier il faudrait en rendre compte en termes de démocratisation,
ceci indépendamment de la rationalité technique. Habermas ne croit
pas à une histoire complètement déterminée. Mais on ne peut s’en
tenir à cette critique pour soutenir un rapprochement entre ces
deux auteurs, cette critique ayant d’ailleurs souvent été adressée
à Marx. Les motifs profonds de celle-ci diffèrent clairement.
Castoriadis critique le déterminisme marxiste en cela qu’il contredit
l’intuition authentiquement révolutionnaire et émancipatrice de
Marx, alors que Habermas y voit plutôt un problème théorique en
s’appuyant sur sa notion d’activité communicationnelle et sur
l’idée que les processus d’apprentissage ne s’accumulent pas seulement
dans le domaine technique mais aussi dans le cadre d’une rationalité
communicationnelle. Disant ceci, Habermas reste toujours sur la
plan de la rationalité alors que Castoriadis, pour critiquer le
déterminisme marxiste, s’appuie sur l’ambition de participer à
un projet politique émancipatoire, et plus théoriquement sur la
notion de créativité sociale, les masses autonomes devant, avec
lucidité, créer elles-mêmes leur propre système d’organisation
sociale, ce qui n’est absolument pas déductible de principe naturels
et dépasse largement le cadre de la raison. Selon Castoriadis,
l’exercice de la raison est nécessaire à un projet politique d’émancipation
mais ne saurait s’y réduire. Il est nécessaire pour ce projet
que la société elle-même crée des formes nouvelles d’organisation
politique permettant cette émancipation.
De plus, Castoriadis rejette très clairement toute ambition de
faire une reprise du matérialisme historique. Ce point d’ailleurs
n’est pas spécifique à la discussion concernant le marxisme, recouvrant
une divergence nette concernant la question de la société. Notons
que réciproquement, les prises de position concernant la question
de la société découlent en partie de l’interprétation que font
Habermas et Castoriadis du déterminisme historique de Marx.
Toutefois,
on pourrait tenter de les rapprocher à propos de l’interprétation
du marxisme dans son rapport avec la société moderne. Habermas,
dans le dernier texte d’Après Marx, « Le rôle de la
philosophie au sein du marxisme », explique que le matérialisme
dialectique « fait de la dialectique la doctrine des lois
générales de la nature, de l’histoire et de la pensée »,
ce qui l’amène à écrire cette parenthèse : « dans
cette mesure, le marxisme soviétique préserve mieux et développe
plus naïvement que n’importe quel autre courant théorique actuel
l’héritage philosophique du monde bourgeois »[46]. Castoriadis, de son côté, voit précisément dans le deuxième
élément du marxisme, l’élément scientiste et déterministe, la
persistance de l’imaginaire capitaliste à l’œuvre. Castoriadis
rapproche ce scientisme de Marx à l’idéologie productiviste du
capitalisme. Ce que Habermas qualifie ici d’ « héritage
philosophique du monde bourgeois », Castoriadis pourrait
le nommer plus simplement « capitalisme ». Mais la radicalité
de la critique n’est pas la même. D’abord, Habermas parle ici
de marxisme soviétique. Pour Castoriadis, si cette critique vaut
particulièrement pour le marxisme soviétique[47],
elle vaut tout autant pour l’œuvre de Marx elle-même. Et encore
une fois Habermas se situe sur un plan théorique. On peut
d’ailleurs se demander s’il s’agit vraiment d’une critique de
la part de Habermas car il ne consacre à ce point qu’une parenthèse
et donne l’impression d’un simple constat, la critique se résumant
à la constatation de naïveté envers le marxisme soviétique et
non spécifiquement à Marx lui-même, alors que pour Castoriadis
la critique est explicite et très virulente, étant donné qu’il
se pose toujours comme socialiste révolutionnaire.
Ces différences
de postures amènent d’ailleurs Habermas et Castoriadis à justifier
différemment leur position par rapport à Marx et au marxisme.
Castoriadis, étant resté révolutionnaire et cherchant toujours
à construire un projet d’émancipation – entreprise abandonnée
par de nombreux intellectuels qui, en cessant d’être marxistes
ont cessé d’être révolutionnaires[48]
–, justifie sa rupture avec Marx et le marxisme alors
que Habermas justifie son rapprochement avec le marxisme
par le biais de sa reconstruction du matérialisme historique.
Castoriadis, nous l’avons vu, justifie sa rupture non pas pour
ne plus être révolutionnaire comme beaucoup d’autres, mais au
contraire pour le rester, le marxisme étant une doctrine qui ne
guide plus l’action, qui n’est plus une source d’inspirant pour
qui veut construire un projet de changement social radical. Habermas
justifie son rapprochement dans la mesure où il fait de nombreuses
réserves à propos de la théorie marxiste de l’histoire et qu’il
fait par ailleurs de nombreux emprunts au structuralisme et au
fonctionnalisme. Nous avons vu que Habermas considère son analyse
de la dynamique de développement comme matérialiste car elle se
réfère aux crises du système dans le domaine de la production
et comme historique car il cherche les causes de ces crises et
des transformations évolutionnaires qui en découlent dans l’ensemble
des circonstances contingentes. On peut penser aussi que si Habermas
doit justifier ce rapprochement, c’est parce que rien dans ce
qu’il écrit ne laisse penser qu’il est révolutionnaire, contrairement
à Castoriadis.
Nous avons aussi déjà abordé l’importance chez Castoriadis de
la distinction de deux éléments contradictoires et même opposés
au sein du marxisme, l’élément révolutionnaire, émancipateur d’un
côté, et l’élément déterministe, scientiste de l’autre. Si Habermas
n’aborde pas le problème éventuel de deux dimensions contradictoires
au sein du marxisme, il rappelle l’importance des mouvements sociaux
pour Marx et écrit notamment que Marx
« établit entre
ces deux moteurs de l’évolution sociale, que sont le progrès
technique et organisationnel d’une part et la lutte des classes
d’autre part, un lien trompeur ou qui, en tout cas, ne fait pas
l’objet d’une analyse suffisante. »[49]
On pourrait
interpréter ce « lien trompeur » que Habermas voit entre
progrès technique et lutte des classes pour l’évolution sociale
comme la contradiction entre deux éléments opposés dans le marxisme
et l’œuvre de Marx. Toutefois, on ne peut pas imputer cette interprétation
à Habermas lui-même qui ne développe pas ce point. Le rapprochement
sur ce point ne peut donc être que superficiel, mais on distingue
l’ébauche chez Habermas d’une préoccupation très grande de Castoriadis.
Nous voyons donc que les rapprochements que l’on pourrait être
tenté d’opérer entre Habermas et Castoriadis sur la question de
Marx et du marxisme ne peuvent être que superficiels. Ce qui domine
c’est l’antagonisme de deux façons d’aborder cette thématique,
le seul point commun entre nos deux auteurs étant de prendre cette
question au sérieux et de l’approfondir. Notons cependant que
cette divergence n’est pas un simple conflit d’interprétation.
Elle découle de conceptions plus générales, notamment concernant
le problème de la raison et la question de la société. À l’inverse,
la construction de ce rapport à Marx et au marxisme a conditionné
les prises de positions sur ces questions, avec une acuité particulière
dans le cas de Castoriadis pour lequel la référence à Marx est
constante lors de ses écrits de la période Socialisme ou Barbarie,
référence qui par la suite, même avec l’abandon du marxisme, reste
très importante.
Dans
ce que Habermas et Castoriadis retiennent et rejettent du marxisme,
on peut dire en quelque sorte que l’un reprend l’aspect des théories
marxiennes que l’autre rejette et rejette ce que l’autre reprend.
Castoriadis se situe dans l’héritage révolutionnaire du marxisme,
héritage étranger à Habermas qui lui entend retravailler le matérialisme
historique, dimension que Castoriadis condamne explicitement.
Cette opposition sur la question de Marx et du marxisme a des
correspondances dans l’opposition des projets respectifs de nos
deux auteurs. Castoriadis évalue Marx dans le cadre de son projet
politique qui lui impose de se poser la question de la société
qui en passe forcément par Marx. Le rejet du déterminisme marxien
renvoie au rejet de l’hétéronomie, dans le cadre de laquelle on
fait appel à une instance extérieure pour justifier les institutions
sociales, l’instance extérieur étant pour Marx les « lois »
de l’histoire, et la question de la révolution renvoie à la revendication
de Castoriadis de pouvoir instituer une société non bureaucratique,
autonome, dans laquelle il est toujours possible de remettre en
cause les institutions sociales qui sont toujours le fait de ladite
société et non d’une instance extérieure, même si la plupart des
sociétés attribuent leurs propres créations sociales à une instance
extérieure. Concernant Habermas, sa reconstruction du matérialisme
historique lui permet de bâtir une théorie de l’évolution sociale,
ce qui indique son projet de reprise d’une rationalité à l’œuvre
dans l’histoire qui est à proprement parler, comme nous le verrons
par la suite plus en détails, le processus de rationalisation
à l’œuvre dans la modernité dont Marx est partie intégrante.
B)
Raison et rationalisme
L’étude du rapport
de Habermas et de Castoriadis à Marx et au marxisme nous a amené
à traiter un problème qui dépasse le cadre de cette discussion :
celui de la raison et du rationalisme. L’intérêt de cette question
est qu’elle est intrinsèquement liée à une lecture très importante
de la modernité, notamment avec Max Weber. L’analyse de la modernité
dans le cadre d’une réflexion philosophique a été, comme l’écrit
Stéphane Haber, rendue possible par « le fait que l’histoire
a commencé à être vue non plus comme une suite disparate d’événements
mais comme une totalité cohérente dont on pouvait rendre compte
rationnellement » et progressivement « l’histoire a
été (…) perçue comme le théâtre du déploiement de la raison elle-même,
donc du devenir a-rationnel de l’homme et de ses progrès. »[50]
On peut penser ici aux philosophies de l’histoire de Hegel et
de Marx et donc à la reprise critique de Habermas du projet de
rationalisation apparu dans la modernité. Concernant Castoriadis
nous verrons qu’il ne se pose pas seulement en position critique,
mais aussi en rupture vis-à-vis de cette « rationalité »,
voyant dans la modernité la renaissance du projet d’autonomie
qui était tombé globalement dans l’ombre entre la fin de la démocratie
grecque et le haut Moyen-Âge. La question de la raison et du rationalisme
nous amènera donc à établir son rapport à la politique et à la
démocratie, rapport que nous retrouvons aussi bien chez Habermas
que chez Castoriadis. Avant de comparer leurs thèses respectives
sur ce point, nous devons succinctement les présenter séparément.
Comme nous venons
de l’évoquer, le concept de raison est très important pour Habermas,
qui s’intéresse en premier lieu aux théories de la rationalisation
moderne dont la plus féconde, basée sur un travail empirique,
est pour lui celle de Weber[51].
Ce n’est pas notre objet ici de faire de l’analyse des thèses
wébériennes de la modernité par Habermas proprement dit, mais
il est utile d’en faire une présentation rapide pour mieux comprendre
la démarche de Habermas et dans la mesure où, comme nous le verrons,
Castoriadis se confronte lui aussi à Weber[52].
Weber, selon Habermas, développe un concept de rationalité partielle,
trop restreint à sa dimension instrumentale. Dans L’éthique
protestante et l’esprit du capitalisme, il cherche ce qui
a favorisé l’expansion de l’économie capitaliste qu’il analyse
comme phénomène central de la civilisation occidentale et donc
de la modernité. La thèse que Weber développe dans ce texte est
la suivante : on constate un retour du dogme calviniste de
la prédestination dans le protestantisme. Ainsi l’individu occidental
est confronté à une anxiété quant à son salut, anxiété qu’il évacue
en interprétant la réussite mondaine comme un signe d’élection.
Ceci a pour conséquence de développer dans les styles de vie une
grande austérité et une grande ardeur au travail dans une volonté
de maîtrise du monde. Ainsi est née la forme de vie par excellence
permettant d’accélérer la rationalisation de la société. Cette
rationalisation envahit alors toutes les sphères de l’activité
sociale. Le problème posé par cette analyse est que Weber ne met
en avant dans la modernité qu’un certain type de rationalité :
la rationalité instrumentale[53].
Ce faisant, Weber ne met en avant qu’un seul modèle de rationalisation,
celui de l’Occident[54].
Au-delà de l’ethnocentrisme qu’implique une telle prise de position,
il développe une idée réductrice de la raison moderne et risque
d’aboutir politiquement à un décisionnisme, c’est-à-dire que la
raison se réduisant à la raison instrumentale, nous pouvons tout
entreprendre « rationnellement » jusqu’à ce que nos
connaissances ou notre « rationalité » soient insuffisantes,
stade auquel il faut donc prendre une décision pour agir, décision
qui ne peut alors pas être fondée rationnellement.[55]
Ainsi Weber se défie de la démocratie qui ne
lui apparaît pas comme un régime essentiellement désirable pour
les sociétés modernes, préférant à cela un régime bureaucratique
élitiste, le peuple ne devant tout au plus que choisir ceux qui
prendront les décisions pour lui. Or Habermas veut prendre au
sérieux les prétentions démocratiques des sociétés modernes et
pour satisfaire cette exigence sans renoncer à la description
de la modernité en termes de rationalité comme on la trouve chez
Weber, il faut développer un autre concept de rationalité qui
doit être empiriquement repérable dans la période moderne. C’est
ce que fait Habermas en montrant qu’en plus de la rationalité
instrumentale, la modernité occidentale a permis l’émergence d’un
autre type de raison, la raison communicationnelle. La distinction
qu’il opère entre les deux types de raisons, on la trouve dans
La technique et la science comme idéologie. On a d’un côté
la rationalité instrumentale qui est en fait la rationalité wébérienne
de la science et de la technique et qui sera menée à se développer
toujours plus et la raison communicationnelle issue du principe
de discussion naissant dans le cadre de la démocratie qui permet
les discussions intersubjectives[56]
libres aboutissant à la délibération. L’activité qui se rapporte
à la raison instrumentale est le travail : « Par "travail"
ou activité rationnelle par rapport à une fin (zweckrational),
j’entends ou bien une activité instrumentale, ou bien un choix
rationnel, ou bien encore une combinaison des deux. L’activité
instrumentale obéit à des règles techniques qui se fondent
sur un savoir empirique. »[57]
Et l’activité communicationnelle est ainsi définie par Habermas :
« Par activité communicationnelle
(…), j’entends une interaction médiatisée par des symboles. Elle
se conforme à des normes en vigueur de façon obligatoire,
qui définissent des attentes de comportement réciproques et doivent
être nécessairement comprises et reconnues par deux sujets agissant
au moins. »[58]
Nous constatons que la
raison communicationnelle est normative, d’où son lien
à la politique et à la délibération, et la démocratie est alors
le régime qui doit permettre le mieux de libérer la communication :
« la rationalisation sur le plan du cadre institutionnel
ne peut s’accomplir qu’au sein du milieu de l’interaction médiatisée
par le langage elle-même, c’est-à-dire grâce à une libération
de la communication. Une discussion publique, sans entraves
et exempte de domination, portant sur le caractère approprié et
souhaitable des principes et normes orientant l’action, à la lumière
des répercussions sociologiques culturelles des sous-systèmes
d’activité rationnel par rapport à une fin qui sont en train de
se développer – une communication de cet ordre à tous les niveaux
de la formation de la volonté politique, et à laquelle serait
restitué son caractère politique, voilà le seul milieu au sein
duquel est possible quelque chose qui mérite de s’appeler "rationalisation". »[59]
Ainsi Habermas fait bien
le lien entre rationalité et démocratie par le biais de l’institution
de la discussion publique libre et exempte de domination qui sous
ces conditions peut former la volonté politique et ainsi avoir
une fonction . L’intérêt des concepts de raison et de rationalisation
développés par Habermas semble être aussi que de cette manière
on échappe à une définition substantielle du processus de rationalisation
à l’œuvre dans la modernité, certaines théories ayant été tentées
de présenter la raison moderne, et de manière réductrice la raison
instrumentale, comme universelle et s’appliquant naturellement
à tous, alors que Habermas lie son concept de raison à un intérêt
pratique et empiriquement observable, la raison instrumentale
montrant son efficacité par exemple dans la vraisemblance des
résultats scientifiques et la raison communicationnelle montrant
son intérêt pratique au sein des démocraties dans son efficacité
normative.
Ces thèses de
Habermas sont le résultat d’observations sociologiques qu’il théorise
dans Théorie de l’agir communicationnel. Il ne s’en tient
toutefois pas là, s’attaquant aussi à cette thématique du point
de vue philosophique, étant donné que la éorie de l’agir communicationnel
« présuppose (…) déjà dans ses prémisses ce que dans
le Discours[60]
je ne développe que du point de vue d’une histoire de la philosophie,
et en confrontation avec les variantes actuelles d’une critique
autoréférentielle de la raison. Je pense, telle est ma thèse,
que depuis déjà la première génération des élèves de Hegel, la
philosophie tente d’aborder le medium de la pensée post-métaphysique.
Le travail qu’elle a réalisé durant le siècle et demi qui précède
nous a entraînés jusque dans les prémisses du penser post-métaphysiques,
de sorte que nous ne sommes plus obligés d’adopter, comme Nietzsche,
une attitude de défensive désespérée face à une tradition prétendument
écrasante du platonisme. Quant à l’instante « Überwindung »
de Heidegger appelant à « surmonter la métaphysique »,
nous la découvrons comme une dramatisation fausse »[61].
Dans son Discours
philosophique de la modernité, Habermas veut donc faire une
présentation du discours de la modernité du point de vue d’une
histoire de la philosophie en se confrontant aux critiques de
la raison, qui commencent avec Nietzsche et se poursuivent avec
le néo-structuralisme, appelé aussi post-modernisme, qui constituent
un nouveau défi. Ainsi Habermas voit la modernité comme un « projet
inachevé »[62]
qu’il compte bien reprendre contre ceux qui estiment qu’il doit
être abandonné et dépassé.
Castoriadis
rejette de son côté clairement toute philosophie rationaliste.
Il ne s’agit pas ici de se défier de « la » raison,
mais de la « raison » occidentale, c’est-à-dire pour
nous de la « raison »[63]
moderne et notamment celle censée être à l’œuvre dans les économies
occidentales. Castoriadis critique le rationalisme dans le cadre
de la philosophie de l’histoire de Marx, comme nous l’avons vu
dans la première partie de ce chapitre. En effet il reproche à
Marx d’aboutir avec sa philosophie de l’histoire, comprise comme
ayant un sens (le communisme) devant nécessairement être atteint
par le développement tout autant nécessaire des forces productives,
à un « rationalisme objectiviste ». En réfutant la philosophie
de l’histoire déterministe de Marx, Castoriadis s’attaque de manière
générale à toute philosophie rationaliste qui « se donne
d’avance la solution de tous les problèmes qu’elle pose. »[64]
En donnant un sens inhérent à toute l’histoire et donc en fait
à tout ce qui est, les philosophies rationalistes réduisent tout
à un sens donné préalablement qu’elles prétendent avoir découverts,
et en fonction duquel elles posent les problèmes de compréhension
de tel fait ou de tel processus. Les philosophies rationalistes,
qui sont alors des philosophies déterministes, fabriquent artificiellement
un système de pensée qui présuppose ce qu’il entend démontrer.
En fait, si l’histoire était véritablement déterminée et rationnelle,
elle serait bien plus mystérieuse que ce qu’elle est en réalité.
En effet,
« sa rationalité
serait fondée sur une irrationalité totale, car elle serait de
l’ordre du pur fait et d’un fait totalement brutal, solide et
englobant que nous en étoufferions. Enfin, dans ces conditions,
disparaît le problème premier de la pratique : que les hommes
ont à donner à leur vie individuelle et collective une signification
qui n’est pas préassignée et qu’ils ont à le faire aux prises
avec des conditions réelles qui n’excluent ni ne garantissent
l’accomplissement de leur projet. »[65]
En somme,
les philosophies rationalistes et déterministes de l’histoire
suppriment dès l’origine toute possibilité de praxis et donc a
fortiori de praxis émancipatrice. En effet, comment, si toute
l’histoire et toute la société sont absolument déterminés rationnellement,
pourrait-on aboutir au contraire absolu de la pure détermination :
la liberté et l’autonomie ? C’est d’ailleurs là que l’on
trouve la contradiction insoluble de Marx que nous avons présentée
dans la première partie du présent travail, lorsque celui-ci prétend
que les rapports de productions et l’évolution des forces productives
peuvent aboutir à l’émancipation des masses laborieuses, alors
que leur évolution est complètement déterminée
Toutefois
la causalité, selon Castoriadis, n’est pas absente du social et
de l’historique. On peut même distinguer trois niveaux de causalité
à l’œuvre dans ces domaines. Le causal se manifeste dans les relations
historiques comme « rationnel subjectif », par exemple
lorsque Hannibal dispose rationnellement à Cannes les troupes
carthaginoises afin de remporter la victoire. Ensuite il y a du
« rationnel objectif », car il existe des relations
causales et des nécessités naturelles qui ont une incidence dans
les relations historiques, par exemple la production d’acier et
l'extraction de charbon sont liées selon une relation constante
et quantifiable, ce qui est un élément à prendre inévitablement
en compte, sous peine précisément d’irrationalité productive,
dans une société qui se sert du charbon comme source d’énergie.
Enfin il y a du « causal brut », il s’agit là de tendances,
de régularités de comportement sociaux ou individuels que nous
constatons sans pouvoir les ramener à de simples motivations
subjectives ou objectives[66].
Ainsi on ne peut pas, nous dit Castoriadis, penser l’histoire
sans la catégorie de causalité. L’histoire est même le terrain
par excellence où la causalité a pour nous un sens, car nous pouvons,
notamment dans le cas du rationnel subjectif, comprendre
les motivations à l’œuvre qui ont conduit à tel fait social ou
à tel comportement, alors que s’agissant d’un fait naturel on
ne peut pas trouver de motivations, nous ne pouvons pas comprendre
pourquoi par exemple la gravitation fait en sorte que la
lune soit à un moment donné à un certain endroit bien défini par
rapport à la Terre, bien que nous puissions établir des prévisions
à ce sujet. Mais dire qu’il y a du causal à l’œuvre dans l’histoire
et la société ne signifie pas que l’on puisse la réduire à cela.
Bien plus, « le social (ou l’historique) contient le non-causal
comme un moment essentiel. »[67]
Tout d’abord parce que, comme on peut facilement le constater,
il se produit des écarts de comportements réels constants des
individus par rapport au comportement typique, ce qui introduit
une part irréductible d’imprévisibilité ; et surtout, le
non-causal « apparaît comme comportement (…) créateur
(des individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières). »[68]
Ce comportement est position, institution d’une
nouvelle forme, par exemple d’une nouvelle forme sociale, et celle-ci
ne se laisse pas réduire à un état antérieur donné. Castoriadis
voit donc l’histoire comme le domaine de la création. « Il
y a irréductibilité de la signification à la causation, les significations
bâtissant un ordre d’enchaînement autre que, et pourtant intrinsèquement
tissé à, celui des enchaînements de causation. »[69]
Pour étudier de manière raisonnée une société et son histoire,
nous devons donc opérer une réduction causale, cependant il faut
avoir toujours à l’esprit le non-causal comme moment essentiel
du social et de l’historique afin de se départir de l’illusion
de rationalisation rétrospective. Cette illusion on la retrouve
chez Hegel lorsque celui-ci, pour ne prendre qu’un exemple parmi
de nombreux autres possibles chez ce philosophe de l’histoire
déterministe, évoque la figure du héros à la lumière d’Alexandre.
Celui-ci, selon Hegel, serait mort jeune car c’est l’essence même
du héros de mourir jeune. On peut pourtant penser plus simplement
comme le fait Castoriadis que ce n’est pas Alexandre qui est conforme
à l’essence du héros en mourant jeune, mais bien que la figure
typique du héros mourant jeune a été construite à partir de personnages
tels qu’Alexandre. Avec ce type d’analyse, « on élimine le
problème central de toute réflexion : la rationalité du monde
(naturel ou historique), en se donnant d’avance un monde rationnel
par construction. »[70]
L’histoire et la société, bien qu’étant traversées par
la rationalité, n’y sont pas réductibles. Ceci car on constate
que le non-causal est un moment essentiel de l’histoire, non-causal
qui se manifeste le plus profondément par la création. Cette création
est à son tour possible par la présence de l’élément imaginaire.
L’imagination n’est pas uniquement le fait de l’individu, mais
aussi des groupes et plus encore des sociétés. L’émergence d’une
nouvelle société n’est donc pas réductible aux sociétés qui l’ont
précédées ou influencées. L’histoire « contient » la
progression vers la rationalité mais n’y est pas réductible. Un
sens émerge dès l’origine, sens qui n’est ni rationnel ni positivement
irrationnel. Il s’agit de quelque chose qui n’est ni vrai ni faux
et qui est de l’ordre de la signification. Ce quelque chose est
création imaginaire propre à l’histoire. Si donc quelque chose
fait problème, ce serait plutôt l’émergence du rationnel, car
l’imaginaire est « l’élément qui constitue l’histoire
comme telle. »[71]
Nous pourrions voir là une antinomie insoluble entre rationalité
et imaginaire. Il ne faut toutefois pas perdre de vue le lien
de l’analyse sociale et historique castoriadienne de la raison
avec le projet d’autonomie :
« ce
qui apparaît comme une antinomie insurmontable à la raison spéculative
change de sens lorsqu’on réintègre la considération de l’histoire
dans notre projet d’élucidation théorique du monde, et
en particulier du monde humain, lorsqu’on y voit une partie de
notre tentative pour le transformer (…) en établissant
explicitement l’unité articulée entre élucidation et activité,
entre théorie et pratique, pour donner sa pleine réalité à notre
vie en tant que faire autonome, à savoir activité créatrice lucide. Car
alors le point ultime de jonction de ces deux projets – comprendre
et transformer – ne peut se trouver chaque fois que dans le présent
vivant de l’histoire, qui ne serait pas présent historique s’il
ne se dépassait pas vers un avenir qui est à faire par nous. »[72]
Ainsi
le projet d’autonomie doit participer de cette émergence du non-causal,
en étant capable d’imaginer et de créer de nouvelles formes sociales
d’organisation, formes qui doivent permettre la réalisation de
l’autonomie de la société et des individus qui la composent. Du
point de vue de l’analyse de l’histoire et de la société, Bien
que l’on doive opérer une réduction causale, nous gardons toujours
à l’esprit l’élément imaginaire qui y est présent de manière immanente,
ce qui permet de penser la transformation de la société, société
qui de toute façon se transforme, que nous le voulions ou non.
Ainsi on peut justifier que la rationalité de l’économie serait
poussée à un point sans doute insoupçonné dans une société autonome,
dans la mesure où nous déciderions rationnellement, lucidement
et collectivement de nos besoins et des moyens de les obtenir,
plutôt que de s’en remettre à une régulation du marché ou même
à une bureaucratie éclairée prétendant agir « rationnellement »
pour le bien des masses au nom de l’avènement du « communisme ».
Comme l’écrit Castoriadis, parlant de la réalisation du projet
d’autonomie (alors forcément de nature révolutionnaire) :
« Dans l’économie actuelle[73],
nous avons un système qui n’est que très partiellement rationnel,
mais qui contient des possibilités de rationalisation sans limite
assignable. Ces possibilités ne peuvent commencer à se réaliser
qu’au prix d’une transformation radicale du système économique
et du système plus vaste dans lequel il baigne. Inversement ce
n’est qu’en fonction de cette rationalisation que cette transformation
radicale est concevable. »[74]
La
tentative de rationalisation de l’économie dans le cadre du projet
révolutionnaire du projet d’autonomie doit contenir alors l’étude
critique du système actuelle de l’économie, c’est-à-dire de l’économie
occidentale[75].
Ceci il le fait dans son texte « réflexions sur le "développement"
et la "rationalité" »[76].
Castoriadis, se gardant de tomber dans une explication « causale »
de la montée du rationalisme occidental[77],
voit dans celui-ci le mariage « probablement incestueux »[78]
de deux idées donnant naissance au monde moderne. D’un côté apparaît
« l’idée que la croissance illimitée de la production et
des forces productives est en fait le but central de la
vie humaine. » A cela s’ajoute « une torsion nouvelle
et spécifique à la pensée et à la connaissance : il n’y a
pas de limites aux pouvoirs et aux possibilités de la Raison[79],
et la Raison par excellence, du moins s’il s’agit de la res
extensa, est la mathématique. »[80]
Castoriadis prend en faux ce qui est souvent accepté comme « rationalité »
économique, à propos de laquelle il montre par exemple que la
le taux d’investissement ne peut pas être fixé rationnellement,
et dont il dénonce l’ « omnipotence » de la technique.
Plus profondément, l’idée même que l’on puisse établir des calculs
pour des cas non triviaux, et donc l’idée même de « rationalité »
économique[81]
dans les sociétés occidentales, s’effondrent lorsque l’on abandonne
l’hypothèse cachée de « séparabilité », aussi bien sur
le plan théorique de la compréhension des faits que sur le plan
pratique de la définition d’une économie « optimale ».
De ce point de vue c’est la « rationalité » générale
de l’économie qui est remise en cause, c’est-à-dire celle de l’économie
de marché, mais aussi celle de l’économie planifiée des régimes
bureaucratiques d’Europe de l’Est. En fait la « rationalité »
de ces économies est basée sur des calculs mathématiques et présupposent
donc des flux homogènes de valeurs, ce qui, face à la réalité
concrète sociale et historique, ne peut représenter qu’un moment
secondaire de la rationalité économique, moment qui ne peut en
aucun cas rendre pleinement compte des facteurs qui façonnent
effectivement la réalité. Nous voyons donc encore une fois que
selon Castoriadis la rationalité n’est pas absente de l’économie,
mais la « rationalité » de l’économie capitaliste et
plus généralement des sociétés modernes n’a de rationnelle que
le nom.
Castoriadis et Habermas traitent les problèmes de la raison et
du rationalisme de manières très différentes. Tout au plus peut-on
les rapprocher négativement, c’est-à-dire par ce à quoi ils sont
opposés. Ils rejettent tous les deux les positions extrêmes, soit
la critique radicale de la raison aboutissant au relativisme et
le purisme de la raison. Ils ont aussi en commun une critique
de la raison instrumentale et de la technique, sans pour autant
les diaboliser, en dénonçant notamment leur trop grande emprise
dans les sociétés modernes. Pourtant on ne peut qu’être frappé
par la différence de sévérité dans le jugement porté sur la « raison »
occidentale, autrement dit la « raison » moderne. Habermas
traite la rationalité instrumentale comme insuffisante en elle-même,
devant alors être complétée par la raison communicationnelle en
assurant un dialogue constant entre spécialistes capables d’élaborer
certaines réalisations nécessitant la rationalité instrumentale
et l’opinion publique (Öffentlichkeit), ce qui permet aux
programmes politiques de ne pas devenir de simple « idéologies
qui s’étiolent » sans perspectives de réalisation technique
et ainsi on évite la suprématie idéologique de la technique et
de la science. De son côté Castoriadis établit un jugement très
sévère sur la « raison » occidentale. Nous l’avons vu,
ce qui est reconnu communément comme « raison » n’est
en fait que le déploiement d’un ethnocentrisme occidental incapable
de reconnaître le caractère radicalement autre des sociétés non
occidentales dans lesquelles elle essaie de diffuser sa « rationalité ».
Il reste à savoir si cette différence n’est qu’une différence
de degré ou si elle cache des divergences d’ordre plus profond.
Ceci nous pouvons le faire de manière plus précise en regardant
de près un texte de Castoriadis dans lequel il traite notamment
de Weber et par ce biais de Habermas et dont les thématiques sont
indiqués dans le titre : « Individu, société, rationalité
et histoire ». Dans ce texte, Castoriadis évoque tout d’abord
l’ « individualisme méthodologique » de Weber. Cet individualisme
semble s’opposer à un individualisme de nature substantielle ou
ontologique, ne se plaçant pragmatiquement que sur le terrain
de la méthode de recherche. Cette méthode il ne s’agirait donc
pas de dire que, en fait, tout part des individus et qu’ils
sont condition nécessaire et première de la société, mais seulement
que partir des individus dans la recherche sociologique présente
l’intérêt de pouvoir découvrir un sens compréhensible des individus
singuliers, sens qu’elle comprend d’autant mieux qu’il est « rationnel »,
et pour atteindre ce but, Weber procède par constructions de ce
qu’il appelle des « idéaltypes ». Il ne s’agirait donc
même pas ici pour Weber, nous explique Castoriadis, de construire
un rationalisme scientifique. Du fait que la méthode recourt inévitablement
à un certain rationalisme, on ne doit pas tirer la conséquence
que ce sont les motifs rationnels qui prévalent dans l’agir humain
ou même que ça conduise à une évaluation positive du « rationalisme ».
Mais pour Castoriadis se pose alors le problème de ce qu’il est
possible de dire des « formations sociales » ou « collectives ».
Or, à lire Weber, on constate que seuls les actes individuels
seraient « compréhensibles ». Cela exclut donc que le
social-historique puisse être compréhensible et implique donc
finalement une décision ontologique de la part de Weber. L’être
du social-historique ne nous est pas accessible, la compréhensibilité
étant alors le seul privilège de l’être individuel. Or avec Weber,
cette rationalité de l’agir individuel est une rationalité instrumentale[82].
Le « comprendre » selon Weber se réduit donc à la compréhension
de la rationalité instrumentale. Dans ce cadre, il est clair que
la causalité est une notion essentielle pour Weber. Castoriadis
affirme donc :
« Or, ce qu’il faut
bien, en fin de compte, appeler l’individualisme rationaliste
(méthodologique, mais aussi rationaliste) de Weber se joue tout
entier sur cette liaison de la causalité (nécessité) et de la
compréhension, inéluctablement représentée (…) par l’intelligibilité
rationnelle. »[83]
Cependant,
selon Castoriadis, « ni reproductibilité ni même à proprement
parler répétition non triviale ne sont accessibles dans les phénomènes
social-historiques (…). » Avec Weber, la reproductibilité
des sciences expérimentales est « remplacée par un énoncé
de reproductibilité indéfinie : (…) en tant qu’individus
rationnels, nous sommes tous substituables les uns aux autres
et nous "devrions reproduire" les mêmes comportements
devant les mêmes conditions. »[84]
Habermas critiquait aussi, comme nous l’avons vu, la réduction
wébérienne de la raison à la raison instrumentale. Pourtant, bien
que Castoriadis ne l’exprime pas ici directement, nous pouvons
pointer une opposition tranchée entre eux. Habermas ne peut pas
remettre cause l’individualisme rationaliste, dans la mesure où
son concept de raison communicationnelle ne prend son sens que
dans la mesure où elle ne met concrètement en scène que des sujets
interagissant et pouvant le faire selon des normes comprises et
respectées par chacun d’eux. La raison communicationnelle de Habermas
est intersubjectivité, ainsi la société comme tout n’est pas prise
en compte et donc est rejetée de la rationalité et de ce point
de vue elle n’est pas « compréhensible ». Pour en revenir
à Weber, celui-ci réduisant la rationalité à la rationalité instrumentale
dont seuls les individus sont capables, au bout de l’analyse « individualiste
méthodologique », nous nous trouvons face à des phénomènes
que l’on ne comprend pas et qu’il faut se borner à observer et
à décrire. Les entités collectives, incompréhensibles comme telles,
doivent donc être ramenées à l’activité des individus, afin d’en
comprendre la « rationalité ». « Mais à quel prix !
écrit Castoriadis. Il faut avaliser une ontologie (celle de la
philosophie criticiste) qui affirme : s’il y a du
sens, c’est qu’il y a un sujet (un ego) qui le pose
(le vise, le constitue, le construit, etc.). Et s’il y a un
sujet, c’est qu’il est, soit seule source et origine unique
du sens, soit corrélat obligatoire de celui-ci. »[85]
Le problème posé ici est que de cette manière on ne peut présenter
le social-historique que comme le « produit » de la
coopération entre « individus ». Dans ce cas, on peut
se demander qui sont ces « individus ». Selon Castoriadis,
nous avons là deux possibilités. La première est de déclarer que
l’« individu » est essentiellement rationnel et si je
peux le comprendre, c’est parce que je participe moi-même en tant
qu’ « individu » de cette rationalité. Castoriadis estime
que dans ce cas on marche à grand pas du point de vue historique
vers l’idéalisme absolu de type hégélien et il égratigne au passage
Habermas soulignant que sa « reconstruction du matérialisme
historique »[86]
n’est rien d’autre que cela. Dans ce cas toute l’histoire humaine
pourrait être reconstruite rationnellement, petit à petit, avançant
vers une connaissance exhaustive et en tout point rationnel de
l’histoire. On peut comprendre que ce point de vue relève d’une
illusion rétrospective rationalisante et qu’elle ne peut être
qu’inacceptable pour Castoriadis qui introduit les concepts de
création et d’imaginaire à l’œuvre dans les sociétés du point
de vue historique. La deuxième possibilité est de prendre l’« individu »
dans sa totalité, avec sa « rationalité », mais aussi
avec ses affects, ses désirs, etc. Mais dans ce cas reste une
énigme insoluble : « pourquoi et surtout comment a t-il
produit tant de sociétés différentes, et pourquoi a t-il produit
une histoire (et même plusieurs) ? »[87]
A partir de là, Castoriadis centre sa réflexion sur « le
social-historique et le psychique »[88].
Selon lui, l’individu est d’abord un produit social. « L’individu
n’est, pour commencer et pour l’essentiel, rien d’autre que la
société. »[89]
En effet, il est difficile de s’imaginer un individu hors de la
société, sans culture, sans que la société lui ait transmis un
sens. Il est donc absurde d’opposer l’individu et la société.
Il n’y a opposition qu’entre société et psyché. Or la psyché
n’est pas l’individu, elle est première par rapport à lui et ne
peut survivre qu’en étant socialisée, ce qui permet l’émergence
de l’individu, qui est donc toujours un être social. La psyché
est a-logique, a-rationnelle. Ce qui nous intéresse ici n’est
pas tant la nature de la psyché[90]
que la socialisation des individus qui, selon un processus institué
chaque fois différemment,
« leur ouvre accès
à un monde de significations imaginaires sociales dont
aussi bien l’instauration que l’incroyable cohérence (…) dépassent
inimaginablement tout ce que "un ou plusieurs individus"
pourraient jamais produire (…). Ces significations existent effectivement
(social-historiquement) en étant instituées. »[91]
Et bien
sûr ces significations ne sont pas réductibles à la « rationalité »,
même si celle-ci en fait partie. L’émergence de ces significations
instituées est création de l’imaginaire sociale. Encore une fois
Castoriadis va s’attaquer sur ce point à Habermas de manière lapidaire ;
ce niveau ontologique qu’est le social-historique n’a rien d’étonnant,
« ou alors il faut carrément faire du langage et des
langages (et ce n’est là qu’un exemple) un phénomène biologique
(comme le fait pratiquement Habermas). »[92]
La référence ici à Habermas est trop superficielle pour que nous
puissions extrapoler les sous-entendus de Castoriadis dans ce
passage. Toutefois, nous verrons plus loin que Castoriadis reproche
directement à Habermas de faire de la communication – et donc
du langage – un fait, duquel il extrait des exigences normatives,
en somme de confondre fait – ce qui est – et droit – ce qui devrait
être. Pour en revenir au caractère créateur du social-historique,
Castoriadis précise bien que la succession des sociétés comprise
à l’aide de ce facteur n’est pas chaotique ou irrationnelle pour
autant. Si la création sociale imaginaire est ex nihilo,
elle n’est pas cum nihilo, c’est-à-dire qu’elle ne peut
se faire qu’à partir d’un « matériau » concret. Lorsque
nous essayons de comprendre une société, nous devons tenter de
la saisir en elle-même, comme un magma de significations sociales
instituées, alors qu’avec Weber, on est face à une antinomie irréductible
entre, d’une part le refus d’appliquer la « rationalité »
moderne à d’autres sociétés, d’autre part le refus de l’irrationalisme
historique, ce qui le conduit à avoir la rationalité instrumentale
comme seule horizon de compréhension des autres sociétés. Avec
cette rationalité instrumentale qui en dernière analyse l’emporte
chez Weber, il est impossible de comprendre des écarts de conduite
individuels par rapport à la rationalité instrumentale et a fortiori
de comprendre d’autres types social-historiques de « rationalité ».
Pourtant cette autre « rationalité » que l’on peut trouver
dans d’autres sociétés ne nous est pas inaccessible nous dit Castoriadis,
si l’on tente de rendre les significations imaginaires de la société
en question. Il en vient alors à une seconde critique, « l’objet
de l’enquête social-historique et qui constitue la principale
difficulté de celle-ci est d’un tout autre ordre que l’écart entre
un comportement instrumentalement rationnel et le comportement
effectif observé. »[93]
Castoriadis en vient alors au problème de la construction des
« idéaltypes » de Weber. La construction de ceux-ci
rencontrent un paradoxe en cela que certains, et sans doute les
plus importants de Weber, ne se réduisent pas à des comportements
individuels, mais à des artefacts collectifs, tels par exemple
la ville, le marché, la bureaucratie, etc. Ceci fait dire à Castoriadis
que
« ce qui est chaque
fois construit est l’idéaltype d’une institution qui certes doit
accommoder les individus – aucune institution ne peut survivre
si elle ne le fait pas –, mais qui concerne un autre niveau d’être
que l’existence "purement individuelle" et qui, plus
fortement encore, est la présupposition générale et spécifique,
pour que l’on puisse parler de "comportement rationnel"
des individus. »[94]
En somme,
ces idéaltypes n’ont d’intérêt que s’ils « font sens »
relativement aux phénomènes historiques. Ce sens participe alors
toujours de l’institution globale de la société et n’est donc
jamais isolé. On voit bien avec ces idéaltypes de Weber que le
comportement « rationnel » et « sensé » des
individus ne vient pas de nulle part et est le fruit d’une socialisation
qui ne prend elle-même sens que par l’institution globale de la
société. Castoriadis en vient alors plus précisément à critiquer
Habermas dans une dernière partie intitulée « rationalité
et politique »[95].
Castoriadis écrit :
« je m’inscris totalement
en faux contre l’idée de Weber, reprise et amplifiée par Habermas,
que "toutes les religions doivent résoudre le problème de
la théodicée" et qu’il y a une "logique interne des
représentations" religieuses qui les pousse vers un mouvement
de "rationalisation" quelles que soient les qualifications
dont assortira la thèse. »[96]
Castoriadis
ne développe pas ici cette critique, mais nous comprenons bien
que si Castoriadis réfute la réductibilité d’une société et de
son histoire à la « rationalité » et qu’il introduit
les notions de création, d’imaginaire et de non-causal comme moment
essentiel du social-historique, il ne peut pas se trouver d’affinités
avec une analyse des religions qui réduit celles-ci à une sorte
de « rationalité » interne, qui serait alors forcément
cachée puisqu’on aurait besoin d’une analyse sociologique pour
la découvrir. Suite à cela, Castoriadis met alors en avant le
« décisionnisme » politique de Weber, ce qu’on peut
encore désigner comme une « politique de la volonté ».
Le décisionnisme, comme nous l’avons déjà évoqué un peu plus haut,
consiste à l’irréductibilité des valeurs ultimes qui font agir
l’être humain politiquement, et à partir desquelles seulement
il agit rationnellement. En somme, ce qu’on ne peut pas réduire
à la rationalité instrumentale doit faire l’objet d’une décision,
qui elle-même repose non sur des valeurs ultimes au-delà desquelles
il n’est rien et qu’on ne peut en aucun cas justifier « rationnellement ».
Ainsi nous dit Castoriadis, Weber est rationaliste du point de
vue de la connaissance, mais rompt avec le rationalisme dès qu’il
s’agit du domaine de l’action. Weber essaie vainement selon Castoriadis
de nuancer ce décisionnisme par une « éthique de la responsabilité »
qu’il oppose à une « éthique de la conviction ». Ceci
car toute responsabilité ne l’est que relativement à une fin.
Si par exemple par responsabilité je décide de limiter une action
politique (qui serait donc déterminée par une « conviction »)
car elle pourrait menacer des vies humaines, c’est bien parce
que je place la vie humaine au-dessus de tout, ce qui bien une
« conviction » ou plutôt une valeur absolue. De plus
le choix lui même de la « responsabilité » se fonde
sur une « conviction », justement la conviction qu’il
faut être responsable. Rappelons que Habermas critique également
le décisionnisme qu’il retrouve aussi chez Weber, dans La technique
et la science comme idéologie, « scientificisation de
la politique et opinion publique ». Habermas écrit à propos
de Weber :
« En dernière instance,
l’action politique n’a pas un fondement rationnel ; elle
fait au contraire un choix entre certains ordres de valeurs et
certaines croyances religieuses qui sont en concurrence, qui se
dispensent des contraintes d’une argumentation et restent inaccessibles
aux exigences de discussion. »[97]
Bien qu’on
trouve chez Habermas, à propos de la question du décisionnisme,
une référence aux croyances religieuses absente chez Castoriadis,
on ne peut qu’être frappé par la convergence d’analyse critique
du décisionnisme wébérien entre ces deux auteurs. On ne peut donc
pas dire, comme le fait Andreas Kalyvas[98],
que l’on peut trouver une présence de décisionnisme dans le concept
castoriadien d’autonomie[99].
Kalyvas écrit lui-même : « Selon le décisionnisme, les
normes et les règles (et les institutions du même coup) n’ont
d’autre fondement que la volonté humaine, elle-même sans fondement. »[100]
La volonté humaine serait alors selon l’interprétation de Kalyvas
la « volonté collective » qui serait une sorte de pure
moment sans fondement, oubliant au passage que si les significations
imaginaires sociales sont en effet, comme le souligne Kalyvas
par ailleurs, des créations ex nihilo, elles ne sont pas,
comme nous l’avons vu, des créations cum nihilo, car la
société qui les institue hérite d’une histoire et d’un certain
état antérieur de la société à partir de laquelle seulement elle
peut créer de nouvelles institutions. Dire que la création de
significations imaginaires sociales n’est pas réductible à une
« rationalité » ne signifie pas qu’elles en sont dépourvues
et qu’elles auraient une origine insondable, mystérieuse et incompréhensible
car injustifiable, appelée « décision ». Kalyvas en
vient même à rapprocher Weber et Castoriadis sur ce point. Nous
venons pourtant de voir que ce dernier critique explicitement
cet aspect dans « Individu, société rationalité, histoire »,
texte que pourtant Kalyvas cite. Nous ne pouvons donc pas dire
qu’il s’agit là d’un point d’opposition entre Castoriadis et Habermas.
Il s’agit bien d’un point commun, qui cependant ne se caractérise
que négativement. En revanche Kalyvas souligne à juste titre la
critique par Castoriadis du fondationnalisme rationnel habermassien,
bien que celui-ci ne découle d’aucun « décisionnisme ».
Il écrit :
« Habermas (…) s’est
attaché à déduire des présupposés rationnels du discours la valeur
normative de la démocratie discursive. Son concept de "situation
de discours idéale" fut justement formulé pour résoudre le
problème du relativisme que Max Weber avait si énergiquement mis
au centre de la politique moderne désenchantée. »[101]
Et Castoriadis
explique effectivement que cette « tentative de Habermas
de faire sortir du fait même qu’il y a partout et toujours
"activité communicationnelle" une exigence quelconque
ne peut être vue que comme un énorme glissement logique. »[102]
En effet, l’ « intercompréhension » en tant que « produit
reproducteur » existe partout, même dans les dictatures.
Le fait brut de l’intercompréhension ne peut donc entraîner une
nécessité de défendre le régime démocratique, sinon toutes
les sociétés seraient des démocraties. On pourrait nuancer la
critique de Castoriadis qui, comme le souligne Raphaël Gély[103],
est parfois caricatural s'agissant de Habermas, en particulier
lorsqu’il accuse ce dernier de ne proposer qu’un fonctionnalisme
de la communication. En effet, la raison communicationnelle n’est
couplée à la démocratie que dans la mesure où les conditions sont
remplies pour qu’elle puisse se développer librement. Toutefois
on peut pointer grâce à Castoriadis une contradiction chez Habermas,
qui se présente comme un héritier de la modernité dont il veut
continuer le projet et dans laquelle il trouve la matière pour
développer ses concepts d’activité et de raison communicationnelles
tout en écrivant : « La perspective utopique de
la réconciliation et de la liberté est incorporée dans les conditions
de la socialisation communicationnelle des individus ; elle
est déjà construite dans les mécanismes linguistiques de l’espèce. »[104]
Ainsi Castoriadis reproche à Habermas de « revenir vers un
positivisme biologique qui conduit à ce paradoxe incohérent, de
faire de la liberté à la fois une fatalité inscrite dans nos gènes
et une "utopie". »[105]
Castoriadis réfute donc d’une part l’idée que l’avènement de la
liberté puisse se fonder sur un fait biologique et d’autre part
celle de faire de la liberté une utopie dans le sens où elle serait
une idée régulatrice inatteignable mais guidant l’action, ceci
ne pouvant qu'être étranger à Castoriadis qui tente continuellement
de penser social-historiquement les conditions de possibilité
concrètes de la réalisation de la liberté et donc de l’autonomie.
Il écrit que la praxis, définie comme activité visant l’autonomie,
« doit (...) prendre une forme sociale, c’est-à-dire
politique. »[106]
On ne peut donc pas s’en tenir à l’ « intersubjectivité »
chère à Habermas, celle-ci n’étant qu’un moment du social-historique
qui dépasse tout ce que peut représenter un individu ou un « groupe
d’individus », si grand soit-il.
Ces reproches directs de Castoriadis envers Habermas montre bien
une opposition profonde entre eux. Le traitement même qu'ils font
de la notion de raison est d’ailleurs inégal, Habermas en faisant
un concept tout à fait central de son œuvre, alors que Castoriadis
ne l’évoque que partiellement, notamment pour en dénoncer les
abus. On peut voir à propos de Weber par exemple, que leurs lectures
critiques divergeaient, Habermas cherchant à surmonter les difficultés
de certaines idées de Weber, notamment sur la question de la rationalité
instrumentale et de la démocratie, tout en gardant globalement
le point de vue individualiste méthodologique renforcé par un
concept d’intersubjectivité communicationnelle, tandis que Castoriadis
critique cet individualisme forcément rationaliste et substantiel
selon lui. D’autre part, la fondation rationnelle par Habermas
de la démocratie basée sur des données biologiques (capacité de
langage) et sociales (raison communicationnelle apparue avec la
démocratie dans la modernité) ne peuvent être conciliée avec le
concept d’imaginaire social et la vision de la société et du projet
d’autonomie qui en découlent de Castoriadis, les deux projets
étant ainsi irréductibles l’un à l’autre.
Dans
le cadre de la question de la raison et du rationalisme, nous
avons été amenés à poser le problème d’un certain constat,
d’une certaine lecture de la modernité, notamment dans le cadre
de la raison communicationnelle de Habermas. Il faut souligner
que l’analyse de la modernité va bien au-delà de ces constatations
de la part de Castoriadis et de Habermas. Les éléments que nous
avons rassemblés à propos du constat de la modernité nous permettent
d’engager le dialogue entre nos deux auteurs à propos du constat
de la modernité.
Chapitre
II
Le
constat de la modernité
Introduction
Cherchant à défendre un projet social et politique, nous ne pouvons
rester dans une optique théorique pure, nous contentant de réfléchir
abstraitement à la construction de ce projet ou de commenter des
auteurs du passé en y cherchant en quoi ils l’ont déjà bâti, nous
ne saurions nous complaire dans la pure élaboration théorique
d’un projet hors du temps. Si le rapport à Marx et au marxisme
et la conception théorique de la raison sont des moments importants
pour la construction des projets de Castoriadis et de Habermas,
ils ne sont pas suffisants en eux-mêmes et n’ont d’ailleurs pas
été élaborés sans lien avec l’histoire des hommes et de la philosophie,
nous en avons déjà donné un aperçu. Un projet politique et social
se construit en fonction de notre rapport au passé, au présent,
de ce qu’on peut en tirer et qu’on estime alors possible et souhaitable
de faire. Cette étape de la réflexion est indispensable si l’on
espère construire quelque chose de nouveau, étant donné
que nous ne sommes pas hors du monde, de la société, et que nous
sommes un fruit de l’histoire d’une société. C’est tout particulièrement
dans la modernité que nous trouvons à la fois chez Castoriadis
et chez Habermas les germes du projet à construire ou la naissance
d’un processus à corriger et à poursuivre. C’est dans la période
moderne que l’on constate l’inauguration ou la ré-inauguration
d’un projet unique, radicalement original, et qu’on peut en tirer
des exemples historiques et présents concrets, ainsi qu’une réflexion
explicite sur l’ouverture à ce projet, une réflexion qui s’ouvre,
se questionne sur elle-même, devient autoréflexive. Il ne s’agit
jamais toutefois de prendre ces derniers comme modèles absolus
ou, ce qui revient au même, de tenter de les reproduire à l’identique.
Dans ce cas, nous ne serions plus en train de construire un projet
mais resterions voués à l’inaction dans une nostalgie sans lien
avec l’action présente. Faire ce constat de la modernité implique
nécessairement de porter un regard critique et de dépasser la
simple description ou chronologie d’un moment de l’histoire politique
et sociale et de l’histoire des idées.
Concernant
Habermas et Castoriadis, on peut avancer certains points communs
dans leur intérêt pour la modernité. La période moderne est souvent
associée à l’idée d’ouverture critique, de possibilité de remise
en question, de la fin d’un recours systématique à Dieu, à la
théologie. À cet avènement de la critique correspond sur le plan
politique à une quête d’émancipation, d’autonomie, qui se traduit
par la défense de la démocratie comme régime politique. Ce sont
des notions que l’on retrouve à la fois chez Castoriadis et chez
Habermas, même si c’est dans des mesures différentes selon les
orientations et les thématiques. Notre objet maintenant est de
présenter leurs visions respectives de la modernité et voir ainsi
si ces deux analyses de la période moderne dévoilent des intérêts
complémentaires à la construction d’un projet d’émancipation ou
bien deux solutions originales d’une lecture de la même période.
A) La
critique du postmodernisme
Un
point commun ici entre Castoriadis et Habermas est donc que l’on
trouve dans la période moderne des éléments qui pourraient nourrir
un projet démocratique d’émancipation. Cette référence à la modernité
est explicite et se manifeste dans des études conséquentes, notamment
Le Discours philosophique de la modernité[107]
pour Habermas et Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne[108]
pour Castoriadis. De ce point de vue, l’un tout autant que l’autre
refusent d'abandonner les apports de cette période moderne à cause
des nombreux défauts qu’elle a engendrés, notamment à cause de
l’échec du marxisme comme projet politique ou des désillusions
provoquées par le développement du capitalisme, selon le projet
de société dans lequel des espoirs ont été portés. Ce refus de
rejeter en bloc les bénéfices de la modernité conduit Habermas
et Castoriadis à critiquer le postmodernisme qui abandonne alors
la prétention à la raison et qui dénonce tout projet d’émancipation
comme une mystification, pour mettre en avant un nouveau concept
suprême – par exemple le pouvoir pour Michel Foucault, l’esthétique
pour Theodor Adorno – qui prétendrait ainsi se « libérer »
du totalitarisme de la raison, ce qui aboutit le plus souvent
à une forme raffinée de relativisme, dont Castoriadis et Habermas
refusent les contradictions performatives.
Dans Le Discours philosophique de la modernité, Habermas
parle beaucoup du postmodernisme à travers les auteurs qu’il critique.
En fait c’est aussi à travers leurs critiques qu’il défend sa
reprise du projet de la modernité. Il explique comment le postmodernisme
peut émerger d’un point de vue conceptuel et dénonce les insuffisances
de cette approche :
« Il est indiscutable
que, en face d’une modernisation autonome par rapport à l’évolution
– et quasi automatique –, l’observateur sociologue est d’autant
plus à l’aise pour congédier l’horizon conceptuel du rationalisme
occidental dans lequel la modernité s’est développée. Dès lors
que sont rompues les relations internes entre le concept de modernité
et la manière dont cette modernité se comprend elle-même dans
l’horizon de la raison occidentale, il est possible de relativiser
les processus de modernisation qui se poursuivent de manière quasi
automatique, et d’adopter le regard distancié d’un observateur
post-moderne. »[109]
L’erreur
de l’observateur postmoderne ici est de constater que la modernisation,
qui s’oppose en fait selon Habermas au concept wébérien de modernité,
devient un processus qui s’automatise en reproduisant mécaniquement
ce qu’elle a créé, l’économie, l'État, la technique, la science,
et d’associer cette déviance au caractère intrinsèque de la raison
qui est alors écartée. Si la critique peut être juste, elle ne
justifie pas pour autant l’abandon global de la modernité, de
la façon qu’elle a de se comprendre elle-même – et c’est ce qui
est radicalement original dans cette période, c’est qu’elle peut
être critique envers elle-même. Elle ne justifie pas non plus
le retrait par rapport à la raison, retrait qui aboutit chaque
fois à la contradiction performative de celui qui pense avoir
raison d’exclure la raison. Il existe par ailleurs un deuxième
type de critique postmoderne. Celle-ci, incarnée notamment par
Bataille et Heidegger, vise la modernité dans son ensemble.
La raison est ici démasquée comme subjectivité qui assujettit
et est asservie et comme une volonté de maîtrise rationnelle.
La force subversive de cette critique serait censée remettre radicalement
en question le cadre dans lequel la modernité s’est objectivé
socialement. De ce point de vue, la modernisation ne survivrait
pas à la fin de la modernité culturelle de laquelle elle est issue.
Ces deux types de critique de la modernité ont pour point commun
de prétendre sortir du cadre dans lequel la modernité européenne
se perçoit elle-même. Habermas indique alors quel sera le point
de vue défendu dans son Discours à ce sujet :
« En tout cas, nous
ne pouvons pas écarter a priori le soupçon que la pensée
post-moderne ne fait qu’usurper une position transcendante, tout
en restant tributaire des présuppositions propres à l’idée que
la modernité a d’elle-même et que Hegel a mises en évidence. »[110]
Habermas
veut montrer ici les apories de la pensée postmoderne, celle-ci
critiquant la modernité sans avoir conscience qu’elle en est tributaire,
dans le mesure où c’est la caractéristique propre de la modernité
de tenir envers elle-même un discours critique. Plus globalement,
Habermas, observant l’impossibilité de sortir des apories postmodernes,
va alors remonter le chemin parcouru par le discours philosophique
de la modernité jusqu’à son point de départ pour en examiner et
en évaluer les directions suivies.
Castoriadis de con côté ne critique pas le postmodernisme
de manière aussi systématique que Habermas. Sa critique n’en est
toutefois pas moins virulente. Castoriadis refuse également la
contradiction performative de l’abandon de la raison. Si je décide
de traiter des questions du vrai et du juste, j’entre dans une
discussion rationnelle et même si les conditions de cette discussion
sont relatives à un contexte social-historique, je prétends dépasser
ces conditions en entrant dans cette discussion. Ainsi l’usage
de la raison transcende la relativité du contexte social-historique,
bien que celui-ci conditionne immanquablement toute discussion
rationnelle particulière :
« Et
l’on doit postuler, pour éviter les querelles sophistiques, que
ce dépassement du conditionnement effectif peut être accompli,
et l’est effectivement. (La mesure dans laquelle ce dépassement
est chaque fois effectué restant éternellement une question ouverte.) »[111]
Castoriadis,
de ce point de vue, ne fait pas que critiquer le relativisme en
général, il critique le postmodernisme en particulier, notamment
dans « L’époque du conformisme généralisé »[112].
Selon lui, le succès de ce qu’il nomme ironiquement les « labels
"postindustriel" et "postmoderne" » n’est
pas un hasard à notre époque car ils
« fournissent une
parfaite caractérisation de l’incapacité pathétique de l’époque
de se penser comme quelque chose de positif, ou même comme quelque
chose tout court. Ainsi, elle est amenée à se définir comme, tout
simplement, "post-quelque-chose", par référence à ce
qui a été mais n’est plus, et à s’autoglorifier par l’affirmation
bizarre que son sens est le pas de sens, et son style le manque
de tout style. »[113]
On voit
ici l’assimilation du postmodernisme à une nouvelle forme de relativisme
avec le refus de tout sens. De plus, si le terme de postindustriel
correspond tout de même à l’espoir – certes vain et qui a même
vu son contraire se réaliser – de l’avènement dans les sociétés
occidentales d’une journée de travail considérablement réduite
grâce aux progrès techniques permettant de libérer l’homme et
lui permettant d’exercer sa créativité, le terme de postmodernisme
ne correspond à absolument rien de positif.
On
a donc là un point commun entre Castoriadis et Habermas. Ce rejet
du postmodernisme est important car il signifie le refus de tomber
dans le relativisme, la volonté de reconstruire un projet de société,
celui-ci n’étant pas considéré vain malgré la fin de la possibilité
d’une référence pleine et positive à Marx et au marxisme, référence
politique et idéologique essentielle du XXe siècle
qui a donné l’espoir d’une émancipation humaine. Toutefois, il
s’agit là d’un point commun négatif, par opposition à un tiers.
Cela ne signifie pas que Habermas et Castoriadis devraient forcément
pouvoir converger dans la reconstruction positive d’un projet
de société se référant à la modernité. On peut d’ailleurs constater
que la référence à la modernité n’a pas le même statut selon chacun
des auteurs. La modernité fait l’objet d’une conceptualisation
explicite chez Habermas et est alors une référence positive essentielle.
Pour Castoriadis la référence à la modernité, dans Le mouvement
révolutionnaire sous le capitalisme moderne notamment, semble
plus utile à indiquer la période temporelle dans laquelle se situe
son propos que d’une référence conceptualisée. Tandis que dans
le titre même du texte de Habermas, Le Discours philosophique
de la modernité, on voit que le thème est bien la modernité
en philosophie, dans « Le mouvement révolutionnaire sous
le capitalisme moderne », le problème est d’abord de savoir
ce qu’il en est du capitalisme contemporain (et le recours à l’adjectif
« moderne » dénote simplement la référence à une période
couramment qualifiée comme telle), ce qui permet ensuite de dégager
les conditions de possibilités actuelles (contemporaines du texte
en l’occurrence) de développement d’un mouvement révolutionnaire.
De plus, Habermas se réfère à la philosophie alors que Castoriadis
évoque un fait social et politique. Mais pour voir s’il s’agit
là d’une simple différence de degré ou d’un désaccord plus profond,
nous devons observer en détail ce que Habermas et Castoriadis
disent chacun explicitement de la modernité.
B) Deux
lectures critiques de la période moderne
Dans
Le Discours philosophique de la modernité, Habermas commence
son étude par Hegel, car celui-ci est le premier à développer
clairement un concept de modernité, pour se confronter ensuite
à l’histoire des discours critiques que l’époque moderne a tenus
sur elle-même afin de leur opposer sa théorie intersubjective
du langage et de la raison communicationnelle qui continue le
projet inachevé de la modernité. Habermas définit d’abord le concept
de modernité (qu’il oppose au concept de modernisation) en partant
de celui formulé par Weber.
« Pour Max Weber,
l’existence d’un lien interne – qui ne saurait donc seulement
être contingent – entre la modernité et ce qu’il appelait le rationalisme
occidental allait encore de soi. Selon sa description, le processus
de désenchantement par suite duquel les conceptions religieuses
du monde, en se désintégrant, engendrent en Europe une culture
profane, est un processus "rationnel". »[114]
Ce lien
n’est plus évident à cause de la modernisation. Et c’est parce
que ce n’est plus évident que Habermas va reprendre le projet
de rationalisation de la modernité, cette rationalisation n’étant
« pas seulement la laïcisation de la culture occidentale,
c’est avant tout le développement des sociétés modernes. »[115]
Cette vision wébérienne de la modernité a changé car un processus
autonome de rationalisation s’est développé, ce qui a permis l’émergence
évoquée plus haut d’un discours postmoderne. En somme, Habermas
explique ce qui est devenu critiquable dans l’évolution de la
modernité, ce qui nous permet de comprendre l’émergence de ladite
critique postmoderne. Mais si Habermas en comprend les causes
et s’accorde sur la nécessité de cette évolution, il n’accepte
pas les conclusions du postmodernisme conduisant à l’abandon de
l’apport des Lumières et de toute dimension rationnelle, ce qui
mène aux contradictions performatives du relativisme. Le problème
de la modernité, nous l’avons signalé, est que le processus de
modernisation s’est autonomisé en laissant cours à un développement
automatique. Habermas refuse donc d’abandonner les apports de
la rationalisation de la modernité, et cette rationalisation étant
finalement critiquable, il se fixe comme objectif de reprendre
le projet de la modernité entendu comme processus de rationalisation,
ce projet étant manifestement inachevé. Habermas en revient alors
à Hegel qui est le premier, dit-il, à développer clairement un
concept de modernité et c’est la raison pour laquelle « il
nous faut remonter à lui pour comprendre la signification qu’avait
la relation interne entre modernité et rationalité, signification
qui allait de soi jusqu’à Max Weber et qui est aujourd’hui remise
en question. »[116]
Ainsi on pourra évaluer si le point de vue de ceux qui placent
leur discours sous d’autres prémisses est légitime.
Le terme de « modernité » annonce l’émergence
d’un monde nouveau, une ouverture à l’avenir, par opposition au
monde ancien. Ainsi la modernité se refuse à emprunter les critères
en fonction desquelles elle s’oriente à une autre époque. Elle
est donc « obligée de puiser sa normativité en elle-même. »[117]
Ceci explique notamment que la modernité soit fixée à elle-même.
Hegel porte donc un diagnostic sur le siècle des Lumières. Et
c’est de ce seul diagnostic qu’il s’autorise à présupposer l’Absolu
– et par-delà pose la raison comme pouvoir d’unification.
La raison est pour Hegel une puissance qui différencie mais aussi
réunit l’ensemble des situations vécues. Il y a conflit entre
l’orthodoxie et les Lumières et à l’intérieur de ce conflit, le
principe de subjectivité engendre une positivité qu’il faut toutefois
dépasser. Il s’agit donc d’une dialectique de la raison qui a
pour objectif de montrer comment on peut expliquer le dépassement
de la subjectivité à partir du principe dont elle est issue. Pour
ce faire, dans ses écrits de jeunesse nous dit Habermas, Hegel
recourt à une raison réconciliante qui nécessite une fracture
de la subjectivité, soulignant l’aspect autoritaire de la conscience
de soi. À la lumière de cette raison moderne, Hegel considère
que l’héritier raisonnable de la modernité porte son maître en
lui-même et non à l’extérieur de lui. Il élabore alors l’idée
d’une raison réconciliante annulant la positivité. Ainsi Hegel
délaisse les lois abstraites de la morale et leur oppose une nouvelle
légalité qui repose sur un contexte concret de culpabilité issu
de la division d’une totalité présupposée. Le problème
ici est que le procès fait au juste destin promu par les lois
morales, contrairement aux lois de la raison pratique, « ne
peut pas être déduit du principe de la subjectivité au moyen du
concept d’autonomie de la volonté. » Habermas indique alors
que « la dynamique du destin » est en fait le résultat
« de la perturbation
des conditions – de symétrie et de reconnaissance mutuelle – qui
président à la constitution intersubjective d’une communauté
de vie, communauté dont se détache l’une des parties qui s’aliène
toutes les autres parties et se détourne par conséquent de leur
vie en commun. Un tel acte – par lequel on s’arrache à un monde
vécu intersubjectivement partagé – crée, tout d’abord,
une relation sujet-objet. Or, dans la situation que décrit Hegel
et qui, dès le départ, répond à la structure d’une entente entre
sujets – et non à une logique de l’objectivation, mise en œuvre
par un sujet –, cette relation intervient comme un élément étranger,
ou, à tout le moins, n’est-elle introduite qu’après coup – au
point même que le « positif » prend alors une autre
signification. Ce n’est plus à une subjectivité excessive
qui exagère ses prétentions que renvoie l’absolutisation d’une
réalité inconditionnée, mais à la subjectivité aliénée qui
se désolidarise de la vie commune. Quant à la répression qui en
résulte, elle est bien moins due à l’asservissement d’un sujet
qui serait devenu objet qu’à la perturbation d’un équilibre intersubjectif. »[118]
Si nous
citons longuement ici Habermas, c’est parce que c’est là qu’il
engage véritablement un discours critique envers Hegel, ceci en
se servant de ses propres concepts. On a ici l’amorce d’une reprise
du discours philosophique de la modernité du point de vue de théorie
de l’agir communicationnel de Habermas. Hegel manque la visée
essentielle de l’autofondation de la modernité, car il
« ne
peut pas penser la réconciliation, c’est-à-dire la restauration
d’une totalité désunie, à partir de la conscience de soi ou à
partir du même principe dont il est issu – à savoir, justement,
à partir de la subjectivité ».[119]
Habermas
décèle pourtant chez Hegel les prémisses d’une théorie de l’intersubjectivité.
Celui-ci, voulant s’opposer aux manifestations autoritaires d’une
raison centrée sur le sujet, substitue à la relation réflexive
entre sujet et objet une relation communicationnelle entre les
sujets. Si Hegel avait poursuivi cette voie, il aurait fort probablement
développé son concept d’Absolu à substituer aux modèles de l’Antiquité
grecque et chrétienne. Le but de Habermas sera alors de montrer
la voie prise par Hegel délaissant les notions de communication
et d’intersubjectivité.
Ce n’est pas notre propos de présenter en détail ici cet exposé.
Il nous faut toutefois souligner les idées les plus importantes
de Habermas dans le cadre du présent travail, pour l’illustrer
le type de reprise que veut faire Habermas de la modernité, plus
que son interprétation de Hegel. Avec ce concept d’Absolu de Hegel,
dans la mesure où il est pensé comme subjectivité infini, on ne
peut penser la fusion de l’individuel et de l’universel que dans
le cadre de référence de la connaissance de soi monologique. Par
conséquent, dans l’universel concret, le sujet comme universel
domine le sujet comme individu. Cela entraîne que dans le domaine
de la morale sociale, « la subjectivité supra-individuelle
de l'État prenne le pas sur la liberté subjective des individus. »[120]
D’un point de vue politique, la philosophie de Hegel, développant
la logique d’un sujet se comprenant lui-même, promeut l’institutionnalisme
d’un État fort. Habermas propose une alternative à ce problème
posé par Hegel :
« L’intersubjectivité
supra-individuelle qui, dans une communauté communicationnelle
obéissant à des nécessités de coopération, préside à la formation
non contrainte de la volonté offre un autre modèle de médiation
entre l’universel et l’individuel (…). »[121]
À partir
de là, et si Hegel avait gardé les intuitions de ses écrits de
jeunesse dans lesquels on peut encore penser la totalité morale
comme une raison communicationnelle se matérialisant dans des
contextes intersubjectifs, on aurait pu défendre un régime démocratique
pour la société, un tel régime permettant le déploiement d’une
communication libre, à la place de la promotion d’un État fort.
La défense de la démocratie est issue en partie du point de vue
philosophique à la référence au jeune Hegel, ce qui permet plus
globalement de rattacher ce « discours philosophique de la
modernité » à la défense d’un type de régime politique, en
l’occurrence la démocratie. Ainsi Habermas critique Hegel, car
celui-ci, par sa conception de l'État des Principes de la philosophie
du droit, conduit à penser que les mouvements politiques transgressant
les limites fixées par la philosophie iraient à l’encontre de
la raison elle-même. Avec une telle philosophie de l'État, Hegel
s’écarte « d’une réalité politique demeurée inquiète. »[122]
Habermas critique cet éloignement pris par rapport à l’actualité,
celle-ci devenant inféodée à la philosophie, plutôt que l’inverse.
C’est pourquoi Hegel a pu prendre fait et cause pour la Restauration.
La modernité trouve sa garantie en elle-même en ayant comme source
de normativité le principe de la subjectivité. Mais se posant
en absolu, la subjectivité devient autonome et dévoile une dimension
négative. C’est pour ça que la rationalité de cet entendement
doit s’engager dans une dialectique des Lumières et tendre vers
la raison. Mais prenant une forme absolue, la raison devient écrasante
et résout trop bien le problème de fondation de la modernité.
Ainsi, on peut douter qu’elle ait une véritable compréhension
d’elle-même, alors qu’elle légifère sur tout le reste de manière
absolue. La raison, prenant la place du destin, pose que tout
événement essentiel est déjà décidé. Habermas ici s’oppose à la
téléologie de Hegel et etetetetreproche donc à ce concept
de raison de s’éloigner de la réalité historique concrète :
« Aussi, n’est-ce qu’au prix d’une dévalorisation de l’actualité
et d’un épointage de la critique que la philosophie de Hegel satisfait
le besoin qu’a la modernité de parvenir à son autofondation. »[123]
Habermas souligne l’importance effective de la réalité historique
concrète. Avec Hegel, il n’existe pas de possibilité d’un renouvellement
autocritique de la modernité et la pensée philosophique ne se
confronte pas à la vie sociale et politique. « Cet épointage
de la critique est le pendant de la dévalorisation d’une
actualité dont se détournent les serviteurs de la philosophie.
Une fois élevée son concept, la modernité permet qu’on s’en retire
stoïquement. »[124]
La rationalité gonflée par Hegel en esprit absolu « neutralise
les conditions qui avaient permis à la modernité d’accéder à une
forme de conscience d’elle-même »[125]
et ainsi la modernité ne parvient pas à trouver ses propres garanties
en elle-même. Habermas reproche plus globalement à Hegel de ne
pouvoir critiquer la subjectivité qu’en restant dans le cadre
de la philosophie du sujet. Les successeurs de Hegel, de leur
côté, ne pourrons travailler sur la modernité qu’en développant
un concept de raison plus modeste.
Cette
démarche de Habermas refusant de laisser une philosophie surplombant
l’actualité politique pourrait être rapprochée de Castoriadis
qui, loin de ne s’en tenir qu’à l’étude philosophique ou à la
critique d’un auteur comme Marx, étudie en détail le capitalisme
moderne et l’URSS. Il existe, au moins en partie, la préoccupation
commune de ces deux auteurs de ne pas inféoder l’histoire réelle
à la philosophie. La philosophie ne peut pas être déconnectée,
ni pour Habermas ni pour Castoriadis, de la réalité et de l’actualité
sociale et politique et encore moins donc légiférer sur elle.
Toutefois un tel rapprochement doit être nuancée car la façon
même d’aborder la période moderne est différente et l’acception
même de la notion de « modernité » diverge d’un auteur
à l’autre.
Castoriadis,
au-delà du fait qu’il ne s’appuie pas seulement sur la période
moderne, conteste l’idée même que l’on puisse qualifier une période
de « moderne ». Nous avons vu plus haut la critique
que fait Castoriadis du qualificatif « postmoderne »,
celui-ci montrant l’incapacité de se caractériser positivement.
Mais il fait remarquer que ce terme est dérivé de celui de « modernité »
qui n’est pas moins critiquable. Ce terme est selon lui de intrinsèquement
absurde. Il pose la question :
« Que pourrait-il
y avoir jamais après la modernité ? Une période qui
s’appelle moderne ne peut que penser que l’histoire a atteint
sa fin, et que les humains vivront désormais dans un présent perpétuel. »[126]
Au sens
général du terme, on est moderne quand on fait quelque chose de
novateur, qui dépasse ce qui a été fait précédemment. Le terme
implique en ce sens une « ouverture indéfinie concernant
l’avenir »[127]
et en même temps se qualifier ainsi se fait par rapport au passé.
Nous sommes les modernes, par opposition aux anciens. Castoriadis
relève donc une aporie dans le fait de s’auto-caractériser comme
moderne :
« Comment faudra
t-il, donc, appeler ceux qui viennent après nous ? Le terme
ne fait sens que sur l’hypothèse absurde que la période s’autoproclamant
moderne durera toujours et que l’avenir ne sera qu’un présent
prolongé – ce qui par ailleurs contredit pleinement les prétentions
explicites de la modernité. »[128]
En effet, si nous nous considérons comme essentiellement « modernes »,
nous incarnons le progrès. Et que peut-il y avoir qui dépasse
le progrès ou qui lui succède ? Encore du progrès ?
Dans ce cas on reste dans la « modernité » et donc il
n’y a pas de progrès possible. Mais sans progrès possible nous
ne sommes plus modernes.
Après
cette critique conceptuelle du terme « modernité »,
Castoriadis prend comme point de départ sur cette question deux
tentatives contemporaines qui visent à donner un contenu précis
au terme modernité :
« Il est caractéristique
qu’elles se préoccupent toutes les deux non pas des changements
dans la réalité social-historique, mais des changements (réels
ou supposés) dans l’attitude des penseurs (philosophes) à l’égard
de la réalité. Elles sont aussi typiques de la tendance contemporaine
des auteurs à l’auto-enfermement : les écrivains écrivent
sur des écrivains à l’usage d’autres écrivains. »
La première
tentative que critique Castoriadis est celle de Michel Foucault.
Celui-ci explique que la modernité serait la conscience de l’historicité
de l’époque dans laquelle on vit. Toutefois Castoriadis souligne
que cette historicité était déjà présente par exemple chez Périclès,
Platon, Tacite ou Grégoire de Tours[129].
De plus, la modernité ne se caractérise pas non plus comme le
dit Foucault par le fait qu’à partir de Kant la relation au présent
se caractériserait non plus en termes de comparaison de valeurs
(par exemple avec une question du type « quel modèle devrions-nous
suivre ? ») mais en relation à l’actualité propre, car
chez Kant les comparaisons de valeurs sont très présentes du fait
même qu’il voit dans les Lumières un moment essentiel du progrès
dans l’histoire. S’il est vrai qu’il y a une tendance forte aux
XIXe et XXe siècles pour la pensée à « emprunter
ses critères auprès de la réalité historique, telle qu’elle est »,
« cette tendance
constitue elle-même un problème dans la modernité ;
on ne saurait un instant la considérer comme épuisant la pensée
des Lumières et de la période qui les a suivies, encore moins
les tendances social-historiques des deux derniers siècles. »[130]
La
seconde tentative critiquée, c’est précisément celle de Habermas
dans son Discours philosophique de la modernité. Castoriadis
critique le fait de prendre Hegel comme point de départ pour étudier
la modernité[131] :
« L’histoire effective est remplacée, une fois encore, par
l’histoire des idées, luttes et conflits réels n’existent que
par leur pâle représentation dans les antinomies du système. »
Ainsi Castoriadis pense que Habermas s’illusionne sur ses propres
idées lorsqu’il critique Hegel :
« ce qui semble
le gêner c’est que la "rationalité" est "gonflée
en esprit absolu" ; il ne s’aperçoit pas que c’est cette
unification même qui constitue l’illusion hégélienne.
Non seulement les ipsissima verba de Hegel, mais la structure,
la dynamique et la logique d’ensemble de sa philosophie conduisent
au thème antimoderne par excellence d’une "fin de l’histoire"
déjà là et d’un Savoir absolu incorporé dans le système hégélien,
après lequel il ne reste à faire que du "travail empirique". »[132]
Si Castoriadis
fait remarquer à juste titre que dans Le Discours philosophique
de la modernité la modernité n’est présentée qu’à travers
une série de philosophe, il n’évoque pas le fait que Habermas
critique justement ce travers de Hegel pensant une philosophie
qui surplombe et assujettit l’actualité et que son but est alors
de reconstruire un concept opérant de raison plutôt que de se
satisfaire d’une position distanciée et critique de type postmoderne.
Habermas, contrairement à ce que laisse penser Castoriadis, est
tout à fait conscient du risque de la philosophie de vouloir dominer
tout le réel au moyen d’un concept absolu de raison. Toutefois,
il faut reconnaître que Castoriadis, de manière bien plus conséquente
que Habermas, a abordé les problèmes réels des sociétés dites
modernes, comme nous allons le voir en détail avec l’étude du
capitalisme et de l’URSS.
On constate ici que les points communs que nous avons relevés
plus haut sont tantôt négatifs (opposition au postmodernisme)
tantôt formels (sur un certain vocabulaire associant la période
dite moderne aux idées de rationalité, de démocratie et d’émancipation).
Vu les désaccords que nous venons d’évoquer entre Castoriadis
et Habermas, les rapprochements entre leurs thèses semblent superficiels.
Toutefois, ce sont des thématiques communes réels qui permettent
la confrontation et nous devons maintenant approfondir notre présentation
de cet antagonisme pour étayer notre hypothèse. Notons tout de
même déjà que la présentation d’une discussion entre Habermas
et Castoriadis du point de vue d’une opposition est accréditée
par Castoriadis lui-même, ce que nous venons de voir, et qu’elle
l’est aussi par Habermas dans la digression qu’il consacre à L’Institution
imaginaire de la société de Castoriadis dans son Discours
philosophique de la modernité.
Pour approfondir cette discussion, nous devons notamment nous
demander ce que propose Castoriadis pour combler le vide laissé
par sa critique de Habermas et du terme de « modernité »
en général. En somme nous devons nous demander : que propose
Castoriadis en échange de cette référence à la modernité de Habermas ?
Comment Castoriadis interprète-t-il les différentes phases de
l’histoire humaine, gréco-occidentale en particulier ? En
quoi consistent ses analyses de l’histoire réelle évitant de se
laisser remplacer par l’histoire des idées ? Dans son texte
« L’époque du conformisme généralisé »[133],
Castoriadis propose une nouvelle caractérisation des divisions
de l’histoire de l’Europe occidentale, à partir du moment où resurgit
le projet d’autonomie. Il pose pour cela clairement deux critères
rendant compte des présupposés qui le guident :
« -l’individualité
d’une période doit être cherchée dans la spécificité des significations
imaginaires qu’elle crée et qui la dominent ;
-sans
négliger la complexité polyphonique et fantastiquement riche de
l’univers historique qui se déploie en Europe occidentale à partir
du XIIe siècle, la meilleure façon de saisir sa spécificité
est de le relier à la signification et au projet de l’autonomie
(sociale et individuelle). »[134]
Il est
clair que Castoriadis ne fait pas l’analyse de la période dite
« moderne » par simple plaisir intellectuel, mais afin
d’éclairer par l’histoire la possibilité de réalisation effective
du projet d’autonomie. Il distingue ainsi trois périodes :
« L’émergence (constitution) de l’Occident ; l’époque
critique (« moderne ») ; le retrait dans le conformisme. »[135]
La première période va du XIIe siècle au début du XVIIIe.
Durant cette période se constitue une protobourgeoisie avec laquelle
apparaissent les germes de revendication d’une autonomie politique.
On redécouvre le droit romain, Aristote et finalement l’ensemble
de l’héritage grec. Petit à petit la tradition et l’autorité perdent
leur caractère sacré, même si ce n’est que partiellement. Ainsi
resurgit pour la première fois depuis quinze siècles le projet
d’autonomie. À partir du XVIIIe siècle, là où commence
ce qu’on appelle souvent la période « moderne » et que
Castoriadis qualifie d’époque critique[136],
émerge le capitalisme tandis que la notion d’autonomie se développe.
Le tournant est opéré par les Lumières grâce auxquelles l’Occident
prend conscience de lui-même et permet ainsi au projet d’autonomie
de se radicaliser aux niveaux social, politique et intellectuel.
La philosophie opère pour la première fois dans l’ère chrétienne
une rupture inédite avec la théologie[137].
Mais parallèlement à cette radicalisation du projet d’autonomie
se crée une nouvelle réalité économique et sociale qui la contredit
et que Castoriadis présente comme un « fait social total »[138] :
le capitalisme. On se doute que l’émergence du capitalisme représente
un fait social qui attire particulièrement l’attention de Castoriadis
et qui va donc mériter une étude particulièrement poussée.
Si nous devons nous concentrer
ici sur l’aspect politique de l’analyse de Castoriadis, c’est
parce que c’est celle-ci qui est à la base de la construction
de son projet d’autonomie. Il s’agit d’une idée politique avant
d’être une idée philosophique, comme Castoriadis l’écrit lui-même :
« C'est comme idées politiques, non pas philosophiques, qu'apparaissent
dans mes écrits l'autonomie (1947, 1949), la créativité des masses,
ce que j'aurais appelé aujourd'hui l'irruption de l'imaginaire
instituant dans et par l'activité d'un collectif anonyme »[139]. Pour être plus précis, nous devons souligner que c’est même l’analyse
des luttes sociales qui conduit Castoriadis à l’idée d’autonomie,
ceci notamment avant l’analyse de la naissance conjointe de la
démocratie et de la philosophie dans la Grèce antique[140]. C’est la raison pour laquelle nous évoquerons successivement les analyses
de Castoriadis sur l’URSS, le capitalisme moderne, pour finir
par la Grèce antique.
Les analyses de l’URSS constituent un point de départ important
pour Castoriadis. Elles font l’objet des deux premières publications
de ses écrits de « Socialisme ou Barbarie ». L’abord
de ce point se justifie ici car il s’agit de l’analyse par Castoriadis
de la seconde puissance mondiale de l’époque qui, de manière contradictoire,
constitue un régime particulièrement oppressif et exploiteur tout
en se réclamant du socialisme. Castoriadis, étant alors militant
d’une organisation se réclamant du socialisme révolutionnaire,
se doit d’étudier en détail le fonctionnement du régime bolchevique,
dans la mesure où celui-ci constitue la référence fondamentale
pour la réalisation du « socialisme » en France et dans
la majeure partie de l’Europe occidentale. Cela nous conduirait
trop loin de présenter l’ensemble des analyses de Castoriadis
sur ce sujet, analyses qui sont particulièrement massives[141]. Elles constitueront
toutefois une illustration de la différence qu’il veut marquer avec un
auteur comme Habermas qui selon lui remplace l’histoire effective
par l’histoire des idées. Le sujet de la Russie intéresse Castoriadis,
car la question se pose immanquablement de savoir quelles conséquences
peut avoir cette exploitation bureaucratique au nom du « socialisme »
sur la volonté de constituer un mouvement révolutionnaire d’émancipation.
Comment (re)penser la révolution vu l’évolution de la société
russe depuis 1917 ? Si l’URSS n’est en fait pas socialiste,
qu’est-ce que le socialisme ? Ces questions sont bien sûr
reliées directement au projet d’autonomie collective et d’autonomie
individuelle de Castoriadis : « la question russe
était, et reste, la pierre de touche des attitudes théoriques
et pratiques se réclamant de la révolution »[142]. En effet, la
définition de la nature du régime russe n’est pas qu’une affaire
intellectuelle de classification, elle conditionne le sens du
projet socialiste.
Castoriadis analyse l’URSS en fonction des écrits mêmes de Marx
et récuse de cette manière la position trotskiste d'une bureaucratie
russe qui ne serait qu’une simple couche parasitaire dont Trotsky
prédit la disparition prochaine dans La révolution trahie
(rédigé en 1936), livre dans lequel il développe aussi l'idée
reprise par la IVe Internationale selon laquelle l’URSS
devait être considérée, malgré tout, comme une avancée
par rapport à la société capitaliste, ceci notamment grâce à l’étatisation
des moyens de production. Par conséquent, en cas de guerre mondiale
voyant s’affronter les partisans des Etats-Unis et ceux de l’URSS[143]
la position trotskiste
est de se ranger dans le camp bolchevique pour défendre ses « acquis »
de la révolution de 1917[144],
notamment les nationalisations. Castoriadis constatait pourtant
après la seconde guerre mondiale l’extension de l’influence de
l’URSS et donc de la bureaucratie stalinienne, notamment en Europe
de l’Est avec ses pays satellites avec l’installation durable
au pouvoir des bureaucraties inféodées à Staline[145].
Dans « Les rapports de production en Russie »[146],
Castoriadis met en avant les failles de l’analyse de Trotsky.
Contre tout bon sens marxiste, ce dernier sépare, la production
de la répartition, la première en Russie étant présumée socialiste,
l’autre non. C’est cet acquis de la production que Trotsky veut
sauvegarder dans la révolution russe. Mais ce caractère socialiste
lui viendrait de la nationalisation des moyens de production,
de la planification et du monopole du commerce extérieur. Le problème,
au-delà du fait que Marx ne parle jamais de la nationalisation
des moyens de production comme réalisation d’un programme socialiste,
du point de vue marxiste, l’unité du processus économique ne permet
pas qu’on en dissocie les phases et si la bureaucratie domine
la répartition, elle domine forcément aussi la production. On
ne doit pas confondre les formes juridiques de production avec
le contenu effectif des rapports de production[147].
La valeur du principe de la collectivisation proclamée dans la
constitution soviétique est donc nulle selon Castoriadis.
« Les
rapports de production en URSS sont des rapports de classe.
La position des hommes par rapport aux moyens de production y
est absolument différente, selon le groupe social auquel ces hommes
appartiennent. Une classe sociale, la bureaucratie, possède les
moyens de production, tandis que le prolétariat est absolument
dépossédé. (…) Le "libre" travailleur soviétique dépense,
tout comme les prolétaires des pays capitalistes, sa force de
travail au profit de la classe possédante. Il n’a comme salaire
de sa misère que ce que cette classe veut bien lui concéder. »[148]
La bureaucratie
russe n’est donc pas simplement une couche parasitaire mais une
classe sociale exploiteuse au sens strictement marxiste du terme
dans la mesure où elle contrôle la production et en tire pour
son profit la plus-value sans participer directement au travail
productif. De plus, le peuple russe n’ayant jamais été consulté,
la Russie n’est pas un État ouvrier dégénéré comme le pensait
Trotski, mais un régime d’un type nouveau, inédit dans l’histoire,
« le capitalisme bureaucratique », « capitaliste »
car il s’agit d’un régime d’exploitation et « bureaucratique »
car cette exploitation est précisément exercée par la bureaucratie
d'État et non par la bourgeoisie[149].
Chiffres à l’appui, Castoriadis estime même que cette exploitation
est beaucoup plus grande que dans les pays capitalistes occidentaux.
Si elle peut l’être, c’est parce que ses possibilités d’exploitation
semblent illimitées, contrairement à la bourgeoisie qui est tributaire
de l’état du marché du travail et du rapport de force entre classes.
La bureaucratie stalinienne, s’imposant d’une main de fer, ne
connaît pas de telles restrictions. Castoriadis estime par conséquent
que l’économie russe est plus proche du modèle fasciste « que
de celui de l’économie capitaliste concurrentielle, en ce qui
concerne la "vente" de la force de travail. »[150]
Ainsi, pour Castoriadis, la classe exploiteuse russe est d’un
genre nouveau et n’est ni du côté des prolétaires ni du
côté des capitalistes occidentaux.
Notons aussi que Castoriadis, même s’il veut montrer la spécificité
du régime russe, voit des points communs entre l’économie russe
et l’économie des pays occidentaux, ce qui d’ailleurs n’est pas
tellement surprenant dans la mesure où il qualifie aussi des dernières
de capitalistes. Mais le parallèle que l’on peut opérer entre
ces deux types de régime est plus profond, Castoriadis constatant
que les pays capitalistes occidentaux ne sont plus uniquement
identifiables aux mécanismes du marché concurrentiel et se bureaucratisent
par une intervention croissante de l'ةtat[151] Mais ce rapprochement
est surtout le fruit de l’évolution technologique et de la concentration
du capital qui « entraînent l'élimination du capitaliste
individuel "indépendant" et l'émergence d'une strate
bureaucratique qui "organise" le travail de milliers
de travailleurs dans les entreprises géantes ». Et ces bureaucrates
prennent en charge la direction effective des entreprises, tandis
que « les capitalistes "propriétaires", s'il en
subsiste, ne peuvent jouer un rôle dans l'entreprise moderne que
moyennant la place qu'ils y occupent dans la pyramide bureaucratique »[152].
Toutefois, Castoriadis n’opère pas une pure et
simple identification des deux systèmes, nous en avons déjà eu
un aperçu, et nous devons donc présenter pour elle-même l’analyse
du capitalisme moderne de Castoriadis. C’est tout l’intérêt ici
d’étudier plus particulièrement Le Mouvement révolutionnaire
sous le capitalisme moderne. C’est dans ce texte que Castoriadis
présente sur le fond le constat qu’il fait de l’évolution sociale
et politique dans le capitalisme moderne et à partir de là le
constat que l’on peut faire sur le mouvement révolutionnaire et
donc sur les conditions de possibilités de réalisation du projet
socialiste révolutionnaire de suppression de la distinction bureaucratique
entre dirigeants et exécutants. L’analyse que fait Castoriadis
dans ce texte est donc directement motivée par le projet d’autonomie.[153]
Ce texte tourne principalement autour de trois questions :
« en quoi consiste la "modernisation" du capitalisme ?
Quel est son lien avec l’apathie politique des masses ? Quelles
sont les conséquences qui en découlent pour le mouvement révolutionnaire ? »[154]
Castoriadis note tout d’abord certains changements importants
du capitalisme contemporain. Ce dernier a réussi à contrôler le
niveau de l’activité économique, c’est-à-dire notamment à éviter
les crises périodiques toujours croissantes que Marx lui prédisait.
Ceci est dû notamment à l’intervention grandissante de l'État
dans l’économie des pays occidentaux. L'État parvient à réguler
l’économie et permet ainsi le plein emploi[155].
La quasi-disparition du chômage après la guerre a permis en outre
une augmentation du revenu ouvrier moyen. Il s’agit d’une augmentation
à la fois qui s’est accélérée et qui est devenue beaucoup plus
régulière. Il ne suffit pas toutefois que le chômage ait disparu
pour que les salaires progressent. Castoriadis pense que cette
augmentation
« est
le résultat de plus d’un siècle de luttes ouvrières, aussi bien
des luttes générales et organisées que des luttes "informelles"
dans le cadre d’une entreprise ou d’un atelier ; plus généralement,
de la pression constante exercée par les salariés en ce sens dans
tous les pays à tout instant. »[156]
Castoriadis
aborde dans ce passage pour la première fois du texte une de ses
principales idées : la lutte ouvrière n’est pas seulement
la lutte visible des grèves et des manifestations. Elle est aussi
présente au quotidien dans les usines, aussi bien au niveau individuel
que collectif. Grâce à ces luttes et à la quasi-disparition du
chômage à la fin des années 1950, le niveau de vie général des
ouvriers a donc considérablement augmenté et cette progression
tend à être parallèle à l’augmentation de la production à long
terme, ce qui en fait un phénomène durable. De tout ceci résulte
un profond changement dans l’attitude des syndicats. Ils remplissent
désormais essentiellement la fonction de cogestion de l’entreprise,
devant donc assurer la paix en son sein. Pour les capitalistes,
le syndicat est vu désormais comme un mal nécessaire dont ils
ont renoncé à combattre la structure[157].
Dans ce cadre les syndicats sont devenus des sortes de corporations
utiles aux ouvriers pour obtenir des augmentations de salaire
et pour assurer certains intérêts professionnels. Mais de ce fait,
penser qu'ils pourraient être porteurs d’une transformation radicale
du système social est de facto et aux yeux des ouvriers
« une idée de martien »[158],
ce qui a bien sûr une incidence sur les moyens à mettre en place
pour réaliser un projet d’émancipation. La politique de manière
générale est devenue aux yeux de la population l’affaire de spécialistes.
Castoriadis constate donc un désinvestissement de la politique,
la population se contentant de s’intéresser aux élections, tout
en étant désabusée et cynique. Il n’existe plus pour Castoriadis
de véritables organisations politiques ouvrières, car les mouvements
qui se nomment ainsi sont composés dans leur large majorité de
bureaucrates, d’intellectuels et de professionnels du syndicalisme
pour lesquels, la plupart du temps, la classe ouvrière se contente
de voter. Le caractère de classe du prolétariat a donc changé
aussi. Ce point est important dans ce texte, Castoriadis identifie
toujours le prolétariat à la classe révolutionnaire par excellence,
c’est-à-dire à la classe émancipatrice[159].
Le prolétariat n’est plus, selon Castoriadis, une classe sociale
en un sens subjectif, qui manifesterait cette appartenance de
classe par une solidarité et ne tient plus que par la défense
d’intérêts communs « économiques » et « professionnels »,
agissant de ce fait plus comme groupe de pression que comme classe
sociale. Ce phénomène nouveau va mériter un traitement particulier
car Castoriadis le considère comme étant « pour nous le phénomène
fondamental. »[160]
Il constate de plus que le désintérêt croissant pour la politique
se traduit par la privatisation des individus. C’est là
« le trait le plus frappant des sociétés capitalistes modernes. »[161]
Ceci, nous l’avons déjà évoqué, s’exprime par le fait que seule
une infime partie de la population s’intéresse à la vie politique
qui paraît non pas seulement inintéressante ou ennuyeuse, mais
également hostile. La privatisation nous dit Castoriadis « réussit
jusqu’ici à détruire la socialisation des individus en tant que
socialisation politique. »[162]
Sous le capitalisme moderne, les individus se perçoivent eux-mêmes
de plus en plus comme privés et se comportent en conséquence.
À partir de ce constat, Castoriadis se demande quelle valeur il
faut désormais donner à la perspective révolutionnaire dans le
marxisme traditionnel. Ayant déjà indiqué le rejet du marxisme
par Castoriadis dans la première partie de notre travail, nous
nous contenterons ici d’indiquer les grandes lignes du raisonnement
de Castoriadis dans ce texte. Notons que Castoriadis s’attache
d’abord à parler du marxisme et des mouvements révolutionnaires
qui se réclament de ce courant en 1960, Marx proprement dit étant
traité plus loin. Le problème, remarque Castoriadis, est qu’on
ne peut pas véritablement parler de défaite du prolétariat dans
la mesure où aucune bataille n’a eu lieu : « le fait éclatant
est que le régime gaulliste s’est installé sans bataille. »[163]
Si l’on accepte ce constat de Castoriadis sur le capitalisme moderne
et que l’on continue malgré cela de réfléchir en termes de marxisme
traditionnel, il faudrait en conclure que la perspective révolutionnaire
disparaît, puisque selon cette optique, ce qui fonde le projet
révolutionnaire, c’est l’incapacité fondamentale du capitalisme
de survivre à ses contradictions internes et de satisfaire les
revendications économiques des ouvriers. Or nous avons vu que
le capitalisme est stabilisé, sorti des grandes crises qui le
caractérisait notamment avant la première Guerre Mondiale, et
surtout qu’il a permis et même qu’il doit son épanouissement à
la mise en place de la hausse du salaire moyen et du niveau de
vie global des ouvriers. Les contradictions décrites par le marxisme
traditionnel ne sont donc pas insurmontables et la hausse continue
des salaires est possible sous le capitalisme, c’est donc tout
ce qui fonde la révolution à venir qui disparaît. Les conditions
du capitalisme ont changé et il faut donc reconsidérer les perspectives
du mouvement révolutionnaire. Ce changement de conditions montre
les carences de l’économie marxiste, notamment lorsque celui-ci
considère le travailleur comme une marchandise parmi d’autres,
ce que nous avons déjà vu. Les ouvriers ne sont pas de simples
objets, ils peuvent lutter, obtenir des augmentations de salaire
et ainsi augmenter leur niveau de vie sans pour autant renverser
le capitalisme.
Castoriadis ayant réfuté la théorie marxiste sur
des points essentiels ne peut pas en rester là. Il doit maintenant
chercher à relever ce qui fait véritablement la spécificité du
capitalisme moderne et voit dans celui-ci une contradiction interne
fondamentale qui ne peut être dépassée, et si cette contradiction
n’entraîne pas nécessairement son effondrement, elle permet de
reconnaître quelle est la nature de son possible dépassement,
ce qui nous renvoie une fois encore au projet révolutionnaire
d’autonomie.
« Pour
se situer au niveau fondamental, celui de la production :
le système capitaliste ne peut vivre qu’en essayant continuellement
de réduire les salariés en purs exécutants – et il ne peut
fonctionner que dans la mesure où cette réduction ne se réalise
pas ; le capitalisme est obligé de solliciter constamment
la participation des salariés au processus de production,
participation qu’il tend lui-même à rendre impossible. Cette contradiction
se retrouve, en termes presque identiques, dans les domaines de
la politique ou de la culture. »[164]
Castoriadis
considère ce constat comme acquis, car il l’a déjà présenté dans
son recueil de textes L’expérience du mouvement ouvrier 2.
Prolétariat et organisation[165].
Il insiste sur la présence de cette contradiction dans l’entreprise,
puisque c’est là que s’effectue la production, niveau fondamental
de la société capitaliste. Il s’intéresse d’autant plus à l’entreprise
que c’est là que le caractère rationnel de son organisation semble
recueillir l’approbation unanime, car si l’entreprise capitaliste
ne parvient pas à réaliser le résultat maximum avec le minimum
de moyens possibles, elle risque de se faire écraser par la concurrence.
Il semble donc clair qu’elle doive être efficace, organisée, en
un mot rationnelle. Pour parvenir à la meilleure rentabilité possible,
le capitalisme tente toujours au maximum de mettre la science
au service de la production et emploie donc des ingénieurs et
des techniciens pour rationaliser le processus de travail. Mais
Castoriadis souligne les conséquences de cette volonté de rationalisation :
« Rationaliser la
production signifie ignorer et même écraser délibérément les habitudes,
les désirs, les besoins, les tendances des hommes en tant qu’ils
s’opposent à la logique de l’efficacité productive, soumettre
impitoyablement tous les aspects du travail aux impératifs du
résultat maximum avec le minimum de moyens. Nécessairement donc,
l’homme devient moyen de cette fin qu’est la production. »[166]
La contradiction
que relève ici Castoriadis est que ce qui est censé être au service
de l’homme, la production, tend par la nécessité de rationalisation
à mettre l’homme à son service et à se substituer à lui comme
fin. Toutefois on ne peut pas s’en tenir à cela car cette formulation
de la contradiction fondamentale du capitalisme reste abstraite.
Elle est le résultat d’un certain développement technique et même
de l’économie et on pourrait considérer qu’après une journée de
travail, le salarié se ferait homme libre et d’autant plus libre
à la faveur de la réduction de la journée de travail. Ainsi on
pourrait éviter le gâchis productif du capitalisme et être libre
en dehors de la production. En fait cette contradiction
qui nous apparaît dans un premier temps comme abstraite « est
la contradiction réelle du capitalisme, et la source de
sa crise au sens le plus terre à terre et le plus matériel de
ce terme. » Ce qui est réellement contradictoire dans le
capitalisme est « que la situation et le statut de l’homme
comme producteur sous le capitalisme sont contradictoires et finalement
absurdes. »[167]
La rationalisation du capitalisme n’est qu’apparente. Le sens
des moyens de production énormes du capitalisme devait être tiré
de sa fin ultime. Or l’augmentation de la production est devenue
une fin en elle-même. Il y a donc une irrationalité fondamentale
du capitalisme. Et cette contradiction n’est pas un simple accident
qui surgit dans l’histoire du capitalisme, car c’est l’irrationalité
de la fin, c’est-à-dire l’augmentation indéfinie de la production,
qui conditionne la totalité du mode de production capitaliste.
Et des moyens utilisés pour la production, le principal est l’homme.
En tant que moyen de production, ce dernier est donc réduit à
un objet, à une chose parmi d’autres à l’intérieur du processus
de production, il est en somme un sujet transformé en objet.
« De là découle
une deuxième irrationalité, une autre contradiction concrète,
dans la mesure où cette transformation des hommes en chose, cette
réification, est en conflit avec le développement même de la production
qui est par ailleurs l’essence du capitalisme et qui ne peut pas
avoir lieu sans un développement des hommes. »[168]
En prenant
l’homme comme moyen de production, le capitalisme tend à le réduire
à l'état de chose, à le réifier, mais pour produire il faut nécessairement
des sujets capables de prise de décisions et d’initiatives. Même
pour une machine, on a besoin d’un homme sujet pour la contrôler,
la réparer et bien sûr pour la construire.
« Mais ce qui apparaît
ainsi comme une contradiction objective et impersonnelle
ne prend son sens historique que par sa transformation en conflit
humain et social. C’est la lutte permanente des
producteurs contre leur réification qui transforme ce qui pourrait
rester une opposition de concepts en une crise déchirant toute
l’organisation de la société. »[169]
Cette contradiction du capitalisme que discerne Castoriadis peut
faire penser à Habermas lorsqu’il indique une
contradiction des sociétés de classe, car elles sont, écrit-il,
« structurellement incapables de satisfaire le besoin de
légitimation qu’elles engendrent »[170], du fait qu'elles représentent un progrès du point de vue
de l’intégration sociale et du droit, mais l’exploitation et l’oppression
telles qu’elles s’y pratiquent nécessairement représentent
un recul par rapport aux inégalités sociales moins grandes permises
par le système de parenté qui précède. On peut toutefois noter
une nuance importante pour Castoriadis vis-à-vis de cette analyse.
Selon Castoriadis, la contradiction des sociétés modernes[171] a lieu entre le capitalisme et la réémergence du projet d’autonomie.
Il s’agit de deux processus qui sont logiquement opposés et qui
se sont « mélangés » au cours du développement des sociétés
modernes. Cette contradiction entre ces deux éléments, même si
elle a finalement une sorte de destin commun, n’a pas d’origine
commune pour Castoriadis. De ce point de vue, les développements
de Castoriadis et de Habermas sur une contradiction interne aux
sociétés modernes ne sont pas de même nature.
Pour en revenir à Castoriadis, avec la mise en évidence
de la contradiction interne du capitalisme, nous retrouvons l’idée
selon laquelle ce sont les luttes ouvrières qui permettent au
capitalisme de survivre, de ne pas tomber sous le poids de ses
propres contradictions. C’est la raison pour laquelle Castoriadis
s’intéresse de près à ces luttes qui ont lieu dans les pays occidentaux
et dans les régimes de bureaucratie totale d’Europe de l’Est et
d’URSS. Cette contradiction qui constitue le rapport social capitaliste,
Castoriadis ne l’estime possible que sous certaines conditions :
le travail salarié car d’une part il permet de distinguer
exécution et direction et d’autre part, dans le rapport salarié,
aucune règle objective ne peut fixer une fois pour toutes le salaire
juste qui doit être donné pour une heure de travail et donc le
« contrat de travail » repose uniquement sur le rapport
de forces entre les parties et ainsi la classe ouvrière peut lutter
contre la réification qui détruirait le capitalisme si elle s’appliquait
sans frein. Ensuite le rapport salarié ne peut devenir intrinsèquement
contradictoire qu’avec l’apparition d’une technologie évolutive ;
ainsi est empêchée toute stabilité des rapports de classe dans
l’entreprise à partir de modes de production servant de base.
Enfin, « le capitalisme ne peut (…) s’affirmer complètement
qu’au travers d’une révolution ou d’une pseudo-révolution "bourgeoise"
démocratique »[172],
celle-ci permettant la liquidation des statuts sociaux antérieurs,
introduisant l’idée que l’organisation sociale doit se fonder
sur la raison, proclamant l’égalité des droits et la souveraineté
du peuple[173].
Par conséquent, ces conditions permettent aussi le développement
de la lutte du prolétariat. Le capitalisme développe la masse
du prolétariat pour les besoins toujours croissants de la production
et lui permet de se défendre par sa nécessité de lui laisser contre
son gré des initiatives et en augmentant son niveau de vie, puis
aussi par la baisse du chômage qui permet aux travailleurs de
lutter sans être inhibé par la peur de la précarité[174].
C’est pourquoi
« l’évolution
du capitalisme est une histoire au sens fort du terme, à savoir
un processus d’actions d’hommes et de classes qui modifient constamment
et consciemment les conditions mêmes dans lesquelles il se déroule
et au cours duquel surgit du nouveau. »[175]
Et l’issue
finale de cette lutte n’est nullement prédéterminée et dans la
mesure où elle fait surgir du nouveau, elle contient une part
irréductible d’imprévisible.
Ainsi Castoriadis juge que la politique capitaliste
s’est modifiée au cours de l’histoire. Ou pour mieux dire, après
la seconde guerre mondiale émerge une politique capitaliste tandis
qu’autrefois il n’existait pas de politique capitaliste à proprement
parler, étant donné que chaque capitaliste était libre d’agir
selon les limites élastiques du droit et de la « morale »
et le contrat de travail devait être conclu librement par l’ « accord
des parties ». Désormais, la classe capitaliste poursuit
une politique en ce sens qu’elle le fait consciemment.
Le capitalisme a désormais abandonné l’idéologie du « laissez-faire »
et de la « libre entreprise » et n’est plus considéré
au travers « de la croyance au fonctionnement spontané de
l’économie et de la société comme devant produire le résultat
optimum pour la classe dominante »[176].
L'État notamment joue désormais un grand rôle, qu’il intervienne
dans les affaires sociales devient la règle et non plus, comme
autrefois, l’exception. Castoriadis résume ainsi la nouvelle politique
de la classe capitaliste :
« Les idées-forces
sont désormais : l’expansion, le développement de la consommation
et des loisirs, l’élargissement de l’éducation et la diffusion
de la culture. Les moyens : l’organisation, la sélection
des individus, la hiérarchisation. »[177]
Le résultat
de cette évolution du capitalisme et de deux cents ans de lutte
de classes, Castoriadis la résume en un mot : la bureaucratisation.
Celle-ci puise dans trois sources issues de la lutte des classes.
Tout d’abord dans la production, celle-ci étant « rationalisé »
et nécessitant de ce fait la division entre dirigeants et exécutants,
les premiers devant définir les tâches, le rythme de production,
la surveillance, etc., qui devront être appliqués par les seconds.
Comme deuxième source de bureaucratisation se trouve l'État,
qui devient un organe de gestion pour un nombre croissant de domaines
de la vie sociale et économique et qui a toujours été l’organe
bureaucratique par excellence. Enfin la bureaucratisation se manifeste
largement dans les organisations politiques et syndicales.
Ici se recoupent évolution du capitalisme et du mouvement ouvrier.
Pour faire face à la bureaucratie capitaliste se met en place
une bureaucratie syndicale et politique censée défendre la classe
ouvrière. Ces organisations ont désormais abandonné toute perspective
révolutionnaire, encadrant le prolétariat en parlant en son nom
afin d’obtenir des augmentations de salaire, canalisant ainsi
la lutte ouvrière en vue de l’aménagement du système et non plus
de sa destruction. À partir de là, la bureaucratisation devient
la logique interne du système et se propage dans tous les secteurs
de la société, au-delà du travail, par exemple la consommation
(qui en appelle à l’intervention de psychologues et de publicitaires),
les loisirs, la recherche scientifique publique ou privée. Cette
bureaucratisation de la société entraîne alors une transformation
radicale des valeurs et des significations. Le capitalisme de
ce point de vue a détruit le travail comme activité signifiante.
Les significations qu’ils pouvaient exister à l’intérieur
du travail ont disparu car il est devenu fragmenté et il n’y a
plus de sujet du travail, le travailleur étant décomposé
en facultés séparées.
Une autre conséquence de la bureaucratisation est la destruction
de la responsabilité, car la division est poussée au maximum,
espérant ainsi « rationaliser » au maximum. Ainsi la
bureaucratie applique a elle-même ses méthodes, divisant au maximum
ses tâches par soucis de « rentabilité ». Les problèmes
de synthèse qui se posent à une bureaucratie du fait de
la fragmentation des responsabilités deviennent énormes et la
bureaucratie ne connaît d’autre solution que de fragmenter encore
plus les tâches qu’elle doit elle-même remplir en créant une nouvelle
catégorie de bureaucrate, les spécialistes de la synthèse. Ce
jeu peut être alors continué indéfiniment. De manière concomitante,
l’initiative tend à disparaître. Elle est en principe confiée
exclusivement aux dirigeants, mais puisque ceux-ci s’appliquent
à eux-mêmes les règles de la bureaucratisation, chacun est transformé
en exécutant d’un niveau ou d’un autre. La bureaucratisation dans
les pays occidentaux est donc fragmentée, alors qu’en URSS
elle est totale.
De
cette analyse de la bureaucratisation des sociétés occidentales,
Castoriadis déduit l’échec du capitalisme. Alors que les crises
majeures ont été surmontées et que le capitalisme semble moins
que jamais en passe de s’effondrer, Castoriadis, de manière apparemment
paradoxale, en constate l’échec. C’est que le capitalisme proprement
dit ne survit que grâce à ce qui le contredit et donc grâce à
ce qui n’est pas lui. En voulant résoudre les problèmes qui se
posent à lui, il ne peut qu’en créer de nouveaux. Chacune des
« victoires » des capitalistes comporte son revers.
Pour bien montrer en quoi le capitalisme est un échec et pourquoi
nous devons combattre ce système économique et social, Castoriadis
résume son point de vue dans ses quelques lignes :
« Notre point de
vue est sociologique et historique : c’est cette société
du capitalisme moderne, prise dans un mouvement d’auto-transformation
accélérée et irréversible qui ne peut pas, même pour quelques
années, transformer ces sujets en quasi-objets, sous peine de
s’effondrer aussitôt. Le cancer qui la ronge, c’est qu’elle doit
en même temps constamment essayer de réaliser cette transformation. »[178]
Si le capitalisme
a réussit à contenir les fluctuations de l’économie dans des proportions
étroites, il est pourtant bien loin d’assurer un développement
social cohérent, sans heurts et ceci de son propre point de vue.
C’est logiquement alors que Castoriadis, ayant constaté cet échec
du capitalisme et ainsi achevé son bilan du capitalisme moderne,
peut en à venir à la situation de la lutte des classes en 1960
et donc à la maturation des conditions du socialisme. Tout d’abord,
comme nous venons de le dire, le capitalisme ne peut tomber de
lui-même, quelque puisse être la force de ses crises, s’il n’y
a pas en plus une activité consciente des masses permettant de
combler le vide occasionné. Castoriadis explique ce qu’il entend
par là : « La conscience des masses travailleuses se
développe dans et par l’action. »[179]
Il ne s’agit pas de poser à l’avance un programme définitif qui
déterminerait comment le capitalisme doit être renversé puis remplacé
par le socialisme. Cette action des masses travailleuses n’est
toutefois pas limitée à la lutte explicite qu’elle peut mener
sur les plans politique et économique. Comme nous l’avons vu,
Castoriadis constate la grande solidarité que les ouvriers manifestent
dans le cadre de leur travail avec un grand nombre d’actions de
résistance au quotidien. En ce qui concerne la question du socialisme,
Castoriadis précise qu’elle « ne peut vraiment être posée
que dans une société capitaliste, et ne pourra être résolue qu’en
fonction d’un développement qui a lieu dans cette société. »[180]
Dans son projet d’émancipation socialiste, Castoriadis se place
donc résolument d’un point de vue historique et retrouve ainsi
les conditions de maturation du socialisme dans le capitalisme
lui-même. C’est là l’intérêt principal de la contradiction qu’il
découvre dans le capitalisme moderne, car cette contradiction
intègre l’autonomie du travailleur comme composante essentielle
de la société capitaliste moderne et cet élément peut et doit
être repris concrètement, en s’appuyant donc sur des bases sociales
et économiques effectives, dans ce qu’il appellera plus
tard le projet d’autonomie. Et en ce sens, Castoriadis constate
une progression dans les luttes. Il ne s’agit pas d’une progression
que l’on peut constater objectivement mais d’une progression perçue
comme telle parce que c’est nous qui lui donnons une signification
définie. C’est pourquoi on peut percevoir comme une progression
des luttes ouvrières, par exemple de 1848 à 1917, où on passe
à la revendication floue d’une égalité économique et sociale à
la volonté en Russie d’expropriation des capitalistes, et à cet
objectif encore négatif succède la révolution hongroise de 1956
qui contient la revendication positive de la domination de la
production par les travailleurs, c’est-à-dire de la gestion ouvrière.
Nous pouvons constater cette progression parce que c’est nous
qui lui donnons ce sens.
Castoriadis
en vient alors à son appel à un mouvement révolutionnaire moderne,
formulant ainsi ce qui correspondra plus tard, certes différemment,
à son projet d’autonomie. Ce point résume en termes d’organisation
et d’objectif ce qui a été dit auparavant. Il est important car
c’est là que Castoriadis pose directement et concrètement les
objectifs et les moyens à utiliser à cet effet dans le cadre du
projet d’émancipation. Le plus intéressant ici c’est que Castoriadis
formule déjà son projet révolutionnaire explicitement en termes
d’autonomie. Le mouvement révolutionnaire doit systématiquement
lutter contre la hiérarchie, c’est-à-dire contre la bureaucratie.
De ce fait, dans l’organisation même du mouvement révolutionnaire,
c’est l’autonomie qui devient le « critère suprême
guidant l’activité du mouvement révolutionnaire. »[181]
Et cette lutte du mouvement révolutionnaire pour l’autonomie doit
permettre de faire passer les luttes dans la production au niveau
global de la société. Ce mouvement ne doit plus être une organisation
de spécialistes, mais permettre aux individus de réapprendre
la vraie vie collective, de construire des projets communs et
de gérer ainsi eux-mêmes leurs affaires, ce qui est proprement
la réalisation de l’autonomie. Le prolétariat ne peut donc plus
être considéré dans cette optique comme seule classe révolutionnaire
et donc le mouvement révolutionnaire doit s’orienter vers de nouvelles
couches de travailleurs aliénés, tenant ainsi compte des transformations
de la société.
Le projet d’autonomie tel que le défend Castoriadis dans Le
mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne se formule
de manière très concrète en donnant des propositions de construction
d’un mouvement révolutionnaire et en trouvant les ferments d’une
transformation radicale de la société dans la structure même du
capitalisme moderne, tout en rappelant qu’on ne peut fixer de
programme précis pour l’autonomie, un tel programme que l’on n’aurait
plus qu’à appliquer serait contradictoire avec l’idée même d’autonomie
et, dans ce cadre, c’est dans et par l’action des masses travailleuses
que peuvent se créer les conditions d’accès à l’autonomie de tous.
D’un point de vue historique,
ce n’est toutefois pas dans le capitalisme moderne que l’on trouve
les premières traces du projet d’autonomie, mais dans la Grèce
antique et plus précisément dans la démocratie athénienne. C’est
plus tard dans son œuvre que Castoriadis y fera référence pour
nourrir son projet d’autonomie. Il est important ici, pour bien
comprendre toute la dimension du projet d’autonomie et ensuite
en montrer les différences avec le projet de la modernité de Habermas,
de présenter ce point, ce que nous ferons brièvement car les analyses
de Castoriadis à ce sujet sont, comme pour l’URSS et le capitalisme,
très conséquente[182].
Dans la Grèce antique, nous pouvons observer pour la première
fois une rupture historique. Des individus ou des groupes
d’individus commencent à remettre en cause les institutions, le
pouvoir établi, considérant qu’ils ne vont plus de soi. On juge
que les institutions ou le pouvoir établis sont injustes et qu’il
faut en instituer d’autres. Immédiatement se posent des questions
fondamentales : Qu’est-ce que la justice ? Si vous prétendez
changer les institutions, au nom de quoi le feriez-vous ?
Si vous prétendez remplacer les représentations de la tribu par
autre chose, c’est que vous considérez que cet autre chose est
vrai. Mais alors que sont le vrai, la vérité ? Le surgissement
de ces questions ne reste pas sans conséquence pour l’organisation
de la cité :
« cela se traduit par
la création d’un espace politique public et par la création de
la libre enquête, de l’interrogation illimitée. La possibilité
d’une pensée de l’institution, d’une élucidation de l’institution,
n’existe qu’à partir du moment où, dans les faits aussi bien que
dans les discours, l’institution est mise en question : cela
est la naissance de la démocratie et de la philosophie, qui vont
de pair. »[183]
La démocratie
et la philosophie sont donc des créations solidaires opérées dans
la Grèce antique pour la première fois. La démocratie consiste
en la possibilité d’une continuelle remise en cause au niveau
politique d’institutions sociales qui autrefois trouvaient leur
justification dans une source extérieure à la société et la philosophie
représente le versant pour ainsi dire théorique de cette possibilité
de contestation. Avant que cette rupture ne s’opère, une telle
remise en cause n’a pas de sens pour la cité et les individus
qui la composent car la vérité et la justice des institutions
n’est pas, selon la société en question, de son fait, mais sont
issues d’une source extra-sociale, ainsi l'institution de la société
ne peut pas être remise en question. Par exemple ça n’a pas de
sens pour les Hébreux de dire « la Loi est injuste »,
puisque la Loi vient de Dieu et que Dieu est la justice.
Cette société est donc hétéronome nous dit Castoriadis
car elle tire sa loi de quelque chose qui lui est extérieure.
Notons que cette extériorité n’est pas réelle, c’est une illusion.
Toute société crée elle-même ses institutions, toute société se
donne à elle-même sa propre loi, même si elle le nie, ce qui est
d’ailleurs le cas de la quasi-totalité des sociétés. La société
autonome est celle qui se donne à elle-même sa propre loi, en
sachant qu’elle le fait, et c’est ce qu’on fait dans une véritable
démocratie. D’un autre côté, la création de la philosophie inaugure
la possibilité d’un questionnement illimité, les réponses aux
questions que l’on se pose pouvant toujours être remises en cause,
reconnaissant qu’il n’existe pas de réponse définitive qui serait
encore à trouver dans une instance extérieure. Dans ce cadre est
aussi créée la politique qui, loin de l’activité des hommes de
pouvoir dans les sociétés occidentales actuelles, est définie
par Castoriadis comme l’activité qui vise explicitement
la transformation des institutions sociales. En un mot, une nouvelle
signification sociale imaginaire naît dans la Grèce antique :
l’autonomie. Dans une société autonome, on reconnaît que l’histoire
de l’humanité est une création humaine continuée. Mais cette autonomie
est fragile et la démocratie grecque n’en produit d’ailleurs que
des germes. Finalement cette signification sociale imaginaire
s’effrite et disparaît quinze siècles durant pour resurgir dans
l’Europe occidentale postmédiévale.
Une des choses qui frappent le plus dans le constat de la modernité
de Castoriadis est sa volonté d’ancrer sa réflexion dans l’actualité
en s’appuyant sur des cas concrets, notamment sur une situation
concrète de lutte des classes et c’est à partir de là qu’il ancre
son projet d’autonomie collective et d’autonomie individuelle
dans l’histoire, ce qui lui permet de fixer des objectifs concrets
au mouvement révolutionnaire. La réflexion ne s’en tient pas cependant
à un pur rapport à l’histoire et aux expériences de lutte du mouvement
ouvrier. La lecture interprétative de ces luttes est imbriquée
au rapport à la théorie marxiste et à une philosophie politique.
Cet aspect de la réflexion de Castoriadis marque un glissement
par rapport à Habermas. On peut tout d’abord remarquer que les
références de l’un et de l’autre sont très différentes ;
Habermas n’évoque ni l’URSS, ni la Grèce antique, ou alors de
manière purement adjacente. De plus ses écrits politiques sont
beaucoup plus distancés de son œuvre théorique, même si le lien
entre les deux n’est pas complètement absent, que chez Castoriadis.
Avec cette présentation de la modernité par Castoriadis, les différences
de conceptions deviennent beaucoup plus claires. Castoriadis analyse
très longuement des moments historiques ainsi que l’actualité
et en tire ainsi directement des éléments nourrissant un projet
actuel d’autonomie, en se référant entre autres à la lutte
effective contre ce système – déclarée et souterraine –, voulant
ainsi dépasser l’opposition traditionnelle entre théorie et pratique.
Concernant Habermas, même s’il refuse de s’enfermer dans une philosophie
légiférant sur l’actualité, nous avons vu à propos de la notion
de raison dans la modernité dans notre deuxième partie mais aussi
avec la reconstruction du discours de la modernité à partir de
Hegel que son angle d’approche est plus « théorique »,
ou en tout cas plus philosophique, et que le lien avec un projet
concret d’émancipation est moins clairement affirmé que chez Castoriadis.
C’est d’ailleurs dans ce sens que vont les reproches de ce dernier
envers Habermas lorsqu’il dénonce la démarche qu’il lui attribue
de remplacer l’histoire effective des hommes par l’histoire des
idées.
C) Confrontation
de ces deux lectures
Raison
communicationnelle contre création sociale
Toutefois,
Habermas tente de reprendre ce projet de rationalisation de la
modernité en mettant en évidence dans cette période l’émergence
de la raison communicationnelle, donc loin de la caricature que
Castoriadis fait de lui. Nous avons vu que Habermas part de Weber
et constate que celui-ci développe un concept unilatéral de raison,
s’en tenant à sa dimension instrumentale,. Il distingue alors
une autre dimension de la raison qui émerge de la modernité occidentale,
la raison communicationnelle issue du principe de discussion et
se développant pleinement dans le cadre de la démocratie, par
des relations intersubjectives libres menant à la délibération.
C’est ainsi que la raison communicationnelle est intrinsèquement
normative, ce qui fait sa spécificité essentielle. La modernité,
de ce point de vue, est considérée par Habermas comme un processus
de rationalisation irréversible. Ainsi la raison communicationnelle,
rattachée au langage et donc à l’éthique de la discussion, ne
laisse pas libre cours à la raison instrumentale et est en lien
direct avec la démocratie, seul régime permettant vraiment selon
Habermas le déploiement libre de l’activité communicationnelle.
Il nous faut donc maintenant resituer cette alternative de la
raison communicationnelle de Habermas dans le cadre précis de
son Discours philosophique de la modernité[184],
en alternative aux critiques postmodernes de la raison, même
s’il ne s’agit pas de développer exhaustivement ce point, celui-ci
ayant déjà été traité dans la deuxième partie de notre travail.
Sur ces bases nous pourrons étudier les reproches que Habermas
adresse à Castoriadis dans sa « Digression à propos de "L’Institution
imaginaire de la société" de Cornelius Castoriadis »[185].
Le titre même de la XIe
partie du Discours philosophique de la modernité,
« La raison communicationnelle : une autre voie pour
sortir de la philosophie du sujet », signale la thèse que
veut poursuivre Habermas. Selon lui, les tentatives postmodernes
de dépassement de la modernité retombe toujours dans les apories
de la philosophie du sujet. Mais pourquoi Habermas refuse-t-il
les philosophies du sujet[186] ?
La philosophie de Habermas est une philosophie des sujets,
ce qui renvoie à l’importance fondamentale pour lui de l’intersubjectivité
et qui s’oppose à une philosophie du sujet, qui pense le
sujet d’abord comme solitaire, sans lien avec les autres sujets
qui l’entourent, alors même qu’un sujet n’existe jamais seul.
Les théories du sujet, c’est-à-dire de la conscience de soi qui
fonde les relations cognitives et pratiques, ne permettent pas
de penser les conditions d’expression d’un sujet, conditions qui
sont toujours relatives à d’autres sujets. L’intersubjectivité
selon Habermas n’est alors ni une addition ni une simple intersection
de subjectivités. L’intersubjectivité constitue la subjectivité
dans la mesure où celle-ci recourt au langage pour s’exprimer
et être comprise par d’autres subjectivités. Il y a donc pour
Habermas primat de l’intersubjectivité sur la subjectivité. La
relation sujet-sujet est posée comme première par rapport à la
relation sujet-objet. Ainsi, Habermas explique pour chacun des
auteurs qu’il a abordé tout au long de son Discours, qu’il
a « suggéré chaque fois au moment crucial : il
fallait remplacer le paradigme de la connaissance des objets par
celui de l’entente entre sujets capables de parler et d’agir. »[187]
Habermas propose donc comme nouvelle solution le passage du paradigme
de la conscience à celui de l’intercompréhension. Il présuppose
le modèle orienté vers l’intercompréhension, ainsi, « l’attitude
objectivante dans laquelle le sujet connaissant se rapporte, à
lui-même comme aux réalités matérielles existant dans le monde,
cesse d’être une attitude privilégiée. » Dans le paradigme
de l’intercompréhension, Habermas considère comme fondamentale
l’attitude performative adoptée par les participants à une interaction,
« qui coordonnent leurs projets en s’entendant les uns les
autres sur quelque chose qui existe dans le monde. »[188]
En tant que participant à une interaction langagière, il est possible
dans ce cadre d’adopter aussi la perspective de l’autre.
Le point de vue d’une telle interaction n’est donc pas purement
objectivant. L’intersubjectivité produite par le langage a préséance
par rapport à la relation objectivante d’un individu isolé. Ce
rapport entre sujet se traduit au niveau de l’usage grammatical
des pronoms personnels. Le regard de la troisième personne (il/elle/ils/elles)
est le regard objectivant. La première personne se soumet à son
propre regard et ainsi elle se met à la place de la deuxième personne
et peut « reconstituer sous un autre angle la manière
dont ses actes ont été accomplis. On obtient ainsi, (…) une reconstruction
permettant de reconstituer sous d’autres angles le savoir toujours
déjà en usage. »[189]
Habermas prétend de cette façon dépasser la séparation ontologique
entre le transcendantal et l’empirique.
Une fois posé ces idées générales, il rappelle que la nouvelle
critique de la raison ne tient pas compte du contre-discours qui
fait partie de la modernité depuis presque deux siècles[190]
et c’est l’objet de son livre de le rappeler. Habermas reprend
donc ces critiques nouvelles de la raison et constate finalement
qu’
« En utilisant la
métaphore spatial de la raison inclusive et exclusive, la critique
prétendument totale de la raison trahit un reste d’attachement
aux présupposés de la philosophie du sujet, ceux-là mêmes dont
elle voulait pourtant se détacher. »[191]
Ce retour
sur la philosophie du sujet nous intéresse particulièrement car
il sera une composante de la critique de Habermas envers Castoriadis.
Habermas insiste sur le fait que c’est « l’usage communicationnel
d’un langage articulé en propositions qui est spécifique de
notre forme de vie socioculturelle, et constitutif du stade de
la reproduction proprement sociale de la vie. »[192]
Puis Habermas distingue trois fonctions fondamentales du langage
qui se distinguent déjà dans les actes de parole élémentaires
avec l’élément propositionnel qui mentionne les états de chose,
l’élément illocutoire qui engage les relations interpersonnelles
et l’élément langagier qui exprime l’intention du locuteur. Ces
trois éléments ont des retombées (a) pour la sémantique, (b) pour
les présuppositions ontologiques de la théorie de la communication
et (c) pour le concept même de rationalité. Habermas va étudier
ces trois dimensions dans la mesure où elle peuvent contribuer
à donner une nouvelle direction à (d) la critique
de la raison instrumentale.
a) L’explication
de l’intercompréhension langagière à partit de la sémantique de
la vérité nous fait accéder au principe énonçant que nous connaissons
une proposition quand nous connaissons les conditions sous lesquelles
elle est vraie. Ici, le rapport interne entre sens et validité
est étroit, car on a trois différents aspects de la validité d’une
parole par lesquels on peut contester tout acte de parole :
la vérité, la justesse et la sincérité.
b) La théorie de la communication présuppose du point de
vue ontologique un monde dans lequel les relations interpersonnelles
s’instituent, un monde objectif, un monde normatif, mais aussi
un monde subjectif. Chaque fois qu’un locuteur parle, il se réfère
simultanément à ces trois mondes.
c) L’élément langagier qui exprime l’intention du locuteur
et la rationalité.
Si nous concevons le savoir comme médiatisé par la communication,
la rationalité
« se
mesure à sa faculté qu’ont des personnes, responsables et participant
à une interaction, de s’orienter en fonction d’exigences de validité
qui reposent sur une reconnaissance intersubjective. La raison
communicationnelle fixe les critères de rationalité en fonction
des procédures argumentatives qui visent à honorer, directement
ou indirectement, les prétentions à la vérité propositionnelle,
à la justesse normative, à la sincérité subjective et enfin à
la cohérence esthétique. »[193]
Ceci permet
à Habermas de marquer encore une fois une distinction avec la
raison instrumentale, de nature objectivante, la raison communicationnelle
s’exprimant de son côté dans une compréhension décentrée du monde.
d) Ainsi Habermas peut donner cette nouvelle direction
à la critique de la raison instrumentale :
« La
raison centrée sur le sujet est le produit d’une scission et
d’une usurpation, c’est-à-dire le produit d’un processus social
qui a vu, dans son déroulement, un moment subalterne prendre la
place du tout, sans toutefois avoir l’énergie suffisante pour
absorber la structure du tout. »[194]
Il n’existe
donc selon Habermas qu’une seule raison et l’aspect instrumentale
de la raison en a envahi l’ensemble. Ajoutons à ce sujet qu’en
fait Habermas reproche aux critiques postmodernes de la raison
de s’y être laissé prendre. En pensant critiquer la raison globalement,
ils ne critiquent que la raison instrumentale, dont il est juste
toutefois de souligner la trop grande emprise. Du point de vue
social, Habermas écrit qu’alors, « le développement de la
modernisation capitaliste fait que le potentiel de raison contenu
dans la communication se déploie et s’altère en même temps. »[195]
Encore une fois on pourrait penser rapprocher Habermas et Castoriadis
sur le thème de la contradiction du capitalisme. Toutefois, ce
qui est pour Castoriadis une contradiction fondamentale et indépassable
du capitalisme moderne est présentée par Habermas dans son Discours
plutôt comme une tension par laquelle la raison communicationnelle
se déploie dans le sens où la raison est une composante essentielle
de la modernité et s’altère dans la mesure où le capitalisme promeut
principalement l’aspect instrumental de la raison.
Dans cette conception de la raison communicationnelle, Habermas
voit un entrecroisement entre monde vécu et pratique communicationnelle
quotidienne qui est un processus circulaire qui « tient la
place, dans la théorie de l’activité communicationnelle, de la
médiation que Marx et le marxisme occidental avaient réservé à
la praxis sociale. »[196]
Castoriadis voulant bâtir une nouvelle praxis révolutionnaire
fait concurrence à Habermas qui de son côté trouve un moyen de
remplacer la fonction de la praxis sociale de Marx et du marxisme.
De ce point de vue nous voyons l’intérêt pour Habermas de se confronter
à Castoriadis une fois ce chapitre terminé. Il aurait été impropre
de la part de Habermas de se confronter à Castoriadis avec les
critiques de la raison moderne. Comme nous l’avons vu, Castoriadis
rejette clairement le relativisme postmoderne. Habermas va alors
indiquer les problèmes posés par le concept de praxis sociale,
ce qui va le conduite à évoquer une première fois les thèses de
Castoriadis dans L’Institution imaginaire de la société.
Dans la praxis sociale explique Habermas, la raison devait faire
la médiation avec son autre. Mais dans ce cas, la théorie de l’agir
communicationnel pourrait être prise comme une simple variante
de la philosophie de la praxis dont Habermas veut précisément
se démarquer. « En fait la nouvelle, comme l’ancienne, doit
remplir la même tâche, à savoir concevoir la pratique rationnelle
comme une raison concrétisée dans l’histoire, la société, le corps
et le langage. »[197]
La praxis sociale, telle que la présente Habermas, s’empêtre
dans le paradigme de la production. Mais il y a eu un renouvellement
de la philosophie de la praxis avec l’anthropologie et la phénoménologie.
Cette philosophie connaît un tournant linguistique, comme c’est
le cas chez Castoriadis. Mais ce tournant
« ne suffit pas
pour qu’il y ait changement de paradigme. Les sujets parlants
sont soit les maîtres, soit les « bergers » de leur
système langagier. Soit ils se servent du langage pour créer le
sens et pour que leur monde s’ouvre à eux sous des aspects nouveaux,
soit ils se meuvent toujours déjà dans une sphère qui se transforme
indépendamment d’eux-mêmes et où le langage est déterminé par
l’ouverture au monde – le langage comme médium d’une praxis créatrice
(Castoriadis) ou comme événement différentiel (Heidegger, Derrida). »[198]
C’est maintenant
que Habermas commence à aborder les thèses de Castoriadis qui
selon lui, avec sa théorie développant une conception poético-démiurgique
de la société, l’activité étant censée être pour Castoriadis
« la création sans
origine de formes absolument neuves et uniques en leur genre,
création dans laquelle chacune de ces formes ouvre un horizon
de sens incomparable. Le garant du contenu rationnel de la modernité
(…) est présenté comme une force imaginaire, créatrice de langage. »
Cette citation
de Habermas nous donne une idée de sa façon qu’il a de rendre
compte des thèse de Castoriadis et des notions qu’il utilise à
cet effet. Il nous faudra revenir sur le caractère éminemment
contestable de ce type de présentation. Toujours est-il que selon
Habermas : « Il est un fait que celle-ci ladite
force imaginaire créatrice de langage tombe dans une proximité
douteuse avec les opérations sans fond de l’Être. Il n’existe
plus, en fin de compte, entre l’ "instauration" volontariste
et la "destination" fataliste qu’une différence rhétorique. »[199]
Habermas poursuit sa critique en affirmant que la mise en œuvre
démiurgique des vérités historiques telle que la présenterait
Castoriadis serait incapable de se transposer dans le projet révolutionnaire
dans la mesure où celui-ci constitue l’élément de la praxis des
individus agissant consciemment et tendant vers l’autonomie. Habermas
estime également que la distinction de Castoriadis entre autonomie
et hétéronomie pose problème, car il est impossible de poser un
sujet qui détiendrait le savoir permettant précisément de faire
cette distinction. Habermas pense que la seule raison que Castoriadis
donne à la volonté de révolutionner la société est une décision
existentialiste de type « parce que nous le voulons ».
Dans ce cas, qui peut bien être ce « nous » alors que
les individus sont uniquement institués par l’imaginaire social.
Ce reproche n’est rien de moins, finalement, qu’une accusation
de relativisme en taxant Castoriadis de révisionnisme. Ces défauts
viendraient du concept de langage que Castoriadis emprunte à la
fois à l’herméneutique et au structuralisme. Castoriadis part
du fait nous dit « qu’entre le langage et les choses dont
on parle , entre la compréhension constituante du monde et la
sphère intramondaine constituée, existe une différence ontologique.
(…) »[200]
Le langage ouvrirait donc chez Castoriadis à l’horizon de sens,
à la possibilité d’interprétation.
« La
fonction d’ouverture au monde recouverte par le langage est pensée
en analogie aux opérations productrices de la conscience transcendantale,
mais en faisant abstraction de son caractère simplement formel
et supratemporel. L’image langagière du monde est un a priori
concret et historique ; il détermine de manière incontournable
des perspectives interprétatives qui sont à la fois variables
et relatives au contenu. La compréhension constitutive du monde
(…) se modifie (…) indépendamment de ce qu’ils les sujets
peuvent apprendre de leur commerce pratique avec l’élément
intramondain. »[201]
Le problème
des conceptions de ce genre est qu’elles ont pour caractéristique
de séparer la productivité du langage des conséquences d’une pratique
intramondaine. De ce fait, toute interaction entre le langage
ouvrant au monde et les processus d’apprentissage dans le monde
est exclue. L’intérêt ici de critiquer la philosophie de la praxis
en général, dont Castoriadis sert pour l’occasion de paradigme,
est que cette philosophie se distingue strictement de toutes les
variantes de l’historicisme linguistique. Habermas considère que
la philosophie de la praxis est dépendante du paradigme de la
production qui la mène à
« occulter, outre
celle qui est attenante à la valeur de vérité et à l’effectivité,
toutes les dimensions que fait apparaître l’éventail des validités
offert par la raison. Ce qui est appris dans la praxis intramondaine
ne peut donc bénéficier qu’au déploiement des forces productives.
Il n’est donc plus possible, avec une telle stratégie conceptuelle
productiviste, d’appréhender le contenu normatif de la modernité ;
tout au plus peut-elle, en dehors de toute justification, l’invoquer
pour tenter, notamment, dans l’exercice dénonciateur d’une dialectique
négative, de circonscrire la rationalité téléologique, telle qu’elle
lui apparaît, érigée en totalité figée. »[202]
En intégrant
un paradigme de la production dans la philosophie de la praxis
en général, Habermas opère un nivellement hâtif, pour ne
pas dire abusif, des différentes philosophies de la praxis, en
renvoyant en fait à la philosophie de la praxis issue de Marx
et du marxisme en général. En quoi, justement, la philosophie
de la praxis de Castoriadis intégrerait comme sienne le paradigme
de la production ? Celui-ci est justement partie intégrante
de ce que rejette Castoriadis dans l’œuvre de Marx et dans le
marxisme en général, comme nous l’avons vu dans la première partie
du présent travail, dans la mesure où Castoriadis rejette le déterminisme
économique et productif de Marx. Sortir de ce paradigme n’empêche
pas Castoriadis de construire une nouvelle praxis révolutionnaire
visant à la transformation concrète de la société à travers le
projet d’autonomie.
Pour en revenir à l’argumentation de Habermas, maintenant qu’il
a rejeté la philosophie de la praxis dans son ensemble, propose
sa propre solution. Il estime qu’une nouvelle perspective s’ouvre
si l’on substitut le concept d’activité communicationnelle à celui
de praxis en tant que travail. Ainsi il est possible d’ « identifier
les interdépendances qui existent entre les systèmes langagiers
ouvrant au monde et les processus d’apprentissage intramondains »[203] ;
de cette manière les processus d’apprentissage ne sont pas envisagés
selon la perspective étroite et objectivante du processus du travail
social, qui est en fait pour Habermas celle du rapport à une nature
objectivée. Abandonnant le paradigme de la production, Habermas
pense pouvoir réaffirmer le lien entre sens et validité, n’étant
plus dans la seule optique de propositions assertoriques ou intentionnelles,
l’activité communicationnelle soumettant de son côté le savoir
attaché au monde vécu à un test permanent : « dans cette
mesure, l’a priori concret, qui caractérise les systèmes
langagiers ouvrant au monde, est donc soumis à une révision indirecte,
qui s’effectue dans la lumière du contact avec la sphère intramondaine. »[204]
Nous avons ici l’amorce des éléments essentiels de critique de
Habermas envers Castoriadis. Habermas développe ce point de vue
en abordant dans une digression les thèses de Castoriadis de L’Institution
imaginaire de la société. Comme nous l’avons déjà suggéré,
Castoriadis n’est pas étudié par Habermas aux côtés des postmodernes.
il représente un type original car Castoriadis tente de reconstruire
un concept de praxis révolutionnaire et donc un projet d’émancipation
révolutionnaire après le rejet du marxisme. Globalement, Habermas
souligne que c’est en vain que les continuateurs du marxisme ont
essayé une telle reconstruction[205].
Ainsi Castoriadis tient une place originale dans Le Discours
philosophique de la modernité, car il conserve un projet révolutionnaire
dont Habermas ne se réclame pas, mais il intègre toujours la notion
de raison dans le sens où il ne tombe pas dans le relativisme
postmoderne et il fait en cela concurrence à la théorie de l’agir
communicationnel de Habermas.
Le but de cette digression de Habermas est de montrer que Castoriadis,
avec sa philosophie de la praxis visant l’émancipation sociale,
reste prisonnier du primat de la subjectivité ce qui l’empêche
de faire le lien entre la création de nouveaux imaginaires sociaux
et la praxis intramondaine. Castoriadis n’arriverait finalement
pas à attribuer aux individus cette praxis transformatrice. La
conception de l’institution imaginaire de mondes toujours nouveaux
ne permet pas de penser une praxis intersubjective qui puisse
être attribuée aux individus. Nous pouvons dire en d’autres termes
que le problème de la réalisation effective du projet d’autonomie
n’est pas résolu par Castoriadis. Celui-ci selon Habermas dissocie
de cette manière la relation entre sens et validité. Le collectif
anonyme et l’imaginaire social ne permettent pas selon Habermas
de penser une praxis concrète qui puisse être attribuée aux individus.[206]
Ce qui pose problème dans cette interprétation critique est que
Habermas fait comme si Castoriadis ne s’intéressait qu’aux changements
en profondeur, quand le matériau historique est malléable :
« Castoriadis
porte toute son attention[207],
exactement comme l’avait fait Hannah Arendt, sur ces rares instants
historiques où la pâte dont sont formées les institutions est
encore fluide, c’est-à-dire sur les moments productifs qui voient
se fonder les nouvelles institutions. (…) Castoriadis expose
le cas du politique à partir du cas limite que constitue l’acte
de fondation d’une institution, et explique à son tour celui-ci,
à partir d’un horizon esthétique d’expérience, comme l’instant
extatique qui, rompant avec le continuum du temps, instaure quelque
chose d’absolument nouveau. C’est, à ses yeux, le seul moyen de
dégager le noyau essentiellement productif qui préside à la reproduction
de la société. Le processus social de caractérise, pour Castoriadis,
par la production, de formes radicalement autres ; (…) bref,
c’est une auto-institution et une genèse ontologique de mondes
toujours nouveaux. »[208]
Mais comme
le souligne Raphaël Gély : « ce qui semble avant tout
intéresser Castoriadis, c’est précisément le processus d’auto-altération
radicale des sociétés, le processus de mutation des imaginaires
sociaux. »[209]
Gély indique avec justesse que pour Habermas, le risque majeur
de la position de Castoriadis est qu’elle conduirait à homogénéiser
les différents mondes socio-historiques, alors qu’en fait dans
l’optique de Castoriadis des conflits d’interprétation du sens
peuvent très bien apparaître à l’intérieur d’une société et ajoutons
que c’est dans ce cadre que Castoriadis évoque l’auto-altération
des sociétés et que la politique est définie comme l’activité
visant à la transformation explicite des sociétés. De ce point
de vue, l’action politique est une activité continuelle et ne
concerne pas toujours et tout le temps, et même en fait assez
rarement, la totalité de la société. Cette transformation des
institutions se fait le plus souvent progressivement par la praxis
intramondaine dans laquelle apparaissent des conflits normatifs
internes, pour reprendre un vocable habermassien.
Habermas prétend dépasser ce qu’il croit être
chez Castoriadis une oscillation empirico-transcendantale typique
des philosophie de la subjectivité en remplaçant dans le paradigme
de la signification l’institution, au sens de Castoriadis, par
la discussion, au sens de la théorie de l’agir communicationnel.
Ainsi serait dépassé le relativisme que contiendrait malgré elle
la théorie de Castoriadis. Mais ce reproche n’est pas valable,
comme le souligne également Gély. Si l’autonomie est contingente
pour Castoriadis, c’est en ce sens qu’elle est une création social-historique
et à ce titre elle n’a pas de nécessité fonctionnelle. Mais elle
devient nécessaire à partir du moment où l’on reconnaît la contingence
des significations imaginaires, car alors on investit radicalement
les questions du vrai et du juste ; ces questions ne se posent
pas si l’on ne reconnaît pas cette contingence car alors, l’institution
de la société ne pose pas problème, ce qui est le cas dans une
société hétéronome. L’autonomie de ce point de vue n’est pas pour
Castoriadis une signification imaginaire comme les autres. Ce
n’est pas parce que les significations imaginaires sociales sont
contingentes d’un point de vue fonctionnel qu’elles se valent
toutes. Castoriadis ne promeut donc aucune forme de relativisme :
« Au contraire, il importe chaque fois d’évaluer normativement
les significations imaginaires sociales en fonction de leur rapport
à la promotion d’une subjectivité réfléchissante et libre. »[210]
L’imaginaire sociale et l’idée de création sociale n’impliquent
pas un relativisme mais sont un élément sans lequel on ne pourrait
expliquer l’émergence de nouvelles sociétés. De ce point de vue,
la création de significations imaginaires dans une société ne
sont pas forcément désirables, et c’est pour cela que Castoriadis
étudie la création de significations imaginaires sociales qu’il
veut combattre (création du capitalisme), et de celle dans lesquelles
il trouve un germe duquel s’inspirer (luttes sociales, démocratie
athénienne) et rend raison des choix qu’il fait. L’autonomie
comme création social-historique est dotée d’une dimension transcendante
car c’est cette création-là qui reconnaît la contingence (fonctionnelle)
des autres créations social-historiques et montre que c’est la
société humaine qui crée ses propres institutions et pas une instance
qui serait à l’extérieur d’elle.
Chapitre
III
Société,
histoire, individu
Introduction
La lecture de la modernité était déjà en filigrane lorsque nous
avons traité de la question du marxisme et de celle de la rationalité.
Les concepts développés par Habermas et par Castoriadis dans leurs
lectures de la modernité éclairent en partie les critères permettant
de reprendre Marx ou de faire un bilan du marxisme. Pour Castoriadis,
Marx et le marxisme restent enfermés dans l’imaginaire capitaliste
et sont finalement le résultat comparable de la contradiction
entre l’idée d’autonomie et le déterminisme rationaliste que l’on
trouve dans le capitalisme moderne, ce qui se traduit dans celui-ci
par la recherche d’une maîtrise délirante et pseudo rationnelle
de la nature et de l’homme. Pour Habermas, le processus irréversible
de rationalisation apparu dans la modernité nourrit son concept
de raison communicationnelle et le conduit à chercher ce qui chez
Marx peut lui permettre de reconstruire une théorie de l’évolution
sociale.
Toutefois
un problème se pose encore : sur quoi, d’un point de vue
que nous qualifions provisoirement de « théorique »,
se basent ses analyses de Marx, de la raison et de la modernité ?
En posant une telle question, nous ne supposons pas que ces bases
« théoriques » précédent ou conditionnent
les questions précédemment évoquées. Le constat de la modernité
est bien une lecture historique – aussi bien philosophique
que sociale – qui conduit à se positionner de manière critique
par rapport à et du point de vue la société dans laquelle on se
trouve, démarche qui permet à la fois de découvrir et de construire
des concepts qui nourrissent à leur tour le projet politique et
philosophique de la modernité. Habermas le fait à travers une
étude sur la modernité en philosophie et c’est encore plus clair
pour Castoriadis lorsqu’il déclare, comme nous l’avons vu, que
ses idées, et plus que tout autre l’idée d’autonomie, sont des
idées politiques avant d’être des idées philosophiques.
La question de la « théorie » est donc une question
sur ce qui pourrait fonder d’un point de vue philosophique les
constats de la modernité, le point de vue sur la rationalité et
la lecture de Marx. Toutefois, si la « théorie » peut-être
considérée comme première ou fondatrice d'un certain point de
vue « logique » ou argumentatif, elle n'est pas première
du point de vue de l'élaboration des arguments de Habermas et
de Castoriadis, la théorie et la philosophie ne légiférant pas
sur l'analyse de l'actualité, ce qui justifie que nous n'abordions
ce point que maintenant. Réciproquement, nous ne saurions affirmer
que l'actualité, l'analyse du présent, dans une sorte de pure
immanence, détermineraient tout ce qu'il est possible de comprendre
par « théorie » ou par exemple « philosophie ».
De fait, nous avons déjà dû traiter en partie de questions « théoriques »
ou philosophiques, ce qu’exprime par exemple notre passage de
la question du marxisme à de la raison. En somme, que ce soit
pour Castoriadis ou pour Habermas, on ne peut pas dissocier une
philosophie ou une « théorie » qui s’appliquerait mécaniquement
aux choses qui seraient « concrètes », à la politique,
à la question de la praxis et plus globalement au projet de la
modernité et à l’inverse et inversement il serait absurde d’envisager
une politique, une analyse de Marx ou de la notion de raison dans
la modernité sans conceptions « théoriques » ou philosophiques
sous-jacentes. C’est la raison pour laquelle nous devons préciser
les points de vue de Habermas et de Castoriadis sur les questions
de la société et de l’histoire, en tentant de les traiter de manière
plus « systématique ». La reconnaissance de la création
social-historique du projet d’autonomie chez les Grecs anciens
et dans la modernité par Castoriadis, ainsi que sa lecture de
Marx, son bilan du marxisme et ce qui en découle pour la question
du rationalisme, impliquent une conception qui unit les questions
du social et de l’historique et qui développe une ontologie de
la création sociale. La lecture de Marx de Habermas a pour but
d’élaborer une théorie de l’évolution sociale au moyen d’une reconstruction
du matérialisme historique ; faire l’hypothèse d’une certaine
rationalité à l’œuvre dans l’évolution des sociétés est étroitement
lié à la lecture du discours philosophique de la modernité et
la question de la raison et de la rationalité elle-même pose le
problème de la relation sujet-objet (relation instrumentale) et
de la relation intersubjective et donc de l’usage de la raison
dans la société. La réponse à ces questions est donc guidée par
une vision de la société et de l’histoire qu’il nous faut développer
pour mieux comprendre ce qui fait diverger nos deux auteurs.
Les questions de la société et de l’histoire sont d’autre
part indissociables de la question de l’individu. Pour Castoriadis,
nous avons déjà vu lors de la discussion dur l’individualisme
méthodologique de Weber que « l’individu n’est, pour commencer
et pour l’essentiel, rien d’autre que la société »[211],
tandis que Habermas « comprend le processus de socialisation
comme étant en même temps une individuation »[212].
Si nos deux auteurs développent chacun une conception poussée
de la société et de l’histoire en lien avec les questions globales
du marxisme, du rationalisme et de la modernité, ils leur serait
inconcevable de négliger la question de l’individu, car si l’individu
n’est pas un atome libre sans lien nécessaire avec la société
dont il fait partie, il n’est pas non plus complètement absorbé
par le social au point qu’on ne puisse plus le reconnaître ni
le nommer. Pour Castoriadis, l’étude de la notion d’individu est
partie intégrante de son projet d’autonomie dans la mesure où
il ne peut y avoir de société autonome sans individu autonome
et réciproquement ; et nous avons vu que Habermas, de son côté,
élabore une philosophie de la communication, ce qui en fait une
philosophie des sujets ; cela implique de s’intéresser
à la notion d’individu dans le cadre du réseau de relations intersubjectives
qui structure la société. Ces différentes conceptions nous conduiront
notamment à la question de la psychanalyse qui peut, au niveau
de sa praxis, contribuer à l’autonomie individuelle, si
l’on parle comme Castoriadis, ou rétablir le discours d’un sujet
dont le refoulement est assimilé à une « ex-communication »
qui trouve sa source au niveau social, pour employer les termes
de Habermas.
A) Une
théorie de la société ?
Pour parler de la société
et de l’histoire, il est utile dans un premier temps de déterminer
le point de vue par lequel on estime pouvoir aborder ce problème.
Autrement dit, est-il possible d’élaborer une théorie de
la société et si ce n’est pas le cas, pourquoi et qu’est-ce que
cela peut nous apprendre sur la nature de la société ? Il
s’agit d’un point de divergence entre Castoriadis et Habermas.
Tandis que Habermas se donne pour objectif d’élaborer une nouvelle
théorie de l’évolution sociale, Castoriadis exclut toute prétention
d’accomplir une théorie de la société.
Dans « Institution de la société et institutions secondes »[213]
Castoriadis déclare dès le début :
« y
a t-il une théorie de l’institution ? Je réponds pour ma
part : certainement non. Il n’y a pas et il ne peut pas y
avoir, une théorie de l’institution, car la théorie c’est
la theôria : le regard qui se met en face de quelque
chose et l’inspecte. Nous ne pouvons pas nous mettre en face de
l’institution et l’inspecter puisque les moyens, pour ce faire,
font eux-mêmes partie de l’institution. Comment pourrais-je parler
de l’institution dans un langage qui se voudrait rigoureux, formalisé
ou indéfiniment formalisable, etc., au moment où ce langage lui-même
est une institution, peut-être la première et la plus importante
des institutions ? »[214]
Selon Castoriadis,
un regard globalisant et rigoureusement extérieur à la société
est impossible. Mais pour mieux comprendre ce point de vue, nous
devons savoir ce que Castoriadis entend par le terme « institution ».
Dans Domaines de l’homme, il la caractérise ainsi :
« Ce qui tient une
société ensemble est évidemment son institution, le complexe total
de ses institutions particulières, ce que j’appelle l’ "institution
de la société comme un tout" – le mot institution étant pris
ici dans le sens le plus large et le plus radical : normes,
valeurs, langage, outils, procédures et méthodes de faire face
aux choses et de faire les choses et, bien entendu, l’individu
lui-même, aussi bien en général que dans le type et la forme particuliers
que lui donne la société considérée (et dans ses différenciations :
homme/femme par exemple). »[215]
De ce point
de vue, il est clair que dire qu’il n’y a pas et ne peut y avoir
de théorie de l’institution revient au même que de dire qu’une
théorie de la société est impossible. Mais dans ce cas, que peut-on
dire de l’institution et de la société et de quel point de vue
peut-on le dire ? Selon Castoriadis, on peut distinguer l’institution
première (au singulier) et les institutions secondes (au pluriel) :
« l’institution
première de la société est le fait que la société se
crée elle-même comme société et se crée chaque fois en se
donnant des institutions animées par des significations imaginaires
sociales spécifiques à la société considérée (…). Et cette institution
première s’articule et s’instrumente dans des institutions
secondes (ce qui ne veut nullement dire : secondaires),
que nous pouvons diviser en deux catégories. Il y en a qui sont,
dans l’abstrait, dans leur forme, transhistoriques. Tels
sont, par exemple, le langage : chaque langue est différente,
mais il n’y a pas de société sans langage ; ou l’individu :
le type d’individu est, concrètement, différent dans chaque société,
mais il n’y a pas de société qui n’institue un type quelconque
d’individu (…). Et il y a des institutions secondes qui sont spécifiques
à des sociétés données et qui y jouent un rôle absolument central,
au sens que ce qui est d’une importance vitale pour l’institution
de la société considérée, ses significations imaginaires sociales,
est essentiellement porté par ces institutions spécifiques. »[216]
Castoriadis
donne alors deux exemples : la polis grecque et l’entreprise
capitaliste. La polis grecque est une instance seconde
spécifique et sans elle le monde grec ancien est inconcevable,
impossible. L’entreprise capitaliste est une institution spécifique
qui n’existe véritablement que dans le capitalisme et sans laquelle
on ne peut comprendre ce dernier. Il est intéressant de souligner
le lien que fait Castoriadis lui-même entre d’une part l’analyse
de la démocratie athénienne et celle du capitalisme et d’autre
part ce qu’il explique ici sur la nature de l’institution, car
on peut comprendre comment ces deux éléments s’articulent. Castoriadis
souligne « la solidarité essentielle, l’énorme interdépendance
des différentes institutions, de tous les ordres, dans une société
donnée. »[217]
Il résume son point de vue sur la société : « une société
est une totalité extrêmement complexe, et ses différentes
"parties" tiennent ensemble de mille manières. »[218]
Ainsi, pour donner un exemple concret, avec le changement énorme
des statuts de l’homme et de la femme dans la société occidentale
contemporaine par exemple, il n’est pas dit que le système pourra
continuer comme si de rien n’était. Cette remarque nous renvoie
au projet d’autonomie, une société autonome étant une société
dans laquelle il est toujours possible de remettre en cause l’institution
qui la fonde, ce qui est le cas dans notre exemple avec l’institution
de la répartition des rôles homme-femme. Rappelons que ce projet
d’autonomie s’est d’abord exprimé dans l’œuvre de Castoriadis
avec le projet socialiste révolutionnaire de changement radical
de la société. Cela est tout à fait dans la lignée de ce qu’il
déduit du fait que la société est un tout qui tient ensemble par
son institution : « Cela montre l’incohérence de toute
politique qui se veut sérieusement et seulement "réformiste" ;
car une telle politique revient à modifier quelques pièces d’un
système sans se soucier, et même sans être conscient, des effets
de ces modifications sur le reste. »[219]
Notons que Castoriadis rejette aussi la position opposée, qui
pour être opposée n’en est pas pour autant « révolutionnaire ».
Elle prétendrait bien plutôt qu’il n’y aurait alors rien à faire
si ce n’est viser immédiatement une transformation radicale de
la société :
« Mais
précisément, une transformation radicale de la société, si elle
est possible – et je pense profondément qu’elle l’est –, ne pourra
être que l’œuvre d’individus qui veulent leur autonomie, à l’échelle
sociale comme au niveau individuel. Par conséquent, travailler
à préserver et à élargir les possibilités d’autonomie et d’action
autonome, comme aussi travailler pour aider à la formation d’individus
qui aspirent à l’autonomie et en accroître le nombre, c’est déjà
faire une œuvre politique, et une œuvre aux effets plus importants
et plus durables que certaines sortes d’agitation superficielle
et stérile. »[220]
D’un point
de vue politique, ce second écueil serait plutôt celui d’une volonté
d’avoir « tout, tout de suite » qui ne se pose pas le
problème de ses conditions de réalisation, négligeant les médiations
et le temps nécessaire à un changement radical de la société.
Cela
s’oppose au point de vue de Habermas qu’il nous faut maintenant
développer. Nous savons déjà que Habermas entreprend une « reconstruction
du matérialisme historique ». Nous avons vu que pour lui,
le matérialisme est une théorie de l’évolution sociale qui a une
valeur informative pour l’action politique. De ce point de vue,
la théorie du développement du capitalisme de Marx doit tenir
la place d’une théorie partielle au sein du matérialisme historique.
Le matérialisme selon Habermas donne des outils pour analyser
les conditions déterminant les innovations évolutionnaires qui
font apparaître de nouveaux problèmes excédant les capacités de
régulation d’une société donnée. C’est ainsi qu’on peut comprendre
le surgissement de crises dans cette société. Plus globalement,
le matérialisme historique peut permettre selon Habermas de déterminer
le principe d’organisation de la société contemporaine en partant
de la naissance de sa formation sociale. Cette reconstruction
du matérialisme historique permet donc à Habermas de construire
une théorie de l’évolution social qui dégage une certaine rationalité
à l’œuvre dans l’histoire grâce aux processus d’apprentissage
cumulés dans les sociétés. Dans Raison et légitimité, il
en vient donc à clairement distinguer des étapes de l’évolution
sociale qui toutefois ne doivent pas se concevoir comme étroitement
rigides :
« L’intégration
de la nature interne comporte une composante cognitive. Sur la
voie qui mène du mythe à la religion, et de la religion à la philosophie
et à l’idéologie, l’exigence d’une reconnaissance discursive des
prétentions à la validité normative s’impose de plus en plus vigoureusement.
Les images du mondes, comme la connaissance de la nature et les
technologies, suivent dans leur développement un modèle qui permet
de reconstruire rationnellement les régularités suivantes, énumérées
de façon descriptive :
-
extension
du domaine profane par rapport à la sphère du sacré ;
-
-
tendance
qui fait passer d’une large hétéronomie à une autonomie croissante ;
-
-
les
images du monde perdent leurs contenus cognitifs (en passant de
la cosmologie au système moral pur) ;
-
-
le
particularisme tribal se transforme selon des orientations à la
fois universalistes et individualistes ;
-
-
on
assiste à une réflexivité croissante du mode de croyance, réflexivité
qu’on peut déchiffrer dans la séquence suivante : mythe,
religion révélée, religion rationnelle et idéologie ».[221]
-
Pour Castoriadis, il est clair que le rejet global d’une théorie
de la société entraîne logiquement le rejet de reconstruction
du matérialisme historique. Ce trait est déjà discernable dans
la critique que fait Castoriadis de Marx et du marxisme dans L’institution
imaginaire de la société, comme le remarque Jean-Marc Ferry,
la possibilité même de cette reconstruction du matérialisme historique
étant contestée dans son principe, ceci dans la mesure où cette
critique est dirigée globalement contre toute vision marxiste
de la société et de l’histoire, ce qui inclut celle de Habermas,
à la fois aux niveaux méthodologique et philosophique[222].
Ferry
explique bien que le matérialisme historique, se voulant connaissance
de l’histoire universelle, recourant à un schéma explicatif qui
pose une origine, une force dont tout dériverait en dernière instance
– qui chez Marx serait en l'occurrence le développement des forces
productives, le mouvement « autonome » de la technique
– est pour toutes ces raisons fermement rejeté par Castoriadis.
Plus globalement,
« ce que C. Castoriadis
conteste là dans le marxisme, ce n’est pas "l’économisme"
comme tel (…), c’est d’une manière plus générale le fait
de rapporter la signification et l’existence de toute forme de
vie social-historique à l’instance économique – dont chacun a
pourtant une identité singulière et irréductible – à un principe
explicatif universel et ultime, à la fois réel et rationnel –
à un "étant fondamental" quel qu’il soit : mouvement
de la "matière" ou mouvement de l’ "esprit",
du travail ou du Concept – tout ce qui présuppose une logique
du développement, non seulement, des forces productives de la
technique, mais encore, éventuellement sans doute, des forces
combatives de la critique ou tout autre détermination essentialiste
du mouvement de l’histoire. »[223]
Cette interprétation
de Ferry relative au rejet global de toute explication déterministe
de la société est en fait largement confirmé par les écrits de
Castoriadis postérieurs à L’institution imaginaire de la société,
ce que montre le présent travail sur la question de la rationalité
et ce que Castoriadis déclare très explicitement dans le cas du
matérialisme historique et dans celui de Habermas en particulier.
Déjà dans un texte de 1978, « De la langue de bois à la langue
de caoutchouc », Castoriadis écrit que la reconnaissance
des faits sur l’histoire de l’URSS[224]
« détruit la "science du matérialisme historique",
montrant qu’une couche dominante peut naître tout à fait en dehors
des "rapports de production" (…). »[225]
Nous avons déjà évoqué à propos du débat sur la rationalité et
sur Weber que si on considère que
« que l’essentiel
du comportement de l’individu est "rationnel" (ou progrès
vers la "rationalité") – et si je peux le comprendre
c’est que je participe de la même "rationalité" »,
alors « nous marchons à pleine vapeur vers un idéalisme absolu
(hégélien) en matière d’histoire, même s’il s’intitule "reconstruction
du matérialisme historique", comme chez Habermas. »[226]
Logiquement,
Castoriadis rejette la possibilité du matérialisme historique
dans le texte que nous avons cité en premier qui explique en quoi
une théorie de l’institution est impossible : « Toutes
les "explications" fonctionnalistes, économiques, "matérialistes
historiques" ou même psychanalytiques sont impuissantes (et
en vérité absurde) devant cette émergence du social-historique. »[227]
Ferry discerne ainsi l’enjeu de ce point de désaccord entre
Castoriadis et Habermas :
« la
théorie des crises de Habermas présuppose une théorie de l’évolution
sociale que l’on peut juger problématique, notamment au regard
des objections adressées aux reconstructions qui, d’une façon
générale, admettent une logique de l’évolution sociale :
à cet égard, les critiques adressées par C. Castoriadis au matérialisme
historique nous semblent exemplaires. Comment la raison,
qui prétend reconnaître la logique (ou les logiques) de l’évolution
sociale peut-elle en même temps reconnaître la signification
historique comme telle ? »[228]
Et comme
le souligne Ferry, il s’agit là d’une question pratique,
car alors il faut se demander qui, du « théoricien »
ou de l’intéressé est habilité à donner une signification légitime
à une pratique sociale. C'est ce qui est induit dans la question
de savoir si une théorie de la société est possible ou non.
Nous
nous proposons de suivre sur ce point le commentaire de Ferry
qui tente de réfuter d’un point de vue habermassien la théorie
de la création sociale de Castoriadis et d’argumenter en faveur
du matérialisme historique de Habermas[229].
L’important pour Habermas, nous dit Ferry, est que sa « théorie
de la société » s’oppose à une « technologie sociale »,
autrement dit, il affirme par l’élaboration d’une théorie de la
société que les questions politiques doivent être réglées à l’aune
des problèmes de légitimation et non à ceux de régulation.
Cette théorie de la société de Habermas sous-tend une théorie
des crises qui a une valeur d’explication, euristique, et non
de prédiction, prophétique. De ce point de vue elle se garde des
excès de la théorie de l’histoire de Marx. Elle doit permettre
des interprétations sur des conflits dont la logique serait interne,
autrement dit attachée directement au processus de socialisation
dans le capitalisme avancé :
« Cette succession
de formes différentes (caractérisée par des principes d’organisation
différents), bien que présentée sous l’aspect simplement descriptif,
n’en exprimerait pas moins une séquence logique irréversible –
et, en ce sens, "rationnelle". Le passage d’une forme
à une autre ne serait nullement arbitraire, et de ce point de
vue qui est celui d’une nécessité logique, les seuils critiques
dans lesquels un principe d’organisation sociale se dissout pour
faire place logiquement à un autre pourraient être reconstitués
et explicités de façon assez précise. »[230]
Nous avons
déjà vu l’illustration concrète de cette succession évolutionnaire
dans l’histoire dans la citation de Habermas tirée de Raison
et légitimité (p. 82-83). Du point de vue de Castoriadis on
pourrait souligner que le risque d’une telle théorie serait d’appliquer
les concepts de sa propre formation à d’autres sociétés, autrement
dit il s’agit d’un risque d’ethnocentrisme.
Ferry reprend la thèse de Castoriadis sur ce point, notamment
avec l’idée de création sociale imaginaire. Il y voit une double
difficulté, Castoriadis opérant une négation de la méthode au
profit de l’Être de la société, négation qui
« nous
conduit à désigner une double difficulté : au niveau de la
thèse ontologique sur l’histoire en général ; au niveau
de la thèse méthodologique sur la signification historique.
Et la question méthodologique portera ultimement la discussion
au niveau d’une éthique politique. »[231]
Le créationnisme
historique de Castoriadis poserait problème parce que celui-ci
«
ne voit pas comment la tentative d’expliquer la succession des
significations dans leur existence historique ne contredirait
pas la possibilité de les comprendre dans leurs différences, il
passe de l’autonomie méthodologique de la compréhension
des contenus à l’autonomie existentielle ou facticielle
des significations instituées. »[232]
Ce que
dit Ferry ici renvoie à un point d’opposition entre Castoriadis
et Habermas : Castoriadis refuse de séparer la méthode de
son contenu, idée qu’il tire de Marx, alors que Habermas travaille
explicitement à cette séparation, point de vue qu’il hérite de
Weber. Ferry explique que Castoriadis radicalise sa thèse méthodologique
qui affirme l’irréductibilité de la signification à la causation
« dans un sens ontologique, en déclarant impossible l’application
du principe de raison à la succession historique des significations. »[233]
Ferry pose une question qui fait problème au « créationnisme
historique » de Castoriadis :
« comment
pouvons-nous rendre compte de notre propre compréhension historique,
lorsque celle-ci consiste à reconnaître comme une impossibilité,
au regard même de l’exigence de cohérence, que le monde grec,
par exemple, pût "surgir" entre le monde féodal et le
monde bourgeois, ou encore que Homère pût faire irruption entre
Marx et Heidegger ? »[234]
En fait,
Castoriadis n’accepterait pas cette idée, comme le souligne Ferry
lui-même, car chaque imaginaire contient à la fois une infinité
de possibles et une infinité d’impossible. Toutefois, selon
Ferry,
« cela revient à
dire qu’une succession historique, existentiellement indéterminée,
est cependant logiquement déterminable (rétrospectivement).
Donc le principe de raison devrait pouvoir être admis comme ratio
cognoscendi – ce qui ne pourrait que servir une exigence non
emphatique de saisie de la différence ! Castoriadis supposerait-il
alors qu’il n’y a de principe de raison qu’au regard d’une ratio
essendi ? »[235]
Dans ce
cas, il nous faut voir quelle alternative on peut proposer pour
comprendre la société du point de vue de Habermas :
« Pour Habermas,
il s’agit de ne pas renoncer à la question de la vérité, lorsque
cette question se pose dans la signification historique
elle-même, c’est-à-dire lorsque le sens en quelque sorte "émis"
par l’interpretandum est associé à une prétention à la
vérité. En effet, il y aurait comme une "demande" de
l’interpretandum, qui consiste spécifiquement dans la prétention
à la vérité : ainsi, le sens religieux que comporte la pratique
dont nous parlions à propos d’Indiens d’Amérique centrale est
sans doute pour eux une signification pleine de vérité ;
et, à défaut de cette prétention, le symbole religieux attaché
à cette pratique – en admettant qu’il puisse en quelque façon
se maintenir en l’absence de l’idée de vérité – n’aurait plus
de toute façon la même signification. Peut-être n’aurait-il
même plus tout simplement d’existence. (…) »[236]
Cette
interprétation de Ferry pose problème, car Castoriadis ne nie
pas que l’on puisse expliquer d’un point de vue rationnelle le
passage d’une société à une autre, et c’est même un point de vue
tout à fait valable, car la raison est une composante et même
une composante essentielle de la société occidentale dans laquelle
nous nous trouvons, elle est une création social-historique qui
nous permet de comprendre les sociétés. En prenant un point de
vue rationnel, nous nous plaçons bien de l’intérieur de la constellation
social-historique de laquelle nous faisons irréductiblement partie,
ainsi la méthode n’est pas autonome vis-à-vis de son contenu[237].
Ce que conteste alors Castoriadis, c’est qu’on prétende appliquer
le point de vue rationnel à l’ensemble de l’histoire humaine,
même et surtout dans les civilisations qui attribuent une autre
signification (religieuse par exemple) à telle ou telle pratique
sociale instituée, ce qui revient effectivement au reproche d’ethnocentrisme
évoqué par Ferry. Quand on a un point de vue rationnel, on se
place de notre point de vue social-historique, nous ne sommes
donc pas en dehors de la société ce qui explique qu’on
ne puisse pas faire de théorie de la société. Et ce n’est pas
parce que la raison est une création social-historique qu’elle
en vaudrait une autre. Ce n’est pas parce qu’elle est comme la
religion une création social-historique qu’elle lui serait égale.
Nous avons déjà vu ce qu’il en était du reproche de relativisme
adressé à l’encontre de Castoriadis. De manière générale, Castoriadis
se confronte à la question de savoir comment expliquer le passage
d’une société à une autre, explication qui peut avoir recours
au principe de raison mais qui ne peut en aucun cas s'y
réduire, la création imaginaire de la société étant un élément
sans lequel il serait impossible de comprendre pourquoi l’homme
a créé autant de sociétés et d’histoires différentes. Castoriadis
explique pourquoi il est absurde de dire que la théorie de la
création sociale imaginaire pourrait laisser penser que les successions
historiques seraient réversibles ou interchangeables :
« Création ex
nihilo, création de la forme, ne veut pas dire création cum
nihilo, sans "moyens" et sans conditions, sur une
table rase. À part un (ou peut-être plusieurs) point d’origine
inaccessible et insondable, qui lui-même s’étaye sur des
propriétés de la première strate naturelle, de l’être humain comme
être biologique, et de la psyché, toute création historique
a lieu sur, dans et par du déjà institué (sans parler des conditions
"concrètes" qui l’entourent). Cela la conditionne et
la limite – mais ne la détermine pas ; et bien évidemment,
encore moins de manière "rationnelle" puisque dans les
cas importants il s’agit du passage d’un magma de significations
imaginaires sociales à un autre (…). De sorte qu’il est simplement
rhétorique d’objecter à l’idée de la création dans l’histoire
que si elle était vraie, on pourrait retrouver Homère entre Shakespeare
et Goethe. Aucun de ces "phénomènes" (auteurs) ne peut
être détaché de son monde social-historique propre – et il se
trouve que, dans ce cas, ces mondes se succèdent en ayant
"connaissance", plus ou moins, de ceux qui les ont
précédés dans ce segment de l’histoire humaine. L’existence
de conditions dans une succession ne suffit pas pour en faire
une succession "causale rationnelle". »[238]
Ainsi,
Castoriadis ne rejette pas l’idée qu’il puisse y avoir un progrès
dans l’histoire, mais ce sens, c’est nous qui le donnons.
Nous l’avons déjà signalé avec le constat de la modernité et le
progrès que Castoriadis discerne dans l’évolution des luttes ouvrières,
passant en 1848 à la revendication floue d’égalité économique
et sociale à la Hongrie en 1956 avec revendication de la gestion
ouvrière. On voit là une progression parce que c’est nous
qui lui donnons ce sens. Pour Castoriadis il y a bien du non-causal,
même si « nous ne pouvons pas penser l’histoire sans la catégorie
de causalité »[239].
Ce n’est pas pour autant que l’on va élaborer une théorie de l’évolution
sociale qui se donnerait d’avance les problèmes qu’elle pose (la
raison par exemple). Castoriadis ne pense pas par conséquent que
le social-historique soit complètement indéterminé, mais il s’oppose
à l’idée d’une totale détermination dans ce domaine. Il y donc
des déterminations à l’œuvre ici, mais il existe aussi une « indétermination
essentielle »[240].
Par conséquent, « a-causale ne signifie pas "inconditionnée"
ou "absolue", ab-solue, détachée, irrelative »[241].
Le monde Grec n’aurait donc pas pu surgir entre le capitalisme
et le monde féodal, ce qui n’en fait pas moins une création social-historique
unique. En somme, si on ne peut pas tout comprendre de
la société ou même en avoir une compréhension globalisante, « théorique »,
non pour des raisons de finitude humaine mais à cause de l’enracinement
social-historique duquel on ne peut pas s’extirper, ça ne signifie
pas que l’histoire et la société ne sont que pur chaos.
En somme, les positions de Castoriadis et de Habermas semblent
inconciliables. Il faut pourtant se demander quelle est la place
que donne chacun d’eux à l’individu dans l’histoire et la société.
Malgré leurs différences, ils ont le point commun que nous avons
déjà évoqué de ne pas séparer abstraitement la question de l’individu
de celle de la société et de l’histoire.
B) La
place des individus et des sujets dans la société et l’histoire
Les
questions de l’individu et de la société vont ensemble, car aussi
bien Habermas (la socialisation est un processus d’individuation)
que Castoriadis (l’individu n’est avant tout rien d’autre que
la société) soulignent clairement que l’individu ne peut pas être
pensé en dehors de la société. La réciproque est également vraie.
Ceci a des conséquences sur le projet de la modernité. Nous pouvons
déjà rappeler que pour Habermas, la société est structurée par
un réseau de relations intersubjectives, ce qui conduit à souligner
l’importance fondamentale de la communication et du langage dans
la société et qui articule d’office l’individu à la société. Ce
point de vue s’oppose à celui de Castoriadis pour qui l’intersubjectivité
n’est qu’un type parmi d'autres de relation existant dans la société,
à lui seul tout à fait insuffisant pour caractériser la société
qui est un tout. L’individu dans ce cadre est une institution
seconde transhistorique essentielle, chaque société instituant
forcément un type d’individu. Les divergences sur ce point ont
déjà été traitées.
Nous pouvons
constater ici que, aussi bien pour Habermas que pour Castoriadis,
l’explication de l’articulation entre l’individu, ou le sujet,
et la société les conduit à établir une comparaison entre ces
deux éléments, comparaison qui n’aboutit d’ailleurs pas, ni pour
l’un ni pour l’autre, à une identification. On voit là une sorte
de démarche commune à Castoriadis et à Habermas qui nous informe
sur la nature de la société et de l’individu et les conséquences
qu’il faut en tirer pour un projet de la modernité qui est aussi
bien celui de la société dans son ensemble que celui des membres
qui la constituent.
Habermas,
pour exprimer cela plus précisément, pense qu’ « il existe
(…) des homologies entre les structures de l’identité du moi et
celles de l’identité collective. » L’identité du moi, autrement
dit l’identité d’une personne « est dans une certaine mesure
le résultat des opérations d’identification réalisées par la personne
elle-même. »[242]
Toutefois, personne ne peut construire cette identité indépendamment
des identifications que les autres personnes opèrent sur elle,
d’où l’importance du rapport aux autres sujets dans la société
et donc des rapports intersubjectifs en général. Ceci conditionne
la façon dont se forme la reconnaissance réciproque des membres
d’un groupe concerné. Cela a bien évidemment des conséquences
pour la constitution de l’identité collective. Rappelons qu’il
ne s’agit pas d’assimiler le « moi » et le collectif,
ce que Habermas exprime ainsi :
« Quant à l’expression
d’identité collective, je voudrais la réserver aux groupes qui
revêtent un caractère essentiel pour les membres de ce groupe,
qui sont en quelque façon "prescrits" aux individus
et ne peuvent pas être choisis librement par eux, et qui ont une
continuité allant par delà des horizons biographiques de leurs
membres. »[243]
Ceci montre
la limite de la comparaison des structures de l’identité du moi
avec celles de l’identité collective car un groupe se conçoit
comme totalité exclusive s’il vit dans l’idée qu’il englobe tous
les participants possibles à l’interaction ; par conséquent,
tout ce qui est extérieur au groupe devient une sorte de sujet
neutre que l’on peut évoquer à la troisième personne, mais avec
laquelle il est impossible de nouer des relations interpersonnelles
au sens strict. Toutefois, il y a une identité des organismes
« qui maintiennent
leurs frontières externes, et qui n’ont pas seulement un identité
"pour nous" qui les considérons en tant qu’observateurs,
mais aussi une identité "pour soi", sans pouvoir représenter
et assurer cette dernière dans l’élément d’une intersubjectivité
établie par le langage. »[244]
Il
existe une continuité pour le moi et pour le groupe qui caractérise
les identités à des rôles. Habermas explique que ceci renvoie
alors à la validité intersubjective et à une certaine stabilité
dans le temps des attentes de comportements qui caractérise le
stade conventionnel qui est ensuite dépassé par la conscience
morale, ce qui a pour conséquence de menacer l’identité à des
rôles. Autrement dit, la remise en cause du stade conventionnel
menace l’identité qui doit alors se remettre en cause elle-même,
le moi restant en deçà de tout rôle particulier. Dans ce cas,
« la continuité ne peut être assurée que par une activité
d’intégration propre au moi. »[245]
Pour illustrer cela, Habermas prend l’exemple de la société moderne
dans laquelle l’identité du moi pouvait s’appuyer sur l’individualisme
du rôle professionnel. Cette homologie partielle que Habermas
décèle entre les structures de l’identité du moi et celles de
l’identité de la collectivité n’est pas un problème purement théorique
ou même juste intellectuel car elle permet de faire un parallèle
entre les structures de conscience touchant au droit et à la morale
dans l’histoire de l’espèce et dans l’histoire individuelle. Ces
développements sont importants pour Habermas car il les rattache
directement au matérialisme historique et donc à sa théorie de
la société :
« Le matérialisme
historique, qui s’inscrit dans le prolongement des philosophies
de l’histoire bourgeoises, esquisse le projet d’une identité collective
qui serait conciliable avec des structures du moi universalistes.
Ce que le XVIIIe siècle s’était représenté sous l’étiquette
du cosmopolitisme, c’est ce qui est pensé maintenant en termes
de socialisme, mais cette identité-là est projetée dans l’avenir
et devient ainsi un objectif dans la pratique politique. »[246]
On voit
bien le lien que fait Habermas entre le sujet, l’individu, et
théorie de la société sous la forme du matérialisme historique.
Il tente donc ici de construire une identité du moi concilié avec
des structures du moi universalistes pour l’intégrer au projet
de la modernité d’un point de vue politique. La théorie
de l’évolution issue du matérialisme historique est bien
une théorie de l’évolution de la société que de l’évolution du
moi, qui se base sur l’idée qu’il est impossible de ne pas apprendre.
Par conséquent, l’étude des structures du moi peut nous informer,
en partie, sur la possibilité de concevoir l’histoire des sociétés
comme un processus orientéeet trouver des concepts méthodologiques
de base qui seraient applicables à toute formation historique.
De ce point de vue, la comparaison de Habermas entre les structures
de l’identité du moi et les structures de l’identité collective
contribue au projet de la modernité dans sa dimension politique.
Ce point de vue étant abordé à partir du matérialisme historique,
Castoriadis ne peut le faire sien. Mais nous pouvons comparer
ou plutôt confronter sa comparaison de l’individu, de ce qu’il
nomme la « psyché » et de la société à la position de
Habermas dans la mesure où c’est aussi en lien avec le projet
d’autonomie collective et d’autonomie individuelle. Cette comparaison
s’établit chez Castoriadis avec la notion d’imaginaire. C’est
tout d’abord dans son approche du social-historique qu’il découvrira
cette notion, puis par la psychanalyse, pour l’aspect psychique.
Tout d’abord, l’imaginaire pourrait sembler être une notion directement
issu d’une étude simple de l’individu, en tant qu’il a des représentations.
Mais l’imaginaire ne se réduit pas à une faculté de l’âme comme
capacité de créer des formes ; vu ainsi elle ne s'appliquerait
qu'à l’individu ou même plutôt à la psyché. L’imagination existe
aussi bien chez l’individu privé que dans le social dans la mesure
où celui-ci est instituant. Castoriadis constate une créativité
à l’œuvre dans le social-historique, créativité qui est le fruit
de l’imaginaire collectif. C’est dans ce cadre qu'il va aborder
la notion de signification imaginaire sociale. L’existence
du symbolique dans la société contredit l’explication fonctionnaliste
selon laquelle chaque coutume, objet matériel, idée, etc. remplit
une fonction vitale ou a une tâche à réaliser et représente ainsi
une partie indispensable dans un tout qui fonctionne[247],
thèse intenable selon Castoriadis car elle échoue forcément à
expliquer la fonction de la totalité des détails des réseaux symboliques
à l’intérieur d’une société, pourquoi des détails superficiels
et essentiels peuvent être mis sur le même plan, et elle suppose
que la relation symbolique va de soi alors qu’un symbole ne s’impose
jamais avec une totale nécessité. Ainsi Castoriadis entend montrer
l’existence d’une dimension imaginaire au niveau social-historique.
Nous avons d’ailleurs déjà vu ce point au cours du présent travail,
notamment avec le débat mené par Ferry sur la question de la création
social-historique chez Castoriadis et de la théorie de la société.
Nous pouvons alors voir dès maintenant que cet imaginaire dévoile
son importance fondamentale dans la psychanalyse qui, elle, traite
de sujets dans le cadre notamment de la cure analytique,
ce qui représente la praxis psychanalytique. Cette importance
de l’imaginaire du social-historique se dévoile donc aussi lorsque
l’on s’intéresse à l’inconscient. Du point de vue psychique, l’imagination
est bien plus qu’une simple faculté mentale de représentation.
L’inconscient est pour Castoriadis le lieu d’un imaginaire radical
dans lequel le fantasme ne connaît ni la limite du réel, ni celle
de la rationalité. La psychanalyse a donc un rapport privilégié
à l’imaginaire, ce qu’on peut voir avec les fantasmes du sujet,
les rêves dans lesquels s’expriment ces fantasmes. Ils sont des
productions imaginaires. Ce serait une erreur de concevoir ces
fantasmes comme de simples représentations produites uniquement
par des souvenirs et des stimuli externes[248],
car si l’inconscient combine effectivement des éléments de la
réalité, cette combinaison n’est pas donnée a priori dans
la réalité, il s’agit d’un « moment de création dans le processus
psychique (je parle évidemment de création ex nihilo). »[249]
L’imagination est ici produite par la psyché. Et la psyché comme
la société est un « pour soi »[250]
en ce sens qu’ils sont des fins pour eux-mêmes, qu’ils ont un
monde propre. Cette comparaison est toutefois limitée par le caractère
radicalement a-social de la psyché, point que nous développerons
en traitant spécifiquement de la psychanalyse de Castoriadis,
la psyché ne pouvant survivre qu’en étant socialisé, ce qui permet
au nouveau-né de devenir un individu au sens plein du terme.
Nous
constatons que dans le cadre de ces comparaisons entre, pour le
dire rapidement, individu et société, Habermas reste dans une
optique rationaliste, rattachant ce domaine au matérialisme historique
et donc à l’idée d’une progression rationnelle des sociétés au
cours de leur histoire, alors que Castoriadis compare précisément
la société et la psyché dans ce qui n’est pas réductible à la
rationalité, dans ce qui est issu de l’imaginaire. C’est à chaque
fois l’élément de comparaison qui permet de penser le projet de
la modernité aux niveaux individuel et collectif. La rationalité
croissante à l’œuvre dans l’évolution de l’individu et de la société
grâce aux processus d’apprentissage joue cette fonction chez Habermas.
Pour Castoriadis, c’est l’imagination, en ce sens qu’elle rend
possible de penser et de réaliser l'autonomie.
Les divergences dans ce domaine montre tout de même le
point de commun de ne pas négliger la question du sujet dans le
cadre du projet de la modernité, intérêt commun qui conduit Habermas
et Castoriadis à s’intéresser à la psychanalyse et plus spécifiquement
à la praxis psychanalytique comme moyen d’émancipation individuelle.
Il nous faut donc maintenant caractériser les termes propres dans
lesquels chacun des auteurs aborde cette question qui semble,
au premier abord, les faire converger, au moins en partie, par
le traitement d’une préoccupation bien spécifique et qui ne va
pas de soi.
C) La
praxis psychanalytique comme outil de l’émancipation de l’individu
Castoriadis,
nous le savons, refuse l’idée d’une société qui ne serait que
l’agrégat des membres qui la composent. Il faut alors répondre
à la question de savoir comment l’individu émerge, comment il
« arrive » dans la société alors que selon Castoriadis
lui-même, il est toujours-déjà socialisé :
« L’individu
est une fabrication sociale ; et ce que je sais, en tant
que psychanalyste, c’est que ce qui n’est pas social dans l’ "individu"
non seulement serait incapable de composer une société, mais est
radicalement et violemment asocial. Ce qui n’est pas social dans
l’ "individu", ce qui est au tréfonds de la psyché humaine,
ce n’est assurément pas ce qu’on appelle depuis nombre d’années
le "désir" (…). Mais le noyau de la psyché est une monade
psychique, caractérisée par la pure imagination ou imagination
radicale, au départ dans l’indifférenciation complète. »[251]
On voit
une distinction nette entre l’individu et la psyché. L’individu
est toujours-déjà socialisé pour Castoriadis, alors que la psyché
est radicalement asociale : « l’institution de la société,
qui est indissociablement aussi institution de l’individu social,
est imposition à la psyché d’une organisation qui est radicalement
hétérogène. »[252]
La psyché est comme une imagination folle qui ne reconnaît pas
le principe de réalité. Cette imagination devient « folle »
dans le sens ou elle rompt tout asservissement "fonctionnel".
C’est ce qui aboutit au remplacement du plaisir d’organe par le
plaisir de la représentation, qui n’existe pas chez les animaux,
pour qui le besoin remplit la fonction de savoir ce qu’il
faut chercher et ce qu’il faut rejeter. Castoriadis parle donc
de la prévalence du plaisir de représentation sur le plaisir d’organe
chez l’homme. Bien sûr, cette prévalence reste valable pour l’individu
humain socialisé (ce que montrent, par exemple, la phantasmatisation
sexuelle, le fait qu’on peut aller jusqu’à se faire tuer dans
une guerre, etc.). Le plaisir et la représentation sont donc défonctionnalisé
chez l’être humain. Le problème est que l’homme ne peut satisfaire
son propre besoin, nécessaire à sa survie. Si cette inaptitude
peut-être physique, elle est aussi psychique : « L’homme
est un animal fou et un animal naturellement inapte à la vie. »[253]
L’homme ne survit qu’en créant la société, c’est-à-dire en créant
des significations imaginaires sociales, des institutions. « La
société – l’institution – n’est pas seulement là pour (…) "réprimer
les pulsions", comme le pensait Freud. Elle est là pour hominiser
ce petit monstre vagissant qui vient au monde et le rendre apte
à la vie »[254].
La société permet à l’homme de créer un sens qui puisse remplacer
ce principe de plaisir, le sublimer. Pour cela elle impose une
rupture à la monade psychique. Cette rupture permet donc à l’institution
de fournir aux individus socialisés le sens, qui remplace le sens
de la monade psychique. Toutefois, cette monade psychique, la
psyché, ne disparaît jamais complètement de l’homme, elle conserve
toujours une part irréductible.
Dans ce cadre, la psychanalyse travaille, selon
Castoriadis, sur les fantasmes du sujet, les rêves dans lesquels
s’expriment ces fantasmes. Et ces fantasmes sont des productions
imaginaires également. La praxis psychanalytique permet d’accéder
à l’imaginaire radical issu de la psyché. La psyché humaine a
la capacité de « créer des images et de les mettre en relation
à partir de stimuli qui n’ont aucun rapport qualitatif avec ces
images. »[255]
Elle transforme les pulsions en « images » et en symboles
qu’on ne peut pas déduire de réalités matérielles, c’est pourquoi
on parle là de création imaginaire et non simplement d’effectuation
inconsciente de combinaisons. Sinon, ça reviendrait à postuler
un inconscient tout à fait mécanique[256]
et les représentations inconscientes ne seraient que des réactions
nécessaires à un ou plusieurs stimulus : « alors, ce
ne serait plus la peine de parler de psychisme, tout serait réglé
au niveau somatique par la pulsion qui trouverait toujours les
représentations qui lui conviennent, et nécessairement toujours
les mêmes. »[257]
Il n’y aurait pas dans ce cas de fantasmes individuels, mais seulement
des biologiques communes à l’ensemble de l’espèce humaine.
De plus, Castoriadis souligne que l’inconscient
ignore la réalité, idée qu’il tire de Freud mais développe de
manière originale. « Le réel, dans et pour l’inconscient,
est purement imaginaire »[258].
L’inconscient construit le réel. À ce titre le réel de
l’inconscient n’a rien à voir avec la réalité et est imaginaire.
C’est de là que découle pour la psyché la supériorité du plaisir
de la représentation sur le plaisir d’organe. Cela montre que
l’homme n’est pas purement biologique, sinon il ne pourrait porter
son désir que sur des objets « réels » et n’aurait aucune
raison de préférer la représentation. La psyché est donc fondamentalement
et avant tout imagination, ce qui nous ramène de nouveau
à l’idée de l’homme comme animal fou et c’est pour
cela qu’il devient raisonnable. « Dans son premier état et
sa première organisation (…), le sujet, si sujet il y a , ne peut
se référer qu’à soi, une distinction de soi et du reste ne peut
être posée. »[259]
C’est par l’imposition des significations imaginaires sociales,
par le biais de l’éducation que l’homme va devenir raisonnable
et socialisé. On retrouve ici le processus de socialisation de
l’individu.
Dans ce cadre la psychanalyse est étroitement reliée au projet
d’autonomie. La praxis analytique vise l’instauration d’un nouveau
rapport entre le désir de l’individu et sa conscience. Il s’agit
de faire advenir une pensée réfléchie à la place des pulsions
inconscientes dont le sujet est le jouet. C’est le sens de la
formule de Freud maintes fois commentée, notamment pour le problème
de sa traduction : « Wo
Es war, soll Ich werden » et que Castoriadis traduit : « Où
était Ça, Je dois advenir ».
« Je est
ici, en première approximation, le conscient en général. Le Ça,
à proprement parler origine et lieu des pulsions ("instincts"),
doit être pris dans ce contexte comme représentant l’inconscient
au sens le plus large. Je, conscience et volonté, dois
prendre la place des forces obscures qui, "en moi",
dominent, agissent pour moi (…). »[260]
L’interprétation
de cette phrase de Freud est donc très importante pour comprendre
qu’elle est le but de la cure analytique :
« Je dois prendre
la place de Ça – cela ne peut signifier ni la suppression des
pulsions, ni l’élimination ou la résorption de l’inconscient.
Il s’agit de prendre leur place en tant qu’instance de décision.
L’autonomie, ce serait la domination du conscient sur l’inconscient. (…)
»[261]
Castoriadis
nous indique là sa conception de l’autonomie individuelle.
Cette autonomie a le même sens qu’au niveau collectif, il s’agit
de se donner à soi-même – auto – sa propre loi – nomos.
« Si à l’autonomie, la législation ou la régulation par soi-même,
on oppose l’hétéronomie, la législation ou la régulation par un
autre, l’autonomie, c’est ma loi, opposée à la régulation par
l’inconscient qui est une loi autre, la loi d’un autre que moi. »
L’inconscient est un autre en moi, c’est le discours de
l’Autre, formule que Castoriadis reprend de Jacques Lacan. « L’autonomie
devient alors : mon discours doit prendre la place du discours
de l’Autre, d’un discours étranger qui est en moi et me domine :
parle par moi. Cette élucidation implique aussitôt la dimension
sociale du problème (…). »[262]
À partir de là, on peut voir la jonction de la psychanalyse et
de la politique par le projet d’autonomie :
« S’il y a une véritable
politique aujourd’hui, c’est celle qui essaie de préserver et
développer ces germes d’autonomie. Et si la pratique psychanalytique
a un sens politique, c’est uniquement dans la mesure où elle essaie
de rendre l’individu, tant que faire se peut, autonome, c’est-à-dire
lucide sur son désir et sur la réalité, et responsable de ses
actes, c’est-à-dire se tenant pour comptable de ce qu’il fait. »[263]
La psychanalyse
est donc pour Castoriadis une discipline essentielle pour l’autonomie
et en ce sens elle joue un rôle éminemment politique, même si
elle ne s’y réduit pas.
C’est un point commun net avec Habermas, malgré toutes les différences
inconciliables que nous avons pu observer entre ces deux auteurs
depuis le début de ce travail.
Notons d’ailleurs que Castoriadis et Habermas aborde tous
deux la psychanalyse tout en gardant un esprit critique à son
égard, rejetant notamment le scientisme freudien. Pour Habermas,
« la
naissance de la psychanalyse, par la logique de la recherche elle-même,
ouvre la possibilité d’un accès méthodologique à cette dimension
qu’avait occulté le positivisme. Cette possibilité n’a pas été
réalisée ; elle a été fermée par le malentendu scientiste
(Selbstmissverständnis)
que Freud lui-même, en physiologue qu’il était à l’origine, a
fait peser sur la conception que la psychanalyse avait d’elle-même. »[264]
Castoriadis,
pour sa part, reproche à Freud ce qu’il reproche de manière générale
à la logique héritée qui pense l’être sur le mode de la déterminité,
ce qui en fait un auteur contradictoire qui, comme tous les grands
auteurs, « pense au-delà de ses moyens »[265].
« Ainsi
enfin Freud qui dévoile l’inconscient, affirme son mode d’être
incompatible avec la logique-ontologie diurne, et pourtant ne
parvient pas à le penser, jusqu’à la fin, qu’en invoquant toute
la machinerie des appareils psychiques, des instances, des lieux,
des forces, des causes et des fins, pour parvenir à occulter son
indétermination en tant qu’imagination radicale. »[266]
Il y a
un donc, au premier abord, un rapprochement réel entre Castoriadis
et Habermas sur ce point. Habermas voit la psychanalyse et plus
particulièrement la praxis psychanalytique comme un outil d’émancipation.
Elle est l’outil permettant le développement de l’autonomie individuelle
proprement dit. Ceci a pour conséquence que, selon Habermas, comme
pour Castoriadis, la psychanalyse a un lien avec la société et
la politique. Voyons cela de plus près en étudiant la conception
de la psychanalyse de Habermas.
Pour Habermas[267],
la psychanalyse est « significative comme seul modèle tangible
d’une science qui recourt méthodiquement à l’autoréflexion »[268].
L’autoréflexion, pour Habermas, est la faculté propre de connaissance
de soi. Cette faculté a été héritée notamment de la tradition
philosophique moderne. On voit donc le lien que la psychanalyse
entretient avec la modernité et plus précisément avec le projet
de la modernité, pour l’instant au moins dans le sens d’une émancipation.
La psychanalyse est utile dans ce cadre en ce que la philosophie
de la réflexion ne suffit pas à réhabiliter dans son rôle historique
la dimension de l’autoréflexion.
« C’est pourquoi
l’exemple de la psychanalyse nous servira à démontrer que cette
dimension s’ouvre de nouveau sur le terrain du positivisme lui-même :
Freud a développé un cadre d’interprétation pour des processus
de formation perturbés et déviant qui, par une autoréflexion d’orientation
thérapeutique, peuvent être dirigés dans des voies normales. »[269]
On voir
apparaître déjà une première différence par rapport à Castoriadis.
En évoquant le positivisme, Habermas est encore une fois dans
l’idée d’un progrès rationnel, qui s’effectuerait sur le plan
individuel grâce à la psychanalyse. En témoigne aussi le titre
du texte « Psychanalyse et théorie de la société »[270]
dans Connaissance et intérêt. Ce titre montre bien la volonté
de Habermas de faire le lien entre psychanalyse et politique par
le biais de la théorie de la société au sujet de laquelle nous
connaissons la forte opposition entre Castoriadis et Habermas.
Mais avant d’approfondir plus avant cette opposition, nous devons
étudier comment Habermas utilise les concepts psychanalytiques
pour les intégrer à sa théorie de l’agir communicationnel et ainsi
dévoiler le potentiel émancipatoire de la praxis psychanalytique.
Habermas se donne notamment pour but d’exprimer les concepts psychanalytique
dans les termes d’une théorie du langage, ce qui le conduit à
réinterpréter les termes employés par Freud :
« L’absence
d’une théorie développée du langage est ici sensible. Il me semble
plus plausible de comprendre l’acte de refoulement comme une isolation
des interprétations de besoin elles-mêmes. Le langage dégrammaticalisé
et comprimé en images qui est celui du rêve nous fournit des points
de repère pour un tel modèle d’ex-communication. Ce processus
serait la reproduction intrapsychique d’une catégorie déterminée
de la punition dont l’efficacité était évidente, en particulier
aux époques archaïques : l’expulsion et l’ostracisme, l’isolement
du criminel, rejeté du groupe social dont il partage la langue.
Isoler certains symboles individuels de la communication publique
équivaut à privatiser leur contenu sémantique. Il subsiste
toutefois une connexion logique entre la langue déformée et la
langue publique dans la mesure où ce dialecte privé est susceptible
d’être traduit – c’est même en cela que consiste le travail d’analyse
du langage auquel se livre le thérapeute. »[271]
Habermas
conçoit le refoulement comme le résultat d’une « ex-communication ».
Le travail du psychanalyste est alors dans cette optique de traduire
dans la langue publique le dialecte privé qui isole certain symbole
de la communication publique (car ainsi le contenu sémantique
est privatisé). De ce point de vue, la proportion entre « langage
privé » et « langage public » doit mesurer le degré
de la répression sociale[272],
qui se manifeste par la censure qui est finalement intériorisée
en tant que « sur-moi ». La censure est ici comme le
motif objectif du refoulement. Toutefois, le refoulement n’est
pas la répression proprement dit, il est plutôt une traduction
intrapsychique de la répression. Cela se manifeste par l’ « ex-communication »
de symboles associés aux motifs qui sont défendus d’action. L’ex-communication
est en quelque sorte le résultat du Sur-moi au niveau social.
Ainsi, par cette ex-communication, une portion du langage est
pour ainsi dire « privatisée », il se manifeste comme
une « dégrammaticalisation » des éléments linguistiques
censurés. Pour Habermas, on voit que « la société fait appel
à la maîtrise volontaire et consciente ("rationnelle")
des frustrations socialement nécessaires – ce qui, politiquement,
impliquerait sans doute une discussion et une argumentation publique »[273].
L’idée que la praxis psychanalytique se réduise à résoudre des
conflits langagier issus de la société et qu’ainsi elle permette
comme une meilleure maîtrise rationnelle du sujet et par conséquent
de la société est totalement incompatible avec la vision qu’a
Castoriadis de la psychanalyse, de la praxis analytique et surtout
de la notion de psyché a-sociale, entièrement a-rationnelle. Le
langage n’advient à l’individu que par la socialisation pour Castoriadis,
il ne peut donc concevoir que la psychanalyse s’en tienne à une
dimension de thérapeutique communicationnelle luttant contre les
conséquences intrapsychiques de la répression sociale. Que la
psychanalyse permette alors selon Habermas de s’émanciper par
rapport à l’illusion ne saurait être suffisant pour rapprocher
sérieusement ces deux auteurs sur ce point. Si le but qu’ils poursuivent
semble être commun, l’émancipation pour le dire simplement, la
manière de le définir, le progrès vers la rationalisation pour
Habermas et l’autonomie individuelle et collective pour Castoriadis,
est très différente de l’un à l’autre, ainsi que les moyens pour
y parvenir.
CONCLUSION
Globalement,
le rapport entre Habermas et Castoriadis est celui de l’opposition,
et même de la confrontation directe, dont nous avons toujours
plus constaté la radicalité au fil de notre travail. Arrivé
au terme de cette étude, on peut alors se demander quel était
l’intérêt de démontrer l’incompatibilité entre ces deux penseurs.
Si leurs points de vue respectifs sont opposés au point d’être
inconciliables, il faut souligner que ce constat était possible
à faire grâce aux nombreuses thématiques communes qui occupent
Castoriadis et Habermas. Si leurs positions sont incompatibles,
elles ne sont pas incommensurables. Mais maintenant, que devons-nous
penser d’une telle opposition ? Quel en est l’enjeu général ?
Ne nous reste t-il plus qu’à choisir notre camp ? Il ne s’agit
pas ici de donner une opinion simpliste du type untel a tort,
l’autre a raison, ni même d’élaborer
une synthèse iconoclaste que personne ne semble songer sérieusement
à faire.
Avec cette
confrontation, nous avons en fait deux solutions au problème de
savoir comment agir dans le monde pour le changer politiquement.
Ce sont ici les questions de la praxis et de la démocratie qui
reçoivent deux réponses explicitement contradictoires (chaque
fois par les auteurs eux-mêmes qui, au mieux, font une déclaration
formelle sur l’originalité de l’auteur comme Habermas dans sa
digression), et même souvent caricaturale, pour Habermas comme
pour Castoriadis. La volonté de démarcation claire de l’un et
de l’autre pourrait aussi laisser supposer qu’ils veulent tous
deux revendiquer leur vue sur un concurrent direct, et non pas
un parmi d’autres, pour le plaisir de l’intellect.
L’intérêt de la présente étude a été, je l’espère, de poser la question
de la praxis, d’un point de vue historique et conceptuel. D’où
l’intérêt majeur d’aborder la question de la modernité et de savoir
ce qu’on peut en tirer pour un projet d’émancipation. Le renouvellement
d’un projet d’émancipation ne peut passer que par la combinaison
d’une réflexion sur le passé et ses tentatives, sur le présent,
pour connaître les conditions de cette éventuelle émancipation,
et sur la philosophie, si on entend par là un développement conceptuel
qui nous aide à ne pas nous engager aveuglément dans les « faits »,
qui sont en fait, sauf peut-être dans le cas de constatation superficielle,
toujours déjà interprétés – comme Castoriadis et Habermas nous
en montre deux exemples éloquents sur la modernité –, tout en
s’appuyant sur la réalité de ces faits, réalité qui n’est
pas relative aux individus, même si on ne peut la dégager de manière
séparée, hors du monde et d'un milieu culturel, historique et
social..
A travers la confrontation des projets respectifs de Habermas et
Castoriadis, projets qui constituent le fil directeur du présent
travail, nous avons deux réponses très différentes à ce problème.
En montrant ces deux réponses et en les confrontant, j’espère
avoir porté une contribution au débat sur la réalisation effective
et historique de la démocratie et de l’émancipation humaine et
individuelle et ainsi à faire « mentir » Castoriadis
qui voyait dans notre époque l’éclipse du projet d’autonomie,
qui ajoutait toutefois qu’il ne tenait qu’aux hommes de le reprendre.
Il reste à savoir comment faire, concrètement et maintenant.
BIBLIOGRAPHIE
Littérature
principale
Textes
de Jürgen Habermas
Le
discours philosophique de la modernité, trad. fr. de Christian Bouchindhomme et Rainer
Rochlitz, NRF, « Bibliothèque de philosophie », Paris,
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Après Marx, trad. fr. de Jean-René
Ladmiral et Marc B. de Launay, « Pluriel », Paris, Hachette
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Théorie
de l’agir communicationnel, . 1 :« Rationalité
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fr. Jean-Marc Ferry, t. 2 : « Critique de la raison
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Textes
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en deux tomes : La société bureaucratique, tome 1 : Les
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1973.
L’expérience
du mouvement ouvrier 2. Prolétariat et organisation , « 10/18 »,
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imaginaire de la société, « Points Essais », Paris, Seuil, 1999.
Les
Carrefours du labyrinthe, première édition : Paris, Seuil, 1978. Réédition : « Points
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Domaines de l’homme. Les Carrefours du Labyrinthe II,
« Points-Essais », Paris, Seuil, 1999. Dans ce livre
se trouve « Réflexions sur le "développement" et
la "rationalité" » p. 159-214, cité ici dans sa
première publication : in Candido Mendès (dir.), Le
Mythe du développement, « Esprit », Paris, Seuil,
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Le Monde
morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, « Points Essais »,
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Fait
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Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI,
« Institution première de la société et institutions secondes »,
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Littérature
secondaire
Textes confrontant Jürgen Habermas et Cornelius
Castoriadis
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Marc Maesschalck, « Ethique de la discussion et création
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Stéphane
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Jean-Louis
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Philippe
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politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre,
« Sciences politiques et sociales », Lausanne, éditions
Payot Lausanne, 1997.
Fabien
Delmotte, Le problème de la perspective d’émancipation selon
Castoriadis, Lyotard et Lefort, mémoire de DEA d’études politiques,
sous la direction de Vincent Descombes, École des Hautes Études
en Sciences Sociales, Paris, 2005.
Je remercie
Christian
Berner, mon directeur de mémoire, pour son aide, son écoute, sa
disponibilité et sa patience.
David Curtis :
pour son soutien « logistique » très important et ses
remarques stimulantes sur Castoriadis (David Curtis a notamment
traduit de nombreux textes de Castoriadis et s’occupe d’un site
Internet rassemblant de manière exhaustive toute la bibliographie
de et sur Castoriadis : http://www.agorainternational.org),
Raphaël
Gély qui m’a fourni une première version de son texte.
Fabien
Delmotte, qui m’a fait connaître Castoriadis et qui a été le premier
à lire les travaux préliminaires de ce mémoire,
Jean-Louis
Prat dont l’aide, sans peut-être même qu’il s’en doute, m’a fait
gagner un temps précieux,
et les
derniers mais pas les moindres, Anne-Françoise et Gérard Serniclay,
mes parents, sans qui je n’aurais pu rendre la version écrite
de mon mémoire qu’au pris de difficultés diaboliques.
Sommaire
Introduction
générale
Chapitre I : Du marxisme au rationalismeIntroduction
A) Marx et le marxisme : Théorie révolutionnaire et matérialisme
historiqueB) Raison et rationalisme
Chapitre II : Le constat de la modernitéIntroduction
A) La critique du postmodernisme
B) Deux lectures critiques de la période moderne
C) Confrontation de ces deux lectures. Raison communicationnelle
contre création sociale
Chapitre III : Société,
histoire, individu
Introduction
A) Une théorie de la sociétéB) La place des
individus et des sujets dans la société et l’histoire
C) La praxis psychanalytique comme outil de l’émancipation
de l’individu
Conclusion
Bibliographie
Remerciements
Notes
[1] Ce point de vue de commencer par le marxisme
pour étudier les pensées de Habermas et de Castoriadis n’a d’ailleurs
rien d’iconoclaste. Dans le cas de Habermas, c’est ce que fait
par exemple Stéphane Haber dans Jürgen Habermas, une introduction,
Pocket Agora, Paris, La découverte, 2001 ; et dans le cas
de Castoriadis, c’est ce que fait Philippe Caumières dans Le
projet d’autonomie, « Le bien commun », Paris,
Michalon, 2007.
[2] L’étude du rapport de Castoriadis à Marx et au
marxisme a déjà été fait de nombreuses fois sous des modalités
diverses. Voir Gérard David, Cornelius Castoriadis, le projet
d’autonomie, Paris, éditions Michalon, 2000, p. 28 à 36.
Nicolas Poirier, Castoriadis. L’imaginaire radical, collection
« philosophies », Paris, PUF, 2004, p. 35 à 73. Jean-Louis
Prat, Introduction à Castoriadis, « Repères »,
Paris, La Découvert, 2007, passim. Philippe Caumières,
Le projet d’autonomie, op. cit., p. 11 à 56.
Pour une
critique des conceptions de Castoriadis sur ce point, voir Daniel
Bensaïd, « Politiques de Castoriadis » in Blaise
Bachofen, Sion Elbaz, Nicolas Poirier (dir.), Cornelius Castoriadis.
Réinventer l’autonomie, « Bibliothèque de philosophie
contemporaine », Paris, Editions du Sandre, 2008. Le texte
est également disponible sur Internet :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article5879,
ainsi que la réponse de Pierre Khalfa : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article10701#outil_sommaire_1.
[3]
Après Marx, Hachette littérature, collection « Pluriel »,
Paris, 1997, traduction de Jean-René Ladmiral et Marc B. de
Launay (désormais cité AM).Cette traduction ne comprend
qu’une partie des textes publiés dans l’édition allemande de
Zur Rekonstruktion des Historischen Materialismus, Frankfurt
am Main, 1976.
[4]
Nous ferons aussi référence au premier texte du recueil de l’édition
française : « Le matérialisme historique et le développement
des structures normatives ». L’étude du dernier texte,
« le rôle de la philosophie au sein du marxisme »,
serait intéressant à étudier également mais traite du rapport
au marxisme dans un cadre plus théorique et plus restreint,
ce qui nous mènerait trop loin.
[5]
L’institution imaginaire de la société, collection « Points
Essais », Paris, Seuil, 1999, (désormais cité IIS).
Castoriadis traite de Marx surtout dans la première sous-partie
de ce chapitre, « Le marxisme : bilan provisoire »,
p. 13 à 104.
[6] La première édition allemande d’AM, op.
cit., date de 1976 et concernant le texte de Castoriadis « Marxisme
et théorie révolutionnaire », il a été d’abord édité dans
le journal Socialisme ou Barbarie d’avril 1964 à juin
1965, Nos 36 à 40, puis dans la première édition
d’IIS, op. cit., aux éditions du Seuil en 1975.
[7] IIS, op. cit., p. 13.
[8] AM, op. cit., p. 25-26.
[10] Insistons sur le fait que Habermas n’identifie
pas le matérialisme historique et la théorie du développement
du capitalisme de Marx. En fait, Marx n’utilise pas dans son
œuvre l’expression « matérialisme historique ». À
ce sujet, Marx parlerait plutôt de « nouveau matérialisme »,
et plus tard de « conception matérialiste de l'histoire ».
Par exemple, dans ses Thèses sur Feuerbach,
1845 (La Pléiade, Œuvres, tome 3, p. 1033), Marx écrit :
« Le nouveau matérialisme se situe au point de vue de la
société humaine, ou de l’humanité sociale ».
On retrouve
toutefois cette expression sous la plume d’Engels, dans son
travail sur la révolution anglaise : « Le matérialisme
historique » in K. Marx et F. Engels : Études philosophiques,
Éditions sociales, Paris, 1961, p. 116-137. Le « matérialisme
historique » est donc en quelque sorte une notion marxiste
sans être une notion marxienne. ...
Concernant
Habermas et sa reconstruction du matérialisme historique, dans
la mesure où celui-ci ne cherche ni à faire d’exégèse ni à faire
de l´histoire de la philosophie, il lui importe plus de voir
ce qu’il peut tirer des écrits de Marx et du marxisme en général
que de faire un compte-rendu exact de concepts marxistes.
[11] Nous qualifions de « marxien » ce qui
se rapporte à Marx ou à l’œuvre de Marx proprement dit et de
« marxiste » ce qui se rapporte aux courants théoriques
et politiques qui se réclament de Marx.
[12] AM, op. cit., p. 30.
[14] La raison communicationnelle, en posant entre
autres le problème de la motivation de l’action, se situe en
dehors de la simple visée de l’accumulation de richesses, elle-même
permise par le développement des forces productives et en dernière
instance de la technique comme pour Marx. Ce point sera étudié
plus loin.
[15] AM, op. cit., p. 32.
[19]
AM , op. cit.,
p. 90.
[23] AM, op. cit., p. 62-63.
[25] Rappelons ici que l’expression « matérialisme
historique » n’est pas de Marx.
[27] Les éléments biographiques concernant Castoriadis
sont repris essentiellement de « Socialisme ou Barbarie »,
un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre,
de Philippe Gottraux, Payot, Lausanne, 1997 et du texte de J-L
Prat, Introduction à Castoriadis, op. cit., « Trotskisme
et stalinisme » p. 10-11. Castoriadis revient plusieurs
fois sur son parcours militant, par exemple dans « Entretien
d’Agora International avec Cornelius Castoriadis au colloque
de Cerisy (1990) » sur le site de David A. Curtis de recensement
des textes de et consacrés à Castoriadis : http://www.agorainternational.org/
.
[28] Interview d’Agora International,
op. cit., p. 3.
[29] Interview d'Agora International, op. cit., p. 4.
[30] IIS, op. cit., p. 14.
[32]
IIS, op. cit., p. 14.
[34] G. Lukács, Histoire et conscience de classe,
traduit de l’allemand par Kostas Axelos
et Jacqueline Bois, Collection « Arguments », Paris,
Les Éditions de Minuit, 1960.
[35] IIS, op. cit., p. 18.
[38] À ce propos, rappelons que Castoriadis était
lui-même économiste. Il remet notamment en cause l’idée que
le taux de profit s’effondre inéluctablement et que même si
cela se passait, rien ne laisse penser que le capitalisme s’effondrerait
en conséquence et Castoriadis réfute l’idée que dans ce cas
la société socialiste que décrit Marx serait capable de résoudre
ce problème.
[39] Voir par exemple IIS, op. cit., p. 38.
[40] Capitalisme moderne et révolution, tome
2, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne,
UGE, Paris, « 10-18 », 1979, p. 111 (désormais cité
CMR2).
[41] CMR2, op. cit., p. 105.
[42] Castoriadis s’est intéressé principalement à
l’URSS, ce que nous verrons en détail plus loin, car c’est le
pays qui conditionne ce qu’il en est du « marxisme »
dans le monde et plus particulièrement dans le monde occidental,
entre autres la France, pays dans lequel Castoriadis a milité
et dans lequel le Parti Communiste était inféodé au PCUS. Toutefois
l’exemple de la Chine populaire est tout aussi parlant à ce
sujet.
[43]
IIS, op. cit., p. 82.
[45] Idem, p. 84. Je souligne.
[46] AM, op. cit., p. 306. Je souligne.
[47] Mais en fait Castoriadis n’utilise pas cette expression
proprement dite à propos de laquelle on pourrait se demander
ce qu’elle recouvre. Serait-ce ici de la part de Habermas un
renvoi au régime de l’URSS ? S’agit-il du marxisme léniniste,
stalinien, trotskiste ?
[48] A ce sujet, il serait trop long de faire la liste
des intellectuels qui, après avoir été marxistes, ont abandonné
toute ambition de participer à un projet de changement radical
de la société. Nous pouvons toutefois citer deux exemples intéressants
en rapport avec Castoriadis : Claude Lefort et Jean-François
Lyotard, tous deux anciens compagnons de « Socialisme ou
Barbarie ». Le premier s’est principalement consacré à
la philosophie politique mais sans référence révolutionnaire
par la suite, le second est devenu philosophe aussi, mais en
se désintéressant même de toute réflexion politique. Leur renoncement
à la révolution vient dans leur cas directement de la remise
en cause du marxisme. Lyotard expliquera même par la suite que
son renoncement au marxisme n’était pas « plus
argumentable qu’un retrait d’investissement affectif »
(in Pérégrinations, Paris, Galilée, 1990, p. 102.
Sur cette question du retrait au marxisme de Lefort, Lyotard
et Castoriadis, voir Fabien Delmotte, Le problème de la perspective
d’émancipation selon Castoriadis, Lyotard et Lefort, mémoire
de DEA d’études politiques, sous la direction de Vincent Descombes,
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 2005, chapitre
I : « La crise du marxisme ».
[49] AM, op. cit., p. 63.
[50] Jürgen Habermas, une introduction, édition
Agora, Pocket, Paris, La découverte, 2001, p. 107.
[51] Il le fait de manière détaillée dans sa Théorie
de l’agir communicationnel , t. I, trad. fr. de Jean-Marc
Ferry, « L’espace du politique », Paris, Fayard, 1987,
p. 159-281 (désormais cité TAC). Il aborde aussi ce problème
en se référant à Herbert Marcuse au début de La Technique
et la science comme idéologie, traduction de Jean-René
Ladmiral, bibliothèque Médiations, Denoël Gonthier, 1978 (désormais
cité TSI), dans le texte du même nom.
[52]
Il le fait dans son texte « Individu, société, rationalité,
histoire », in Le Monde morcelé, les carrefours du labyrinthe
3, Points essais, éditions du Seuil 1990, Paris.
[53]
Weber et à sa suite Habermas utilisent dans ce cas le terme
zweckrational qui signifie littéralement « rationnel
en vue d’une fin ». Dans ce texte, en dehors des citations
traduites de Habermas, ce sera toujours le terme « instrumental »
qui sera utilisé, afin d’employer le même terme que Castoriadis
dans son texte « Individu, société, rationalité, histoire »,
op. cit.
[54]
Habermas précise par ailleurs, dans TSI, op. cit., p.
3, « Max Weber a introduit le concept de "rationalité"
pour caractériser la forme capitaliste de l’activité économique,
la forme bourgeoise des échanges au niveau du droit privé et
la forme bureaucratique de la domination. »
[55]
Comme nous le verrons plus loin, Habermas critique clairement
ce type de position dans son texte « Scientifisation de
la politique et opinion publique », in TSI, op.
cit., p. 97-132.
[56]
Il faut noter ici – détail qui dévoilera son importance lors
de la discussion avec Castoriadis – que Habermas part des relations
entre sujets pour établir la raison communicationnelle, et non
de la société prise globalement. A ce titre il reproduit la
démarche individualiste méthodologique de Weber, partant du
sens des comportements individuels singuliers, facilement compréhensible
dans la mesure où ce sens est rationnel et donc compréhensible
par tous, pour mener une analyse sociologique.
[57]
TSI, op,cit., p. 21.
[59] TSI, op. cit., p. 67-68.
[60] Il s’agit du Discours philosophique de la
modernité, trad. fr. de Christian Bouchindhomme et Rainer
Rochlitz, NRF, « Bibliothèque de philosophie », Paris,
Gallimard, 1988 (désormais cité DPM).
[61]
TAC, op. cit., « Préface à l’édition française »,
p. 10.
[62] Cf. DPM, « Préface », p. 1.
[63] A chaque fois que nous faisons usage des guillemets
pour entourer les termes « raison » ou « rationalité »,
c’est parce qu’il s’agit chaque fois pour Castoriadis d’une
pseudo-raison ou d’une pseudo-rationalité.
[64]
IIS, op. cit., « Marxisme et théorie révolutionnaire »,
p. 61.
[65] IIS, op. cit., p. 78-79.
[66] Concernant la causalité à l’œuvre dans l’histoire
et dans le social, cf. IIS, op. cit., pp. 63-64.
[67]
IIS, op. cit., p. 65.
[70] IIS, op. cit., p. 78.
[73] Ce passage a été écrit entre 1964 et 1965.
[74]
IIS, op. cit., p. 127.
[75] Nous pourrions dire « des » économies
occidentales, puisque Castoriadis critique aussi bien l’économie
occidentale que l’économie « planifiée » des régimes
bureaucratiques de Russie et d’Europe de l’Est.
[76] In Le Mythe du développement, ouvrage collectif,
sous la direction de Candido Mendès, collection Esprit, éditions
du Seuil, Paris, 1977, p. 205 à 240. Ce texte a été réédité
dans Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II,
Points essais, éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 159-214. Les
citations sont extraites de la première édition.
[77] Par exemple par l’expansion de la bourgeoisie,
ou l’inverse, c’est-à-dire de chercher à montrer l’expansion
de la bourgeoisie par la montée en puissance du rationalisme
occidental.
[79]
L’emploi de la majuscule pour parler de la « Raison »
est ici une manière d’indiquer – et de dénoncer – que la « raison »
a été hypostasiée.
[81]
La rationalité de l’économie entendue ici « comme obtention
d’un extremum ou d’une famille d’extremums », idem., p.
220.
[82] Weber utilise en fait le terme Zweckrationalität,
qui signifie littéralement « rationalité eu égard aux fins ».
Castoriadis estime que ce terme « n’est pas très heureux »
de la part de Weber, qui aurait dû employer le terme Mittelnrationalität
(sic), « rationalité des moyens utilisés »,
plus simplement dit « rationalité instrumentale »,
rationalité écrit Castoriadis, qui pose forcément une fin visée
par un acteur. Cf. « Individu, société, rationalité, histoire »,
op. cit., p. 52.
[85]
« Individu, société, rationalité, histoire », op. cit.,
p. 60.
[86]
Cf. « Pour une reconstruction du matérialisme historique »,
in AM, op. cit.
[87]
« Individu, société, rationalité, histoire », op.
cit., p. 61.
[88]
Idem, chapitre II, p. 62 sq.
[89] « Individu, société, rationalité, histoire »,
op. cit., p. 64.
[90]
Nous verrons ce point plus loin.
[93]
« Individu, société, rationalité, histoire », op.
cit., , p. 71.
[96] Idem , p. 77. Les passages cités par Castoriadis
sont tirés du livre de Philippe Raynaud, Max Weber et les
dilemmes de la raison moderne, PUF, Paris, 1987, p. 138-145.
[97] TSI, op. cit., p. 99.
[98] In « La politique de l’autonomie
et le défi de la délibération : Castoriadis contra
Habermas. » Ce texte a été édité dans la revue « Les
Temps Modernes », juin-juillet-août 2000, No 609, p. 71-103.
[99] Kavoulakos fait la même contestable interprétation
de Castoriadis tout en défendant ce dernier contre Habermas,
comme Kalyvas. Cf. Konstantinos Kavoulakos. "The Relationship
of Realism and Utopianism in the Theories of Democracy of Jurgen
Habermas and Cornelius Castoriadis", traduit du grec vers
l'anglais par Alexandra Bakalou, in Society and Nature, 6 (August 1994), p. 69-97 et
plus particulièrement p. 92-93 sur la question du décisionnisme
de Castoriadis. Ce texte est disponible sur Internet :
http://www.fks.uoc.gr/english/cvs/kavoulakos/Habermas-Castoriadis.pdf
[100] A. Kalyvas, op. cit., p. 82.
[101] Kalyvas, op. cit., p. 75-76.
[102] « Individu, société, rationalité, histoire »,
op. cit., p. 84. Notons que cette critique est déjà implicitement
présente dans L’Institution imaginaire de la société,
op. cit., lorsque Castoriadis écrit p. 380 : « Ne
tenant pas compte, ne pouvant pas, pour des raisons profondes
tenir compte – ne pouvant pas rendre compte et raison,
logon didonai – du schème nucléaire et fondamental du
legein, de la relation signitive, [la philosophie] ne
peut dans le cas canonique, que faire comme si elle pouvait
avoir directement accès à ce dont elle parle – que ce soit les
choses, les idées ou le sujet –, c’est-à-dire comme si elle
pouvait soit éliminer totalement le legein, soit le traiter
comme milieu optique totalement transparent ou instrument parfaitement
neutre, soit le « rectifier » sans reste ou le résorber
pleinement dans une logique épurée qui ne lui devrait rien. »
Pour trouver un fondement rationnel, il faudrait pouvoir montrer
ce fondement qui serait alors au-delà de tout dire. La philosophie
ne peut qu’occulter l’institution du legein – qui est
chez Castoriadis un concept de langage élargi – car celui-ci
est condition de possibilité de son discours. Le legein
à ce titre est institution primordiale et il n’est pas déterminé,
il n’est ni contingent ni nécessaire, il est ce à partir de
quoi il y a du déterminé.
[103]
« Imaginaire, affectivité et rationalité. Pour une relecture
du débat entre Castoriadis et Habermas », in
Praxis et institution. les Cahiers Castoriadis, 4, Sous la direction de Philippe Caumières, Sophie Klimis
et Laurent Van Eynde, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis,
2008.
[104] Cité par Castoriadis dans « Individu, société,
rationalité et histoire », op., cit., p. 85. La citation
est extraite par Castoriadis de l’édition allemande de la Théorie
de l’agir communicationnel : Theorie des kommunikativen
Handelns I.
[105] « Individu, société, rationalité, histoire »,
op. cit., p. 86.
[107] Gallimard, NRF, collection « Bibliothèque
de philosophie », Paris, 1988, traduction de Christian
Bouchindhomme et Rainer Rochlitz. Désormais cité DPM.
[108]
In Capitalisme moderne et révolution, tome 2, « 10/18 »,
Paris, Union Générale d'Éditions, 1979. Le texte que nous abordons
ici « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne » est désormais cité MRCM.
[109] DPM, op. cit., p. 3.
[110] DPM, op. cit., p. 5.
[111] Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans
le monde social-historique, « La couleur des idées »,
Paris, Seuil, 2002, p. 180.
[112] In Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe
3, Points essais, Paris, Seuil, 1990, p. 11 à 28 (désormais
cité MM).
[114] DPM, op. cit., p. 1.
[116]
DPM, op. cit.. p. 5.
[118] DPM, op. cit., p. 35.
[121] DPM , op. cit., p. 49.
[125]
DPM, op. cit., p. 52-53.
[126] MM, op. cit., p. 13.
[129] Au passage ceci nous rappelle que le projet d’autonomie
de Castoriadis se réfère non seulement à l’Europe postmédiévale
mais aussi à la Grèce antique.
[130] MM, op. cit., p. 15.
[131] Notons que pour Habermas la modernité ne commence
pas avec Hegel, l’intérêt de celui-ci étant, comme nous l’avons
vu, qu’il est le premier à mettre la modernité en question,
à la conceptualiser. Habermas considère en fait que la modernité
commence avec Kant, comme le pense Foucault, ce qui peut laisser
penser que Castoriadis, avec ses deux exemples, attaque plutôt
deux variantes d’une même tentative que deux tentatives bien
distinctes. Le choix de Castoriadis de se confronter à ces deux
auteurs n’est peut-être pas d’ordre purement conceptuel, permettant
de marquer sa différence avec deux auteurs reconnus. Dans le
cas particulier de Habermas, on peut prendre l’attaque de Castoriadis
comme une réponse à la digression du Discours philosophique
de la modernité qui lui est consacré et que nous allons
étudier plus loin.
[132] MM, op. cit., p. 16.
[133] In MM, op. cit., p. 11-28.
[134] MM , op. cit., p. 17.
[136] Castoriadis situe cette période entre 1750 et 1950.
Castoriadis n’accréditant pas le terme de « modernité »
l’utilise, n’ayant pas la prétention d’en imposer un autre,
entre guillemets, ceci afin de souligner le caractère impropre
de son utilisation.
[137] Castoriadis estime que jusqu’à Leibniz les philosophes
dans leur ensemble se sentent obligées de donner des « preuves »
de l’existence de Dieu.
[138] MM, op. cit., p. 19.
[139] Fait et à faire. Les Carrefours du Labyrinthe
5, « La couleur des idées », Paris, Seuil, 1997,
p. 21 (Désormais cité FF).Castoriadis
considère d’ailleurs aussi qu’il en était de même avec Marx
qu’il a d’abord commencé à critiquer à partir d’une réflexion
sur l’économie contemporaine et seulement ensuite par une réflexion
sur l’histoire et la société. Ainsi il a rejeté l’ensemble du
système marxien et en est venu à l’idée d’institution imaginaire
de la société. C’est ainsi à ce stade-là que Castoriadis dit
avoir fait le lien avec la philosophie, soulignant l’appartenance
de Marx à la métaphysique rationaliste. Cf. p. 19-20.
[140] Gérard David le souligne à juste
titre dans son ouvrage Cornelius Castoriadis. Le projet d’autonomie,
op. cit., p. 90, n. 10, « le point de départ de Castoriadis
n’est pas la Grèce antique, mais le mouvement ouvrier,
les projets qui l’ont animé, les expériences qui l’ont constitué,
l’histoire qu’il a transformée. »De ce point de vue le
regard porté sur la Grèce antique est un approfondissement des
analyses précédentes sur le mouvement ouvrier pour trouver les
germes du projet social-historique d’autonomie.
[141] Les analyses de Castoriadis sur l’URSS sont rassemblées
dans La société bureaucratique, T. 1 « Les rapports
de production en Russie », « 10/18 », Paris,
Union Générale d’édition, 1973. T. 2 « La révolution contre
la bureaucratie », 1973. Réédition en un seul volume :
La société bureaucratique, Paris, Christian Bourgois
Éditeur, 1990. Nous citerons la seconde édition sous l’abréviation
SB.
[142] SB, op. cit., p. 25. Castoriadis a écrit
cela en 1972 dans son « Introduction générale ».
[143] Guerre mondiale que beaucoup pensaient inévitable
à l’époque, Castoriadis y compris, à moins d’une révolution
prolétarienne mondiale permettant l’autonomisation des masses.
Cette position de Castoriadis a été abandonnée par la suite.
[144]
Ces prises de position de Castoriadis marquant sa rupture officielle
et définitive avec le trotskisme (représenté par le PCI en France
et par la IVe Internationale au niveau mondiale)
sont notamment exposées dans une « lettre ouverte aux militants
du PCI de la IVe Internationale » que Castoriadis
a rédigé avec Claude Lefort, in SB, op. cit., p. 145-158.
[145] Notons que certains ont cru voir la réalisation
de la prédiction de Trotsky réalisée avec l’effondrement de
l’URSS en 1990… soit 64 ans après la rédaction de La révolution
trahie par Trotsky.
Soulignons
toutefois que dans « l’URSS dans la guerre » in
Défense du marxisme, Trotsky finira par affirmer qu’en
cas de défaite du prolétariat se mettrait en place un régime
inédit d’exploitation par une bureaucratie qu’il faudrait alors
considérer comme une classe à part entière.
[147] D’où l’intitulé du texte qui renvoie aux rapports
de production en Russie, de la même manière que Marx a étudié
les rapports de production réels du capitalisme et ne s’est
pas contenté d’en étudier les formes juridiques abstraites qui
bien sûr affirment dans ce domaine des principes démocratiques,
mais ne sont en fait que l’expression des intérêts de la bourgeoisie
capitaliste.
[148] SB, op. cit., p. 80.
[149] Ici, l’appellation de capitalisme bureaucratique s’opposent
à celles de socialisme autoritaire, bureaucratique ou d'État,
mais aussi avec celle de capitalisme d'État (que Trotsky
rejette aussi d'ailleurs dans La révolution trahie) qui
est appliquée parfois, pour l’économie de pays qui ont étatisé
ou nationalisé une grande partie des moyens de production. Comme
l’écrit Jean-Louis Prat :
« Définir
le régime russe comme un capitalisme d'État, ce serait le réduire
à une étape déterminée de la concentration des forces productives,
résultant de contradictions structurelles et de lois économiques,
formulées dans Le Capital, et qui auraient produit les
mêmes conséquences, même s'il n'y avait pas eu de révolution,
et si un parti totalitaire n'avait pas conquis le pouvoir. »
In Introduction à Castoriadis, Collection Repères, Paris,
La Découverte, 2007, p. 54.
[150]
SB, op. cit., p. 194.
[151] Si les choses ont encore changé depuis les écrits
de Castoriadis sur l’URSS, on peut tout de même toujours constater
que les économies des pays capitalistes occidentaux fonctionnent
de manière assez peu « libérale ». L'État, malgré
une impression générale de retrait par rapport à la vie économique,
pratique toujours dans ses pays-là une politique interventionniste,
ce qui se traduit dans les accords internationaux. Sur ce point,
on peut par exemple se reporter aux analyses de Noam Chomsky
sur les accords de commerce internationaux du GATT de 1993 dans
Comprendre le pouvoir, t. 3, traduction d’Hélène Hiessler
« Petite bibliothèque d’Aden », Bruxelles, Aden, 2006,
p. 103 à 111.
[152]
Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe, « Empruntes »,
Paris, Seuil, 1986, p. 189.
[153] Remarquons par ailleurs que ce texte a été écrit
entre 1959 et 1960, soit 30 ans plus tôt que « L’époque
du conformisme généralisé » que nous avons cité auparavant,
entre autres pour rendre compte de la critique de Castoriadis
du terme de « modernité ». Ceci explique que dans
Le Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne
Castoriadis utilise le terme « moderne » pour qualifier
le capitalisme et le mouvement révolutionnaire sans le critiquer,
ce terme n’étant toutefois là que pour désigner un moment historique
des sociétés occidentales et non comme référence positive ou
conceptuelle, comme c'est le cas par exemple chez Habermas.
[154] MRCM, op. cit., p. 48.
[155] Cette remarque était valable en 1959 pour l’ensemble
des pays occidentaux. Depuis le milieu des années 1970, donc
bien après que Castoriadis la rédaction de MRCM, la tendance
s’est retourné dans des pays comme la France ou l’Allemagne.
Mais d’autres pays capitalistes ont été épargnés par le chômage
de masse et l’économie n’a rien connu de semblable ou même d’approchant
depuis la fin de la seconde guerre mondiale à la crise de mondiale
de 1929. (cette note a été rédigée avant l'apparition de la
crise financière de fin 2008)
[156] MRCM, op. cit., p. 63.
[157] Même s’ils ne cessent pas, comme nous le verrons,
de combattre les revendications ouvrières proprement dites.
[158]
MRCM, op. cit., p. 67.
[159]
Castoriadis reviendra plus tard sur cette idée avec son abandon
définitif du marxisme, soulignant l’importance d’autres mouvements
contestataires, par exemple la lutte des noirs américains, les
jeunes et les étudiants, le féminisme, etc.
[160]
MRCM, op. cit.,
p. 68.
[164] MRCM, op. cit., p. 106-107.
[165] UGE, collection 10/18, Paris, 1974, notamment
p. 15 sq. et p. 71 sq. Désormais cité EMO2.
[166] EMO2, op. cit., p. 16.
[167] EMO2, op. cit., p. 17.
[170] AM, op. cit., p. 141.
[171]
Contradiction qui est autre chose
que la contradiction interne au capitalisme, même si
les deux contradictions sont intimement liées.
[172] MRCM, op. cit., p. 108.
[173] Castoriadis estime à ce sujet que : « Ces
caractéristiques se présentent même là où la révolution capitaliste
et la transformation bureaucratique se trouvent télescopés (par
exemple en Chine depuis 1949) », idem, p. 109.
[174] De ce point de vue, on peut remarquer actuellement
que la situation s’est considérablement dégradée, ce qui n'est
pas sans incidence sur la question que l'on peut constamment
(re)poser de l'actualité du projet d'autonomie. De ce point
de vue, les analyses politiques et économiques de Castoriadis
ont pour ainsi dire les défauts de leurs qualités : étant donné
qu'elles sont ancrées dans l'analyse concrète de la situation
économique et politique contemporaine, les changements sociaux
qui ne manquent jamais de survenir peuvent à tout moment remettre
en cause ce qu'on pense du projet d'autonomie et corrélativement
la praxis à mettre en place, ce que Castoriadis souligne fréquemment
dans son œuvre
[175] MRCM, op. cit., p. 113.
[178] MRCM, op. cit., p. 154.
[181] MRCM, op. cit., p. 188.
[182] Outre les analyses de Castoriadis que l’on retrouve
au fil des six tomes des Carrefours du Labyrinthe aux
éditions du Seuil, voir Ce qui fait la Grèce, tome 1, D'Homère à Héraclite
« La couleur des idées », Paris, Seuil, 2004 et tome
2, La cité et les lois, 2008.
[183]
Figures du pensable. Les carrefours
du labyrinthe VI,
Le Seuil, collection « La couleur des idées », Paris,
1999 (désormais cité FP), p. 117.
[184] DPM , op. cit., chapitre XI, « La
raison communicationnelle : une autre voie pour sortir
de la philosophie du sujet », p. 348 à 386.
[185]
Idem, p. 387 à 396.
[186] Castoriadis s’oppose d’ailleurs également aux
philosophies du sujet, pensant la société comme un tout ne se
réduisant pas à l’addition de ses composantes subjectives ou
individuelles. Mais nous verrons que Habermas reproche justement
à Castoriadis de retomber in fine dans le paradigme constituant
ce type de philosophie.
[187]
DPM, op, cit.,
p. 350.
[190] DPM, op. cit., p. 358.
[194] DPM, op. cit., p. 373.
[197] DPM, op. cit., p. 375.
[200]
DPM , op. cit.,
p. 377.
[203] DPM, op. cit., p. 379.
[205] Cela fait penser d’ailleurs aux prises de positions
de Castoriadis lorsqu’il déclare dans la première partie de
L’Institution imaginaire de la société que l’œuvre de
Marx n’inspire à peu près plus de développements pertinent à
partit de 1920.
[206]
Castoriadis lui renvoie
le compliment dans une interview en anglais avec Drunken Boat :
„Nobody cares about Habermas's ideas on democracy; there are
really no practical issues in his political philosophy.“ In
« A Rising Tide of Significancy? A Follow-Up Interview
with Drunken Boat », The Rising
Tide of Insignificancy (The Big Sleep), p. 219 http://www.notbored.org/RTI.pdf ou http://www.costis.org/x/castoriadis/Castoriadis-rising_tide.pdf. Le texte anglais est une traduction française,
édité anonymement sur
Internet en 2003 comme un service public,
de La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe
IV, Point essais, Paris, Seuil, 1996, mais cette interview
en anglais n’y est pas inclus.
[208]
DPM, op. cit., p. 389-390.
[211] « Individu, société, rationalité, histoire »,
in MM, op. cit.,
p. 64.
[212]
DPM, op. cit., p. 395.
[213]
In FP,
op. cit., p. 115 à 126.
[215] Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe
II, « Points essais », Paris, Seuil, 1999, « L’imaginaire :
la création dans le domaine social-historique », p. 277.
Désormais cité DH.
[216] FP, op. cit., p. 125.
[219]
FP, op. cit., p. 126.
[221] Jürgen Habermas, Raison et légitimité,
trad. fr. de Jean Lacoste, Paris, Payot 1978, p. 25.
[222] Jean-Marc Ferry, Habermas. L'éthique de la
communication, « Recherches politiques », Paris,
Presses Universitaires de France, 1987. Désormais cité HEC.
[224] Ces faits sont la reconstitution de la division
de la société, la naissance d’un nouveau groupe dominant antérieur
à Staline qui a eu lieu dans et par la pratique du pouvoir bolchevique
avec Lénine et Trotsky et son accaparement du pouvoir politique,
ceci allant de pair avec l’asservissement des organes autonomes
de travailleurs qu’étaient les soviets, l’accaparement de la
gestion et la disposition de l’appareil de production contre
les travailleurs.
[225]
In La société française, « 10/18 », Paris,
Union Générale d'Éditions, 1979, p. 313.
[226] MM, op. cit., p. 61.
[227] FP, op. cit., p.121.
[228] HEC, op. cit., p. 399-400.
[229] L’importance particulière portée à ce commentaire
de Ferry se justifie dans la mesure où il présente de manière
détaillée et rigoureuse les thèses de Castoriadis pour tenter
de les réfuter ensuite d’un point de vue habermassien, présentation
que Habermas lui-même fait de manière beaucoup plus contestable
dans la digression sur Castoriadis dans son Discours philosophique
de la modernité, comme nous l’avons vu. A ce sujet, Marc
Maesschalck écrit dans un texte dans lequel il retrace l’argumentation
de cette « digression » de Habermas sur Castoriadis
et qui s’intitule « Éthique de la discussion contre création
sociale. Habermas versus Castoriadis », in Variations
sur l’éthique. Hommage à Jacques Dabin, Facultés universitaires
St Louis, Bruxelles, 1994, p. 173-192 : « manière
générale, il n'y a pas vraiment d'effort chez Habermas pour
repenser une théorie de l’action dans les termes de Castoriadis.
L'argumentation d'Habermas pour justifier cette réserve repose
sur une base très restreinte : Castoriadis est une figure exemplaire
de I'épuisementdu paradigme
subjectiviste (…) et de 1'impossibilité d'élaborer dans ce cadre
une théorie critique de la société (…). Il faut donc envisager
un changement de paradigme. Pour y parvenir, il faut cesser
de privilégier"l'attitude objectivante dans laquelle le sujet connaissant se rapporte,
à lui-même comme aux réalités matérielles existant dans le monde" ».
Et plus loin : « fait, Habermas n'ouvre pas
un débat avec Castoriadis. II procède plutôt a une opération
de falsification à la Popper ou de dépassement (Aufhebung)à la Hegel. »
[230] HEC, op. cit., p. 441.
[234] HEC , op. cit, p. 454-455.
[237] Ce qui ne signifie d’ailleurs pas, idée qui serait
absurde du point de vue même de Castoriadis, que la méthode
est identique au contenu.
[238] MM, op, cit., p. 67-68.
[239] IIS, op. cit., p. 59. Nous ne développons
pas ici la question du non-causal déjà abordé à propos de la
question de la raison.
[241] “Imagination, imaginaire, réflexion” in Les carrefours
du labyrinthe V, p 228-229, Seuil, Paris, 1997.
[242] AM, op. cit, p. 44.
[246] AM, op. cit., p. 59-60. Je souligne.
[247] Voir l’exposition de ce point de vue par Castoriadis
dans IIS, op. cit., p. 160.
[248]
Dans L’interprétation du rêve de Freud, on trouve de
nombreux exemples de rêves provoquées par le même stimuli
(par exemple le bruit du réveil sonnant le matin) et qui produisent
pourtant des représentations très différentes d'un rêve à l'autre.
[249]
Les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p.49
[250] Voir sur ce point MM, op. cit., « L’état
du sujet aujourd’hui », p. 233-280. Cette notion de « pour
soi » ne doit pas être confondue avec le sens qu’elle prend
dans la philosophie de Sartre.
[251] CL6, op. cit., p. 122
[252] IIS, op. cit., p. 402.
[255] FF, op. cit., p. 253.
[256]
Freud lui-même parle d’ailleurs de « mécanismes de l’inconscient »,
mais c’est justement sur ce point-là que Castoriadis l’estime
contradictoire.
[257]
Les Carrefours du labyrinthe, p. 48-49. 1re
édition : Paris, Seuil, 1978.
[258] FF, op. cit., p. 256.
[259]
IIS, op. cit., p. 397.
[262] IIS, op. cit., p. 152.
[263] CL6, op. cit., p. 122.
[264] Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt,
trad. fr. Gérard Clémençon, « Tel », Paris, Gallimard,
1979, p. 247 (Désormais cité CI)
[265] IIS, op. cit., p. 261.
[267] Pour étudier les positions de Habermas sur la
psychanalyse, voir CI, op. cit., p. 247 à 331.
On peut se reporter également avec profit au livre de JM Ferry,
HEC, op. cit., p. 185 à 222.
[268]
CI, op.cit., p. 247.
[269] CI,
op. cit., p. 223.
[270] Idem, p. 305 à 331.
[272] Je reprends ici l’interprétation de JM Ferry,
HEC, op. cit., p. 202.
[273]JM Ferry, HEC, op. cit., p. 203.
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