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Origine : http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=35898
Les chiffres sont là : l’emploi, en quantité
comme en qualité, se détériore, et un nombre
de plus en plus important de Français ne peut s’en
servir pour accéder aux droits qui en dépendent. En
conséquence, l’exclusion augmente. Un million de travailleurs
seraient mal logés du fait de conditions de revenu insuffisantes
. Des salariés à temps plein sont SDF , pendant que
d’autres partent en retraite avec des centaines de millions
dans les poches. Est-ce là l’exemple à suivre
? Comment reprocher ensuite leur conduite aux dealers et trafiquants
de tout ordre qui n’ont souvent que le « bizness »
pour se sortir de leurs ghettos ?
La discussion sur l’emploi semble parfois surréaliste.
Les élites affirment globalement que nous devons travailler
plus pour produire davantage pour être compétitifs
et gagner davantage d’argent - « travailler plus pour
gagner plus ». Alors que nous sommes l’un des pays les
plus riches du monde, la pauvreté persiste et nous nous comportons
à l’international comme si nous étions affamés.
Travailler davantage, oui, mais pour quoi ? Pour continuer à
avoir du mal à finir ses fins de mois, vu les salaires offerts
dans certains métiers ? Pour consommer davantage et détruire
plus rapidement la planète ? Pour créer de nouveaux
besoins, exciter l’envie de nos voisins et concitoyens ? Espère-t-on
ainsi faire progresser les sociétés ? Dans ce contexte,
des propositions nouvelles sont urgentes. Des termes faussés
L’appel à contribution d’Entropia proposait
de partir de la tribune de C. Ramaux. Nous y ajouterons les propositions
de Michel Husson et de Jean-Marie Harribey. Le débat commence
par la discussion sur les origines de la création d’emploi.
C. Ramaux affirme que la croissance crée 95% de l’emploi
et la RTT n’en crée que 5%. Entre 1999 et 2001, 25%
des emplois créés sont imputables aux 35 heures. Une
réduction massive de l’emploi accompagnée d’un
maintien ou d’une augmentation du pouvoir d’achat supposerait
d’augmenter massivement la rémunération horaire,
tous les profits distribués aux propriétaires n’y
suffiraient pas, et l’investissement est déjà
trop bas. A quoi Michel Husson rétorque que la productivité
horaire suit la croissance et qu’en conséquence seule
la RTT crée de l’emploi , ce avec quoi J.-M. Harribey
est plutôt d’accord . Tous, enfin, affirment leur confiance
dans une croissance soutenable, c’est-à-dire une croissance
dont on aurait changé le contenu pour la rendre compatible
avec l’écologie planétaire.
Les termes de ce débat nous semblent faussés, ce
qui conduit régulièrement à des dialogues de
sourds. Entre Ramaux et Husson, tout d’abord : l’un
parle de la création d’emploi total (sans déduire
les emplois détruits pendant la même période),
ce qui explique la grandeur des chiffres, quand l’autre ne
parle que des emplois supplémentaires à ceux qui aurait
été créés sans la RTT. Ici nous serions
tentés d’être d’accord avec les deux :
la RTT a créé entre 300 000 et 500 000 emplois supplémentaires,
admettons, pendant que l’évolution de l’économie
en détruisait 1,5 millions - et en créait tout autant,
ce qui explique que le solde final soit nul voire négatif.
De nombreuses études montrent ainsi qu’à coûts
constants les politiques d’énergie renouvelables ont
un contenu en emploi supérieur aux politiques d’énergie
fossile ou nucléaire . Pas de désaccord là-dessus,
on peut plutôt regretter que ces sujets ne soient pas davantage
creusés par les économistes.
Le problème commence avec la « productivité
». Nos trois auteurs la mesurent en unités monétaire
ou en nombre de d’objets produits par heure travaillée,
tout comme les théories néoclassiques. Le problème
est qu’aucune de ces deux mesures ne nous disent si cet argent
ou ces biens et services produits sont utiles à la société.
Nous pourrions être très forts dans la production de
maux sociaux et non de biens. Cette critique rejoint la critique
de l’indicateur PIB. Davantage de biens et de services, marchands
ou non, n’est pas synonyme de plus de richesse. Accroître
la capacité des sociétés à produire
ces biens et ces services peut fort bien conduire à la dégradation
de ces sociétés, et c’est d’ailleurs ce
que disent les indicateurs alternatifs comme le BIP 40. «
L’appareil productif » peut donc aussi être destructif,
et il l’est de plus en plus. Dès lors les « gains
de productivité » dont parlent nos auteurs sont aussi
en partie ce que nous pourrions appeler des « gains de destructivité
». Si les appareils économétriques ne nous disent
rien à ce sujet, les indicateurs écologiques par contre
sont très clairs, de même que les indicateurs sociaux.
En allant un peu plus loin, remarquons que l’agrégation
monétaire permet de tout additionner, sur le plan numérique,
mais que , ce faisant, elle s’autorise à prendre position
sur la valeur relative des choses. La production d’une nouvelle
autoroute pèse beaucoup plus dans le PIB que les AMAP, car
elle engage des fonds bien plus importants, peut-on, pour autant,
affirmer que l’autoroute a beaucoup plus de valeur que les
AMAP ? C’est pourtant ce jugement qui est entériné
avec l’addition aveugle de chiffres dont on suppose que le
substrat est directement comparable.
Articuler écologie et social devrait faire l’objet
d’un peu plus de rigueur dans les concepts. Des analyses écologico-économiques
pourraient par exemple montrer que la croissance des ventes automobiles
ne contribue guère à la « productivité
» mais à la « destructivité ». La
masse d’antidépresseurs vendus par les laboratoires
pharmaceutiques et remboursés par la sécurité
sociale contribuent-ils à augmenter la « productivité
» ? Ou la destructivité ?
Redistribuer la productivité oui, mais cela est bien vain
si on ne sait pas si ces gains de productivité ont été
obtenus de manière socialement et écologiquement bénéfique.
La simple revendication du partage des gains de productivité
ne préjuge rien en la matière, or aujourd’hui
au vu de la crise écologique il est plus qu’urgent
de reconnaître que le gâteau est pourri et qu’il
est au moins aussi important d’avoir un bon gâteau à
partager que d’avoir une grosse part, pour reprendre une formule
éculée.
Par conséquent, rien ne permet de conclure, comme le fait
Michel Husson, qu’une hausse des revenus conduit automatiquement
à une meilleure satisfaction des besoins sociaux. Ne voyant
dans la productivité que la hausse du pouvoir d’achat,
nos auteurs rejoignent la position du rapport Pisani-Ferry , qu’ils
ont critiqué par ailleurs . En général les
gains de productivité sont vus de manière positive
car ils sont synonymes de hausse du pouvoir d’achat - et donc
l’achat de « biens », et non de « maux ».
Le lien est fallacieux car les besoins sociaux c’est aussi
des choses gratuites comme la stabilité climatique et la
structure de production utilisée pour générer
les revenus est aussi à la source de la dégradation
de biens et services gratuits capables de répondre à
ces besoins. On s’enferme donc dans une spirale de besoins
croissants pour cause de dégradation des biens gratuits,
lesquels besoins croissants ne peuvent être assurés
que par le travail, ce qui conduit à consommer des ressources
et à dégrader encore un peu plus la situation.
Pour y voir plus clair, il faudrait donc réviser les concepts
économiques de base et changer les modes de calcul. Comment
comparer les gains de service quand nous parcourons quelques kilomètres
supplémentaires grâce à une hausse de pouvoir
d’achat et les pertes liées aux gaz à effet
de serre émis par la même occasion ? Jusqu’ici,
la seule manière de faire entendre l’écologie
aux économistes a été de monétiser les
services de la biosphère. Cela ne revient pas à «
marchandiser la nature », comme le croit J.-M. Harribey. En
bloquant la comparaison, comme il le fait, il laisse seulement la
place libre et nette aux solutions non écologiques qui, faute
de point de comparaison, peuvent faire étalage de tous leurs
avantages - sans jamais montrer un inconvénient. Quand la
tonne de carbone a un prix, on peut au moins estimer le coût
des « externalités » et montrer que les gains
en termes de kilomètres parcourus sont perdus en termes de
destruction du climat. Le calcul de R. Costanza & al., selon
lequel la nature nous rend comme service l’équivalent
de deux fois le PNB mondial , a au moins l’avantage de rendre
les choses commensurables. Les rendre commensurables, ce n’est
pas automatiquement les mettre sur le marché, c’est
aussi faire reconnaître leur valeur dans le système
de référence des économistes. S’il y
a d’autres solutions pour que les économistes ne confondent
plus « gains de productivité » et « gains
de destructivité », que nos trois auteurs nous l’indiquent
!
L’objection n’est donc pas une mince objection. Elle
a trait à la définition collective des besoins. En
qualifiant les gains monétaires de « gains de productivité
», en additionnant aveuglément toutes sortes de productions,
sans jamais rien déduire, nos trois auteurs s’inscrivent
dans une position « productiviste ». Il conviendra d’ailleurs
plus loin de préciser ce terme. C’est une position
productiviste car elle contribue à laisser dans l’ombre
la destruction de la nature et de la société dans
les coûts de l’expansion économique.
Le leurre des emplois « de service »
La « croissance durable » serait obtenue par des emplois
« de service » . Le problème est que tout service
s’accompagne d’une infrastructure de biens matériels.
L’exemple de l’infrastructure numérique dont
la contribution aux dégâts écologiques devient
un enjeu majeur le montre bien . Plus de professeurs ou d’assistantes
maternelle dans une société productiviste donne plus
de professeurs et d’assistantes maternelle avec plus de voitures
et habitant des maisons plus grandes dans des banlieues pavillonnaires
plus étendues. Les chiffres écologiques sont clairs
: des sociétés « tertiarisées »
comme la Suisse n’ont connu nulle décroissance de leur
empreinte écologique, seulement des effets de substitution
d’une consommation à l’autre . Il n’y a
pas d’exemple de pays ayant un fort PIB et une petite empreinte
écologique : voilà une donnée sur laquelle
il faudrait tout de même s’interroger.
L’affirmation selon laquelle la société de
services serait légère est une approche réductionniste,
qui s’en tient aux catégories économiques classiques,
qui n’ont pas de sens écologique. Si le « service
» est défini indépendamment de ses conditions
de production, qui sont réputées entrer dans d’autres
catégories économiques, alors ce n’est pas le
réel qui est allégé, dématérialisé,
mais seulement la définition.
Ce sont des analyses de cycle de vie qui devraient être adoptées
afin de pouvoir comparer, en tenant compte des effets de déplacement
des pollutions. Le rapport de la New Economics Foundation est aussi
clair que le rapport de Stefan Bringzu pour la Commission Européenne
: la tertiarisation repose en grande partie sur la délocalisation
des usines polluantes, dont les produits sont tout de même
consommés chez nous. Il n’y a pas de « dématérialisation
» de l’économie. Il y a plutôt de la délocalisation.
Nous devenons des pays qui hébergent les holdings et les
dirigeants, et la valeur ajoutée, ayant les autres pays pour
atelier. Non seulement les « gains de productivité
» sont obtenus par des coûts sociaux et écologiques
croissants, mais ils le sont aussi au prix d’inégalités
mondiales croissantes.
Les indicateurs écologiques, eux, montrent un tout autre
tableau. Ils montrent que le cœur du problème n’est
pas les services mais l’industrie. Fourastié a défini
le tertiaire comme l’ensemble des services dont la productivité
ne peut pas être augmentée. Le problème, c’est
que les métiers inclus dans cette catégorie à
l’époque de Fourastié ont bel et bien connu
une augmentation de la productivité, et cela du fait du recours
croissant à l’automatisme - comme dans l’agriculture
puis dans l’industrie. Les biens et les services dont la productivité,
au sens économique, peut être augmentée, ce
sont ceux qui peuvent être automatisés. Ce sont des
« automates » qui remplacent les guichetiers dans les
banques, même si la banque est classée comme «
service ». La cause d’augmentation de la productivité
(au sens économique) est exactement la même que depuis
le début de la révolution industrielle. Les métiers
ne inégalement touchés, certes. Mais même le
métier de coiffeur, que Fourastié donnait en exemple
, utilise désormais un grand nombre d’outils électriques,
à durée de vie limitée, et c’est en voiture
que l’on vient voir les coiffeurs.
Chacun y va de son couplet sur ce qu’il serait techniquement
possible de faire, comme Lester Brown , en supposant sans le démontrer
que cela déboucherait sur une croissance soutenable. Mais
quels seraient les effets macro d’une politique qui chercherait
ne serait-ce qu’à remplir nos engagements internationaux
? Les investissements nécessaires se ferait forcément
au détriment d’autres investissements, peut-être
plus productifs en termes de revenus. Le PIB baisserait. Personne,
dans les économistes classiques, ne semble envisager cette
possibilité. Tous se contentent de la nier : la croissance
soutenable est possible, c’est tout, sans qu’aucune
preuve soit apportée. Les arguments peuvent tous se ramener
à un seul : demain sera comme hier (variantes : la technologie
nous a sauvé et nous sauvera, la croissance qui existe depuis
longtemps continuera etc.)
L’enjeu de la sobriété
Il y a quelque chose d’intrinsèquement contradictoire,
enfin, à affirmer que nous aurons une société
écologique en consommant davantage - et c’est bien
ce que signifie le mot d’ordre général de «
croissance soutenable ». Le scénario négawatt,
entre autres, insiste bien sur ce point : il n’y aura pas
de division par cinq des émissions de gaz à effet
de serre sans sobriété .
Comment obtiendrons-nous la sobriété ? De nos trois
auteurs, seul J.-M. Harribey nous dit quelque chose à ce
sujet. Pour cet auteur, l’enjeu est de réhabiliter
le principe d’économie. Distinguant, à la suite
d’Aristote, l’oikonima de la chrématistique ,
il affirme que la première est une économie économe
organisée par le « principe d’économie
» et la seconde une économie dispendieuse dominée
par le profit. Ce « principe d’économie »
« est à la base même de ce que en langage familier
on appelle la loi du moindre effort et que l’on peut étendre
à l’utilisation des ressources de la planète
».
Harribey commet plusieurs contre-sens qui brouillent les pistes.
Aristote, quand il distingue l’oikonomia de la chrématistique,
sépare en réalité l’économie de
la maisonnée, l’économie domestique , du commerce
avec les étrangers ou puissances éloignées
. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est la hiérarchie
relative entre souveraineté et commerce : voulons-nous d’abord
être autonomes, même s’il faut être plus
pauvres pour cela, ou avant tout tirer parti du commerce international,
même « équitable », au risque de continuer
à mettre le monde sur la route de la guerre et de la destruction
?
Ce contre-sens permet à Harribey d’éviter l’enjeu
de la communauté avec lequel il est mal à l’aise.
Il reprend en effet l’argument du libre-échange comme
dialogue entre les peuples et assimile en effet l’autonomie
des communautés à leur fermeture . Mais cela ruine
aussi les fondements de son « principe d’économie
», dont on ne voit plus sur quoi il est fondé.
Pour Aristote, la chrématistique échappe à
la juste mesure pour deux autres raisons. La première est
que l’accumulation de monnaie n’a pas de limites : elle
peut se théoriser, à la différence des aliments.
La seconde est que les personnes qui se livrent à la chrématistique
le font parce qu’ils se contentent de vivre, et non de vivre
bien, et comme l’appétit de vivre est illimité,
ils désirent également des moyens de satisfaire illimités
.
Ces deux critiques sont reprises à leur compte par de nombreux
mouvements écologistes. La critique de la monnaie, tout d’abord,
motive de nombreuses initiatives visant à montrer l’enjeu
écologique, et non pas seulement économique de l’échange
: c’est toute la critique illichienne des « détours
de production », et le mot d’E.F. Schumacher selon lequel
notre organisation économique est la plus inefficace que
l’humanité ait jamais inventé . Les écologistes
critiquent les indicateurs monétaires et cherchent à
les remplacer par des indicateurs écologiques et plus largement
par de nouveaux indicateurs de richesse - y compris dans les calculs
« micro-économiques », et ici là tâche
n’est pas moins difficile. La critique des moyens, ensuite,
se matérialise par une volonté constante de redéfinition
des besoins, afin de briser le mimétisme consumériste
qui n’est jamais mieux illustré que par l’acharnement
des jeunes en difficulté à acquérir des vêtements
« de marque ».
Aujourd’hui le problème de toute politique écologique
est qu’elle est politiquement suicidaire . Prendre le pouvoir
et établir un gouvernement écologiste serait inefficace
car l’écrasante majorité de nos concitoyens
est pris dans la société consumériste. Un seul
exemple : la campagne ADEME visant à limiter l’envoi
de catalogues publicitaires dans les boîtes aux lettres a
échoué entre autres parce que 83% des Français
souhaitent recevoir de la publicité à domicile ! Un
gouvernement écologiste, convaincu de représenter
les intérêts des peuples, serait donc forcément
amené à prendre des mesures autoritaires, reproduisant
les erreurs des systèmes soviétiques. Le « principe
d’économie », s’il était au pouvoir,
se transformerait rapidement en une dictature. Mozart crée
l’harmonie avec une économie de notes, certes, mais
l’analogie est trompeuse : les gens ne sont pas des notes
qu’on dispose sur une partition. L’incompréhension
entre « social » et « écologique »
La thèse selon laquelle le capitalisme serait seul à
l’origine des destructions écologiques et qu’il
suffirait de bouter les propriétaires du capital en dehors
du pays pour rétablir un équilibre est donc très
insuffisante. Les forces sociales poussant au consumérisme
sont nombreuses.
Les stratégies des syndicats reposent essentiellement sur
la défense des structures de production actuelles, ce qui
bloque toute évolution. Les consommateurs veulent les derniers
gadgets. Il y a là un débat essentiel, portant sur
la définition des besoins, qui ne parvient pas à se
mettre en place. Sans le souci de convaincre nos concitoyens que
cela nous mène au désastre, nous n’arriverons
jamais à une société en équilibre avec
son milieu. La sempiternelle critique adressée aux écologistes,
qui n’auraient que des solutions individuelles à proposer
et rien de collectif, outre qu’elle est profondément
injuste avec la réalité, méconnaît les
difficultés concrètes d’une politique publique
écologiste.
Le « principe d’économie » prête
aussi le flanc à la critique sur le plan anthropologique.
Marcel Mauss a montré que l’échange n’est
pas régi par le principe d’économie, de contrition
de soi, mais le principe de dépense, autrement dit par le
don . Pour reprendre les distinctions d’Aristote, la «
loi du moindre effort » est à l’œuvre dans
l’ordre de la vie dont nous parle Harribey, mais pas dans
l’ordre du bien-vivre dont nous parle Mauss. Si le temps de
ce que nous appelons « travail » n’a jamais été
aussi court que dans les sociétés abusivement qualifiées
de « primitives » , ce n’est pas parce qu’elles
économisaient mais parce qu’elles dépensaient.
L’esprit du capitalisme, c’est au contraire d’économiser,
d’accumuler - et surtout de s’approprier. Et l’esprit
consumériste n’est pas différent : nous accumulons
toutes sortes d’objets qui nous servent de moins en moins.
Tant que la passion consumériste emportera la majorité
des gens, il n’y aura pas d’équilibre écologique
: la peur de « manquer » motivera le souci d’accumuler.
C’est une erreur politique majeure que de penser que la bataille
est d’abord et avant tout une bataille pour la possession
des moyens de production. Il n’y a pas de « sagesse
des peuples » immanente qui apparaîtrait quand les moyens
de production seront « publics », à supposer
qu’ils le soient un jour. Les débats autour du contenu
du terme « service public » (recherche etc.) illustrent
bien cet état des choses.
Faire de l’accumulation le moteur de nos sociétés,
c’est ça « l’économisme ».
Chaque consommateur est un petit capitaliste. Affirmer qu’e
l’on a « assez » et que nous voulons d’autres
types de richesse, aller du « vivre » au « vivre-bien
», c’est ça « sortir de l’économie
». Sortir de l’économie suppose de renforcer
d’autres passions, d’autres intérêts, d’autres
formes de raison que l’économie. Dans le domaine de
l’écologie, c’est par exemple accorder une valeur
à la nature, aux animaux. C’est reconnaître leur
existence, leur laisser une place, défendre les parcs naturels,
les jardins etc. Ces mesures participent de mon « bien-vivre
», même si cela limite ma consommation. Je ne le fais
pas par contrition mais par jouissance. Mais voilà que «
l’amour de la nature » est assimilé par Harribey
à quelque chose de dangereux, d’obscurantiste . Pourquoi
donc ? Faudrait-il plutôt se contraindre, s’appliquer
le « principe d’économie », adopter une
vie monacale ? Est-ce « plus rationnel » ? En réalité,
de manière empirique, quand on veut relocaliser les questions
globales comme la diversité biologique ou les changements
climatiques, il faut utiliser la rationalité écologique,
la « cité écologique » pour reprendre
les termes de Luc Boltanski .
Il est vrai que cela choque tous les courants, dont le marxisme
et le capitalisme, qui se sont construits sur la « domination
de la nature ».
M. Husson affirme que les arguments des partisans de la décroissance
« sont suffisamment connus pour ne pas les rappeler dans le
détail » . Il y a donc à craindre que tel ne
soit pas le cas. La décroissance a l’intérêt
d’avoir réactualisé ce sujet et de faire de
l’accumulation consumériste un vrai sujet de questionnement.
Cette question devrait être au cœur des débats,
et non repoussée sans cesse sous divers motifs, car sans
elle il n’y aura jamais de limites à la consommation.
Bien sûr, la protection de la nature peut aller à
l’encontre des pauvres. Les parcs naturels sont plus faciles
à établir dans les pays du Sud, en expulsant les populations.
L’éco-colonialisme est déjà une réalité.
Est-ce une raison pour assimiler toute protection de la nature à
une forme de ségrégation s’exerçant à
l’encontre des pauvres ? N’est-ce pas là jouer
le jeu des adversaires de l’écologie ? N’est-ce
pas faire le jeu du néolibéralisme ? Si telle n’est
l’intention, ne devrions-nous pas plutôt chercher des
convergences, unir nos forces et nos savoir-faire ? Il faudrait
réfléchir avec les syndicats à une «
juste transition » . Il y a urgence à relier social
et écologie, plutôt que de les opposer, sans cela les
deux sont perdants.
Quand une étude montre que pour le prix d’un EPR,
on a cinq fois plus d’emplois dans les énergies renouvelables
et l’efficacité, aboutissant à, cerise sur le
gâteau, deux fois plus d’électricité produite
. Des études allemandes indiquent même que la politique
renouvelables et efficacité énergétique est
compatible avec 2% de croissance d’ici 2050. De telles mesures
devraient susciter un énorme engouement. Curieusement aucun
de nos trois auteurs n’a relevé l’intérêt
d’une telle démarche, à la fois écologique
et sociale. L’initiative est poussée par les organisations
écologistes. L’alliance pour la Planète va étudier
l’effet sur l’emploi de toutes ses propositions - on
aimerait que toutes les propositions portant sur l’emploi
étudient leur effet sur l’écologie...
La RTT, l’exclusion et la sortie de l’économie
Avec Michel Husson, nous pensons que la RTT crée de l’emploi,
et avec Christophe Ramaux, nous pensons que les politiques publiques
doivent être examinées du point de vue de l’emploi.
Mais il faut aller plus loin. Nos trois auteurs font en effet un
appel récurrent à des emplois « utiles ».
Que doit-on entendre par là ? Il faut ouvrir la question
de la structure de production que nous voulons, et de sa gouvernance.
Le premier enjeu du travail est sa finalité et la reconnaissance
sociale qu’il apporte, qui ne se traduit pas uniquement par
des revenus. Les secteurs qui contribuent aux gains de destructivité
vivent mal leur inutilité sociale. Les secteurs qui sont
une remise à la mode de la domesticité comme une partie
des « services à la personne » sont dégradants.
Les travaux manuels sont méprisés. En cela, nous sommes
sur la même ligne que nos trois auteurs. Le rapport Ferry-Pisani
passe cet enjeu totalement sous silence. Faisant état de
difficultés de recrutement, il n’en étaie guère
les raisons , et cela alors que la majorité des Français
estiment que les conditions de travail se sont détériorées
et que les salaires n’augmentent presque pas .
Mais il y a un autre enjeu. Plus les travailleurs prennent conscience
de l’insoutenabilité de notre « développement
», plus ils ont envie de s’orienter vers des secteurs
ayant davantage de sens, davantage d’avenir, d’utilité
sociale : énergies renouvelables etc. L’enjeu d’un
monde soutenable passe aussi par là. Un travail de qualité,
c’est un travail qui contribue à améliorer nos
conditions de vie, élément bien mal appréhendé
au travers des discussions sur l’emploi.
Le second enjeu est la gouvernance. Du fait des problèmes
mentionnés plus haut, la RTT , dans le contexte de la société
hyperconsumériste, peut être une aubaine pour les publicitaires
pour tirer la consommation. A court terme, on devrait donc préférer
la solution de Ramaux, en passant par le contenu en emploi des politiques
publiques, tout en luttant fortement contre les incitations à
la consommation. Ce n’est qu’à cette condition
que la RTT sera du temps « libre ». Ce dispositif devrait
être complété par un relèvement des minimas
sociaux, dont l’effectivité sera mesurée en
termes de service rendu, de droits effectifs, et non en termes monétaires,
ce qui évite de faire l’apologie des modes de production
les moins chers, qui sont souvent les moins écologiques.
Plus généralement, la RTT ne devrait plus être
une « réduction du temps de travail » (principe
de contrition) mais un « accroissement du temps de débat
et de participation aux institutions démocratiques ».
Pour préparer cette mutation, des emplois de facilitateurs
du débat public devraient être promus. Les sciences
sociales devraient ici être appelées à la rescousse.
La science économique n’est pas apte à déterminer
quels emplois sont nécessaires pour assurer la présence
des citoyens dans la participation à la décision.
Le fort accroissement du poids du monde associatif dans l’économie,
ainsi que la très forte augmentation des dons, au cours de
ces dernières années , montre que les citoyens cherchent
à infléchir les tendances par des moyens institutionnels
nouveaux. Des données plus fiables et plus complètes
devraient être produites à l’avenir sur ces secteurs
et leur mode d’action. Les associations pourraient bien être
à l’écologie et à l’insertion ce
que les syndicats ont été dans l’entreprise.
La détermination des emplois « utiles », pour
reprendre la terminaison de Michel Husson, devrait tenir compte
de leurs suggestions.
Le « revenu universel » est parfois proposé
comme solution permettant à tous d’avoir accès
à un minimum de droits et avoir les moyens élémentaires
de participer à la décision démocratique. Nous
sommes dans des sociétés salariales et l’exclusion
de l’emploi provoque toutes sortes d’exclusions . Le
revenu universel, accompagné des droits du salariat, permettrait
de remédier à la fois à l’exclusion et
à la question de la gouvernance.
C. Ramaux et M. Husson se déclarent opposés au revenu
universel. Pour C. Ramaux, « que vaut une société
où certains travailleraient pour produire ladite richesse
et d’autres pas ? ». Pour le CAE, le refus du revenu
d’existence est mené au nom du plein-emploi, car le
revenu d’existence serait reconnaître la défaite
de l’objectif de plein-emploi . En effet dans une société
où la richesse c’est ce qui sort des usines, une allocation
universelle serait probablement perçue comme de la charité.
A nouveau la question de la richesse revient sur la table. Tant
que le travail démocratique, la raison démocratique,
n’est pas reconnue comme créatrice de richesse, alors
il n’y a pas de raison de la dédommager. Les élus
sont dédommagés, en argent ou en nature, pas la participation
populaire. Si « emploi » désigne le travail salarié
au service de la croissance de la production de biens et de services,
l’objectif chimérique de plein-emploi risque de ne
jamais être atteint. Par contre il existe un nombre illimité
de manières de se rendre utile dans la société.
Il est possible de développer des activitésqui permettent
de contrôler les besoins : sociologues, philosophes etc. de
quartier pour animer les débats et apporter des connaissances
et faire discuter les gens. Ce n’est peut-être pas le
revenu universel qu’il faut mettre en place mais un relèvement
des minimas sociaux et la gratuité des services élémentaires.
On dira que le risque est de provoquer une baisse des salaires car
les patrons vont essayer de tenir compte de cette aide étatique
pour réduire leurs coûts.
C’est vrai mais l’enjeu est aussi d’assurer ces
droits élémentaires par des circuits de production
alternatifs plus écologiques et plus autonomes, tels que
les AMAP ou les coopératives municipales . Nous devons aussi
affronter clairement la question du contenu des droits. L’assertion
de Guillaume Duval selon laquelle 18 000 francs est un minimum aujourd’hui
pour vivre « dignement » est légitime dans le
contexte national mais scandaleuse dans l’espace international.
Il faut aussi envisager un « revenu maximum admissible »,
tant au niveau individuel que collectif, seul compatible avec une
équité planétaire.
De : Clément Homs
mercredi 25 octobre 2006
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