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Origine : http://www.decroissance.info/Mouvements-indigenistes-et
Vingt-deux avril 1500, le navigateur portugais Pedro Alvarez Cabral
et son équipage abordent une terre inconnue. Sur la plage,
des êtres étranges apparaissent. « Ils marchent
nus, sans rien pour les couvrir, ni même leur propre honte.
Et par-dessus cela, ils sont tellement innocents... », raconte
Pero Vas de Caminha, écrivain de la flotte, dans sa lettre
au roi du Portugal annonçant la découverte d’un
nouveau monde.
Vingt-deux avril 2000, sur ce même site historique, devenu
la ville de Porto Seguro, dans le sud de l’Etat de Bahia,
le Brésil commémorait ses cinq cents ans d’existence.
On y retrouve les Indiens et les Portugais - cette fois représentés
par leur président Jorge Sampaio, seul chef d’Etat
étranger invité, qui arrive par la mer accompagné
de plusieurs dizaines embarcations parties de Lisbonne pour retracer
la route empruntée par Cabral.
« L’innocence, elle, n’est plus au rendez-vous
notent Damien et Dominitile Hazard. Un immense fossé, creusé
durant cinq siècles par une succession de malentendus, sépare
en effet deux mondes en ces mêmes lieu et date » [1]
.
En effet avec les débuts de la colonisation, le temps du
monde fini commençait et il commençait justement comme
fin de la pluralité des mondes. Evalué à plus
de cinq millions avant l’arrivée des Portugais, le
nombre des indiens au seul Brésil avoisine aujourd’hui
les trois cent mille, répartis en quelque deux cents peuples,
contre environ neuf cents auparavant. Les différents mouvements
de décolonisation ne sont en réalité que factices.
Avec la décolonisation note S. Latouche, « les missionnaires
bottés de l’Occident ont quitté le devant de
la scène, mais ‘‘ le Blanc est resté dans
la coulisse et tire les ficelles ’’. Cette apothéose
de l’Occident n’est plus celle d’une présence
réelle, d’un pouvoir humiliant par sa brutalité
et son arrogance. Elle repose [désormais] sur des puissances
symboliques dont la domination abstraite est plus insidieuse, mais
aussi moins contestable. Ces nouveaux agents de la domination sont
la science, la technique, l’économie et l’imaginaire
sur lequel elles reposent : les valeurs du progrès »
[2]. L’ère supposée nouvelle du « post-colonialisme
» n’est en réalité qu’en parfaite
continuité avec l’ère précédente,
car l’injonction universaliste du développement n’a
jamais fait partie de la nécessaire décolonisation
des imaginaires qui aurait dû accompagner les simples décolonisations
formelles.
Geneviève Bourgoin
En 2000, sous le feu des projecteurs de l’anniversaire des
cinq-cents ans du Brésil, le gouvernement et la classe aisée
(blanche évidemment, le Brésil étant un des
pays où l’amplitude des inégalités est
la plus indécente), appuyés par la chaîne de
télévision Globo, fêtent la « découverte
» du Brésil, rendant de vibrant hommages aux colonisateurs
et clamant à tous vents l’épopée métisse
de ses habitants. Devant les manifestations que projettent de faire
les mouvements « sans terres », indigénistes
et Noirs [3], près de 1500 soldats de l’armée
de terre sont mis en alerte pour venir soutenir les 5000 policiers
qui déjà quadrillent le site des commémorations.
L’ « intégrité physique » des présidents
brésilien et portugais, elle, sera assurée par un
renfort de 100 policiers qui les entoureront en permanence. Pour
encore des raisons de sécurité, les officiels ne pourront
rester que cinq heures sur le site des commémorations [4].
« je comprends que, eux, ils fassent la fête : ils commémorent
leurs victoires », remarque Nailton Muniz, président
du conseil des caciques du peuple Pataxo Ha Ha Hae, descendants
des premiers indiens qui furent en contact avec les colonisateurs.
« C’est tout simplement du lusocentrisme ! »,
renchérit l’anthropologue Celene Foncesa. « En
prétendant célébrer la ‘‘ lusitanité’’
et non la ‘‘ brasilité’’, le gouvernement
a agi ouvertement comme l’héritier des colonisateurs,
remettant en cause l’essence même du pays. » Pour
Luiz Alberto, coordinateur du Mouvement noir unifié (MNU,
le plus ancien et le plus important mouvement politique noir du
Brésil ), « c’est comme si les Allemands en venaient
à fêter le début de l’Holocauste... ».
En Amériques du sud, les mouvements indigénistes
se sont regroupés dès 1989 lors d’une réunion
à Bogota (Colombie) pour mettre en place, ensemble, une campagne
connue depuis sous le nom des « Outros 500 » («
Autres 500 »), c’est-à-dire les « 500 ans
de résistance indigène, noire et populaire »
aux colonisateurs. Ce mouvement de très vaste ampleur eut
plusieurs rencontres continentales, d’abord à Quito
(Equateur) puis à Guatemala Ciudad. Cette campagne contraignit
les gouvernements hispano-américains - à l’exception
de celui de Saint-Domingue - à ne pas rendre hommage à
Christophe Colomb sur leur territoire en 1992, alors qu’au
même moment la « propagande sociologique » (Ellul),
diffusait à travers la méga machine hollywoodienne,
sa relecture de l’histoire coloniale comme berceau du soit-disant
« Nouveau Monde ». Cependant grâce à la
mobilisation des mouvements indigénistes, aucun anniversaire
n’eut lieu sur le sous-continent latino-américain,
la grande fête de la célébration des vainqueurs
ne se déroula qu’à Séville... en Espagne
!
Qu’en est-il réellement du peuplement indien aujourd’hui
en Amérique latine ?
Leur part dans la population du sous-continent reste très
importante. Dans l’Amérique centrale et au Mexique
on trouve ainsi 14 millions d’indiens ; dans les montagnes
andines : 18 millions ; en Amazonie : 1,8 million ; dans le cône
sud : 1,7 million. Ils vivent essentiellement (90% d’entre
eux) en milieu rural, en agriculture familiale [5] (auto-consommation)
ou vivrière (une partie de la production est échangée
en monnaie sur des petits marchés locaux [6]). Malgré
la modernisation de l’agriculture dont n’arrête
pas de parler les médias et de rendre compte la recherche
en sciences sociales, le type de production « paysanne »
reste considérable et majoritaire en Amérique latine.
C’est la paysannerie qui assure en réalité l’approvisionnement
alimentaire du continent, y compris des villes [7]. Comme l’écrit
le géographe Dolfuss, nous avons là en Amérique
latine, « une paysannerie majoritaire devenue minoritaire
en terme économique et politique ».
Les joies du " commerce équitable " mondialisé.
(Geneviève Bourgoin)
De nombreux mouvements, en particuliers des agronomes et écologistes
latino-américains, espagnols et californiens, essayent d’insérer
dans cette agriculture familiale et vivrière, le concept
d’ « agro-écologie », où la reconnaissance
et la revalorisation des savoirs et des savoir-faire des paysans
est au cœur de leur réflexion et de leur pratique [8]
. Car comme le note le fondateur de l’ethno-écologie,
l’universitaire mexicain Victor M. Toledo, la tragédie
du développement et notamment de celui de l’agriculture
industrielle, « se manifeste aussi par un impact culturel
aux conséquences incalculables : la destruction de la mémoire
traditionnelle présente dans les savoirs accumulés
durant les 10 000 ans d’interaction entre la société
humaine et la nature ». Cette agriculture moderne s’étant
« imposée un peu partout dans le monde, passant par-dessus
les savoirs locaux, considérés comme arriérés,
archaïques, primitifs et inutiles. Cet acte de violence épistémologique,
qui détruit littéralement la mémoire de l’espèce
humaine dans ses relations historiques avec la nature, ne fait que
confirmer l’un des traits de la modernité industrielle
: son mépris, et même son irritation, pour tout ce
qui est considéré comme traditionnel. Ce n’est
pas en vain poursuit notre auteur, que l’idéologie
du ‘‘ progrès ’’, du ‘‘
développement ’’ ou de la ‘‘ modernisation
’’, érigée en mythe suprême, se
fonde sur la supposée supériorité du ‘‘
moderne ’’ - le marché, la technologie et la
science contemporaines - sur le ‘‘ traditionnel ’’.
En conséquence, le monde moderne est un monde qui tend à
rester sans mémoire, un monde menacé d’amnésie
» [9]. Ce sont près de 6000 cultures non occidentales
qui existent encore en ce début de millénaire dans
les zones rurales où vivent les peuples indigènes
[10]. Le « dialogue des savoirs », dans le cadre de
cette « démocratie des cultures » dont parle
S. Latouche [11], devient alors l’objectif fondamental de
la recherche agroécologique.
Naissance du mouvement indigéniste.
Pendant longtemps les populations noires et indiennes ont été
les deux victimes de l’ordre colonial. Lors des décolonisations,
la législation coloniale disparaissait mais la « situation
coloniale » persistait. Cette réalité sensibilisa
peu à peu certains secteurs de la société non
indienne, et c’est au sein de celle-ci que naquit le courant
dit « indigéniste », dès la seconde moitié
du XIXe siècle. Idéologie fondamentalement non indienne,
l’indigénisme donna naissance à ses débuts
à une attitude humanitaire, voire romantique, qui se manifesta
principalement dans la littérature. Ce fut un mouvement de
réhabilitation des cultures autochtones. Puis en 1940 à
Mexico eut lieu le Congrès de l’indigénisme
interaméricain pour tenter d’obtenir une reconnaissance
des peuplements indiens et de leurs cultures par les Etats. Ce congrès
devait orienter les politiques indigénistes de tout le continent,
en suivant l’idéologie fondamentalement intégrationniste
et développementiste.
Cet indigénisme là fut totalement récupéré
et instrumentalisé par les Etats, il devint alors idéologie
officielle qui allait s’exprimer à travers un appareil
propre à l’Amérique latine : la politique indigéniste.
Comme le note Marie-Chantal Fabre, « l’intégration
des Indiens recherchée par les différents États
latino-américains s’appuya notamment sur l’idéologie
du métissage, considérée comme devant résoudre
tous les problèmes (et à laquelle il faut reconnaître
un rôle dans la réfutation des théories racistes
très répandues au début du XXe siècle),
et sur le positivisme qui imprégna l’Amérique
latine de l’idée de progrès (selon cette philosophie,
l’Indien était un frein au progrès). »
[12].
L’indigénisme était devenue l’idéologie
intégratrice des discours néo-coloniaux.
A partir des années 1980, la conscience ethnique et culturelle
s’est fortement accrue dans les mouvements politiques indiens
grâce aux ONG et à l’action des Eglises chrétiennes.
Pour exemple, la création de la Confédération
des nationalités indigènes d’Equateur (CONIAE),
soutenue par le Réseau des objecteurs de croissance pour
l’après-développement (ROCADe). 1980, date du
VIIIe congrès indigéniste interaméricain, constitue
encore un tournant très important dans la mutation de l’indigénisme,
son émancipation de l’imaginaire occidentalo-centrique.
Tenu à Mérida, toujours au Mexique, il procéda
à une critique de « l’intégration non
discriminatoire de la population indigène » poursuivie
par l’indigénisme traditionnel. Comme le note Marie-Chantal
Fabre, « la remise en question de l’indigénisme
suivi officiellement depuis 1940 répond tant aux nouvelles
tendances de la théorie anthropologique [dont est proche
la pensée de l’après-développement] qu’à
l’émergence des mouvements indiens organisés
dans un nombre croissant de pays ».
Rigoberta Menchù, Prix Nobel de la paix en 1992.
Mais ces années ont été aussi un changement
de nature de l’action politique du mouvement indigéniste
: on se bat désormais contre les discriminations dans des
sociétés dirigées par les métis et les
blancs, et on se bat pour la prise en compte des minorités
indigènes par les collectivités publiques. Les pays
vont alors se mettre à la fin des années 1980 a octroyer
aux communautés indiennes un statut juridique à des
territoires autonomes (plus de 50 dans l’Amazonie brésilienne)
et certains Etats, comme l’Equateur ou le Nicaragua, vont
se reconnaître, enfin, comme pluri-ethniques. Cependant, sans
encore sortir de la mythologie du développement, ce «
nouvel indigénisme » permit en particuliers au Mexique
de créer le concept d’ « ethnodéveloppement
», qui, à la différence de l’indigénisme
intégrationniste et de participation, implique une prise
en main par les groupes ethniques eux-mêmes de leur propre
« développement », selon un processus qui s’oriente
de plus en plus vers l’autonomie et l’autogestion. L’idée
qui domine désormais le nouvel indigénisme est qu’il
doit s’élaborer avec les Indiens et non plus pour eux.
Mais le droit coutumier des communautés indiennes n’est
pas toujours validé par les lois nationales. La légitimité
du mouvement indigéniste sera cependant reconnue au plan
international en 1992 avec le décernement du prix Nobel de
la paix à l’indienne et militante guatémaltèque
pour son combat en faveur des droits indigènes : Rigoberta
Menchù. Un signe fort, au moment de la célébration
planétaire, en Occident, de la « découverte
» de l’Amérique par le colonisateur Christophe
Colomb.
Guérilleros zapatistes et objecteurs de croissance.
Le cas du Chiapas, une région montagneuse du sud-est du
Mexique, mais également la plus pauvre de ce pays, est lui
aussi caractéristique. Cette région est peuplée
d’Indiens mayas. Dans les années 50-60 au temps des
premiers pas post-coloniaux, les politiques de développement
mexicains tournées vers un mode de développement auto-centré,
ont privilégié l’industrialisation et l’urbanisation.
Aucun soutien n’a été donné aux populations
indiennes excentrées du Chiapas. Les réformes agraires
tant promis, n’ont pas du tout touché l’Etat
du Chiapas, si bien que de grands propriétaires concentrent
encore aujourd’hui l’essentiel des terres.
Le mouvement indigéniste zapatiste a donc pour fondement
la volonté de régler la question agraire au Chiapas.
Les indiens ont également développé leur action
politique sur la volonté de faire reconnaitre leurs cultures
par l’Etat. Le jour même de l’entrée en
vigueur de l’Accord de libre échange nord-américain
(Alena) le 1er janvier 1994, les zapatistes se soulevèrent.
Après plus de dix jours de combat avec l’armée
et 150 morts, les autorités ne tentèrent plus de reprendre
le « territoire rebelle ». Un ancien professeur universitaire,
le fameux commandant Marcos, a pris la tête médiatique
de l’EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale),
sorte de " pseudo " guérilla qui mène une
stratégie de tension à chaque élection nationale
(marches sur Mexico...). Depuis juin 2005, l’EZLN s’est
mise en " alerte rouge " dans la perspective d’une
consultation interne au mouvement [13]. La stratégie de tension
que mène la « guérilla » doit particulièrement
revenir sur le devant de la scène en 2006, année d’élection
présidentielle au Mexique. Le mouvement indigéniste
est bien décidé à faire entendre la voix de
ses revendications. Gustavo Esteva, journaliste et universitaire
mexicain, penseur du courant de l’après-développement,
soutient que les expériences de la « bio-région
» du Chiapas (mise en avant de la souveraineté alimentaire),
mais aussi ses expériences démocratiques et autogestionnaires,
sont en lien direct avec le projet de mise à bas de la société
économique [14].
Indigénisme et décolonisation de l’imaginaire
de la gauche progressiste : le chemin de Damas de Jean-Luc Mélenchon
en Bolivie en février 2006 [15].
« Depuis que les Boliviens ont élu Evo Morales président
à une majorité écrasante, on parle d’un
“virage à gauche” non seulement de la Bolivie
mais dans d’autres pays d’Amérique latine, note
l’universitaire californien Walter D. Mignolo dans le journal
América latina en movimiento de Quito (Equateur) [16]. [...]
Or, poursuit-il, dans le cas d’Evo Morales, ce fameux “virage
à gauche” ne rend compte que d’une partie de
la réalité et occulte un autre concept autrement éloquent
: celui de “processus de décolonisation”. [...]
Et l’interprétation qui domine aujourd’hui est
pernicieuse en ceci qu’elle tend à privilégier
la notion de gauche au détriment de celle de décolonisation,
projet que la gauche est incapable de voir et auquel la droite est
incontestablement plus aveugle encore. “La Bolivie indienne
rejoint la gauche latina” : ce titre d’un article du
Monde Diplomatique [décembre 2005] est révélateur
du contresens ambiant. Sans être totalement faux, il passe
à côté de l’essentiel. Il est vrai que
de Paris, on ne perçoit pas forcément bien l’importance
de la mémoire indienne qui alimente le processus de décolonisation
en Bolivie. L’inconscient ne peut pas tolérer que ce
soit la “gauche latina”, héritière en
droite ligne de la gauche européenne, qui cède devant
le pouvoir indien. Comme elle l’a montré avec la révolution
haïtienne, la gauche eurocentriste éprouve le besoin
de s’arroger et de conserver la paternité des idées
de gauche. [...] Les articles du Monde Diplomatique et de The Economist
se différencient radicalement [à propos de la révolution
bolivienne] par leur contenu, mais ils suivent la même logique
: ni l’un ni l’autre ne dépassent la polarité
gauche-droite. Cette classification orthodoxe des partis politiques
n’est pas d’une grande utilité pour comprendre
les problèmes des pays “coloniaux”, “semi-coloniaux”
et “sous-développés” - pour reprendre
la terminologie de la guerre froide. »
Sur son blog, J.-L. Mélechon nous relate dans un style dynamique
et passionné son dernier voyage en Bolivie après la
victoire d’Evo Morales. Un extrait de son commentaire et de
sa rencontre avec un théoricien de la révolution dans
ce pays, est très éclairante pour mettre en évidence
le fossé qui aujourd’hui sépare profondément
d’un côté, la gauche européenne, progressite,
développementiste, croissantiste et d’un autre côté
les expériences révolutionnaires indiennes qui déplacent
les lignes du spectre politique rendant inopérante la logique
binaire gauche-droite. La gauche indienne bascule dans le paradigme
de l’après-développement, ce qui la rapproche,
en Europe, des objecteurs de croissance. « Je suis à
La Paz en Bolivie écrit notre leader de l’extrême
gauche du Parti socialiste français. Et la première
chose que j’en retiens, c’est que ça coupe le
souffle d’être installé à plus de 4000
mètres d’altitude. [...] La Paz est comme une ville
assiégée où rien ne rentre et rien ne sort
sitôt qu’il y a un conflit social ou politique. Et spécialement
quand la population d’El Alto, juste au-dessus de La Paz,
se met en mouvement. Car se sont des durs de durs à cuire.
En 1952, il s’agissait d’un faubourg populaire peuplé
de 11 000 personnes. Aujourd’hui, ils sont 800 000 habitants.
Ceux-là ont construit toute la ville de leurs propres mains.
Il y a 81% d’Indiens, 75% des familles n’ont accès
à aucun soin médical, 40% de la population est analphabète,
20% n’ont ni eau potable ni électricité et 80%
vivent dans des rues en terre. Ils pratiquent l’auto-emploi
familial. Dans les meetings, où tout le monde se déplace
par famille sous le contrôle des comités de quartiers,
les gens crient comme principal slogan : « El Alto debout,
jamais à genoux ! » Les belles personnes pensent que
ce sont des animaux sales et dangereux. Le racisme dégouline
à plein tonneau de tous les commentaires à leur sujet
dans la bonne société. Toute patience épuisée,
ceux-là et tous les autres ont explosé le système
politique traditionnel et donné un très grand pouvoir
politique à Evo Morales et à son gouvernement, le
MAS, Mouvement vers le socialisme. Je leur donne raison. Et maintenant
j’ouvre les yeux. Je n’ai pas l’intention de me
cacher mes propres questions. Je ne comprends pas bien comment on
articule indigénisme et droits universels. Je pose la question
à tous ceux que je rencontre.
Depuis le début de mes rencontre au Vénézuela
comme en Bolivie, il est sans cesse question de cette dimension
que je vais qualifier d’affective dans la construction politique
que visent les processus révolutionnaires de ces deux pays.
J’ai connu un paroxysme à ce sujet dans la rencontre
que j’ai faite à Cochabamba : Filemon Escobar, théoricien
et fondateur du MAS, le parti d’Evo Moralès. Lui et
Guillermo Lora, en tant que dirigeant mineur de la COB (centrale
ouvrière bolivienne), étaient les héros de
mes jeunes années d’étudiant trotskiste. Il
a à présent 72 ans. Grand, mince, pantalon et veste
de velours côtelé, casquette indévissable, il
court comme un lapin, conduit comme un champion d’auto-tamponneuse
et mange des feuilles de coca tout au long de la journée.
[...] Il a décrété que j’avais besoin
d’une présentation sérieuse des fondamentaux
de la révolution en cours. [...] Il explique avec pédagogie
comme quelqu’un qui compte sur la raison de son interlocuteur.
[...] C’est le moment de mettre bout à bout mes notes
et de refaire son discours.
« Dans la logique occidentale, [...] vous voulez homogénéiser
tout ce que vous voyez. Et aussi la civilisation. C’est cela
le fond dominant de toutes les formes de la pensée occidentale.
Dans la vision andine, nous ne sommes pas préoccupés
par l’hétérogénéité de
la réalité ni par celle de la société,
parce que nous avons la doctrine de la complémentarité.
C’est en partant de cela que nous devons reprendre nos raisonnements.
Le MAS ne doit pas reprendre la ligne de la gauche traditionnelle.
Il doit comprendre que la logique de la redistribution, même
si elle est plus humaine que l’égoïsme fondamental
du néolibéralisme, présuppose quand même
l’accumulation. On redistribue ce qui a été
accumulé. Cela n’annule pas du tout l’accumulation
et toutes ses conséquences, dont la redistribution vient
ensuite réparer quelques dégâts. Le MAS se perdra
s’il reprend la vision distributrice de la vieille gauche.
Ce serait une erreur très grave. Le MAS doit au contraire
fortifier les communautés indiennes, l’ « ayllu
», et le modèle radical qui va avec. Sinon le MAS perpétuera
le modèle capitaliste. [...]
Geneviève Bourgoin.
Déjà aujourd’hui tu ne meurs jamais de faim
dans l’ « ayllu ». Le modèle de la communauté
andine fonctionne, il sait répondre aux besoins humains.
Vous, vous vivez au détriment de la nature. Nous vivons avec.
Vous continuez à croire à la croissance sans fin.
Nous croyons qu’il y a assez à condition de bien le
prendre. Vous, vous êtes soumis aux outils et eux se sont
soumis les outils ! [Nous avons là une conception très
illichienne de l’outil] Eux, avec leur « ayllu »,
ils ont vécu sans croissance, sans revenu per capita, vous
les avez massacrés et relégués, et ils sont
toujours là ! Et maintenant ils sont au pouvoir ! Comment
vous expliquez ça ? » A cet instant, Filémon
crie davantage qu’il ne parle. Il est debout. Mais il sourit
aussi comme après un bon tour. [...] Il se moque de moi :
« Toi, tu es toujours communiste », me dit-il, parce
qu’il a vu ma moue pendant son développement sur la
croissance et sur les outils. C’est mon tour de me moquer
: « Tu parles de moi comme les dirigeants de mon parti. »
En fait, il suit son raisonnement à travers une blague :
« Pour les communistes, la société est partagée
entre les bourgeois et les prolétaires, qui se battent pour
s’approprier la richesse produite par le travail. Ce sont
les seules catégories qui ont un sens dans la lecture de
l’histoire dans ce cadre-là. Mais nous, nous avons
dû admettre que le prolétariat des mines ne cessait
jamais [...] d’être en même temps aymara ou queshua.
[...] Voilà ce qu’il faut comprendre. Ceux qui ont
été virés des mines sont retournés aux
champs. Ils ont vu [...] une autre réalité qui nous
avait échappé : celle de la lutte des peuples originaux
pour faire durer leur civilisation et leurs valeurs. [...] Dans
notre discours et dans notre pratique, il n’y avait aucune
référence à ces peuples. On les nommait les
paysans. Mais ce n’étaient pas des paysans. Ce sont
des Aymaras et des Quechuas. C’est davantage qu’une
culture, c’est une civilisation. [...] L’idée
que sans parti politique, il n’y a pas de conscience ne te
permet pas non plus de comprendre ce qui se passe. Tu ne peux pas
comprendre comme la société elle-même devient
son propre parti quand la lutte met en jeu une vision du monde que
nous nommons civilisation. Quand les Indiens, les cocaleros et tous
les autres ont accepté de se fédérer pour faire
« l’instrument politique pour les droits des peuples
», nous avons combiné la lutte sociale et la lutte
pour notre civilisation. » Je badine : « Moi, ma civilisation,
c’est la République, et quand je la combine à
la lutte sociale ça s’appelle la République
sociale. Je vais te laisser une brochure. » ça ne le
sort pas de sa ligne de discussion. « Tu ferais mieux de lire
Dominique Temple [17]. C’est un Français, et tu ne
le connais même pas ! Quel genre de socialistes vous êtes
devenus, chez vous, si vous ne connaissez même pas Dominique
Temple ? » [...] Quand nous nous sommes quittés, il
m’a demandé : « Alors, penses-tu que tu n’es
pas venu en vain ? »
Les révolutions socialistes, anti-libérales et indigénistes
en Amérique latine ne peuvent qu’interpeller l’imaginaire
progressiste, positiviste, universaliste, croissantiste et développementiste
de l’ensemble de la Gauche occidentale. En Amérique
du sud prend naissance, aujourd’hui et sous nos yeux, une
Gauche non-progressiste que les objecteurs de croissance appellent
de leurs voeux dans les pays occidentaux. En nous y confrontant,
sérieusement et sans les a priori d’aucun conformisme
[18], de nouveaux leviers sociaux et de nouveaux horizons s’ouvrent
sur des Possibles qui permettront à la Gauche de véritablement
faire dérailler la société de croissance illimitée.
[1] Damien et Dominitile Hazard, « Brésil : le demi-millénaire
de la grande fracture » dans Le Monde, 22 avril 2000, p.16.
[2] S. Latouche, L’occidentalisation du monde, La Découverte,
Agalma, 1992, p.23-24.
[3] Rappelons que la traite négrière a amené
des millions d’Africains sur les côtes du Brésil
où ils ont été réduits en esclavage
dans des exploitations agricoles
[4] Dépêche AFP et article de Jean-Jacques Sévilla,
« Le Brésil fête ses 500 ans sous haute surveillance
policière » dans Le Monde, 22 avril 2000.
[5] Voir Thierry Jaccaud, « Pour une agriculture paysanne
» dans L’Ecologiste, n°14, oct-nov-déc. 2004,
p.3.
[6] Voir S. Latouche, « Marché, agora, acropole :
se réapproprier le marché ! » dans la revue
anarchiste Réfractions n°9.
[7] Voir Jean-Christian Tulet, « Amérique latine :
la plus forte croissance de production agricole au monde »
dans S. Hardy et L. Medina-Nicolas (dir.), L’Amérique
latine, ed. du Temps, 2005, p. 55-78. Tulet écrit p.75-76
: « La désaffection concernant les études rurales
sur le monde rural latino-américain se produit au moment
où celui-ci nous semble vivre une période décisive
de son histoire, s’exprimant concrètement par la croissance
exceptionnelle de la production agricole. (...) Il ne s’agit
pas pour autant de minimiser les extraordinaires performances de
certaines spéculations nouvelles, du type soja, dans le cadre
des fameux complexes agro-industriels. Mais on peut les apparenter
aux poussées productives à destination de l’exportation
déjà connues au cours de l’histoire latino-américaine
(banane, sucre, cacao...). Ces dernières n’ont jamais
abouti à des transformations structurelles du monde rural.
(...) La promotion des exploitations agricoles liées à
ces complexes relève ainsi d’une volonté politique
de privilégier un type spécifique d’agriculture
(et de renforcer le système de pouvoir qui lui est associé)
tout autant, sinon plus, que d’un projet de développement.
(...). Inversement, on ‘‘ invisibilise ’’
très souvent la société paysanne de la sphère
économique, en dépit de son importance toujours plus
grande ». Victor M. Toledo ne dit rien de moins dans son article
quand il écrit que « c’est justement à
cause de cette omission et cet oubli de la recherche scientifique,
œuvre et fondement de la modernité, que la civilisation
industrielle a échoué dans ses tentatives de ‘‘
gérer ’’ correctement la nature ».
[8] Magazine L’Ecologiste, n°14, oct-nov-déc.
2004, avec son dossier sur « Agrocécologie : la résistance
des paysans, Afrique, Asie, Amérique latine, Europe... ».
On peut également consulter, Silvia Pérez-Vitoria,
Le retour des Paysans, Actes Sud, 2005.
[9] Victor M. Toledo, « Agroécologie et mémoire
traditionnelle » dans L’Ecologiste n°14, p. 30-31.
[10] Des « connaissances historiques » et non des «
connaissances abstraites » si l’on utilise la classification
du philosophe des sciences Feyerabend.
[11] S. Latouche, « Pour une démocratie des cultures
» dans L’Ecologiste n°6, p. 60-62
[12] Marie-Chantal Barre, Article « Indigénisme (politique)
» dans Encyclopédie Universalis.
[13] Voir Jean-Michel Caroit, « Le sous-commandant Marcos
décrète ‘‘ l’alerte rouge ’’
au Chiapas » dans Le Monde 23 juin 2005.
[14] On peut lire par exemple Luis Lopezllera Mendez, « Au
Mexique face à la globalisation l’émergence
des identités pour une société nouvelle »,
allocution prononcée récemment au " Colloque
sur la globalisation et les alternatives " (transcrite par
Anne Biquard), colloque organisé par " La Ligne d’horizon
" et l’Université de Lyon.
[15] L’intégralité du commentaire de Jean-Luc
Mélenchon rapporté ci-dessous a été
publié dans le magazine Politis, du jeudi 9 mars 2006, p.
19, sous le titre « Une semonce indigène ».
[16] Voir Walter D. Mignolo, « Virage à gauche ou
processus de décolonisation ? » dans Courrier international
n°794, 19-25 janvier 2006, p.36-37.
[17] Dominique Temple est chercheur. Il a vécu plusieurs
années en Amérique du Sud et en Afrique. Il s’interroge
sur la notion de réciprocité à partir des théories
de Lupasco, Mauss et Lévi-Strauss. Il a publié plusieurs
articles dans des revues de sciences humaines. Sa réflexion
est très proche de celle du Mouvement anti-utilitarisme en
sciences sociales (MAUSS) d’Alain Caillé et Serge Latouche,
et des auteurs qui inspirent le courant de l’après-développement.
Pour en savoir plus sur Dominique Temple.
[18] Voir Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le Cauchemar de Don
Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui,
Climats, 2004 ; Jean-Paul Besset, Comment ne plus être progressiste...
sans devenir réactionnaire, Fayard, 2005. Voir également,
l’ouvrage de Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith.
De l’impossibilité de dépasser le capitalisme
sur sa gauche, Flammarion, réédition 2006 collection
« Champs ». Sur ce débat entre la gauche traditionnelle
et l’objection de croissance, on peut aussi se reporter à
l’article de Fabrice Flipo, « L’altermondialisme
: un nouveau mouvement émancipateur qui ne peut se ramener
aux anciennes catégories » en ligne sur le site decroissance.org,
ou encore lire l’article de Bernard Guibert, « Décoloniser
notre imaginaire de croissance ? ça urge ! »
le mardi 11 avril 2006
par Clément Homs
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