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Origine : http://www.decroissance.info/Reenchasser-l-economie-dans-le
L’économie a été « inventée
», ce qui signifie qu’elle a été instituée,
écrit Serge Latouche dans son dernier ouvrage intitulé
très justement L’Invention de l’économie.
Loin d’être une réalité de tous les temps,
elle a une histoire dont, à défaut d’apercevoir
la fin et la crise générale prochaine, on peut parfaitement
repérer les débuts. Car comme l’ont écrit
Marx et Michel Henry à l’encontre de l’ensemble
des marxismes, il n’y a rien d’économique dans
ce qui fonde l’économie, celle-ci ne peut donc être
une « réponse » à un besoin intemporel,
comme le pensent ceux qui ne font que naturaliser l’économie.
Mais revenons plus particulièrement dans cette «
invention » de l’économie, sur un de ses actes
théoriques fondateurs. Il y a environ un siècle et
demi, les conséquences de la suprématie accordée
à la propriété exclusive de la terre dans l’article
544 du Code Civil de Napoléon (1804), dynamisée par
le développement de la production industrielle capitaliste,
ont commencé à se faire sentir massivement. Peu à
peu c’est la dimension collective de la propriété
et de l’usage de la terre qui allait entièrement disparaître
de la Modernité et laisser place au paupérisme, à
l’atrophie des potentialités subjectives de la vie
dans l’aliénation, à l’impérialisme
de la compétition générale nouvelle métaphore
du « vivre-ensemble », et plus largement à la
logique dé-finalisée de l’accroissement indéfini
de la valeur d’échange...
Karl Polanyi en est l’admirable analyste.
Dans l’Ancien Régime, le droit générique
de propriété collective sur la terre fournissait par
toute une série de droits spécifiques, des revenus
complémentaires notamment à la petite paysannerie.
On trouvait le droit de glanage, le droit de glandage, le droit
de grappillage, le droit d’affouage, la vaîne pâture
pour l’ alimentation de l’élevage de subsistance
polyfonctionnel, l’exploitation des friches communales, etc.
Ces droits d’usage communaux qui enchâssaient l’économique
dans le social, allaient pourtant prendre une place centrale dans
la critique que les physiocrates et leurs héritiers révolutionnaires,
s’apprêtaient à porter faite à cet ancien
régime juridique des terres de l’Ancien Régime.
Car ces rapports de possession traditionnels de la terre étaient
eux-mêmes fondés sur des rapports non seulement de
solidarité mais aussi d’autorité, de dépendance
et d’inter-dépendance entre les personnes, ce qui a
beaucoup aidé à la justification de leur suppression,
puisque dans l’idée des révolutionnaires français,
la Révolution coïncidait avec l’idée de
l’émancipation individuelle. Exemple de cette dimension
collective de la propriété de la terre impliquant
de lourdes contraintes en matières d’usage collectif
des terres : l’obligation de respecter une certaine rotation
des cultures sur les soles (le finage d’une communauté
villageoise était divisé en deux, trois ou quatre
soles selon les régions) de façon à libérer
au même moment des terres de parcours sur une zone donnée.
Et certes comme le note Michel Freitag, « bien que centrés
sur l’usage, [ces rapports de possession traditionnels] avaient
également servi de fondement à l’accumulation
patrimoniale et statutaire très inégalitaire de la
richesse et du statut, d’où l’implication originelle
d’une revendication égalitariste « bourgeoise
», à caractère « politique » et
« éthique »,dans le développement de la
propriété privée proprement dite (chez John
Locke par exemple) » [1].
Or depuis 1750 et jusqu’en 1850, le discours dominant des
« agromanes » (les physiocrates français par
exemple) mettant en avant la « Révolution fourragère
», cherche à accroître les interactions au sein
du système agro-pastoral entre les cultures et l’élevage.
La suppression des jachères au profit des plantations de
cultures fourragères (prairies artificielles) et la diminution
des rotations culturales (le discours dit qu’il faut passer
d’un assolement quadriennal ou triennal au biennal..) sont
les bases de ce discours sur l’efficacité agricole
par l’intensification des interactions dans le système
polyculture-élevage. La naissance de la Modernité
s’élance donc dans ce moment fondateur où les
physiocrates élaborent leur théorie de la valeur qui
sera la première qualification moderne du processus de valorisation,
c’est-à-dire de la création de la richesse.
Serge Latouche parle à propos cet acte ontologique fondateur
de véritable « invention de l’économie
», où l’économie qui s’autonomise
de la vie sociale à laquelle elle a depuis la nuit des temps
appartenue, s’institue elle-même en surplomb de la priorité
ontologique du social, du culturel et du politique sur l’économique.
L’économie se « dé-s’enchasse »
du social. Cet acte théorique qui fonde notre modernité
est fondé par un idéal voltairien d’ efficacité
économique.
D’une théologie de la valeur transcendante...
Les physiocrates sont un groupe d’ écrivains français
qui ont vécu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
C’est le premier écrit économique de Quesnay
(l’article « Fermiers » dans l’Encyclopédie
de 1756) qui est le point de départ du mouvement physiocratique
: s’y trouvent les linéaments de la doctrine reprise
dans l’article « Grains » de l’Encyclopédie
rédigé l’année suivante puis dans le
Tableau économique de la France en 1758. L’économie
est représentée chez Quesnay comme un tout dont les
parties sont reliées entre elles et interdépendantes
: les biens économiques, la richesse circulent dans ce système
comme le sang dans le corps humain. A l’origine de la richesse
productive se trouve la terre (théorie agrarienne de la création
de valeur), le roi restant le propriétaire ultime des terres
du royaume. Mais pour Quesnay, l’action du monarque doit principalement
consister à s’abstenir d’intervenir (première
postulation du libéralisme économique). Car les physiocrates
prétendirent avoir découvert un « ordre naturel
» fait de « lois naturelles », qui réglait
tout le processus économique. La vision de départ
était providentielle et optimiste. La création de
richesses dépendait du miracle divin de la nature produisant
à partir de la semence un surplus de nourriture et de matières
premières pour l’homme, aussi bien que les graines
nécessaires à la perpétuation des plantes (c’est
ici la théorie agrairienne de création de la richesse
[2]). L’industrie humaine ne savait alors pour les physiocrates,
que transformer ce qui existait déjà. Il y a bien
chez les physiocrates un agrarisme viscéral en affirmant
que la transformation ne crée par de richesse. La nature
crée à partir de rien, et l’homme ne rentre
pas en compte dans une telle création de richesse. L’homme,
en se servant de sa raison, pouvait calquer ses institutions sur
les lois de la nature de façon à atteindre, non certes
une perfection utopique, mais du moins une amélioration progressive
de son niveau de vie. Cet « ordre naturel » que l’«
évidence » permet à l’ homme de découvrir
s’accompagne donc du « despotisme légal »
sur lequel ironiseront Rousseau et Voltaire. La théorie physiocratique
a le mérite de contenir une cohérence interne implacable,
propre à tout les systèmes théoriques ontologiquement
efficients. Car en effet si la création de richesses dépend
uniquement du miracle divin de la nature permettant de faire croître
les grains ensemencés, alors il faut « laisser faire-laisser
aller », comme écrit le physiocrate Gournay, ce processus
naturel et éliminer tous les obstacles humains et sociaux
à l’effectuation de ce processus transcendant de valorisation.
Au cœur de cette théorie, l’homme et l’enchâssement
de l’économique dans le social sont éliminés,
mis définitivement entre parenthèses, ontologiquement
subordonnés à une théologie de la valeur transcendante.
Il faut « laisser faire, laisser passer » la circulation
des grains et du commerce, pour que l’ordre naturel puisse
se déployer naturellement dans l’harmonie universelle.
Les principaux physiocrates, adeptes de cette théorie de
la valeur, seront le marquis de Mirabeau, Le Mercier de la Rivière,
l’abbé Baudeau, Le Trosne, Dupont de Nemours et, dans
une certaine mesure, le haut-fonctionnaire Turgot.
... à l’affirmation d’une propriété
exclusive de la terre.
Si le processus de valorisation (de création de richesse)
se trouve dans la terre, alors les physiocrates postulent que l’exploitant
doit détenir l’exclusivité du contrôle
de la terre pour y introduire des innovations, pour en bénéficier
et rentabiliser l’investissement. Ainsi la conception physiocratique
de la théorie de l’exclusivité de la propriété,
est directement opposée non seulement au régime féodal
de la terre mais également contre toute idée et pratique
de propriété collective de la terre. La théorie
de l’exclusivité de la propriété chez
les physiocrates exclut alors toute les théories de la propriété
qui comporterait une « inclusivité » de différents
types de tiers que ce soient des seigneurs, des communautés
rurales ou des communautés de voisinage, des corporations...
Le physiocratisme agraire est alors le fondement même de l’individualisme
agraire que la Révolution française tentera de mettre
en œuvre (partage des communaux...). La terre est dès
lors abstraite des usages et relations sociales verticales ou horizontales,
pour devenir l’idole abstraite de la création de la
richesse. Et si la Révolution française connaît
en son sein une « révolution paysanne » autonome
qui freine la réussite pratique mais non la mise en place
juridique de l’individualisme agraire, l’article 544
du Code Civil des Français de 1804 institutionnalise lui,
définitivement, cette théorie physiocratique de la
propriété exclusive de la terre. L’ancien régime
juridique de la terre est désormais enterré, le capitalisme
dispose désormais d’un cadre juridique (la propriété
privé exclusive) où il va pouvoir s’autonomiser
et se développer de façon illimité.
Quand Karl Polanyi analyse la Grande Transformation.
C’est peut-être Karl Polanyi (1886-1964) dans son maître
ouvrage La Grande Transformation qui a le plus clairement fait le
procès et le bilan de ce tournant historique majeur dans
l’avènement de notre Modernité, en montrant
notamment que le fonctionnement autonomisé (libéral)
d’un marché généralisé tendait
nécessairement à détruire dans la spéculation
les trois bases essentielles de la vie socio-économique :
les hommes, la terre et la monnaie elle-même qui sert de régulateur
à une économie autonomisée c’est-à-dire
« dé-s’enchassée » du social. En
effet cet auteur majeur a très bien montré que l’économie
dans les sociétés traditionnelles (et au-delà
de la seule économie sous l’Ancien Régime) est
« enchâssée » (« embedded »)
dans les rapports sociaux et devient autonome dans les sociétés
modernes. Et si elle sort de la vie sociale, l’économie
s’abstrait plus fondamentalement de la vie pour entrer dans
cette ère moderne de la « Survie » dont parle
Raoul Vaneigem, dans cet « underground de la vie » dans
parle Michel Henry.
Et cette subordination du monde social et du monde de la vie à
une régulation économique faite loi suprême,
qui a pour moteur la croissance continue de la valeur et l’intégration
systémique de plus en plus poussée et autonomisée
de ses forces d’action et de ses instances de décision,
implique comme l’a écrit Hans Jonas, une attitude d’irresponsabilité
majeure vis-à-vis de l’avenir à long terme [3].
L’anthropologie économique de Polanyi dément
cet horizon social inacceptable de l’économisme mondialisé
qu’à forger l’économie de marché.
Le caractère social de l’échange et sa relativité
culturelle y sont démontrés, et plus largement cette
approche contribue à rendre compte de la spécificité
de chaque société et de la nature des relations qui
se nouent entre elles. Elle rend compte également des résistances
qu’offrent les sociétés les moins développées
à l’introduction de l’économie moderne.
Surtout, elle réfute la thèse classique de l’échange
conçu comme un phénomène naturel qui livrerait
les hommes aux lois qui gouvernent les choses. Polanyi dresse le
schéma de trois séquences de circulation des biens
: la séquence de réciprocité entre partenaires
définis (AB/BA ou AB/BC/CA) ; la séquence redistributive,
qui implique un premier mouvement entre un individu exerçant
une autorité centrale et rassemblant les prestations de ses
dépendants (BA/CA/DA/EA/FA), suivie d’une phase redistributive
(A/BCDEF). Enfin, la séquence du marché, dans laquelle
tous les individus peuvent assumer indifféremment et successivement
les fonctions de demandeur et de vendeur (A/BCDEF ; B/ACDEF ; C/ABDEF
; etc.). Les deux premiers schémas correspondraient aux sociétés
statutaires, le troisième à l’économie
de marché. Ainsi l’anthropologie économique
de Polanyi montre que le commerce tel qu’on le connaît
n’est pas la forme « naturelle » de l’échange
et que l’homme ne vise pas par nature qu’à son
meilleur intérêt comme nous le fait croire l’
« anthropologie pessimiste du libéralisme économique
» (Jean-Claude Michéa) [4]. Polanyi nous appelle donc
au nécessaire « ré-encastrement » de l’économique
dans le social mais aussi dans la vie. « Moins de biens, plus
de liens ! » en quelque sorte.
Être radical c’est aller jusqu’aux racines : trancher
l’hydre de l’économisme.
« Le travail de décolonisation des esprits passe d’abord
par la remise en cause d’une lecture économique du
monde » écrit Serge Latouche [5], en « élaborant
une vision non économiste de l’économie »
(Alain Caillé) [6]. Et « ré-enchasser »
l’économie dans le social c’est aussi bien, renverser
le matérialisme économique que Georges Sorel avait
aperçu dès le début du XX siècle dans
le marxisme, que mettre à bat l’omnimarchandisation
du monde, car à droite comme à gauche, ici comme ailleurs,
l’économisme est triomphant. Il est donc urgent de
reprendre l’économie en main, de la re-soumettre politiquement
et culturellement à des finalités humaines concrètes,
pour la mettre définitivement à sa place. Comme l’écrit
encore Michel Freitag, « les processus sur lesquels il s’agit
désormais d’exercer une telle emprise sociale, culturelle
et politique ne sont rien d’autre, dans le monde contemporain,
que des formes d’action humaines « autonomisées,
« désocialisées », « déculturées
», « dépolitisées », et qui sont
douées, de ce fait, d’un dynamisme exponentiel ou «
explosif », comme la nature elle-même n’en connaît
que de manière extrêmement locale et circonstancielle,
à l’exemple des « invasions de sauterelles »
et autres « plaies d’Egypte » [7].
Pour plus d’informations :
- Karl Polanyi, La Grande transformation . L’ouvrage fondamental
de cet auteur majeur. Présentation de l’éditeur
: La " Grande Transformation ", c’est ce qui est
arrivé au monde à travers la grande crise économique
et politique des années 1930-1945 : c’est-à-dire,
Polanyi s’emploie à le montrer, la mort du libéralisme
économique. Or ce libéralisme, apparu un siècle
plus tôt avec la révolution industrielle, était
une puissante innovation, un cas unique dont l’explication,
contrairement à ce que soutiennent les marxistes, ne vaut
que pour cette société même : une société
où le marché autorégulateur, jusque-là
élément secondaire de la vie économique, s’est
rendu indépendant des autres fonctions. L’innovation
consistait essentiellement dans un monde de pensée. Pour
la première fois, on se représentait une sorte particulière
de phénomènes sociaux, les phénomènes
économiques, comme séparés el constituant à
eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social
devait être soumis. On avait désocialisé l’économie,
et ce que la grande crise des années trente imposa au monde,
c’est une re-socialisation de l’économie. Une
fiche de lecture de cet ouvrage.
- Servet Jean-Michel, Mauroucaut Jérôme et Tiran André
(dir.), La modernité de Karl Polanyi, Paris, L’Harmattan,
1998, 420 p.
- Le site internet de l’Institut Karl Polanyi.
- La biographie de Polanyi.
[1] Michel Freitag, « L’horizon social inacceptable
d’un économisme mondialisé » dans la revue
Prétentaine, n°5, mai 1996, p.156
[2] Marx s’opposera à cette théorie de la création
de valeur en plaçant celle-ci non pas dans la terre et un
processus naturel comme chez les physiocrates, mais dans la praxis
du « travail vivant », dans ce « corps subjectif
» dont parle Michel Henry
[3] Même si en effet, comme le note Michel Freitag, Hans
Jonas « n’insiste guère sur l’aspect «
économique » du problème, ni sur la liaison
systémique et mutuellement cumulative qui existe désormais
entre l’autonomisation de l’économique et l’auto-développementaveugle,
définalisé, des techniques », op.cit, p. 159
[4] voir Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. De l’impossibilité
de dépasser le capitalisme sur sa gauche. Editions Climats
[5] Serge Latouche, Justice sans limites. Le défi de l’éthique
dans une économie mondialisée, Fayard, 360 p.
[6] dans Alain Caillé, Dé-penser l’économique.
Contre le fatalisme, La Découverte, 315 p. 23 euros
[7] Michel Freitag, Op.cit. p.167
le lundi 20 février 2006
par Clément Homs
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