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Origine : http://www.decroissance.info/L-historien-du-luddisme-Edward-P
« Avancer de nos jours devant une personne de gauche que
les paysans du Doubs au temps de Courbet, disposaient probablement
de bases concrètes bien meilleures que nous pour construire
une société juste et humaine, c’est s’exposer
immanquablement à être taxé d’idéalisme
irresponsable, voire d’obscurantisme rétrograde. Et
risquer, en tout les cas, d’être rejeté sans
ménagement dans le camp des Ennemis du Progrès ».
Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte.
Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui.
Le grand historien britannique Edward P. Thompson est plus généralement
cité en référence à sa magnifique histoire
du mouvement luddite, que pour son concept d’ « économie
morale de la foule » qui est pourtant d’une pertinence
remarquable pour bien saisir les premières formes d’opposition
à l’ « invention de l’économie »
aux XVIIe et XVIIIe siècles [1]. En effet, l’historien,
en opposition à des courants historiographiques (notamment
marxistes) qui propageaient une vision spasmodique de l’histoire
populaire, a toute sa vie voulu montrer que les actions populaires
désignées par le mot « émeutes »,
« rumeurs », « bruits » ou « émotions
» dans les sources judiciaires, ne pouvaient pas être
réduites à des réactions instinctives provoquées
par la faim. Pour E. P. Thompson l’émeute rurale est
aussi le vecteur d’une politique latente, d’une culture
et d’une morale ordinaire fruit du bon sens des gens de peu.
En quelque sorte, le but de Thompson à travers son concept
d’ « économie morale de la foule », est
quelque peu similaire à celui de sauver les luddites de «
l’énorme condescendance de la postérité
» qu’il retrouve aussi bien du côté d’une
histoire économique obsédée par la construction
d’indicateurs scientifiques de la croissance, que d’une
histoire ouvrière soucieuse de montrer l’essor et la
gloire des « vrais » (plutôt que des faux) représentants
de la classe ouvrière. En effet, l’historiographie
marxiste ne voyait dans les révoltes frumentaires, que formes
archaïques de protestation et de revendications, à des
années lumières des structures révolutionnaires
validées par les partis communistes mondiaux aux ordres de
la Soviétie totalitaire. Les thèses courageuses et
iconoclastes de Thompson, empreintes de méfiance à
l’égard des lourds présupposés qui pesaient
sur les débats historiques pendant la guerre froide, sont
donc inséparables de sa réflexion militante, marxienne
et hétérodoxe issue des polémiques au sein
de la gauche anglaise à la fin des années 1950.
L’historien anglais Edward P. Thompson.
1. L’ « économie morale de la foule »
contre l’invention de l’économie.
De plus, E.P. Thompson entend démontrer que la vieille économie
morale de subsistance et l’économie morale de la foule
n’ont pas disparu à la fin du XVIIe siècle,
mais ont perduré, en partie au moins, jusqu’aux dernières
années du XVIIIe siècle, jusqu’à la victoire
du projet métaphysique de la nouvelle économie politique
du marché libre : l’Economie.
L’auteur commence par exposer le remplacement progressif
et inégal suivant les régions, de l’ancienne
économie encore largement enchâssée dans la
société, par les nouvelles tendances de l’autonomisation
de l’économique, dans l’invention de l’Economie
au cours du XVIIIe siècle. En effet, Adam Smith dans La Richesse
des nations (1776) développe la matrice des nouvelles lois
de la sphère économique, dès lors autonomisée
par cette normativité surplombante de ses « lois »
d’une puissance auto-réalisatrice. Mais le projet métaphysique
de Smith, constitue moins un modèle qu’un anti-modèle.
En effet, son ouvrage est traversé par une tension interne,
opposée à la politique paternaliste de « subsistance
» de la dynastie anglaise des Tudors, qui dispensaient quand
besoin s’en faisait, des stocks de blé aux populations
[2]. La thèse de la « main invisible » de Smith
est donc directement dirigée contre l’interventionnisme
paternaliste de l’Etat [3]. Quand à la fin du XVIIIe
siècle, déclinent les méthodes paternalistes
traditionnelles du gouvernement sous l’influence des thèses
smithiennes, l’« économie morale de la foule
» prend la place du vide laissé par le reflux du souverain.
Dans une sphère économique détenant ses propres
lois, l’abstraction du marché n’est jamais mieux
réglée que lorsqu’on le laisse se régler
lui-même affirmait Smith. Ainsi pour E. P. Thompson, le projet
de Smith est bien celui d’une « dé-moralisation
» de la sphère des activités satisfaisant les
besoins, par extraction de l’économique de la moralité
de la socialité ordinaire mais aussi de la socialité
déterminée par les relations de domination. Désormais
la nouvelle économie politique est débarrassée
d’impératif moraux importuns à son propre auto-accroissement.
Désormais, « il est un domaine des affaires humaines,
isolables des autres, où la morale et les modes de socialisation
traditionnels sont inutiles, voire nuisibles », que «
dans ce domaine, en poursuivant leurs intérêts égoïstes,
les hommes travaillent sans le savoir au bien commun » [4].
Adam Smith achève de débloquer le décollage
d’une productions de représentations irréelles.
L’Economie s’émancipe de la morale et se dés-encastre
de la socialité intersubjective [5].
Dégagée de la moralité ordinaire, véritable
condition de possibilité de la généralisation
de l’échangeabilité, le marché abstrait
des échanges objectifs apparaît dans son auto-accroissement
toujours plus illimité à mesure qu’il détruit
les liens sociaux. Après avoir gagné assez d’inertie
et de force, il se fait Méga-machine techno-économique
ravageant à perte de vue la nature et l’humain sur
son passage.
2. L’histoire populaire de la résistance à
la société économique.
E.P. Thompson décrit les premières luttes populaires
au moment de la naissance du Léviathan techno-économique
smithien. Dès l’origine, le peuple sent qu’il
n’a rien à attendre de l’invention de l’économie
(simple synonyme de « libre-échange »). Il réagit
en se sentant lésée et tire en fait sa légitimité
du modèle paternaliste des Tudors. En France l’économie
morale de la foule qui s’illustre dans la « guerre des
farines » de 1775, s’opposent à la politique
physiocratique du gouvernement de Turgot, véritable clone
français d’Adam Smith [6]. Le premier élément
de mise en place du libre-échange est en effet le désengagement
du roi de son paternalisme évergétique traditionnel
[7] : désormais il accepte que les propriétaires de
grains aient un contrôle absolu [8] sur la vente de leur bien.
Nombreux sont ceux qui voient l’intermédiaire commercial
comme un intrus. Les marchands se déplacent de plus en plus,
recherchant les meilleurs prix, ils refusent de vendre aux pauvres
qui n’achètent qu’en petite quantité.
Les vieux marchés locaux qui sont toujours plus que des échanges
objectivés par leur marchandisation, déclinent (cf.
Latouche). C’est également l’invention du métier
de boulanger [9]. L’hostilité est alors certaine contre
les marchands. Toute exportation extra-locale ou régionale,
surtout en période de disette, entraîne une levée
de boucliers. La sensibilité morale des émeutiers
ne se limite pas aux régions d’exportations outre-mer,
les régions secondaires d’exportation sont également
touchées par ces émeutes anti-économiques.
Ces émeutes participent de la « mentalité révolutionnaire
» décrite par G. Lefebvre : un mélange explosif
d’inquiétudes et d’espérances alimenté
par la circulation de rumeurs. La composition professionnelle de
ces foules est celle des « basses classes » : sans-le-sou,
aubergistes, tisserands, domestiques, mineurs, la main d’œuvre
agricole, parfois les propriétaires fonciers moyens (pendant
la « guerre des farines »), et très souvent des
femmes. Ces émeutes populaires consistent à l’entravement
de la circulation des grains (sur les voies fluviales ou terrestes)
pour pas qu’ils quittent la région, à la crevaison
des sacs, au pillage des entrepôts, à la taxation populaire
du grain.Ces « émeutes » que relatent par milliers
les archives anglaises, pouvant aller jusqu’à devenir
une véritable « guerre des farines » comme en
France en 1775, ne sont pas des formes archaïques de soulèvement
comme l’a prétendue la dogmatique historiographique
marxiste. Ces émeutes anti-économiques développent
en effet des modèles de comportement prenant leurs origines
plus d’un siècle auparavant. Ainsi la forme dominante
de ses émeutes est la « taxation des prix » :
la foule prend d’assaut le convoi d’un négociant
ou d’un fournisseur (la nouvelle classe des intermédiaires
de l’échange marchand) et lui achète sa marchandise,
mais en faisant son propre prix qualifié de « juste
prix », celui du vendeur étant estimé «
injuste » car « a-moral » [10]. Le processus classique
de ce type d’émeute, est celui d’un premier départ
de la foule du marché vers les moulins, puis bifurquent vers
les fermes qu’elle visite une à une, achetant le grain
au « juste prix ». Les émeutiers peuvent se déguiser
ou se noircir le visage. Cependant, ces émeutes mettent en
œuvre un code de conduite envers les victimes : on ne leur
vole pas le grain, on le rachète à prix décidé
par la foule. Cette « honnêteté » des émeutiers,
s’explique du fait qu’ils doivent continuer à
vivre à côté de leurs victimes qui sont souvent
de riches voisins. Il se dégage également un code
de conduite envers les autres émeutiers : on répand
le grain sur le sol permettant un « droit universel d’accès
à la subsistance » (C. A. Bouton). Quand le «
monopoleur » (ce vocabulaire trouve particulièrement
son écho dans les thèses d’Ivan Illich sur le
« monopole radical » qui détruit toute possibilité
d’autonomie) cache trop bien sa réserve de grains des
yeux de la foule, celle-ci attaque les moulins et les fermes, détruit
les équipements et répand la farine dans les rivières.
La foule n’est jamais stupide, elle est même très
bien renseignée puisque ses membres travaillent sur les quais,
les marchés, dans les moulins, dans les champs, elle est
donc beaucoup plus au courants que la police, et déniche
sans erreur des réserves de grains. Elle sait très
bien que la seule façon de faire céder le riche, c’est
de lui tordre le bras.
Ces émeutes connaissent également à la fin
du XVIIIe siècle, une transformation de la nature de la protestation
[11] : on s’attaque aux symboles du pouvoir (l’Ancien
Régime et l’élite agricole) ainsi qu’aux
symboles de la distinction sociale (bancs d’église,
girouettes, blasons, etc). Jean Nicolas comptabilise ainsi pour
ce qui est de la France, près de 512 émeutes anti-seigneuriales
entre 1661 et 1789, et près de 1526 émeutes frumentaires
relevant directement des formes de l’économie morale
de la foule décrite par E. P. Thompson [12]. C’est
ainsi que la « guerre des farines » qui a lieu essentiellement
dans les « pays de grande culture » (la couronne du
bassin parisien, futur grenier à blé de l’Europe...)
où l’invention de l’économie est la plus
en avance, est une véritable tournant qui voit apparaître
un vaste « mouvement agraire d’envergure » contre
la société smithienne, dépassant largement
la simple question de la taxation populaire des grains. La question
du pouvoir et la mise en question des relations socio-économiques
sont désormais posées. Comme l’écrit
J. Nicolas, « la dimension politique de ces mouvements se
retrouve plutôt dans la volonté d’une fraction
d’établir de nouvelles règles au nom de la communauté
et de ses droits. (...) Les crises rebellionnaires sont politiques
dans ce sens où elles touchent aux us et coutumes »
[13]. La dimension politique n’y est donc pas autonomisée,
c’est-à-dire « désencastrée »
de la vie sociale, comme dans les formes modernes de la sphère
politique [14]. Le politique et le social y sont encore indistincts
[15]. C’est-à-dire que cette « infra-politique
» tient son enracinement dans le cours spontané de
l’expérience humaine. Elle prend d’abord la forme
d’un travail ou d’un vécu en commun, au sein
de cette dimension sociale de l’essence de l’individu.
« Lorsqu’une difficulté surgit dans l’accomplissement
de ce travail, les acteurs concernés se rassemblent et se
concertent. De la confrontation de leurs points de vue résulte
la décision qui leur semble la meilleure. D’être
prise en commun, celle-ci revêt une sorte de légitimité
et c’est ainsi que tous vont s’y soumettre. C’est
dans cette situation que se forme l’Idée démocratique,
l’idée d’une communauté qui décide
elle-même de son organisation et de ses fins. En tant que
l’Idée démocratique prend naissance sur le plan
de l’activité sociale, un clivage décisif se
produit : cette activité se dédouble, elle n’est
plus seulement sociale mais politique. Au lieu de s’accomplir
spontanément, elle s’interrompt pour devenir l’objet
d’une réflexion. Celle-ci est motivée par la
nécessité d’intégrer une action particulière
en un ensemble beaucoup plus vaste et finalement à la totalité
des actions d’un groupe. Cette prise en considération
du système global des actions marque l’ouverture d’un
champ nouveau et absolument original, celui-ci du politique - lequel
relève de la connaissance et non plus de l’agir. Une
telle mutation est décisive parce qu’elle concerne
la phénoménalité même des phénomènes
en jeu. A l’action réelle immergée dans la vie
et se révélant dans son pathos, le déploiement
d’une dimension proprement politique des représentations,
des idées, une idéologie - mais d’abord le milieu
de lumière où se montrent ces représentations
et ces idées » [16].
Ainsi pour donner un exemple de ces émeutes véritablement
anti-économiques et infra-politique, en 1775, dans la région
anglaise proche d’Haverfordwest, des rumeurs circulent sur
des exportations secrètes de grain vers la France. Les routes
sont immédiatement bloquées par la population pour
prévenir l’exportation hors des paroisses. Les chariots
sont interceptés et déchargés des villes qu’ils
traversent. Les mouvements de grains par convois de nuit prennent
alors des proportions d’opérations militaires. Menaces
de détruire les canaux se succèdent, tandis que les
bateaux sont assaillis dans les ports. Les mineurs de Nook Colliery
menacent de barrer l’estuaire à un endroit resserré.
Un exemple parmi des milliers d’autres, de l’indignation
morale contre les marchands dont les engagements envers un marché
extérieur interrompaient l’approvisionnement de la
communauté locale.
L’« économie morale de la foule » est
ainsi la première forme de résistance au projet métaphysique
du libre-échange de la valorisation capitaliste (synonyme
des termes « économie » ou « capitalisme
») [17]. Ces émeutes étaient déjà
de ces luttes anti-économiques poussant à la révolte
« tous ceux qui n’ont aucun pouvoir sur leur vie et
qui le savent » [18]. Pour ce qui est (aujourd’hui encore)
des luttes spectaculaires des partis politiques d’Extrême
gauche, des altermondialistes et des cortèges carnavalesques
de syndicalistes enturbannés, ceux-ci aveuglés par
les bienfaits du capitalisme qu’ils prétendaient (envers
et contre tout) dépasser, ne surent pas tenir compte de «
la démoralisation que la bourgeoisie s’était
imposée comme un devoir social, les prolétaires se
mirent [alors] en tête d’infliger le travail aux capitalistes.
Les naïfs, ils prirent au sérieux les théories
des économistes et des moralistes sur le travail et se sanglèrent
les reins pour en infliger la pratique aux capitalistes »
[19].
Bibliographie (pour aller beaucoup plus loin) :
- Edward P. Thompson, « L’économie morale de
la foule », in La Guerre du blé au XVIIIe siècle.
- Edward P. Thompson, La Formation de la Classe ouvrière
anglaise, Paris, Gallimard, 1988 (1963).
- Cynthia A. Bouton, « L’économie morale et
la guerre des farines de 1775 » in La guerre des blé
au XVIIIe siècle. Ceci est un aperçu de la thèse
de cette historienne sur la guerre de farines.
- Cynthia A. Bouton, The Flour war. Gender Class and Community
un Late Ancien Regime French Society, 1993.
- G. Rist, Le Développement : histoire d’une croyance
occidentale, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Sciences
Politiques, 1996. Auteur qui s’inspire largement d’E.
P. Thompson.
- Anatoli Ado, Paysans en révolution. Terre, pouvoir et
jacquerie 1789-1794.
- Pour la situation américaine, cf. Christopher Lasch, Le
Seul et vrai paradis. Une histoire du progrès et de ses critiques,
Climats, 2002 (1991). Réédité chez Flammarion
en 2006.
- Jean Nicolas, La Rébellion française. Mouvements
populaires et conscience sociale. 1661-1789.
[1] Sur la date de l’autonomisation de l’économique,
S. Latouche donne une fourchette qui ne donne bien sûr qu’un
ordre d’idée, comprise entre 1671-1871. cf. son ouvrage,
L’Invention de l’économie, Albin Michel, 2005,
p.18.
[2] Cette pratique royale de l’évergétisme
frumentaire apparaît dès l’Egypte ancienne, pour
devenir un véritable instrument politique dans les royautés
hellénistiques des héritiers des Diadoques.
[3] Pour ce qui concerne des grains, Smith pense l’action
de la main invisible du marché en ces termes : Globalement
les petits fermiers vendent leurs grains entre la moisson (l’été)
et Noël pour un prix bas ; puis fermiers moyens qui peuvent
garder leur production un peu plus longtemps vendent ; finalement
les gros fermiers se permettent d’attendre le mois de mai
pour vendre à haut prix. Si tout cela marche bien (et en
effet cela marche très bien sur le papier), cela doit permettre
de répartir le grain toute l’année, et cerise
sur le pompon, faire office de système de rationnement «
autogéré » en cas de disette. Bien entendu ce
beau système tout théorique, peut se gripper, mais
seulement si intervient l’ingérence importune de l’Etat
et la sensibilité morale populaire (renvoyé au rang
du « préjugé populaire »). Dans ce système,
l’intermédiaire joue un rôle essentiel pour amener
le grain des zones d’excédent vers celles de pénurie.
A mesure que le XVIIIe siècle avance, on passe par un réseau
de plus en plus complexe d’intermédiaires, pour aboutir
en ce début du XXIe siècle, dans une société
économique qui est un système intégré
de satisfaction des besoins (réels et irréels) dans
lequel chacun est interdépendant de tous les autres. Où
chacun n’a plus aucune maîtrise sur les conditions de
sa propre vie. La théorie économique écrite
sur le papier s’est faite société : une société
du Spectacle dans laquelle l’ensemble des rapports sociaux
ne sont plus vécus mais abstraits. Ils ne sont plus que médiatisés
par des images, des utilités et des fonctions. L’économie
smithienne a désormais saisie la société comme
moyen de sa réalisation, en une organisation sociale totale,
donc totalitaire.
[4] Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l’Envie, Calmann-Lévy,
1992 : « De l’émancipation de l’économie
», p.76.
[5] Guy Debord écrit dans La Société du Spectacle,
thèse 51 : « l”économie autonome se sépare
à jamais du besoin profond dans la mesure même où
il sort de l’inconscient social, qui dépendait d’elle
sans le savoir. ‘‘ Tout ce qui est conscient s’use.
Ce qui est inconscient reste inaltérable. Mais une fois délivré,
ne tombe-t-il pas en ruine à son tour ? ’’ (Freud)
».
[6] En France, la première tentative d’introduction
du libre-échange date de 1763/1764 et 1771. La troisième
tentative sera celle de Turgot en 1774, donnant immédiatement
lieu à la « guerre des farines ».
[7] Pour l’historien S. Kaplan, dans Le Pain, le peuple et
le Roi, c’est la mise en cause du mythe royal bâti autour
de l’image du souverain dispensateur et arbitre, qui entraîne
dans le peuple, un désenchantement vis-à-vis du pouvoir,
jusqu’à la désaffection à l’égard
de la monarchie française. Ces analyses de Kaplan, sont ainsi
a rapproché du cadre conceptuel proposé par E. P.
Thompson qui explique l’émergence de l’ «
économie morale de la foule », par le reflux de la
politique paternaliste royale sous l’injonction du libre-échangisme.
Cependant J. Nicolas dans La Rébellion française.
Mouvements populaires et conscience sociale. 1661-1789. adresse
à S. Kaplan, un « non global » et un «
oui partiel »...
[8] Préfiguration de la « propriété
exclusive » du Code civil de 1801.
[9] En effet, auparavant, chaque foyer amenait moudre son propre
grain au moulin du meunier. La figure du meunier était jusqu’alors
centrale dans l’imaginaire populaire. Mais dès lors
que l’économie prend son autonomie à travers
l’extension de la sphère des denrées échangées
par les intermédiaires, le meunier se changent de plus en
plus en marchand : il font directement la moule pour des boulangers
et ont donc peu de temps pour les petits clients vivant de l’agriculture
de subsistance. Dès la fin du XVIIIe siècle en Angleterre,
beaucoup de gens ont désormais l’habitude («
par la force des choses » dirait Charbonneau) d’acheter
leur pain directement chez le boulanger.
[10] Ce moyen d’action fut codifié en Angleterre dans
le Book of Orders entre 1580 et 1630, comme mesure d’urgence
des temps de pénurie. Ce Book va longtemps rester dans la
mémoire populaire même si c’est très lointain.
Régulièrement circulent divers pamphlets ou affiches
clouées sur des enseignes, rappelant les bonnes manières
aux « monopoleurs » et « accaparateurs »
potentiels - sous peine de soulèvement populaire. Cela touche
particulièrement les vieilles régions manufacturières
de l’Est et de l’Ouest, la foule y prétendait
que puisque les autorités refusaient d’appliquer les
« lois », elle devait le faire elle-même.
[11] Notons tout de même que Jean Nicolas est opposé
à la thèse de Cynthia Bouton affirmant une prolétarisation
des mouvements à la fin du XVIIIe siècle. Pour lui,
la continuité l’emporte sur les nouveaux clivages.
Cf. dans La Rébellion française. Mouvements populaires
et conscience sociale. 1661-1789, son Chapitre VIII, « Politique
de la faim ». L’historien Colin Lucas, va quant lui
interpréter les évènements révolutionnaires
de juillet 1789 à travers la thèse de l’ «
économie morale de la foule » d’E. P. Thompson.
Il minimise alors la portée révolutionnaire de ces
évènements, pour en montrer la continuité d’avec
l’économie morale de la foule. Il souligne plutôt
l’importance du basculement opéré en octobre
1789 : la foule urbaine (surtout des femmes parties à Versailles
chercher le boulangère et le petit mitron) dépasse
les gestes de l’ « économie morale », et
envahit les lieux du pouvoir et séquestre le roi dans Paris
aux Tuileries.
[12] Jean Nicolas comptabilise plus exactement entre 1661 et 1789,
près de 564 émeutes contre la cherté ; 119
émeutes contre l’accaparement des grains, et près
de 707 émeutes contre le départ des grains.
[13] Jean Nicolas, op.cit. L’historien conclut son ouvrage
par cette idée que le schéma tocquevillien de la naissance
de la Révolution française est faux. A côté
des idées des Lumières, certes, qu’on retrouve
chez les rédacteurs de cahiers de doléances, «
il y a l’énorme champ des sommations du réel
».
[14] Cf. Jacques Ellul, L’illusion politique, La Table ronde,
2004 (1965).
[15] Sur l’invention du politique, c’est-à-dire
l’autonomisation de cette sphère, cf. les travaux de
la médiéviste Elisabeth Crouzet-Pavan, par exemple
le chapitre V. « les inventions du politique » dans
Enfers et Paradis. L’Italie de Dante et de Giotto, Albin Michel,
2001.
[16] Michel Henry, « Difficile démocratie »,
dans M. Henry, Phénoménologie de la vie. Tome III,
De l’art et du politique, Puf, 2004, p.167-168. Je souligne.
[17] Les pseudos luttes anti-libérales menées par
le capitalisme altermondialiste, sont de celles qui s’attaquent
au libre-échange pour mieux défendre la valorisation
capitaliste. L’anti-libéralisme est une de ses mufleries
habituelles que l’on trouve à foison dans la sous-pensée
gauchiste. Pour élargir la réflexion autour des luttes
contre le capitalisme, et notamment à propos de l’histoire
américaine de la lutte populaire contre le salariat, on peut
par exemple se reporter aux paragraphes « Une première
opposition au travail salarié » et « L’acceptation
du travail salarié et ses conséquences » dans
C. Lasch, Le Seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie
du progrès et de ses critiques, Climats, 2002. réédition
2006.
[18] Union Nationale des Etudiants de France, Association Fédérative
Générale des Etudiants de Strasbourg, De la misère
en milieu étudiant. Considérée sous ses aspects
économique, politique, psychologique, sexuel et notamment
intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, 1966.
[19] Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Mille et une
nuits, 1999 (1880), p. 37.
le mercredi 2 août 2006
par Clément Homs
> L’historien du luddisme, Edward P. Thompson, et l’
« économie morale de la foule ».
1er janvier 2007
Extraits de Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière
anglaise 1963, Gallimard/Le Seuil
Présentation (Matthieu Amiech) : Edward Thompson est un
des plus grands historiens du XXème siècle. Encore
vivant aujourd’hui, il écrivit La formation de la classe
ouvrière anglaise dans un contexte (les années 1950)
de vives polémiques scientifiques, empreintes d’enjeux
politiques importants. Il s’agit d’une œuvre de
combat, à la fois contre l’orthodoxie marxiste, pour
laquelle la révolution industrielle, aussi douloureuse fût-elle,
était considérée comme un passage inévitable,
sur la voie du « progrès », et contre le «
révisionnisme » d’historiens et d’économistes
de droite qui, sur la base de données exclusivement quantitatives,
considéraient la révolution industrielle comme une
phase d’amélioration générale du niveau
de vie, à rebours de ce qu’avaient ressenti les classes
populaires anglaises à l’époque. Ce grand livre
a une valeur à la fois scientifique (érudition monstrueuse,
controverses passionnantes, etc.) et littéraire (plaisir
du récit parfois épique, de la description de la vie
quotidienne dans les villes et les campagnes...). Pour les économistes
critiques, il a aussi valeur de témoignage et de démystification
: certains passages illustrent combien les prétendues «
lois » de l’économie sont peu « naturelles
», et combien il fut difficile de les imposer à de
larges pans des populations traditionnelles. Les normes sociales
(et non les lois de l’Etat, à l’époque),
inspirées d’idéaux de justice et de moralité,
s’opposaient frontalement à l’émergence
de ce que les économistes considèrent aujourd’hui
spontanément comme un marché. C’est là
que l’on perçoit pleinement l’aberration théorique
que constituent la figure de l’homo oeconomicus et l’
« idéal » du « marché de concurrence
pure et parfaite », avec ses atomes maximisateurs et son commissaire-priseur,
qui ne correspond à aucun marché concret (et libre).
C’est là, également, que l’on constate
avec stupeur à quel point nous sommes des consommateurs et
des citoyens passifs et impuissants vis-à-vis des «
exigences économiques » (en réalité celles,
très concrètes, des gros producteurs et des gros intermédiaires),
en comparaison de ces populations prétendument rustres et
sous-développées, dont Thompson ravive la mémoire.
Extraits :
LA FIXATION DES PRIX DE MARCHE DANS L’ANGLETERRE DU XVIIIème
SIECLE (pp. 60-64)
Les émeutes prenaient deux formes différentes, dans
la Grande-Bretagne du XVIIIème siècle : actions populaires
directes plus ou moins spontanées, d’une part ; et
de l’autre, usage délibéré de la foule
comme instrument de pression par des individus situés «
au-dessus » ou étrangers à la foule. La première
forme n’a pas reçu l’attention qu’elle
mérite. Elle reposait sur un consentement populaire plus
organisé et s’appuyait sur des traditions populaires
plus complexes que le terme d’ « émeute »
ne le laisse supposer. L’exemple le plus fréquent est
celui des émeutes pour le pain ou émeutes de la faim
qui ne cessèrent d’éclater dans presque chaque
ville ou comté jusqu’au milieu du siècle. Il
s’agissait rarement d’un simple tumulte culminant dans
le pillage des granges et des magasins. Elles tiraient leur légitimité
des présupposés d’une économie morale
plus ancienne, selon lesquels il était injuste et immoral
de s’enrichir sur le dos du peuple en spéculant. Dans
les communautés rurales et urbaines, la conscience de consommateur
précéda les autres formes de conscience politique
et sociale. Le révélateur le plus fidèle du
mécontentement populaire n’était pas le niveau
des salaires, mais le coût du pain. Les artisans, les hommes
de métier indépendants, ou encore les mineurs d’étain
de Cornouailles, où la tradition du mineur « libre
» resta vivace jusqu’au XIXème siècle,
considéraient que leur salaire était déterminé
par la coutume ou par leur propre marchandage. Ils estimaient normal
d’acheter leurs denrées sur le marché public
à des prix également régis par la coutume,
y compris en période de disette. Les « lois »
providentielles de l’offre et de la demande, où la
rareté se traduisait inévitablement par une hausse
des prix, n’étaient nullement acceptées par
la conscience populaire, qui restait attachée aux traditions
antérieures de marchandage direct. Chaque augmentation brusque
des prix déclenchait une émeute. Un mélange
subtil de loi et de coutume régissait le « Tarif du
pain » (Assize of bread), le poids et la qualité de
la miche. Même la tentative d’imposer la mesure-étalon
de Winchester pour la vente du froment contre une mesure traditionnelle
pouvait se terminer en émeute. (...) Les émeutes de
la faim étaient parfois l’occasion d’une grande
explosion, comme cette « grande émeute des Fromages
» à la foire aux oies de Nottingham en 1764, où
l’on fit rouler dans les rues des fromages entiers ; ou encore
l’émeute provoquée dans cette même ville
par la cherté de la viande en 1788, où les portes
et les volets des abattoirs furent arrachés et brûlés
en place publique, ainsi que les livres de comptes du boucher. Or,
même cette émeute révélait un motif plus
complexe que la faim : on punissait les détaillants pour
leurs prix et la mauvaise qualité de leur viande. Les émeutiers
faisaient le plus souvent preuve d’autodiscipline, se conformant
en cela à la coutume. La seule fois de sa vie, sans doute,
où John Wesley eut l’occasion de louer une action illégale,
ce fut lorsqu’il rapporta dans son journal les agissements
d’émeutiers de James’ Town, en Irlande. Ils «
avaient mené grande agitation toute la journée. Mais
leur intervention n’était dirigée que contre
les marchands accapareurs, qui avaient acheté tout le blé
disponible, afin d’affamer les pauvres, et affrété
un navire hollandais amarré au quai. Mais la foule a tout
rapporté sur le marché et l’a vendu au prix
habituel en donnant ensuite la somme aux propriétaires. Ils
menèrent cette action avec tout le calme et tout le sang-froid
imaginables, sans frapper ni blesser qui que ce soit. » En
1766, des dentelliers de Honiton s’emparèrent du blé
dans les entrepôts des paysans, le portèrent eux-mêmes
au marché, le vendirent, puis remirent l’argent et
même les sacs vides aux paysans. La même année,
dans la vallée de la Tamise, Abingdon, Newbury, Maidstone
et de nombreux villages reçurent la visite de groupes imposants
d’ouvriers agricoles, qui se donnaient le nom de « Régulateurs
», obligeant à respecter un prix populaire pour toutes
les denrées. Cette action commença lorsque des équipes
d’hommes travaillant sur la route à péage dirent
« d’une seul Voix que Tous viennent Ensemble à
Newbury pour Abaisser le prix du Pain ». Halifax offrit, en
1783, le même exemple d’intimidation de masse et d’autodiscipline.
La foule partie de villages de tisserands se rassembla aux portes
de la ville, puis les gens descendirent sur la place du marché,
deux par deux, avec à leur tête Thomas Spencer, ancien
soldat et faux-monnayeur. On assiégea les marchands de blé,
et on les contraignit à vendre l’avoine à 30
shillings la charretée, et le froment à 21 shillings.
Lorsque par la suite, Spencer et l’un de ses compagnons furent
exécutés, les autorités firent venir un grand
nombre de soldats de crainte qu’on ne tentât de les
délivrer. Lorsque le convoi mortuaire remonta la vallée
de la Calder jusqu’au village natal de Spencer, la foule se
pressait sur plusieurs kilomètres pour honorer sa mémoire.
Le peuple considérait ces « émeutes »
comme des actes de justice et tenait leurs dirigeants pour des héros.
Dans la plupart des cas, elles culminaient avec la vente forcée
des denrées au prix traditionnel ou populaire, analogue à
la « taxation populaire » française, le produit
de la vente étant remis aux propriétaires. Elles exigeaient
en outre plus de préparation et d’organisation qu’il
n’y paraît au premier abord. Il arrivait que le peuple
contrôlât la place du marché pendant plusieurs
jours en attendant la baisse des prix. Ces actions étaient
parfois signalées à l’aide d’annonces
manuscrites ou imprimées. Parfois, les femmes tenaient la
place du marché pendant que des groupes d’hommes interceptaient
les céréales sur les routes, aux docks ou sur les
fleuves. Le signal de l’action était très souvent
donné par un homme ou une femme brandissant une miche de
pain ornée d’un ruban noir et portant quelque slogan.
Une émeute à Nottingham, en 1812, se déclencha
lorsque plusieurs femmes plantèrent une miche d’un
demi-penny au bout d’une canne à pêche, après
l’avoir marquée d’ocre rouge et y avoir noué
un bout de crêpe noir pour symboliser « la famine sanglante
habillée de Grosse Toile ». Ces émeutes atteignirent
leur paroxysme en 1795, année de famine et de disette extrême
en Europe, lorsque l’ancienne tradition populaire se raidit
sous l’effet de la conscience jacobine d’une minorité.
La montée des prix entraîna la généralisation
de l’action directe dans tous le pays. A Nottingham, des femmes
allaient d’un boulanger à l’autre, fixaient le
prix des marchandises à leur gré, déposaient
l’argent et emportaient les denrées. Le maire de Gloucester
s’en émut et écrivit : « J’ai de
bonnes raison de craindre une visite des Mineurs de la Forêt
de Dean, qui font depuis plusieurs jours la tournée des Villes
Alentour et y vendent à prix réduit la Farine, le
Froment et le pain appartenant aux Meuniers et Boulangers. »
A Newcastle, la foule obligea à vendre le beurre 8 pence
la livre, le froment 12 shillings le bol, et les pommes de terre
5 shillings la charretée, en présence des autorités
municipales, sans commettre aucune violence. A Wisbech, les «
Hommes des Talus », « une des Bandes les plus effrayantes
que le nombre rendait formidable », ouvriers ruraux employés
à creuser des fossés, enclore des propriétés,
etc., animèrent une révolte sur le marché :
ils étaient dirigés par un homme brandissant une miche
de 6 pence au bout de sa fourche. A Carslile, la foule découvrit
des céréales cachées dans un entrepôt
: elle les transporta, ainsi que la cargaison d’un navire,
jusqu’à l’hôtel de ville et les vendit
18 shillings la charretée. En Cornouailles, les « Hommes
de l’Etain » se répandaient dans la campagne
et appliquaient de force leurs « Lois du Maximum ».
Des actions sur une telle échelle, qui n’étaient
pas, loin s’en faut, l’exception, indiquaient une structure
de comportements et de mentalités profondément enracinée.
(...) Ces actions populaires étaient légitimées
par l’ancienne économie morale paternaliste. Bien que
l’ancienne législation contre les accapareurs et les
agioteurs eût été en grande partie abrogée
ou révisée à la fin du XVIIIème siècle,
elle conservait toute sa force, tant dans les traditions populaires
que dans l’esprit de certains paternalistes tories (...).
Dans la mentalité populaire, ces actions comprenaient toute
pratique délibérée tendant à élever
le prix des denrées, et tout spécialement les activités
des courtiers en gros, des meuniers, des boulangers et de tous les
intermédiaires. (...) On croyait que les grands meuniers
stockaient le grain pour en accroître le prix. Le grand moulin
à vapeur de Snow Hill, à Birmingham, fut attaqué
en 1795, tandis qu’à Londres les Grands Moulins à
blé d’Albion brûlèrent à deux reprises.
Les dernières années du XVIIIème siècle
coïncidèrent par conséquent avec un effort populaire
désespéré pour imposer l’ancienne économie
morale contre l’économie de marché libre. Il
fut quelque peu soutenu par des juges de paix à l’ancienne
mode, qui menaçaient de poursuivre les accapareurs, renforçaient
leur contrôle sur les marchés et publiaient des édits
contre les agioteurs qui se portaient acquéreurs du blé
sur pied. (...) On assista à une série de poursuites
contre des accapareurs entre 1795 et 1800. Diverses sociétés
privées se constituèrent en 1800 en vue de les traîner
devant les tribunaux (...). Mais ce fut la dernière tentative
d’imposer l’ancienne protection des consommateurs. La
complète dislocation ultérieure des contrôles
coutumiers contribua considérablement à l’amertume
populaire contre un Parlement de propriétaires protectionnistes
et de magnats du commerce partisans du laissez-faire.
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