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L’historien du luddisme, Edward P. Thompson, et l’ « économie morale de la foule ».
Clement Homs

Origine : http://www.decroissance.info/L-historien-du-luddisme-Edward-P

« Avancer de nos jours devant une personne de gauche que les paysans du Doubs au temps de Courbet, disposaient probablement de bases concrètes bien meilleures que nous pour construire une société juste et humaine, c’est s’exposer immanquablement à être taxé d’idéalisme irresponsable, voire d’obscurantisme rétrograde. Et risquer, en tout les cas, d’être rejeté sans ménagement dans le camp des Ennemis du Progrès ».

Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui.

Le grand historien britannique Edward P. Thompson est plus généralement cité en référence à sa magnifique histoire du mouvement luddite, que pour son concept d’ « économie morale de la foule » qui est pourtant d’une pertinence remarquable pour bien saisir les premières formes d’opposition à l’ « invention de l’économie » aux XVIIe et XVIIIe siècles [1]. En effet, l’historien, en opposition à des courants historiographiques (notamment marxistes) qui propageaient une vision spasmodique de l’histoire populaire, a toute sa vie voulu montrer que les actions populaires désignées par le mot « émeutes », « rumeurs », « bruits » ou « émotions » dans les sources judiciaires, ne pouvaient pas être réduites à des réactions instinctives provoquées par la faim. Pour E. P. Thompson l’émeute rurale est aussi le vecteur d’une politique latente, d’une culture et d’une morale ordinaire fruit du bon sens des gens de peu. En quelque sorte, le but de Thompson à travers son concept d’ « économie morale de la foule », est quelque peu similaire à celui de sauver les luddites de « l’énorme condescendance de la postérité » qu’il retrouve aussi bien du côté d’une histoire économique obsédée par la construction d’indicateurs scientifiques de la croissance, que d’une histoire ouvrière soucieuse de montrer l’essor et la gloire des « vrais » (plutôt que des faux) représentants de la classe ouvrière. En effet, l’historiographie marxiste ne voyait dans les révoltes frumentaires, que formes archaïques de protestation et de revendications, à des années lumières des structures révolutionnaires validées par les partis communistes mondiaux aux ordres de la Soviétie totalitaire. Les thèses courageuses et iconoclastes de Thompson, empreintes de méfiance à l’égard des lourds présupposés qui pesaient sur les débats historiques pendant la guerre froide, sont donc inséparables de sa réflexion militante, marxienne et hétérodoxe issue des polémiques au sein de la gauche anglaise à la fin des années 1950.

L’historien anglais Edward P. Thompson.

1. L’ « économie morale de la foule » contre l’invention de l’économie.

De plus, E.P. Thompson entend démontrer que la vieille économie morale de subsistance et l’économie morale de la foule n’ont pas disparu à la fin du XVIIe siècle, mais ont perduré, en partie au moins, jusqu’aux dernières années du XVIIIe siècle, jusqu’à la victoire du projet métaphysique de la nouvelle économie politique du marché libre : l’Economie.

L’auteur commence par exposer le remplacement progressif et inégal suivant les régions, de l’ancienne économie encore largement enchâssée dans la société, par les nouvelles tendances de l’autonomisation de l’économique, dans l’invention de l’Economie au cours du XVIIIe siècle. En effet, Adam Smith dans La Richesse des nations (1776) développe la matrice des nouvelles lois de la sphère économique, dès lors autonomisée par cette normativité surplombante de ses « lois » d’une puissance auto-réalisatrice. Mais le projet métaphysique de Smith, constitue moins un modèle qu’un anti-modèle. En effet, son ouvrage est traversé par une tension interne, opposée à la politique paternaliste de « subsistance » de la dynastie anglaise des Tudors, qui dispensaient quand besoin s’en faisait, des stocks de blé aux populations [2]. La thèse de la « main invisible » de Smith est donc directement dirigée contre l’interventionnisme paternaliste de l’Etat [3]. Quand à la fin du XVIIIe siècle, déclinent les méthodes paternalistes traditionnelles du gouvernement sous l’influence des thèses smithiennes, l’« économie morale de la foule » prend la place du vide laissé par le reflux du souverain. Dans une sphère économique détenant ses propres lois, l’abstraction du marché n’est jamais mieux réglée que lorsqu’on le laisse se régler lui-même affirmait Smith. Ainsi pour E. P. Thompson, le projet de Smith est bien celui d’une « dé-moralisation » de la sphère des activités satisfaisant les besoins, par extraction de l’économique de la moralité de la socialité ordinaire mais aussi de la socialité déterminée par les relations de domination. Désormais la nouvelle économie politique est débarrassée d’impératif moraux importuns à son propre auto-accroissement. Désormais, « il est un domaine des affaires humaines, isolables des autres, où la morale et les modes de socialisation traditionnels sont inutiles, voire nuisibles », que « dans ce domaine, en poursuivant leurs intérêts égoïstes, les hommes travaillent sans le savoir au bien commun » [4]. Adam Smith achève de débloquer le décollage d’une productions de représentations irréelles. L’Economie s’émancipe de la morale et se dés-encastre de la socialité intersubjective [5].

Dégagée de la moralité ordinaire, véritable condition de possibilité de la généralisation de l’échangeabilité, le marché abstrait des échanges objectifs apparaît dans son auto-accroissement toujours plus illimité à mesure qu’il détruit les liens sociaux. Après avoir gagné assez d’inertie et de force, il se fait Méga-machine techno-économique ravageant à perte de vue la nature et l’humain sur son passage.

2. L’histoire populaire de la résistance à la société économique.

E.P. Thompson décrit les premières luttes populaires au moment de la naissance du Léviathan techno-économique smithien. Dès l’origine, le peuple sent qu’il n’a rien à attendre de l’invention de l’économie (simple synonyme de « libre-échange »). Il réagit en se sentant lésée et tire en fait sa légitimité du modèle paternaliste des Tudors. En France l’économie morale de la foule qui s’illustre dans la « guerre des farines » de 1775, s’opposent à la politique physiocratique du gouvernement de Turgot, véritable clone français d’Adam Smith [6]. Le premier élément de mise en place du libre-échange est en effet le désengagement du roi de son paternalisme évergétique traditionnel [7] : désormais il accepte que les propriétaires de grains aient un contrôle absolu [8] sur la vente de leur bien.

Nombreux sont ceux qui voient l’intermédiaire commercial comme un intrus. Les marchands se déplacent de plus en plus, recherchant les meilleurs prix, ils refusent de vendre aux pauvres qui n’achètent qu’en petite quantité. Les vieux marchés locaux qui sont toujours plus que des échanges objectivés par leur marchandisation, déclinent (cf. Latouche). C’est également l’invention du métier de boulanger [9]. L’hostilité est alors certaine contre les marchands. Toute exportation extra-locale ou régionale, surtout en période de disette, entraîne une levée de boucliers. La sensibilité morale des émeutiers ne se limite pas aux régions d’exportations outre-mer, les régions secondaires d’exportation sont également touchées par ces émeutes anti-économiques. Ces émeutes participent de la « mentalité révolutionnaire » décrite par G. Lefebvre : un mélange explosif d’inquiétudes et d’espérances alimenté par la circulation de rumeurs. La composition professionnelle de ces foules est celle des « basses classes » : sans-le-sou, aubergistes, tisserands, domestiques, mineurs, la main d’œuvre agricole, parfois les propriétaires fonciers moyens (pendant la « guerre des farines »), et très souvent des femmes. Ces émeutes populaires consistent à l’entravement de la circulation des grains (sur les voies fluviales ou terrestes) pour pas qu’ils quittent la région, à la crevaison des sacs, au pillage des entrepôts, à la taxation populaire du grain.Ces « émeutes » que relatent par milliers les archives anglaises, pouvant aller jusqu’à devenir une véritable « guerre des farines » comme en France en 1775, ne sont pas des formes archaïques de soulèvement comme l’a prétendue la dogmatique historiographique marxiste. Ces émeutes anti-économiques développent en effet des modèles de comportement prenant leurs origines plus d’un siècle auparavant. Ainsi la forme dominante de ses émeutes est la « taxation des prix » : la foule prend d’assaut le convoi d’un négociant ou d’un fournisseur (la nouvelle classe des intermédiaires de l’échange marchand) et lui achète sa marchandise, mais en faisant son propre prix qualifié de « juste prix », celui du vendeur étant estimé « injuste » car « a-moral » [10]. Le processus classique de ce type d’émeute, est celui d’un premier départ de la foule du marché vers les moulins, puis bifurquent vers les fermes qu’elle visite une à une, achetant le grain au « juste prix ». Les émeutiers peuvent se déguiser ou se noircir le visage. Cependant, ces émeutes mettent en œuvre un code de conduite envers les victimes : on ne leur vole pas le grain, on le rachète à prix décidé par la foule. Cette « honnêteté » des émeutiers, s’explique du fait qu’ils doivent continuer à vivre à côté de leurs victimes qui sont souvent de riches voisins. Il se dégage également un code de conduite envers les autres émeutiers : on répand le grain sur le sol permettant un « droit universel d’accès à la subsistance » (C. A. Bouton). Quand le « monopoleur » (ce vocabulaire trouve particulièrement son écho dans les thèses d’Ivan Illich sur le « monopole radical » qui détruit toute possibilité d’autonomie) cache trop bien sa réserve de grains des yeux de la foule, celle-ci attaque les moulins et les fermes, détruit les équipements et répand la farine dans les rivières. La foule n’est jamais stupide, elle est même très bien renseignée puisque ses membres travaillent sur les quais, les marchés, dans les moulins, dans les champs, elle est donc beaucoup plus au courants que la police, et déniche sans erreur des réserves de grains. Elle sait très bien que la seule façon de faire céder le riche, c’est de lui tordre le bras.

Ces émeutes connaissent également à la fin du XVIIIe siècle, une transformation de la nature de la protestation [11] : on s’attaque aux symboles du pouvoir (l’Ancien Régime et l’élite agricole) ainsi qu’aux symboles de la distinction sociale (bancs d’église, girouettes, blasons, etc). Jean Nicolas comptabilise ainsi pour ce qui est de la France, près de 512 émeutes anti-seigneuriales entre 1661 et 1789, et près de 1526 émeutes frumentaires relevant directement des formes de l’économie morale de la foule décrite par E. P. Thompson [12]. C’est ainsi que la « guerre des farines » qui a lieu essentiellement dans les « pays de grande culture » (la couronne du bassin parisien, futur grenier à blé de l’Europe...) où l’invention de l’économie est la plus en avance, est une véritable tournant qui voit apparaître un vaste « mouvement agraire d’envergure » contre la société smithienne, dépassant largement la simple question de la taxation populaire des grains. La question du pouvoir et la mise en question des relations socio-économiques sont désormais posées. Comme l’écrit J. Nicolas, « la dimension politique de ces mouvements se retrouve plutôt dans la volonté d’une fraction d’établir de nouvelles règles au nom de la communauté et de ses droits. (...) Les crises rebellionnaires sont politiques dans ce sens où elles touchent aux us et coutumes » [13]. La dimension politique n’y est donc pas autonomisée, c’est-à-dire « désencastrée » de la vie sociale, comme dans les formes modernes de la sphère politique [14]. Le politique et le social y sont encore indistincts [15]. C’est-à-dire que cette « infra-politique » tient son enracinement dans le cours spontané de l’expérience humaine. Elle prend d’abord la forme d’un travail ou d’un vécu en commun, au sein de cette dimension sociale de l’essence de l’individu. « Lorsqu’une difficulté surgit dans l’accomplissement de ce travail, les acteurs concernés se rassemblent et se concertent. De la confrontation de leurs points de vue résulte la décision qui leur semble la meilleure. D’être prise en commun, celle-ci revêt une sorte de légitimité et c’est ainsi que tous vont s’y soumettre. C’est dans cette situation que se forme l’Idée démocratique, l’idée d’une communauté qui décide elle-même de son organisation et de ses fins. En tant que l’Idée démocratique prend naissance sur le plan de l’activité sociale, un clivage décisif se produit : cette activité se dédouble, elle n’est plus seulement sociale mais politique. Au lieu de s’accomplir spontanément, elle s’interrompt pour devenir l’objet d’une réflexion. Celle-ci est motivée par la nécessité d’intégrer une action particulière en un ensemble beaucoup plus vaste et finalement à la totalité des actions d’un groupe. Cette prise en considération du système global des actions marque l’ouverture d’un champ nouveau et absolument original, celui-ci du politique - lequel relève de la connaissance et non plus de l’agir. Une telle mutation est décisive parce qu’elle concerne la phénoménalité même des phénomènes en jeu. A l’action réelle immergée dans la vie et se révélant dans son pathos, le déploiement d’une dimension proprement politique des représentations, des idées, une idéologie - mais d’abord le milieu de lumière où se montrent ces représentations et ces idées » [16].

Ainsi pour donner un exemple de ces émeutes véritablement anti-économiques et infra-politique, en 1775, dans la région anglaise proche d’Haverfordwest, des rumeurs circulent sur des exportations secrètes de grain vers la France. Les routes sont immédiatement bloquées par la population pour prévenir l’exportation hors des paroisses. Les chariots sont interceptés et déchargés des villes qu’ils traversent. Les mouvements de grains par convois de nuit prennent alors des proportions d’opérations militaires. Menaces de détruire les canaux se succèdent, tandis que les bateaux sont assaillis dans les ports. Les mineurs de Nook Colliery menacent de barrer l’estuaire à un endroit resserré. Un exemple parmi des milliers d’autres, de l’indignation morale contre les marchands dont les engagements envers un marché extérieur interrompaient l’approvisionnement de la communauté locale.

L’« économie morale de la foule » est ainsi la première forme de résistance au projet métaphysique du libre-échange de la valorisation capitaliste (synonyme des termes « économie » ou « capitalisme ») [17]. Ces émeutes étaient déjà de ces luttes anti-économiques poussant à la révolte « tous ceux qui n’ont aucun pouvoir sur leur vie et qui le savent » [18]. Pour ce qui est (aujourd’hui encore) des luttes spectaculaires des partis politiques d’Extrême gauche, des altermondialistes et des cortèges carnavalesques de syndicalistes enturbannés, ceux-ci aveuglés par les bienfaits du capitalisme qu’ils prétendaient (envers et contre tout) dépasser, ne surent pas tenir compte de « la démoralisation que la bourgeoisie s’était imposée comme un devoir social, les prolétaires se mirent [alors] en tête d’infliger le travail aux capitalistes. Les naïfs, ils prirent au sérieux les théories des économistes et des moralistes sur le travail et se sanglèrent les reins pour en infliger la pratique aux capitalistes » [19].


Bibliographie (pour aller beaucoup plus loin) :

- Edward P. Thompson, « L’économie morale de la foule », in La Guerre du blé au XVIIIe siècle.

- Edward P. Thompson, La Formation de la Classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, 1988 (1963).

- Cynthia A. Bouton, « L’économie morale et la guerre des farines de 1775 » in La guerre des blé au XVIIIe siècle. Ceci est un aperçu de la thèse de cette historienne sur la guerre de farines.

- Cynthia A. Bouton, The Flour war. Gender Class and Community un Late Ancien Regime French Society, 1993.

- G. Rist, Le Développement : histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1996. Auteur qui s’inspire largement d’E. P. Thompson.

- Anatoli Ado, Paysans en révolution. Terre, pouvoir et jacquerie 1789-1794.

- Pour la situation américaine, cf. Christopher Lasch, Le Seul et vrai paradis. Une histoire du progrès et de ses critiques, Climats, 2002 (1991). Réédité chez Flammarion en 2006.

- Jean Nicolas, La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale. 1661-1789.


[1] Sur la date de l’autonomisation de l’économique, S. Latouche donne une fourchette qui ne donne bien sûr qu’un ordre d’idée, comprise entre 1671-1871. cf. son ouvrage, L’Invention de l’économie, Albin Michel, 2005, p.18.

[2] Cette pratique royale de l’évergétisme frumentaire apparaît dès l’Egypte ancienne, pour devenir un véritable instrument politique dans les royautés hellénistiques des héritiers des Diadoques.

[3] Pour ce qui concerne des grains, Smith pense l’action de la main invisible du marché en ces termes : Globalement les petits fermiers vendent leurs grains entre la moisson (l’été) et Noël pour un prix bas ; puis fermiers moyens qui peuvent garder leur production un peu plus longtemps vendent ; finalement les gros fermiers se permettent d’attendre le mois de mai pour vendre à haut prix. Si tout cela marche bien (et en effet cela marche très bien sur le papier), cela doit permettre de répartir le grain toute l’année, et cerise sur le pompon, faire office de système de rationnement « autogéré » en cas de disette. Bien entendu ce beau système tout théorique, peut se gripper, mais seulement si intervient l’ingérence importune de l’Etat et la sensibilité morale populaire (renvoyé au rang du « préjugé populaire »). Dans ce système, l’intermédiaire joue un rôle essentiel pour amener le grain des zones d’excédent vers celles de pénurie. A mesure que le XVIIIe siècle avance, on passe par un réseau de plus en plus complexe d’intermédiaires, pour aboutir en ce début du XXIe siècle, dans une société économique qui est un système intégré de satisfaction des besoins (réels et irréels) dans lequel chacun est interdépendant de tous les autres. Où chacun n’a plus aucune maîtrise sur les conditions de sa propre vie. La théorie économique écrite sur le papier s’est faite société : une société du Spectacle dans laquelle l’ensemble des rapports sociaux ne sont plus vécus mais abstraits. Ils ne sont plus que médiatisés par des images, des utilités et des fonctions. L’économie smithienne a désormais saisie la société comme moyen de sa réalisation, en une organisation sociale totale, donc totalitaire.

[4] Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l’Envie, Calmann-Lévy, 1992 : « De l’émancipation de l’économie », p.76.

[5] Guy Debord écrit dans La Société du Spectacle, thèse 51 : « l”économie autonome se sépare à jamais du besoin profond dans la mesure même où il sort de l’inconscient social, qui dépendait d’elle sans le savoir. ‘‘ Tout ce qui est conscient s’use. Ce qui est inconscient reste inaltérable. Mais une fois délivré, ne tombe-t-il pas en ruine à son tour ? ’’ (Freud) ».

[6] En France, la première tentative d’introduction du libre-échange date de 1763/1764 et 1771. La troisième tentative sera celle de Turgot en 1774, donnant immédiatement lieu à la « guerre des farines ».

[7] Pour l’historien S. Kaplan, dans Le Pain, le peuple et le Roi, c’est la mise en cause du mythe royal bâti autour de l’image du souverain dispensateur et arbitre, qui entraîne dans le peuple, un désenchantement vis-à-vis du pouvoir, jusqu’à la désaffection à l’égard de la monarchie française. Ces analyses de Kaplan, sont ainsi a rapproché du cadre conceptuel proposé par E. P. Thompson qui explique l’émergence de l’ « économie morale de la foule », par le reflux de la politique paternaliste royale sous l’injonction du libre-échangisme. Cependant J. Nicolas dans La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale. 1661-1789. adresse à S. Kaplan, un « non global » et un « oui partiel »...

[8] Préfiguration de la « propriété exclusive » du Code civil de 1801.

[9] En effet, auparavant, chaque foyer amenait moudre son propre grain au moulin du meunier. La figure du meunier était jusqu’alors centrale dans l’imaginaire populaire. Mais dès lors que l’économie prend son autonomie à travers l’extension de la sphère des denrées échangées par les intermédiaires, le meunier se changent de plus en plus en marchand : il font directement la moule pour des boulangers et ont donc peu de temps pour les petits clients vivant de l’agriculture de subsistance. Dès la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, beaucoup de gens ont désormais l’habitude (« par la force des choses » dirait Charbonneau) d’acheter leur pain directement chez le boulanger.

[10] Ce moyen d’action fut codifié en Angleterre dans le Book of Orders entre 1580 et 1630, comme mesure d’urgence des temps de pénurie. Ce Book va longtemps rester dans la mémoire populaire même si c’est très lointain. Régulièrement circulent divers pamphlets ou affiches clouées sur des enseignes, rappelant les bonnes manières aux « monopoleurs » et « accaparateurs » potentiels - sous peine de soulèvement populaire. Cela touche particulièrement les vieilles régions manufacturières de l’Est et de l’Ouest, la foule y prétendait que puisque les autorités refusaient d’appliquer les « lois », elle devait le faire elle-même.

[11] Notons tout de même que Jean Nicolas est opposé à la thèse de Cynthia Bouton affirmant une prolétarisation des mouvements à la fin du XVIIIe siècle. Pour lui, la continuité l’emporte sur les nouveaux clivages. Cf. dans La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale. 1661-1789, son Chapitre VIII, « Politique de la faim ». L’historien Colin Lucas, va quant lui interpréter les évènements révolutionnaires de juillet 1789 à travers la thèse de l’ « économie morale de la foule » d’E. P. Thompson. Il minimise alors la portée révolutionnaire de ces évènements, pour en montrer la continuité d’avec l’économie morale de la foule. Il souligne plutôt l’importance du basculement opéré en octobre 1789 : la foule urbaine (surtout des femmes parties à Versailles chercher le boulangère et le petit mitron) dépasse les gestes de l’ « économie morale », et envahit les lieux du pouvoir et séquestre le roi dans Paris aux Tuileries.

[12] Jean Nicolas comptabilise plus exactement entre 1661 et 1789, près de 564 émeutes contre la cherté ; 119 émeutes contre l’accaparement des grains, et près de 707 émeutes contre le départ des grains.

[13] Jean Nicolas, op.cit. L’historien conclut son ouvrage par cette idée que le schéma tocquevillien de la naissance de la Révolution française est faux. A côté des idées des Lumières, certes, qu’on retrouve chez les rédacteurs de cahiers de doléances, « il y a l’énorme champ des sommations du réel ».

[14] Cf. Jacques Ellul, L’illusion politique, La Table ronde, 2004 (1965).

[15] Sur l’invention du politique, c’est-à-dire l’autonomisation de cette sphère, cf. les travaux de la médiéviste Elisabeth Crouzet-Pavan, par exemple le chapitre V. « les inventions du politique » dans Enfers et Paradis. L’Italie de Dante et de Giotto, Albin Michel, 2001.

[16] Michel Henry, « Difficile démocratie », dans M. Henry, Phénoménologie de la vie. Tome III, De l’art et du politique, Puf, 2004, p.167-168. Je souligne.

[17] Les pseudos luttes anti-libérales menées par le capitalisme altermondialiste, sont de celles qui s’attaquent au libre-échange pour mieux défendre la valorisation capitaliste. L’anti-libéralisme est une de ses mufleries habituelles que l’on trouve à foison dans la sous-pensée gauchiste. Pour élargir la réflexion autour des luttes contre le capitalisme, et notamment à propos de l’histoire américaine de la lutte populaire contre le salariat, on peut par exemple se reporter aux paragraphes « Une première opposition au travail salarié » et « L’acceptation du travail salarié et ses conséquences » dans C. Lasch, Le Seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Climats, 2002. réédition 2006.

[18] Union Nationale des Etudiants de France, Association Fédérative Générale des Etudiants de Strasbourg, De la misère en milieu étudiant. Considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, 1966.

[19] Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Mille et une nuits, 1999 (1880), p. 37.

le mercredi 2 août 2006

par Clément Homs


> L’historien du luddisme, Edward P. Thompson, et l’ « économie morale de la foule ».

1er janvier 2007

Extraits de Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise 1963, Gallimard/Le Seuil

Présentation (Matthieu Amiech) : Edward Thompson est un des plus grands historiens du XXème siècle. Encore vivant aujourd’hui, il écrivit La formation de la classe ouvrière anglaise dans un contexte (les années 1950) de vives polémiques scientifiques, empreintes d’enjeux politiques importants. Il s’agit d’une œuvre de combat, à la fois contre l’orthodoxie marxiste, pour laquelle la révolution industrielle, aussi douloureuse fût-elle, était considérée comme un passage inévitable, sur la voie du « progrès », et contre le « révisionnisme » d’historiens et d’économistes de droite qui, sur la base de données exclusivement quantitatives, considéraient la révolution industrielle comme une phase d’amélioration générale du niveau de vie, à rebours de ce qu’avaient ressenti les classes populaires anglaises à l’époque. Ce grand livre a une valeur à la fois scientifique (érudition monstrueuse, controverses passionnantes, etc.) et littéraire (plaisir du récit parfois épique, de la description de la vie quotidienne dans les villes et les campagnes...). Pour les économistes critiques, il a aussi valeur de témoignage et de démystification : certains passages illustrent combien les prétendues « lois » de l’économie sont peu « naturelles », et combien il fut difficile de les imposer à de larges pans des populations traditionnelles. Les normes sociales (et non les lois de l’Etat, à l’époque), inspirées d’idéaux de justice et de moralité, s’opposaient frontalement à l’émergence de ce que les économistes considèrent aujourd’hui spontanément comme un marché. C’est là que l’on perçoit pleinement l’aberration théorique que constituent la figure de l’homo oeconomicus et l’ « idéal » du « marché de concurrence pure et parfaite », avec ses atomes maximisateurs et son commissaire-priseur, qui ne correspond à aucun marché concret (et libre). C’est là, également, que l’on constate avec stupeur à quel point nous sommes des consommateurs et des citoyens passifs et impuissants vis-à-vis des « exigences économiques » (en réalité celles, très concrètes, des gros producteurs et des gros intermédiaires), en comparaison de ces populations prétendument rustres et sous-développées, dont Thompson ravive la mémoire.

Extraits :

LA FIXATION DES PRIX DE MARCHE DANS L’ANGLETERRE DU XVIIIème SIECLE (pp. 60-64)

Les émeutes prenaient deux formes différentes, dans la Grande-Bretagne du XVIIIème siècle : actions populaires directes plus ou moins spontanées, d’une part ; et de l’autre, usage délibéré de la foule comme instrument de pression par des individus situés « au-dessus » ou étrangers à la foule. La première forme n’a pas reçu l’attention qu’elle mérite. Elle reposait sur un consentement populaire plus organisé et s’appuyait sur des traditions populaires plus complexes que le terme d’ « émeute » ne le laisse supposer. L’exemple le plus fréquent est celui des émeutes pour le pain ou émeutes de la faim qui ne cessèrent d’éclater dans presque chaque ville ou comté jusqu’au milieu du siècle. Il s’agissait rarement d’un simple tumulte culminant dans le pillage des granges et des magasins. Elles tiraient leur légitimité des présupposés d’une économie morale plus ancienne, selon lesquels il était injuste et immoral de s’enrichir sur le dos du peuple en spéculant. Dans les communautés rurales et urbaines, la conscience de consommateur précéda les autres formes de conscience politique et sociale. Le révélateur le plus fidèle du mécontentement populaire n’était pas le niveau des salaires, mais le coût du pain. Les artisans, les hommes de métier indépendants, ou encore les mineurs d’étain de Cornouailles, où la tradition du mineur « libre » resta vivace jusqu’au XIXème siècle, considéraient que leur salaire était déterminé par la coutume ou par leur propre marchandage. Ils estimaient normal d’acheter leurs denrées sur le marché public à des prix également régis par la coutume, y compris en période de disette. Les « lois » providentielles de l’offre et de la demande, où la rareté se traduisait inévitablement par une hausse des prix, n’étaient nullement acceptées par la conscience populaire, qui restait attachée aux traditions antérieures de marchandage direct. Chaque augmentation brusque des prix déclenchait une émeute. Un mélange subtil de loi et de coutume régissait le « Tarif du pain » (Assize of bread), le poids et la qualité de la miche. Même la tentative d’imposer la mesure-étalon de Winchester pour la vente du froment contre une mesure traditionnelle pouvait se terminer en émeute. (...) Les émeutes de la faim étaient parfois l’occasion d’une grande explosion, comme cette « grande émeute des Fromages » à la foire aux oies de Nottingham en 1764, où l’on fit rouler dans les rues des fromages entiers ; ou encore l’émeute provoquée dans cette même ville par la cherté de la viande en 1788, où les portes et les volets des abattoirs furent arrachés et brûlés en place publique, ainsi que les livres de comptes du boucher. Or, même cette émeute révélait un motif plus complexe que la faim : on punissait les détaillants pour leurs prix et la mauvaise qualité de leur viande. Les émeutiers faisaient le plus souvent preuve d’autodiscipline, se conformant en cela à la coutume. La seule fois de sa vie, sans doute, où John Wesley eut l’occasion de louer une action illégale, ce fut lorsqu’il rapporta dans son journal les agissements d’émeutiers de James’ Town, en Irlande. Ils « avaient mené grande agitation toute la journée. Mais leur intervention n’était dirigée que contre les marchands accapareurs, qui avaient acheté tout le blé disponible, afin d’affamer les pauvres, et affrété un navire hollandais amarré au quai. Mais la foule a tout rapporté sur le marché et l’a vendu au prix habituel en donnant ensuite la somme aux propriétaires. Ils menèrent cette action avec tout le calme et tout le sang-froid imaginables, sans frapper ni blesser qui que ce soit. » En 1766, des dentelliers de Honiton s’emparèrent du blé dans les entrepôts des paysans, le portèrent eux-mêmes au marché, le vendirent, puis remirent l’argent et même les sacs vides aux paysans. La même année, dans la vallée de la Tamise, Abingdon, Newbury, Maidstone et de nombreux villages reçurent la visite de groupes imposants d’ouvriers agricoles, qui se donnaient le nom de « Régulateurs », obligeant à respecter un prix populaire pour toutes les denrées. Cette action commença lorsque des équipes d’hommes travaillant sur la route à péage dirent « d’une seul Voix que Tous viennent Ensemble à Newbury pour Abaisser le prix du Pain ». Halifax offrit, en 1783, le même exemple d’intimidation de masse et d’autodiscipline. La foule partie de villages de tisserands se rassembla aux portes de la ville, puis les gens descendirent sur la place du marché, deux par deux, avec à leur tête Thomas Spencer, ancien soldat et faux-monnayeur. On assiégea les marchands de blé, et on les contraignit à vendre l’avoine à 30 shillings la charretée, et le froment à 21 shillings. Lorsque par la suite, Spencer et l’un de ses compagnons furent exécutés, les autorités firent venir un grand nombre de soldats de crainte qu’on ne tentât de les délivrer. Lorsque le convoi mortuaire remonta la vallée de la Calder jusqu’au village natal de Spencer, la foule se pressait sur plusieurs kilomètres pour honorer sa mémoire. Le peuple considérait ces « émeutes » comme des actes de justice et tenait leurs dirigeants pour des héros. Dans la plupart des cas, elles culminaient avec la vente forcée des denrées au prix traditionnel ou populaire, analogue à la « taxation populaire » française, le produit de la vente étant remis aux propriétaires. Elles exigeaient en outre plus de préparation et d’organisation qu’il n’y paraît au premier abord. Il arrivait que le peuple contrôlât la place du marché pendant plusieurs jours en attendant la baisse des prix. Ces actions étaient parfois signalées à l’aide d’annonces manuscrites ou imprimées. Parfois, les femmes tenaient la place du marché pendant que des groupes d’hommes interceptaient les céréales sur les routes, aux docks ou sur les fleuves. Le signal de l’action était très souvent donné par un homme ou une femme brandissant une miche de pain ornée d’un ruban noir et portant quelque slogan. Une émeute à Nottingham, en 1812, se déclencha lorsque plusieurs femmes plantèrent une miche d’un demi-penny au bout d’une canne à pêche, après l’avoir marquée d’ocre rouge et y avoir noué un bout de crêpe noir pour symboliser « la famine sanglante habillée de Grosse Toile ». Ces émeutes atteignirent leur paroxysme en 1795, année de famine et de disette extrême en Europe, lorsque l’ancienne tradition populaire se raidit sous l’effet de la conscience jacobine d’une minorité. La montée des prix entraîna la généralisation de l’action directe dans tous le pays. A Nottingham, des femmes allaient d’un boulanger à l’autre, fixaient le prix des marchandises à leur gré, déposaient l’argent et emportaient les denrées. Le maire de Gloucester s’en émut et écrivit : « J’ai de bonnes raison de craindre une visite des Mineurs de la Forêt de Dean, qui font depuis plusieurs jours la tournée des Villes Alentour et y vendent à prix réduit la Farine, le Froment et le pain appartenant aux Meuniers et Boulangers. » A Newcastle, la foule obligea à vendre le beurre 8 pence la livre, le froment 12 shillings le bol, et les pommes de terre 5 shillings la charretée, en présence des autorités municipales, sans commettre aucune violence. A Wisbech, les « Hommes des Talus », « une des Bandes les plus effrayantes que le nombre rendait formidable », ouvriers ruraux employés à creuser des fossés, enclore des propriétés, etc., animèrent une révolte sur le marché : ils étaient dirigés par un homme brandissant une miche de 6 pence au bout de sa fourche. A Carslile, la foule découvrit des céréales cachées dans un entrepôt : elle les transporta, ainsi que la cargaison d’un navire, jusqu’à l’hôtel de ville et les vendit 18 shillings la charretée. En Cornouailles, les « Hommes de l’Etain » se répandaient dans la campagne et appliquaient de force leurs « Lois du Maximum ». Des actions sur une telle échelle, qui n’étaient pas, loin s’en faut, l’exception, indiquaient une structure de comportements et de mentalités profondément enracinée. (...) Ces actions populaires étaient légitimées par l’ancienne économie morale paternaliste. Bien que l’ancienne législation contre les accapareurs et les agioteurs eût été en grande partie abrogée ou révisée à la fin du XVIIIème siècle, elle conservait toute sa force, tant dans les traditions populaires que dans l’esprit de certains paternalistes tories (...). Dans la mentalité populaire, ces actions comprenaient toute pratique délibérée tendant à élever le prix des denrées, et tout spécialement les activités des courtiers en gros, des meuniers, des boulangers et de tous les intermédiaires. (...) On croyait que les grands meuniers stockaient le grain pour en accroître le prix. Le grand moulin à vapeur de Snow Hill, à Birmingham, fut attaqué en 1795, tandis qu’à Londres les Grands Moulins à blé d’Albion brûlèrent à deux reprises. Les dernières années du XVIIIème siècle coïncidèrent par conséquent avec un effort populaire désespéré pour imposer l’ancienne économie morale contre l’économie de marché libre. Il fut quelque peu soutenu par des juges de paix à l’ancienne mode, qui menaçaient de poursuivre les accapareurs, renforçaient leur contrôle sur les marchés et publiaient des édits contre les agioteurs qui se portaient acquéreurs du blé sur pied. (...) On assista à une série de poursuites contre des accapareurs entre 1795 et 1800. Diverses sociétés privées se constituèrent en 1800 en vue de les traîner devant les tribunaux (...). Mais ce fut la dernière tentative d’imposer l’ancienne protection des consommateurs. La complète dislocation ultérieure des contrôles coutumiers contribua considérablement à l’amertume populaire contre un Parlement de propriétaires protectionnistes et de magnats du commerce partisans du laissez-faire.