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Origine : http://www.decroissance.info/L-Eglise-des-illusions-du-progres
Le progrès [1] est utilisé aujourd’hui comme
un impératif de consommation, mais il constitue également
un espoir aveugle de résolution de tout problème.
Son évolution est présentée comme une continuité
historique vers un « mieux » définit à
travers les catégories du « bien » propres à
l’ethnocentrisme occidental. Pourtant nulle essence ne caractérise
le terme de « progrès », l’idée
de progrès et ses multiples usages ont une histoire bien
spécifique qui relève de l’histoire occidentale
des idées et plus largement de l’histoire de la société
sécularisée. Si bien qu’il nous faudra achever
cette sécularisation ratée [2] et sortir de la religion
du progrès pour qu’enfin se trouvent réunies
les conditions de possibilité pour dépasser le capitalisme
sur sa gauche.
- Les Lumières ou la douce musique des origines.
http://www.decroissance.info/L-Eglise-des-illusions-du-progres#1
- De la théologie de l’histoire... à la philosophie
de l’histoire : l’invention du progrès.
http://www.decroissance.info/L-Eglise-des-illusions-du-progres#2
- La Gauche et le progrès : se guérir de l’illusion
progressite.
http://www.decroissance.info/L-Eglise-des-illusions-du-progres#3
Les Lumières ou la douce musique des origines.
Si les origines de la notion de « progrès »
sont antérieures à la fameuse querelle des Anciens
et des Modernes (1687-1698), le XVIIIe siècle a fait de ce
maître concept un véritable porte-étendard.
Toute une génération croit en effet au progrès
de l’esprit humain et annonce les Lumières. Le philosophe
anglais John Locke va par exemple fonder la conviction que la société,
en réglementant les conditions matérielles, pouvait
promouvoir le progrès moral de ses membres. Les premiers
économistes eux vont créer la notion de progrès,
sous cette acception aujourd’hui dominante en affirmant que
la croissance, le luxe, l’aisance permettront l’accès
au bonheur matériel pour l’humanité. Ainsi chez
les physiocrates ou chez Adam Smith se crée un idéal
voltairien d’efficacité du système économique
à travers sa progression illimitée vers le «
bonheur universel ».
Les précurseurs de la philosophie de l’Histoire conçue
comme progrès, puisent quant à eux dans la théologie
chrétienne de l’histoire et chez le philosophe arabe
Ibn Khaldoun. Comme l’écrit Karl Löwith, l’eschatologie
du salut chrétien se change alors peu à peu en idéologie
du progrès, en fournissant des éléments religieux
métamorphosés. Autrement dit, la théologie
de l’histoire préoccupée par la problématique
de la transcendance [3] du sens de l’histoire - illustrée
par saint Augustin jusqu’à Bossuet - est remplacée
à partir des Lumières, par la philosophie de l’histoire
et une problématique de son immanence [4]. L’idéologie
du progrès est le produit de la sécularisation de
la vision chrétienne de l’histoire qui orientait le
temps comme une flèche (en opposition au temps cyclique des
Grecs), de la déchéance de l’homme à
sa rédemption. Désormais le temps fléché
part de la souffrance quotidienne vers le bonheur universel, de
la barbarie vers la civilisation radieuse.
Ainsi Jean-Baptiste Vico va laïciser en quelque sorte la théologie
de l’histoire exprimée par Saint Augustin dans La Cité
de Dieu, il la réaménage en approfondissant la notion
d’un pouvoir créateur de l’homme s’exprimant
dans l’histoire. C’est l’histoire de l’humanité
qu’il privilégie, humanité passant d’âges
inférieurs marqués par la sensibilité et l’imagination,
à un stade rationnel. En s’efforçant d’établir
une loi de développement historique portant sur les nations
et le développement de l’esprit humain, en prenant
en compte une évolution sur plusieurs étapes, Vico
participe à l’élaboration du concept de philosophie
de l’ histoire selon lequel, l’Histoire formant un tout,
évoluerait vers un terme final. Alors l’emportent raison
et liberté politique, alors régresse l’autorité.
Ainsi avec Vico s’affirme en Histoire l’idée
de progrès et celle de création collective, idée
que le matérialisme dialectique transformera au XIXe siècle
en véritable dogme .
Mais partagés dans leur attitude d’admiration envers
la Rome antique transformée en véritable mythologie,
les contemporains des Lumières sont pratiquement unanimes
à décrier le Moyen-Age, symbole à leurs yeux
de pauvreté, d’oppression, d’ignorance, d’obscurantisme,
préjugés encore aujourd’hui bien persistants,
dont l’historiographie a pourtant depuis longtemps totalement
remis en cause. Mais pour des hommes des Lumières «
Gothique » reste le terme le plus péjoratif à
leurs yeux. Tous sont d’accord lorsqu’il s’agit
de société et de culture, distinctes de la liberté
politique, pour affirmer que l’époque moderne est sans
conteste supérieure à celle qui l’a précédée
et bientôt d’imposer cette supériorité
aux peuples de leurs colonies.
De la théologie de l’histoire... à la philosophie
de l’histoire : l’invention du progrès.
Les Lumières [5] ne dégagent pas au XVIIIe siècle,
une philosophie de l’histoire fondée sur de nouveaux
fonds baptismaux, c’est-à-dire sur des présupposés
épistémologiques radicalement nouveaux. Comme des
architectes qui utiliseraient des pierres de réemplois pour
construire un nouvel édifice, les hommes des Lumières
aménagent la théologie chrétienne de l’histoire
à leurs convenances, c’est-à-dire à l’aune
de leurs nouvelles croyances. En conservant les présupposés
épistémologiques de la théologie de l’histoire,
les Lumières n’opèrent dans leur idéologie
du progrès qu’une « translation simple »
de région ontologique à région ontologique.
Ainsi pour Karl Löwith (1897-1973), l’idée même
de progrès centrée sur le bien-être de l’individu,
va remplacer au XIXe et XXe siècle, celle du salut préoccupée
par le souci de l’âme. Dans cette nouvelle métaphysique
progressiste, la science n’est alors que la forme «
sécularisée » de la création divine,
et la dimension messianique du marxisme doit être rapportée
plus directement à l’influence de cet héritage
judéo-chrétien [6]. Marx n’est il d’ailleurs
pas considéré par le philosophe Michel Henry, comme
« le premier penseur chrétien de l’Occident »
? [7] Mais la pensée du XIXe siècle a également
emprunté à la tradition Judéo-chrétienne
- sans remonter à la version zoroastrienne du mythe du déclin
et de la chute de l’humanité -, l’idée
de « gradation » pour comprendre la réalité
sociale.
La « loi du progrès » allait alors devenir un
récit de l’humanité en marche obéissant
à la nécessité historique et à la morale
tout à la fois. L’idée de concevoir l’humanité
comme traversant des époques ou des stades différents
est une tentation partagée par tous les auteurs de ce siècle.
C’est par ailleurs le plus souvent un des lieux communs que
partagent des traditions intellectuelles violemment opposées.
Le schéma de la gradation se retrouve en effet au centre
de diverses pensées de la société, au XIXème
siècle. Pour Charles Fourier (1772-1837), chaque stade de
l’évolution est défini par l’articulation
de l’économique et du système des amours. L’humanité
passe ainsi de l’édenisme, à la sauvagerie -
le monde sauvage préhistorique -, en passant par le patriarcat
- système de production esclavagiste et domination politique
de l’homme sur la femme -, jusqu’à la barbarie
- captation, prédation violentes - pour atteindre, stade
suprême, la civilisation - plus raffinée certes que
la barbarie, mais elle conduit à un résultat identique
pour Fourier, car si la contrainte sur l’homme se fait sans
violence physique, elle procède quand même par l’idéologie,
la culture et la religion. Le philosophe et économiste Karl
Marx (1818-1883) est lui aussi séduit par l’idée
de gradation pour rendre compte de la réalité des
sociétés humaines. Pour lui cette évolution
passe plutôt par des stades successifs, qui correspondent
chacun à des formes différentes du travail et de l’exploitation
des richesses. Le progrès s’intègre ici dans
la socialisation des moyens de production lors de la phase collectiviste,
elle-même dépassé dans une étape lointaine
et ultime, le communisme comme « seul et vrai paradis ».
Pour ce qui est de la conception du progrès proposée
par Auguste Comte (1798-1857), ses fameux « trois états
» ne sont, comme l’a bien montré le père
Henri de Lubac, que le relais à peine sécularisé
des « trois âges du monde » de la théologie
de Joachim de Flore, célèbre théologien visionnaire
du XIIIe siècle et par là, fondateur - selon l’expression
de Gilbert Durand (disciple de Gaston Bachelard) - de « l’énorme
mythe progressiste », auxquels sacrifieront plus d’un
courant de pensée au cours de ce siècle [8]. Selon
l’interprétation de Karl Löwith, Joachim de Flore
est la figure charnière qui permettra aux théologies
de l’histoire de se muer en philosophies de l’histoire.
Il thématise l’accomplissement de l’histoire
du salut dans le cadre de l’histoire du monde : il opère
l’« immanentisation de l’eschaton chrétien
».
Cet aménagement de la théologie de l’histoire
par les idéologues du progrès est également
bien perceptible pour ce qui est des deux systèmes proposés
par Auguste Comte et Herbert Spencer (1820-1903) - les deux pères
de l’« évolutionnisme » et du concept de
« sécularisation » - pour lesquels l’évolution
naturelle aboutit à terme à un affaiblissement notable
de la religion. Et dès lors, cette faiblesse doit être
pour eux compensée, en remplaçant la religion par
de nouveaux paradigmes, formes d’une nouvelle rationalité,
Comte voulant fonder la société sur le savoir scientifique,
Spencer sur une moralité rationnelle. C’est bien en
la place de la religion que s’établit le progrès.
Les deux « pères » de la sociologie considéraient
ainsi que le déclin de la religion était la conséquence
nécessaire des lois de l’évolution et tous deux
acclamaient la science comme signalant l’aube d’un nouvel
âge de l’humanité. Après les théories
positivistes de Comte et de Spencer, pour Ferdinand Tönnies
(1855-1936), philosophe et sociologue allemand, les transformations
de la modernité ne sont ni la conséquence d’une
transformation cognitive, comme le pense Auguste Comte - passage
de l’« erreur » à la « vérité
» -, ni celle de l’émergence d’un ordre
social « scientifique », comme l’explique Spencer,
mais le résultat d’une transformation structurelle,
c’est-à-dire du passage de la Gemeinschaft («
communauté ») à la Gesellschaft (« société
»). Dans ce XIXe siècle en effet, l’air du temps
est à ce que la philosophie progressiste de l’histoire
réaménage et tienne à remplacer la théologie
chrétienne de l’histoire [9].
La Gauche et le progrès : pour se guérir de l’illusion
progressiste.
L’association des termes, gauche et progrès, est-elle
à démontrer ? [10]. Certes non, cette thèse
historiographique identifiant la gauche aux Lumières, remonte
au lien qui a longtemps semblé évident entre la Révolution
française et les Lumières [11]. Mais Anne Rasmussen
décrit pourtant trois postures caractérisant la relation
critique des gauches au progrès au cours des XIXe et XXe
siècle.
La première figure émerge dès le milieu du
XIXe siècle, dans la critique du machinisme dont les effets
humains étaient bien souvent une violence et une subordination
des hommes arraisonnés par les procédés abstraits
de la technique. Le progrès détériorait la
condition sociale. Sur cette question une polémique s’engagea
à gauche et pour contrer ces critiques, Marx ne tergiversera
pas longtemps en s’engageant dans le camp du futur en mettant
un pied dans la société capitaliste : « il est
préférable de souffrir dans la société
bourgeoise moderne, qui par son industrie crée les conditions
matérielles nécessaires à la fondation d’une
société nouvelle, qui vous libérera, que de
retourner vers une forme périmée de société
qui, au prétexte de sauver vos classes sociales, tire la
nation entière en arrière, vers la barbarie médiévale
» [12]. Le dogme marxiste était posé, le développement
de la société industrielle capitaliste est nécessaire
pour poser les bases matérielles du socialisme, il en est
le premier terme, il faut donc accepter la souffrance, car pour
Marx l’advenue de l’histoire à laquelle s’identifie
la révolution, est le développement de l’aliénation
de la vie en l’homme comme condition de sa réappropriation.
Ce n’est donc que quand les souffrances deviennent universelles
grâce au développement du capitalisme, que sortira
le salut. Le catastrophisme est à la source de cet interprétation
faite par Marx, qui fait en quelque sorte le pari de l’explosion
de la condensation de la contradiction capitalistique [13]. Comme
le note très justement Michel Henry, cette conception apocalyptique
et messianique de l’histoire est chez Marx largement tributaire
de la métaphysique allemande [14], même si encore de
très nombreux marxistes croient que Marx renversait là
la philosophie de l’histoire de l’Esprit de Hegel pour
l’incarner dans le réel de l’histoire. Dès
lors Marx et ses disciples n’arrivant pas à se dégager
des présupposés de la métaphysique allemande,
allaient transformer l’ « horreur instinctive devant
la mécanisation de la vie » (G. Orwell) caractéristique
des premières révoltes ouvrières (avec le luddisme
industriel et rural), en célébration béate
d’un « développement des forces productives »
du capitalisme voué à créer les bases matérielles
du nouveau monde « de la même façon que les révolutions
géologiques ont crée la surface de la terre »
(Michéa).
A la fin du XIXe siècle, un seconde posture se dégage
avec l’apparition d’un désenchantement antiscientiste
atteignant de nombreux pans de la société. Plusieurs
personnalités de Gauche qui furent pourtant pendant longtemps
les plus fidèles adeptes du progrès prirent en ligne
de mire la voie évolutionniste du progrès. Ainsi P.-J.
Proudhon qui avait pourtant maintes fois affirmé sa croyance
au progrès, introduisit la critique en récusant l’acception
du « tout utilitaire et matériel : accumulation de
découvertes, multiplication des machines, accroissement du
bien-être en général » [15]. Une partie
de la Gauche prit également ses distances avec l’évolutionnisme
ainsi qu’avec le progressiste Herbert Spencer par bien des
points conservateurs. Pourtant ces deux premières postures
de Gauche, n’en demeuraient pas moins conformes comme l’écrit
A. Rasmussen, à « une interprétation progressiste
du monde ». Le progrès restait souhaitable, il suffisait
de le contrôler et d’en maîtriser les conséquences
néfastes.
Toute autre est la troisième posture véritable critique
antiprogressiste du progrès, qui trouva dans l’œuvre
de Frédéric Nietzsche une formulation éclatante.
Si Nietzsche en écartant radicalement la théologie
de l’histoire, consentait comme les Lumières à
l’idée de situer dans l’immanence historique
l’éventuel avènement de son surhomme, il refusait
de partager avec Hegel, Comte et Marx leur fantasmagorie de la rationalité
historique, et il s’en indignait comme d’un funeste
mensonge : « voir dans l’histoire la réalisation
du bien et du juste est un blasphème contre le bien et le
juste. Cette belle histoire universelle est, pour employer une expression
d’Héraclite, ‘‘un pêle-mêle
d’ordure’’ ». Pour Nietzsche, la philosophie
de l’histoire de l’Esprit de Hegel a « divinisé
le type du tard venu comme s’il était le sens et le
but de toute l’évolution antérieure »
[16]. Nietzsche dénonça alors la foi moderne au «
progrès », laquelle n’est pour lui qu’une
nouvelle mouture de la métaphysique chrétienne : «
Dans quelle mesure, demande-t-il, subsiste encore la fatale croyance
à la Providence divine, la croyance la plus paralysante qui
soit, pour les mains et pour les cerveaux ; dans quelle mesure,
sous le nom de la « nature », du « progrès
», du « perfectionnement », du « darwinisme
», dans la croyance supertitieuse à un certain lien
entre le bonheur et la vertu, est-ce encore l’hypothèse
et l’interprétation chrétiennes qui persistent
? » [17]. Si Nietzsche immanentise son surhomme dans l’histoire,
il arrachait cependant son projet à toute idée de
progrès en écartant radicalement la théologie
chrétienne de l’histoire, ce que n’ont pas fait
l’ensemble des calotins de la modernité qui l’ont
simplement aménagé à l’aune de leurs
nouvelles croyances. Ici, avec Nietzsche, le « progrès
» ne véhicule qu’illusions, il est une idée
fausse contre laquelle il importe de lutter. La fascination pour
« l’insupportable promotion » du progrès
(P. Virilio) y devient hautement suspecte et le messianisme du rationalisme
des Lumières sujet à caution. Progrès, humanisme,
utilitarisme, positivisme, industrialisme cosmopolitique ou pacifiste,
voire libération des mœurs et des désirs deviennent
autant d’illusions à déconstruire. En 1909,
Georges Sorel dans Illusion du progrès, était le premier
à sortir de la religion du progrès sous l’influence
de Nietzsche et de la psychologie de William James.
Dans les années 1990, Christopher Lasch, grand intellectuel
marxiste et historien américain, a lui contesté qu’il
y ait eu historiquement identification des forces démocratiques
et radicales au progrès. Se basant sur des analyses adaptées
à la société américaine et notamment
au travers des mouvements populistes et plébéiens
du XIX siècle, l’historien écrivit que les mouvements
démocratiques et radicaux se constituèrent en opposition
au progrès identifié au capitalisme et à l’industrialisme.
En effet, au lieu de s’appuyer sur la solidarité mythifiée
du prolétariat international dont la gauche internationaliste
faisait l’hypothèse progressiste, une partie de l’action
révolutionnaire s’est au contraire construite sur l’appel
au passé et à des solidarités locales brisées
par l’ordre nouveau modernisateur. Le progrès portait
par les élites - qu’elles viennent du libéralisme
ou de la gauche - fit pour victimes les groupes sociaux (petits
propriétaires, artisans et commerçants) qui résistaient
radicalement au développement du salariat et au productivisme
par la mise en place à leur encontre d’une politique
du « ressentiment » [18]. Les marxismes eux étaient
favorables au développement du capitalisme qu’ils voyaient
comme une étape nécessaire et fatale vers le collectivisme
et le communisme. La défaite finale de ces secteurs de la
société constituait pourtant, selon Lasch, la première
étape, historique, d’une déconnexion profonde,
et aujourd’hui très prolongée, entre la gauche
et le « peuple ».
Christopher Lasch.
Jean-Claude Michéa exprime également ce constat adressé
à la gauche : qu’elle soit social-démocrate,
marxiste, écologiste ou anti-capitaliste, elle a sans cesse
été récupérée par le capitalisme
en s’intégrant plus en avant au Spectacle, si bien
qu’elle est la seule source de la survie actuelle de celui-ci.
Le planisme socialiste est devenu l’Etat-Providence, la contre-culture
de 68 est devenue le discours publicitaire et idéologie libérale-libertaire,
aujourd’hui l’alterconsommation à la côte
chez les marchands de chaînes du marketing, etc... Pourquoi
une telle récupération a priori paradoxale chez une
Gauche qui s’est présentée depuis toujours opposée
au capitalisme ? M. Michéa avance l’interprétation
suivante, l’idéologie marchande et libre-échangiste
qui forme ce que nous appelons commodément le « capitalisme
» est au cœur même du projet de la modernité
des Lumières. Les Lumières ont inventé l’économie
comme l’écrit S. Latouche [19]. Depuis l’Affaire
Dreyfus s’est imposée en France une Gauche intellectuelle
et morale qui a pris le parti des Lumières et du progrès
au nom des travailleurs. Et à partir de la nécessaire
modernisation, cette gauche progressiste a accepté et encouragé
la « dissolution générale de tous les acquis
communautaires indispensables à la construction d’une
vie individuelle réellement humaine » [20], aboutissant
aujourd’hui au fait que « la société est
en poussière, parce que les hommes sont désassociés,
parce qu’aucun lien ne les unit, parce que l’homme est
étranger à l’homme » [21]. Les élections
françaises de mai 2001 sont là deux siècles
après cette analyse prophétique de Pierre Leroux,
pour attester s’il le fallait de la crise structurelle de
la société et de l’humain. Mais aussi du fossé
voire de la déconnexion totale entre le « peuple »
et la gauche.
J.-C. Michéa appelle alors à laisser de côté
les progressistes de gauche dont les héritiers aujourd’hui
se contentent du replâtrage réformisme et d’une
révolution conçue sous les traits du productivisme
de la socialisation des moyens de production partageant avec leurs
supposés ennemis, un économisme congénital.
Cette gauche progressiste partage avec les libre-échangistes,
l’esprit moderne, c’est-à-dire non seulement
l’économisme de leur vision du monde mais surtout «
leur complexe injustifié de supériorité sur
le passé, [avec] sa fascination pour le futur, et son indifférence
latente pour le présent » [22]. La décroissance
propose la constitution historique d’une nouvelle gauche radicale,
mais pour cela il faut se déprendre de nombreux réflexes
propres à la culture de gauche. Aujourd’hui il nous
faut véritablement déconfessionnaliser la philosophie
de l’histoire qui n’est encore qu’une «
théologie déguisée », pour fonder une
philosophie de l’histoire laïque, arrachée radicalement
à la théologie chrétienne de l’histoire
sécularisée dans l’idéologie du progrès.
Il faut en effet réaménager une authentique philosophie
de l’histoire à l’aune des apports de l’anthropologie,
de la sociologie de l’imaginaire, de la phénoménologie
et de l’histoire. Car, le « progressisme (le bon), c’est
d’être en retard dans la mauvaise voie » [23].
Bibliographie sommaire :
- Christopher Lasch, Le Seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie
du progrès et de ses critiques, trad. Fr. 2002, Climats,
Castelnau-le-Lez. Cet ouvrage majeur vient d’être réédité
en février 2006 aux éditions Flammarion dans la collection
Champs.
- Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. De l’impossibilité
de dépasser le capitalisme sur sa gauche. Climats, Castelnau-le-lez.
Cet ouvrage vient d’être réédité
en février 2006 aux éditions Flammarion, collection
Champs.
- Jean-Paul Besset, Comment ne plus être progressiste...sans
devenir réactionnaire. Fayard 2005.
- Brochure pédagogique « Les illusions du progrès
» par les Renseignements Généreux.
- P.-A. Taguieff, Du progrès. Biographie d’une utopie
moderne, Librio, Paris, 2001.
- Edgar Morin, « La religion du progrès » dans
Le Monde 28 novembre 1997.
- Serge Latouche, « La métaphysique du progrès
» (conférence).
- Anne Rasmussen, « La gauche et le progrès »
dans J.-J. Becker et G. Candar, Histoire des gauches en France,
volume 1, La Découverte/Poche, 2005, pp. 342-361.
- Michel Lagrée, La Bénédiction de Prométhée.
Religion et technologie XIXe-Xxe siècle, Fayard, Paris, 1999.
- Michel Henry, La Barbarie, Puf, réédition 2005.
[1] Le progrès est la transformation graduelle d’une
chose, d’un être, d’un état de la réalité.
Le mot progrès renvoie le plus souvent au mouvement d’un
moins vers un plus, ou du moins bien au mieux. Nous distinguons
ici nettement, l’idée de « progrès »
de la philosophie progressiste de l’histoire qui implique
une nécessité interne du progrès sous les traits
d’une loi soit-disant universelle.
[2] La sécularisation est un processus historique d’«
autonomisation » du domaine « séculier »
ou profane. Ce terme désigne simultanément un constat,
une interprétation et un projet, celui d’une mutation
religieuse de la société où non seulement les
religions traditionnelles perdent du terrain, mais où également
de nombreux éléments religieux se laïcisent.
[3] Transcendance : c’est-à-dire ce qui renvoie à
l’idée d’un principe ou d’un être
radicalement séparé du monde et infiniment supérieur
[4] Immanence : ce qui relève d’un principe ou d’une
causalité interne et non pas d’une instance extérieure
[5] Dont il faut d’ailleurs se dégager d’une
vision monolithique héritée des révolutionnaires
français, car elles sont en réalité multiples,
contradictoires et très souvent nationales. Il existe des
Lumières françaises comme des Lumières allemandes,
danubiennes ou encore « radicales ». L’idée
également que les Lumières seraient opposées
à la religion est une idée bien française que
l’historiographie a totalement dépassé
[6] Jean-Claude Monod, La Querelle de la sécularisation
de Hegel à Blumenberg, 2003, éd. Librairie philosophique
Vrin, 317 p.
[7] M.Henry, Marx, 2 tomes, Gallimard, Tel, 1976
[8] Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, Paris,
Albin Michel, 1996, p.50-51
[9] Ce rapide aperçu des théories progressistes de
l’histoire est très loin d’être exhaustif.
Kant, Hegel, Proudhon, Taine, etc auraient pu être développés
dans ce même sens
[10] Anne Rasmussen, « La gauche et le progrès »
dans J.-J. Becker et G. Candar, Histoire des gauches en France,
volume 1, La Découverte/Poche, p.342
[11] Aujourd’hui la thèse téléologique
de Daniel Mornet sur les origines intellectuelles de la Révolution
française a totalement été écartée
par l’historiographie contemporaine notamment grâce
aux travaux de Roger Chartier sur ses origines culturelles et de
Darnton sur les « rousseau des ruisseaux ». En réalité
ce sont les révolutionnaires français qui ont inventé
a posteriori cette abstraction des « Lumières »
en se cherchant une légitimité et des ancêtres
(une généalogie). En réalité les derniers
représentant des Lumières pendant la Révolution,
hormis Condorcet (qui sera guillotiné sous la Terreur), soit
se cachent soit se désolidarisent de la Révolution.
L’exemple de La Harpe, le grand ami de Voltaire, qui basculera
dans le camp de la contre-révolution est caractéristique.
Actuellement les historiens considèrent que ni Voltaire ni
Diderot et même Rousseau n’auraient pas soutenu la Révolution.
Et surtout pas Montesquieu. Il faut donc se méfier des constructions
a posteriori et prendre la mythologie révolutionnaire avec
des pincettes.
[12] Lasch, Le Seul et vrai paradis, 2002, p.138.
[13] Dit autrement, pour Marx le présent historique du capitalisme
est un moment du processus dialectique, il avait la tâche
d’accomplir le négatif et de s’identifier avec
lui.
[14] M. Henry, Marx, tome 1, chapitre III « La réduction
des totalités », première partie « La
mythologie de l’histoire », pp.163-165, Gallimard, Tel,
1976
[15] Proudhon, Oeuvres complètes, t.XII. Philosophie du
progrès, Slatkine, Paris-Genève, 1982, p.19.
[16] Considérations inactuelles, I, Paris, Aubier, 1964,
p.333.
[17] La Volonté de puissance. t.II, Nrf, Galliamrd, 1948,
p.59
[18] C’est-à-dire que le ressentiment lié à
la dégradation des conditions de vie, est sublimé
par des votes politiques aux extrêmes. Mais peut également
se sublimer dans du racisme, de l’antisémitisme...
[19] S. Latouche, L’invention de l’économie.
[20] J.-C. Michéa, Impasse Adam Smith, Climats, p. 103.
[21] Pierre Leroux, « De la philosophie et du christianisme
», in Revue encyclopédique, août 1832.
[22] Lasch, Le Seul et vrai paradis, p. 278.
[23] François Brune, Médiatiquement correct. http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
mars 2006
par Clément Homs
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