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L’Eglise des illusions du progrès et les objecteurs de croissance.
Clement Homs

Origine : http://www.decroissance.info/L-Eglise-des-illusions-du-progres


Le progrès [1] est utilisé aujourd’hui comme un impératif de consommation, mais il constitue également un espoir aveugle de résolution de tout problème. Son évolution est présentée comme une continuité historique vers un « mieux » définit à travers les catégories du « bien » propres à l’ethnocentrisme occidental. Pourtant nulle essence ne caractérise le terme de « progrès », l’idée de progrès et ses multiples usages ont une histoire bien spécifique qui relève de l’histoire occidentale des idées et plus largement de l’histoire de la société sécularisée. Si bien qu’il nous faudra achever cette sécularisation ratée [2] et sortir de la religion du progrès pour qu’enfin se trouvent réunies les conditions de possibilité pour dépasser le capitalisme sur sa gauche.

- Les Lumières ou la douce musique des origines.

http://www.decroissance.info/L-Eglise-des-illusions-du-progres#1

- De la théologie de l’histoire... à la philosophie de l’histoire : l’invention du progrès.

http://www.decroissance.info/L-Eglise-des-illusions-du-progres#2


- La Gauche et le progrès : se guérir de l’illusion progressite.

http://www.decroissance.info/L-Eglise-des-illusions-du-progres#3


Les Lumières ou la douce musique des origines.

Si les origines de la notion de « progrès » sont antérieures à la fameuse querelle des Anciens et des Modernes (1687-1698), le XVIIIe siècle a fait de ce maître concept un véritable porte-étendard. Toute une génération croit en effet au progrès de l’esprit humain et annonce les Lumières. Le philosophe anglais John Locke va par exemple fonder la conviction que la société, en réglementant les conditions matérielles, pouvait promouvoir le progrès moral de ses membres. Les premiers économistes eux vont créer la notion de progrès, sous cette acception aujourd’hui dominante en affirmant que la croissance, le luxe, l’aisance permettront l’accès au bonheur matériel pour l’humanité. Ainsi chez les physiocrates ou chez Adam Smith se crée un idéal voltairien d’efficacité du système économique à travers sa progression illimitée vers le « bonheur universel ».

Les précurseurs de la philosophie de l’Histoire conçue comme progrès, puisent quant à eux dans la théologie chrétienne de l’histoire et chez le philosophe arabe Ibn Khaldoun. Comme l’écrit Karl Löwith, l’eschatologie du salut chrétien se change alors peu à peu en idéologie du progrès, en fournissant des éléments religieux métamorphosés. Autrement dit, la théologie de l’histoire préoccupée par la problématique de la transcendance [3] du sens de l’histoire - illustrée par saint Augustin jusqu’à Bossuet - est remplacée à partir des Lumières, par la philosophie de l’histoire et une problématique de son immanence [4]. L’idéologie du progrès est le produit de la sécularisation de la vision chrétienne de l’histoire qui orientait le temps comme une flèche (en opposition au temps cyclique des Grecs), de la déchéance de l’homme à sa rédemption. Désormais le temps fléché part de la souffrance quotidienne vers le bonheur universel, de la barbarie vers la civilisation radieuse.

Ainsi Jean-Baptiste Vico va laïciser en quelque sorte la théologie de l’histoire exprimée par Saint Augustin dans La Cité de Dieu, il la réaménage en approfondissant la notion d’un pouvoir créateur de l’homme s’exprimant dans l’histoire. C’est l’histoire de l’humanité qu’il privilégie, humanité passant d’âges inférieurs marqués par la sensibilité et l’imagination, à un stade rationnel. En s’efforçant d’établir une loi de développement historique portant sur les nations et le développement de l’esprit humain, en prenant en compte une évolution sur plusieurs étapes, Vico participe à l’élaboration du concept de philosophie de l’ histoire selon lequel, l’Histoire formant un tout, évoluerait vers un terme final. Alors l’emportent raison et liberté politique, alors régresse l’autorité. Ainsi avec Vico s’affirme en Histoire l’idée de progrès et celle de création collective, idée que le matérialisme dialectique transformera au XIXe siècle en véritable dogme .

Mais partagés dans leur attitude d’admiration envers la Rome antique transformée en véritable mythologie, les contemporains des Lumières sont pratiquement unanimes à décrier le Moyen-Age, symbole à leurs yeux de pauvreté, d’oppression, d’ignorance, d’obscurantisme, préjugés encore aujourd’hui bien persistants, dont l’historiographie a pourtant depuis longtemps totalement remis en cause. Mais pour des hommes des Lumières « Gothique » reste le terme le plus péjoratif à leurs yeux. Tous sont d’accord lorsqu’il s’agit de société et de culture, distinctes de la liberté politique, pour affirmer que l’époque moderne est sans conteste supérieure à celle qui l’a précédée et bientôt d’imposer cette supériorité aux peuples de leurs colonies.
De la théologie de l’histoire... à la philosophie de l’histoire : l’invention du progrès.

Les Lumières [5] ne dégagent pas au XVIIIe siècle, une philosophie de l’histoire fondée sur de nouveaux fonds baptismaux, c’est-à-dire sur des présupposés épistémologiques radicalement nouveaux. Comme des architectes qui utiliseraient des pierres de réemplois pour construire un nouvel édifice, les hommes des Lumières aménagent la théologie chrétienne de l’histoire à leurs convenances, c’est-à-dire à l’aune de leurs nouvelles croyances. En conservant les présupposés épistémologiques de la théologie de l’histoire, les Lumières n’opèrent dans leur idéologie du progrès qu’une « translation simple » de région ontologique à région ontologique.

Ainsi pour Karl Löwith (1897-1973), l’idée même de progrès centrée sur le bien-être de l’individu, va remplacer au XIXe et XXe siècle, celle du salut préoccupée par le souci de l’âme. Dans cette nouvelle métaphysique progressiste, la science n’est alors que la forme « sécularisée » de la création divine, et la dimension messianique du marxisme doit être rapportée plus directement à l’influence de cet héritage judéo-chrétien [6]. Marx n’est il d’ailleurs pas considéré par le philosophe Michel Henry, comme « le premier penseur chrétien de l’Occident » ? [7] Mais la pensée du XIXe siècle a également emprunté à la tradition Judéo-chrétienne - sans remonter à la version zoroastrienne du mythe du déclin et de la chute de l’humanité -, l’idée de « gradation » pour comprendre la réalité sociale.

La « loi du progrès » allait alors devenir un récit de l’humanité en marche obéissant à la nécessité historique et à la morale tout à la fois. L’idée de concevoir l’humanité comme traversant des époques ou des stades différents est une tentation partagée par tous les auteurs de ce siècle. C’est par ailleurs le plus souvent un des lieux communs que partagent des traditions intellectuelles violemment opposées. Le schéma de la gradation se retrouve en effet au centre de diverses pensées de la société, au XIXème siècle. Pour Charles Fourier (1772-1837), chaque stade de l’évolution est défini par l’articulation de l’économique et du système des amours. L’humanité passe ainsi de l’édenisme, à la sauvagerie - le monde sauvage préhistorique -, en passant par le patriarcat - système de production esclavagiste et domination politique de l’homme sur la femme -, jusqu’à la barbarie - captation, prédation violentes - pour atteindre, stade suprême, la civilisation - plus raffinée certes que la barbarie, mais elle conduit à un résultat identique pour Fourier, car si la contrainte sur l’homme se fait sans violence physique, elle procède quand même par l’idéologie, la culture et la religion. Le philosophe et économiste Karl Marx (1818-1883) est lui aussi séduit par l’idée de gradation pour rendre compte de la réalité des sociétés humaines. Pour lui cette évolution passe plutôt par des stades successifs, qui correspondent chacun à des formes différentes du travail et de l’exploitation des richesses. Le progrès s’intègre ici dans la socialisation des moyens de production lors de la phase collectiviste, elle-même dépassé dans une étape lointaine et ultime, le communisme comme « seul et vrai paradis ». Pour ce qui est de la conception du progrès proposée par Auguste Comte (1798-1857), ses fameux « trois états » ne sont, comme l’a bien montré le père Henri de Lubac, que le relais à peine sécularisé des « trois âges du monde » de la théologie de Joachim de Flore, célèbre théologien visionnaire du XIIIe siècle et par là, fondateur - selon l’expression de Gilbert Durand (disciple de Gaston Bachelard) - de « l’énorme mythe progressiste », auxquels sacrifieront plus d’un courant de pensée au cours de ce siècle [8]. Selon l’interprétation de Karl Löwith, Joachim de Flore est la figure charnière qui permettra aux théologies de l’histoire de se muer en philosophies de l’histoire. Il thématise l’accomplissement de l’histoire du salut dans le cadre de l’histoire du monde : il opère l’« immanentisation de l’eschaton chrétien ».

Cet aménagement de la théologie de l’histoire par les idéologues du progrès est également bien perceptible pour ce qui est des deux systèmes proposés par Auguste Comte et Herbert Spencer (1820-1903) - les deux pères de l’« évolutionnisme » et du concept de « sécularisation » - pour lesquels l’évolution naturelle aboutit à terme à un affaiblissement notable de la religion. Et dès lors, cette faiblesse doit être pour eux compensée, en remplaçant la religion par de nouveaux paradigmes, formes d’une nouvelle rationalité, Comte voulant fonder la société sur le savoir scientifique, Spencer sur une moralité rationnelle. C’est bien en la place de la religion que s’établit le progrès. Les deux « pères » de la sociologie considéraient ainsi que le déclin de la religion était la conséquence nécessaire des lois de l’évolution et tous deux acclamaient la science comme signalant l’aube d’un nouvel âge de l’humanité. Après les théories positivistes de Comte et de Spencer, pour Ferdinand Tönnies (1855-1936), philosophe et sociologue allemand, les transformations de la modernité ne sont ni la conséquence d’une transformation cognitive, comme le pense Auguste Comte - passage de l’« erreur » à la « vérité » -, ni celle de l’émergence d’un ordre social « scientifique », comme l’explique Spencer, mais le résultat d’une transformation structurelle, c’est-à-dire du passage de la Gemeinschaft (« communauté ») à la Gesellschaft (« société »). Dans ce XIXe siècle en effet, l’air du temps est à ce que la philosophie progressiste de l’histoire réaménage et tienne à remplacer la théologie chrétienne de l’histoire [9].

La Gauche et le progrès : pour se guérir de l’illusion progressiste.

L’association des termes, gauche et progrès, est-elle à démontrer ? [10]. Certes non, cette thèse historiographique identifiant la gauche aux Lumières, remonte au lien qui a longtemps semblé évident entre la Révolution française et les Lumières [11]. Mais Anne Rasmussen décrit pourtant trois postures caractérisant la relation critique des gauches au progrès au cours des XIXe et XXe siècle.

La première figure émerge dès le milieu du XIXe siècle, dans la critique du machinisme dont les effets humains étaient bien souvent une violence et une subordination des hommes arraisonnés par les procédés abstraits de la technique. Le progrès détériorait la condition sociale. Sur cette question une polémique s’engagea à gauche et pour contrer ces critiques, Marx ne tergiversera pas longtemps en s’engageant dans le camp du futur en mettant un pied dans la société capitaliste : « il est préférable de souffrir dans la société bourgeoise moderne, qui par son industrie crée les conditions matérielles nécessaires à la fondation d’une société nouvelle, qui vous libérera, que de retourner vers une forme périmée de société qui, au prétexte de sauver vos classes sociales, tire la nation entière en arrière, vers la barbarie médiévale » [12]. Le dogme marxiste était posé, le développement de la société industrielle capitaliste est nécessaire pour poser les bases matérielles du socialisme, il en est le premier terme, il faut donc accepter la souffrance, car pour Marx l’advenue de l’histoire à laquelle s’identifie la révolution, est le développement de l’aliénation de la vie en l’homme comme condition de sa réappropriation. Ce n’est donc que quand les souffrances deviennent universelles grâce au développement du capitalisme, que sortira le salut. Le catastrophisme est à la source de cet interprétation faite par Marx, qui fait en quelque sorte le pari de l’explosion de la condensation de la contradiction capitalistique [13]. Comme le note très justement Michel Henry, cette conception apocalyptique et messianique de l’histoire est chez Marx largement tributaire de la métaphysique allemande [14], même si encore de très nombreux marxistes croient que Marx renversait là la philosophie de l’histoire de l’Esprit de Hegel pour l’incarner dans le réel de l’histoire. Dès lors Marx et ses disciples n’arrivant pas à se dégager des présupposés de la métaphysique allemande, allaient transformer l’ « horreur instinctive devant la mécanisation de la vie » (G. Orwell) caractéristique des premières révoltes ouvrières (avec le luddisme industriel et rural), en célébration béate d’un « développement des forces productives » du capitalisme voué à créer les bases matérielles du nouveau monde « de la même façon que les révolutions géologiques ont crée la surface de la terre » (Michéa).

A la fin du XIXe siècle, un seconde posture se dégage avec l’apparition d’un désenchantement antiscientiste atteignant de nombreux pans de la société. Plusieurs personnalités de Gauche qui furent pourtant pendant longtemps les plus fidèles adeptes du progrès prirent en ligne de mire la voie évolutionniste du progrès. Ainsi P.-J. Proudhon qui avait pourtant maintes fois affirmé sa croyance au progrès, introduisit la critique en récusant l’acception du « tout utilitaire et matériel : accumulation de découvertes, multiplication des machines, accroissement du bien-être en général » [15]. Une partie de la Gauche prit également ses distances avec l’évolutionnisme ainsi qu’avec le progressiste Herbert Spencer par bien des points conservateurs. Pourtant ces deux premières postures de Gauche, n’en demeuraient pas moins conformes comme l’écrit A. Rasmussen, à « une interprétation progressiste du monde ». Le progrès restait souhaitable, il suffisait de le contrôler et d’en maîtriser les conséquences néfastes.

Toute autre est la troisième posture véritable critique antiprogressiste du progrès, qui trouva dans l’œuvre de Frédéric Nietzsche une formulation éclatante. Si Nietzsche en écartant radicalement la théologie de l’histoire, consentait comme les Lumières à l’idée de situer dans l’immanence historique l’éventuel avènement de son surhomme, il refusait de partager avec Hegel, Comte et Marx leur fantasmagorie de la rationalité historique, et il s’en indignait comme d’un funeste mensonge : « voir dans l’histoire la réalisation du bien et du juste est un blasphème contre le bien et le juste. Cette belle histoire universelle est, pour employer une expression d’Héraclite, ‘‘un pêle-mêle d’ordure’’ ». Pour Nietzsche, la philosophie de l’histoire de l’Esprit de Hegel a « divinisé le type du tard venu comme s’il était le sens et le but de toute l’évolution antérieure » [16]. Nietzsche dénonça alors la foi moderne au « progrès », laquelle n’est pour lui qu’une nouvelle mouture de la métaphysique chrétienne : « Dans quelle mesure, demande-t-il, subsiste encore la fatale croyance à la Providence divine, la croyance la plus paralysante qui soit, pour les mains et pour les cerveaux ; dans quelle mesure, sous le nom de la « nature », du « progrès », du « perfectionnement », du « darwinisme », dans la croyance supertitieuse à un certain lien entre le bonheur et la vertu, est-ce encore l’hypothèse et l’interprétation chrétiennes qui persistent ? » [17]. Si Nietzsche immanentise son surhomme dans l’histoire, il arrachait cependant son projet à toute idée de progrès en écartant radicalement la théologie chrétienne de l’histoire, ce que n’ont pas fait l’ensemble des calotins de la modernité qui l’ont simplement aménagé à l’aune de leurs nouvelles croyances. Ici, avec Nietzsche, le « progrès » ne véhicule qu’illusions, il est une idée fausse contre laquelle il importe de lutter. La fascination pour « l’insupportable promotion » du progrès (P. Virilio) y devient hautement suspecte et le messianisme du rationalisme des Lumières sujet à caution. Progrès, humanisme, utilitarisme, positivisme, industrialisme cosmopolitique ou pacifiste, voire libération des mœurs et des désirs deviennent autant d’illusions à déconstruire. En 1909, Georges Sorel dans Illusion du progrès, était le premier à sortir de la religion du progrès sous l’influence de Nietzsche et de la psychologie de William James.

Dans les années 1990, Christopher Lasch, grand intellectuel marxiste et historien américain, a lui contesté qu’il y ait eu historiquement identification des forces démocratiques et radicales au progrès. Se basant sur des analyses adaptées à la société américaine et notamment au travers des mouvements populistes et plébéiens du XIX siècle, l’historien écrivit que les mouvements démocratiques et radicaux se constituèrent en opposition au progrès identifié au capitalisme et à l’industrialisme. En effet, au lieu de s’appuyer sur la solidarité mythifiée du prolétariat international dont la gauche internationaliste faisait l’hypothèse progressiste, une partie de l’action révolutionnaire s’est au contraire construite sur l’appel au passé et à des solidarités locales brisées par l’ordre nouveau modernisateur. Le progrès portait par les élites - qu’elles viennent du libéralisme ou de la gauche - fit pour victimes les groupes sociaux (petits propriétaires, artisans et commerçants) qui résistaient radicalement au développement du salariat et au productivisme par la mise en place à leur encontre d’une politique du « ressentiment » [18]. Les marxismes eux étaient favorables au développement du capitalisme qu’ils voyaient comme une étape nécessaire et fatale vers le collectivisme et le communisme. La défaite finale de ces secteurs de la société constituait pourtant, selon Lasch, la première étape, historique, d’une déconnexion profonde, et aujourd’hui très prolongée, entre la gauche et le « peuple ».

Christopher Lasch.

Jean-Claude Michéa exprime également ce constat adressé à la gauche : qu’elle soit social-démocrate, marxiste, écologiste ou anti-capitaliste, elle a sans cesse été récupérée par le capitalisme en s’intégrant plus en avant au Spectacle, si bien qu’elle est la seule source de la survie actuelle de celui-ci. Le planisme socialiste est devenu l’Etat-Providence, la contre-culture de 68 est devenue le discours publicitaire et idéologie libérale-libertaire, aujourd’hui l’alterconsommation à la côte chez les marchands de chaînes du marketing, etc... Pourquoi une telle récupération a priori paradoxale chez une Gauche qui s’est présentée depuis toujours opposée au capitalisme ? M. Michéa avance l’interprétation suivante, l’idéologie marchande et libre-échangiste qui forme ce que nous appelons commodément le « capitalisme » est au cœur même du projet de la modernité des Lumières. Les Lumières ont inventé l’économie comme l’écrit S. Latouche [19]. Depuis l’Affaire Dreyfus s’est imposée en France une Gauche intellectuelle et morale qui a pris le parti des Lumières et du progrès au nom des travailleurs. Et à partir de la nécessaire modernisation, cette gauche progressiste a accepté et encouragé la « dissolution générale de tous les acquis communautaires indispensables à la construction d’une vie individuelle réellement humaine » [20], aboutissant aujourd’hui au fait que « la société est en poussière, parce que les hommes sont désassociés, parce qu’aucun lien ne les unit, parce que l’homme est étranger à l’homme » [21]. Les élections françaises de mai 2001 sont là deux siècles après cette analyse prophétique de Pierre Leroux, pour attester s’il le fallait de la crise structurelle de la société et de l’humain. Mais aussi du fossé voire de la déconnexion totale entre le « peuple » et la gauche.

J.-C. Michéa appelle alors à laisser de côté les progressistes de gauche dont les héritiers aujourd’hui se contentent du replâtrage réformisme et d’une révolution conçue sous les traits du productivisme de la socialisation des moyens de production partageant avec leurs supposés ennemis, un économisme congénital. Cette gauche progressiste partage avec les libre-échangistes, l’esprit moderne, c’est-à-dire non seulement l’économisme de leur vision du monde mais surtout « leur complexe injustifié de supériorité sur le passé, [avec] sa fascination pour le futur, et son indifférence latente pour le présent » [22]. La décroissance propose la constitution historique d’une nouvelle gauche radicale, mais pour cela il faut se déprendre de nombreux réflexes propres à la culture de gauche. Aujourd’hui il nous faut véritablement déconfessionnaliser la philosophie de l’histoire qui n’est encore qu’une « théologie déguisée », pour fonder une philosophie de l’histoire laïque, arrachée radicalement à la théologie chrétienne de l’histoire sécularisée dans l’idéologie du progrès. Il faut en effet réaménager une authentique philosophie de l’histoire à l’aune des apports de l’anthropologie, de la sociologie de l’imaginaire, de la phénoménologie et de l’histoire. Car, le « progressisme (le bon), c’est d’être en retard dans la mauvaise voie » [23].


Bibliographie sommaire :

- Christopher Lasch, Le Seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, trad. Fr. 2002, Climats, Castelnau-le-Lez. Cet ouvrage majeur vient d’être réédité en février 2006 aux éditions Flammarion dans la collection Champs.

- Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. De l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche. Climats, Castelnau-le-lez. Cet ouvrage vient d’être réédité en février 2006 aux éditions Flammarion, collection Champs.

- Jean-Paul Besset, Comment ne plus être progressiste...sans devenir réactionnaire. Fayard 2005.

- Brochure pédagogique « Les illusions du progrès » par les Renseignements Généreux.

- P.-A. Taguieff, Du progrès. Biographie d’une utopie moderne, Librio, Paris, 2001.

- Edgar Morin, « La religion du progrès » dans Le Monde 28 novembre 1997.

- Serge Latouche, « La métaphysique du progrès » (conférence).

- Anne Rasmussen, « La gauche et le progrès » dans J.-J. Becker et G. Candar, Histoire des gauches en France, volume 1, La Découverte/Poche, 2005, pp. 342-361.

- Michel Lagrée, La Bénédiction de Prométhée. Religion et technologie XIXe-Xxe siècle, Fayard, Paris, 1999.

- Michel Henry, La Barbarie, Puf, réédition 2005.


[1] Le progrès est la transformation graduelle d’une chose, d’un être, d’un état de la réalité. Le mot progrès renvoie le plus souvent au mouvement d’un moins vers un plus, ou du moins bien au mieux. Nous distinguons ici nettement, l’idée de « progrès » de la philosophie progressiste de l’histoire qui implique une nécessité interne du progrès sous les traits d’une loi soit-disant universelle.

[2] La sécularisation est un processus historique d’« autonomisation » du domaine « séculier » ou profane. Ce terme désigne simultanément un constat, une interprétation et un projet, celui d’une mutation religieuse de la société où non seulement les religions traditionnelles perdent du terrain, mais où également de nombreux éléments religieux se laïcisent.

[3] Transcendance : c’est-à-dire ce qui renvoie à l’idée d’un principe ou d’un être radicalement séparé du monde et infiniment supérieur

[4] Immanence : ce qui relève d’un principe ou d’une causalité interne et non pas d’une instance extérieure

[5] Dont il faut d’ailleurs se dégager d’une vision monolithique héritée des révolutionnaires français, car elles sont en réalité multiples, contradictoires et très souvent nationales. Il existe des Lumières françaises comme des Lumières allemandes, danubiennes ou encore « radicales ». L’idée également que les Lumières seraient opposées à la religion est une idée bien française que l’historiographie a totalement dépassé

[6] Jean-Claude Monod, La Querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, 2003, éd. Librairie philosophique Vrin, 317 p.

[7] M.Henry, Marx, 2 tomes, Gallimard, Tel, 1976

[8] Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, Paris, Albin Michel, 1996, p.50-51

[9] Ce rapide aperçu des théories progressistes de l’histoire est très loin d’être exhaustif. Kant, Hegel, Proudhon, Taine, etc auraient pu être développés dans ce même sens

[10] Anne Rasmussen, « La gauche et le progrès » dans J.-J. Becker et G. Candar, Histoire des gauches en France, volume 1, La Découverte/Poche, p.342

[11] Aujourd’hui la thèse téléologique de Daniel Mornet sur les origines intellectuelles de la Révolution française a totalement été écartée par l’historiographie contemporaine notamment grâce aux travaux de Roger Chartier sur ses origines culturelles et de Darnton sur les « rousseau des ruisseaux ». En réalité ce sont les révolutionnaires français qui ont inventé a posteriori cette abstraction des « Lumières » en se cherchant une légitimité et des ancêtres (une généalogie). En réalité les derniers représentant des Lumières pendant la Révolution, hormis Condorcet (qui sera guillotiné sous la Terreur), soit se cachent soit se désolidarisent de la Révolution. L’exemple de La Harpe, le grand ami de Voltaire, qui basculera dans le camp de la contre-révolution est caractéristique. Actuellement les historiens considèrent que ni Voltaire ni Diderot et même Rousseau n’auraient pas soutenu la Révolution. Et surtout pas Montesquieu. Il faut donc se méfier des constructions a posteriori et prendre la mythologie révolutionnaire avec des pincettes.

[12] Lasch, Le Seul et vrai paradis, 2002, p.138.

[13] Dit autrement, pour Marx le présent historique du capitalisme est un moment du processus dialectique, il avait la tâche d’accomplir le négatif et de s’identifier avec lui.

[14] M. Henry, Marx, tome 1, chapitre III « La réduction des totalités », première partie « La mythologie de l’histoire », pp.163-165, Gallimard, Tel, 1976

[15] Proudhon, Oeuvres complètes, t.XII. Philosophie du progrès, Slatkine, Paris-Genève, 1982, p.19.

[16] Considérations inactuelles, I, Paris, Aubier, 1964, p.333.

[17] La Volonté de puissance. t.II, Nrf, Galliamrd, 1948, p.59

[18] C’est-à-dire que le ressentiment lié à la dégradation des conditions de vie, est sublimé par des votes politiques aux extrêmes. Mais peut également se sublimer dans du racisme, de l’antisémitisme...

[19] S. Latouche, L’invention de l’économie.

[20] J.-C. Michéa, Impasse Adam Smith, Climats, p. 103.

[21] Pierre Leroux, « De la philosophie et du christianisme », in Revue encyclopédique, août 1832.

[22] Lasch, Le Seul et vrai paradis, p. 278.

[23] François Brune, Médiatiquement correct. http://larbremigrateur-fb.blogspot.com

mars 2006
par Clément Homs