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La Décroissance, journal de l’ordre !
décembre 2006 par Clément HOMS
Article de Bertrand Louart paru dans la revue Notes et Morceaux Choisis , n°7, décembre 2006,
Editions de La Lenteur.

Origine : http://www.altermonde-levillage.com/spip.php?article7540


Suite à la très large diffusion de l’Appel de Raspail, le Parti pour la décroissance a diffusé sur son site internet (1) ce communiqué émanant de l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS) (2) et du journal La Décroissance :

Citation :

La décroissance, pas la barbarie !

Un « Comité pour la désindustrialisation dumonde » a occupé « entre l’aube du 21 mars 2006 et le milieu de la nuit suivante » le Centre d’étude des modes d’industrialisation à l’école des hautes études en sciences sociales, boulevard Raspail, à Paris. Ce comité a produit un communiqué le vendredi 24 mars 2006 intitulé l’Appel de Raspail au nom de la décroissance dont nous tenons à dénoncer le caractère ultralibéral présenté sous le masque du libertarisme : « Nous pensons qu’un mouvement social conséquent doit se donner pour but d’aider l’économie à s’effondrer. [...] un rejet résolu de l’état et de ses représentants, qui seront presque toujours des obstacles à nos projets d’autonomie. [...] Que la crise s’aggrave ! » Or, « Entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » Henri Lacordaire. Une décroissance démocratique, équitable et humaniste passe d’abord par le souci des plus faibles. La loi et l’état existent pour les garantir. La décroissance ne doit pas servir à légitimer les discours de précarisation ou de chaos social, bien au contraire. Pire encore, parmi le saccage d’un bien collectif commis à cette occasion, un slogan « Mort à la démocratie » a même été inscrit sur un mur (voir l’image ici ou là-bas). Le journal La Décroissance, l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable expriment leur plus profond dégoût devant ces actes et ces propos.

Ce communiqué a suscité de vifs débats parmi les « décroissants ». En témoignent notamment les discussions sur le forum électronique de decroissance.info, un site créé et animé par des personnes totalement indépendantes de La Décroissance. Dans un texte intitulé « Controverse sur le communiqué “ la décroissance, pas la barbarie ! ” » (3), Jacques Hardeau démonte point par point la rhétorique insidieuse de ce communiqué qui vise à confondre et amalgamer toute critique de l’état et de la démocratie représentative à l’ultralibéralisme, voire à une certaine forme de fascisme (4). Il rappelle également à quel point l’état-Nation et le capitalisme sont indissociables dans leur quête de puissance et que s’en remettre au premier pour contrer le second est une illusion qui sert avant tout à ne pas se poser « la question politique du pouvoir et la question sociale du rapport à l’autorité ».

Ce texte et ces vives réactions ont amené les auteurs du communiqué à... faire disparaître celui-ci de leur site internet . à la place, on trouve un autre communiqué intitulé « Decroissance.info, site nauséabond », qui pointe d’un doigt vengeur et sans trop de nuances quelques échanges au contenu douteux et au ton insultant ou particulièrement agressif qui ont eu lieu sur ce site. Ces forums électroniques sont coutumiers de ce genre d’échanges d’invectives : en évitant à chacun d’avoir à assumer directement les conséquences de ses écrits, la médiation de la machinerie abolit les règles de politesse et toutes les limites de la bienséance. Mais il est piquant de voir ces messieurs faire la morale aux autres pour tenter de discréditer ceux qui les critiquent (le site < decroissance.info > publie par ailleurs de nombreux textes d’analyses et de débats qui sont souvent bien meilleurs que ceux publiés par La Décroissance) et faire oublier au passage leurs propres frasques en la matière.

Car les lecteurs du journal La Décroissance n’auront pas connaissance de ces communiqués, de ces controverses et de ces débats, puisque rien de tout cela n’y sera mentionné. à la place, dans le n°32 de juin-juillet-août 2006, ils auront droit à une autocritique de Paul Ariès, auteur du livre Décroissance ou barbarie, avouant que « les Objecteurs de croissance auraient dû prendre une part plus importante au sein du mouvement anti-CPE » au nom de la « solidarité » avec les étudiants et les lycéens en lutte contre « l’arbitraire légalisé au nom du fric ». En effet, le communiqué de La Décroissance était quelque peu décalé par rapport à cette actualité... Car comme l’écrit J. Hardeau en conclusion de son texte :

Citation :

« Il faut saluer l’immense talent, la colossale habileté politique des auteurs du communiqué : alors que depuis maintenant deux mois la jeunesse de toute la France est mobilisée contre des lois qui « légitiment la précarisation », contre un gouvernement indifférent au « chaos social » qu’il engendre avec une telle politique et qui foule aux pieds les règles les plus élémentaires de la démocratie parlementaire, ces messieurs ne trouvent rien de mieux à faire qu’étaler leur mesquinerie de petits propriétaires d’une idée mal dégrossie, qu’exprimer leur allégeance à l’état et à la Loi et à se montrer plus soucieux des dégradations commises à un bien dit « public » (en réalité, une propriété de l’état, ce qui est tout autre chose aujourd’hui qu’un « bien collectif ») que du saccage des existences que préparent ces lois scélérates inspirées par une Commission européenne tout entière acquise au culte de « la concurrence libre et non faussée ». Voilà donc des prises de positions courageuses, ouvrant des perspectives d’avenir propre à susciter l’enthousiasme de la jeunesse pour l’idée de décroissance... »

Il faut reconnaître que La Décroissance a su mettre sur la place publique et en quelque sorte populariser, à l’aide de quelques thèmes simples et d’images frappantes (la déplétion du pétrole, notamment), l’idée, évidente et de bon sens mais complètement occultée depuis plus de trente ans, qu’une croissance économique infinie est impossible dans un monde aux ressources finies. Beaucoup de personnes qui, sans avoir de culture politique ou de connaissance de la critique sociale, sentent confusément qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de la marchandise en ont fait une sorte de marque de reconnaissance, sans toujours adhérer aux idées (ou à l’absence d’idées) exprimées dans ce journal. Surtout, ce que nous avons pu observer et qui est le plus important, c’est qu’un nom Ð la décroissance Ð a été donné au sentiment que « cela ne va pas pouvoir durer comme ça », à la conscience diffuse du désastre écologique et social, et à la volonté confuse et très désarmée de réagir là-contre. Il n’est pas ici question d’une idéologie nouvelle, car comme C. Tarral le remarque d’emblée, « la décroissance est un concept “ auberge espagnole ” » [1]] où chacun met ce qu’il a envie d’y trouver, et en ce sens il s’agit d’un mouvement infrapolitique où tout un tas de gens se cherchent, se rencontrent, discutent et s’égarent aussi (le « Bêtisier de la décroissance » pourrait aisément occuper des pages), tout simplement du fait de l’impuissance et de la dépossession qui nous accablent tous face à la monstruosité du système industriel dans lequel nous vivons. Bref, pour beaucoup c’est un point de départ comme un autre pour une rencontre avec la critique sociale et qui, comme on dit, « mène à tout à condition d’en sortir » (5)...

Le seul problème est qu’un certain nombre de personnes sont bien décidées à ne pas en sortir et principalement les chefs de rayon de la petite boutique que constitue maintenant le journal La Décroissance. Ils ont, semble-t-il, du mal à admettre que le fonds, ce « concept » pour le moins flou, déjà ne leur appartient plus. Mais au moins sont-ils encore propriétaires des murs, à savoir le journal lui-même et sa ligne éditoriale. à partir de là, ils semblent bien décidés à imposer leurs pauvres idées Ð c’est compréhensible, il faut bien rentabiliser l’investissement militant dans un créneau qui s’avère en fin de compte aussi porteur.

MM. Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, qui décidément aiment bien les institutions, ont en effet multiplié le nombre de « structures » autour d’eux : ils ont créé le parti écolo de Lyon pour se présenter aux élections municipales ; ils sont les fondateurs de l’association Casseurs de Pub et de son journal qui ont permis à M. Cheynet, qui avait travaillé longtemps dans la pub, de se reconvertir dans l’anti-pub ; de l’IEESDS, qui donne à M. Clémentin des titres ronflants ; du journal La Décroissance qui constitue leur tribune ; enfin, ce sont eux qui ont également créé, sans demander rien à personne, le Parti pour la décroissance (PPLD) « suite aux états généraux de la décroissance équitable qui se sont déroulés le 15 octobre 2005 à Lyon ». En effet, il s’agit d’un coup de force, car simultanément avait lieu, dans le milieu de la décroissance et lors de ces états généraux, un débat sur l’opportunité de se présenter à des élections, duquel aucune position précise ne s’était dégagée.

Mais les chefs, eux, avaient déjà tranché la question. En première page du n°27 (juin-juillet 2005) de La Décroissance on pouvait lire l’accroche « Faire de la politique » et, en pages intérieures : « La politique est considérée avec mépris par beaucoup de militants. Pourtant se présenter aux élections est un acte simple, intéressant et nécessaire pour faire vivre notre démocratie. » Dans cet esprit, P. Ariès a rédigé un appel pour susciter des candidats décroissants pour les élections présidentielles et législatives de 2007 (6).Dans ce même article (p. 6), M. Cheynet feint d’ignorer les arguments de la critique de la démocratie représentative qui lui ont pourtant été opposés : étant visiblement incapable d’imaginer « l’engagement collectif » et « l’édification d’un cadre commun » autrement qu’à travers la participation aux élections et aux institutions étatiques, il qualifie de « faux-rebelles », d’« ultra-individualistes » et de « lâches » ceux qui ont l’impudence de ne pas concevoir cet engagement de la même manière que lui... Cette ligne et ces méthodes de discussions ne seront pas démenties par la suite : ceux qui critiquent l’état dans une perspective libertaire seront caricaturés de manière calomnieuse dans presque chaque numéro suivant de La Décroissance.

On comprend donc que la priorité donnée dans le journal aux « gestes quotidiens qui vont sauver la planète », au détriment des luttes et des opposition au développement de la machinerie marchande et industrielle (4/5 de page sur « La décroissance chez les riches » contre 1/5 de page sur « L’opposition au TGV dans le Val de Susa » dans le n°30 de février 2006) n’est pas fortuite : comme dans n’importe quel parti politique, en cantonnant les « masses » dans une activité de militantisme et de propagande, les chefs escomptent en tirer profit d’abord en termes de publicité et d’influence sur la scène politicienne et médiatique.

Lors des émeutes dans les banlieues en novembre 2005, le PPLD s’est fendu d’un communiqué où l’on peut lire notamment : « Par ailleurs, nous ne pouvons que constater la totale irresponsabilité de tous les représentants politiques qui appellent à la démission du ministre de l’Intérieur au plus fort de la crise. Le temps viendra de chercher les responsabilités, mais la priorité est aujourd’hui à l’arrêt de violence et à la restauration de la sécurité publique, ce qui ne peut pas se faire en délégitimant l’autorité. » Autrement dit, en attendant de comprendre quelque chose à la société dans laquelle ils vivent, ces humanistes volent au secours de l’autorité de l’état et de son si sympathique ministre de l’Intérieur, de la police avec son matériel anti-émeutes, de la justice expéditive des tribunaux en comparution immédiate, des prisons surpeuplées et de l’état d’urgence à répétition Ð sans parler de choses bientôt banales comme la vidéosurveillance, la carte d’identité électronique et le passeport biométrique.

J. Hardeau commente en ces termes la diffusion du communiqué du PPLD sur l’Appel de Raspail : « Ce parti politique qui se réclame de la démocratie et dont on ne sait qui le dirige ni comment (7) (c’est probablement un moyen pour « écarter les tentations carriéristes » comme il est dit dans la présentation disponible sur son site internet) verra son assemblée constituante, qui déterminera enfin ses statuts et son organisation, siéger le 8 avril 2006 à Dijon. » Finalement, ces irréductibles démocrates ont dû, après six mois de direction autocratique et opaque, sous la pression de leur base, céder la place à des porte-parole et des dirigeants élus démocratiquement par les adhérents du PPLD.

Une vraie révolution à La Décroissance !

Ces « Objecteurs de croissance », si distraits selon M. Ariès lors des mouvements sociaux ont donc au contraire montré les limites très étroites de leur humanisme. Pleins de respects pour l’Homme, avec un grand H, c’est-à-dire une abstraction et un absolu qui n’existe nulle part, ils traitent durement et avec mépris les hommes, les êtres humains concrets et réels qu’ils ont autour d’eux. La bouche pleine de majuscules, lorqu’ils parlent de République, de Démocratie, de Liberté, Égalité, etc. ils sont en réalité, comme n’importe quel politichien, des roquets qui en appellent à l’Ordre, à l’Autorité et à la Loi au premier mouvement social, usent de l’amalgame, de la calomnie et de manipulations pour tenter d’étouffer la moindre contestation de leurs pauvres idées.

Bertrand Louart - septembre 2006.

[1] Catherine Tarral, [« François Partant et la décroissance »->

http://www.decroissance.info/La-decroissance-et-Francois


1. < www.partipourladecroissance.net >

2. < www.decroissance.org >

3. Disponible sur le site < decroissance.info > ou sur demande à Notes & Morceaux choisis [html, 46 Ko ; pdf, 158 Ko].

4. Pas plus que l’Appel de Raspail n’a été écrit « au nom de la décroissance » (ce terme n’y est à aucun moment employé), rien ne permet d’amalgamer, comme tente de le faire le communiqué, les auteurs de l’Appel de Raspail aux auteurs de l’inscription « mort à la démocratie » à l’EHESS. J. Hardeau note à ce propos : « L’occupation de l’EHESS a semble-t-il rassemblé différents groupes et divers individus d’origine politique et de motivations très variées. Des dégradations ont été commises, c’est regrettable, mais ce n’était pas le but de l’occupation qui était d’ouvrir un espace public où puissent avoir lieu des activités politiques. Un slogan « Mort à la démocratie » a été tagué par un imbécile sur un mur, parmi d’innombrables autres. Il a été repris avec insistance par la télévision et les journaux dans le but de discréditer cette occupation. » Mais il faut reconnaître que, pour des gens qui conçoivent « l’activité politique » uniquement à travers les élections, l’occupation de bâtiments publics n’a pas lieu d’être : c’est un insupportable trouble de l’ordre public.

5. Nous reviendrons probablement sur cette analyse de manière plus détaillée dans une prochaine édition de Quelques éléments d’une critique de la société industrielle.

6. Cf. < www.appel-2007.org >

7. Rien ne l’indiquait alors de manière claire et explicite. (NdE.)

Clément HOMS