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Origine : http://www.altermonde-levillage.com/spip.php?article8851
"Quatorze grands groupes industriels viennent de créer
Entreprises pour l’environnement, une association destinée
à favoriser leurs actions communes dans le domaine de l’environnement,
mais aussi à défendre leur point de vue. Le président
de l’association est le P.D.G. de Rhône-Poulenc, Jean-René
Fourtou. (...) Les sociétés fondatrices, dont la plupart
opèrent dans des secteurs très polluants, dépensent
déjà au total pour l’environnement plus de 10
milliards de Francs par an, a rappelé Jean-René Fourtou.
Il a d’autre part souligné que l’Association
comptait agir comme lobby auprès des autorités tant
françaises qu’européennes, notamment pour l’élaboration
des normes et de la législation sur l’environnement."
Libération, 18 mars 1992
" Bien que la prospérité économique soit
en un sens incompatible avec la protection de la nature, notre première
tâche doit consister à oeuvrer durement afin d’harmoniser
l’une à l’autre. "
Shigeru Ishimoto (premier ministre japonais), Le Monde Diplomatique,
mars 1989
"...comme l’environnement ne donne pas lieu à
des échanges marchands, aucun mécanisme ne s’oppose
à sa destruction. Pour perpétuer le concept de rationalité
économique, il faut donc chercher à donner un prix
à l’environnement, c’est à dire traduire
sa valeur en termes monétaires."
Herve Kempf, L’économie à l’épreuve
de l’écologie, 1991
Une chose est au moins acquise a notre époque : elle ne
pourrira pas en paix. Les résultats de son inconscience se
sont accumulés jusqu’à mettre en péril
cette sécurité matérielle dont la conquête
était sa seule justification. Quant à ce qui concerne
la vie proprement dite (moeurs, communication, sensibilité,
création), elle n’avait visiblement apporté
que décomposition et régression.
Toute société est d’abord, en tant qu’organisation
de la survie collective, une forme d’appropriation de la nature.
A travers la crise actuelle de l’usage de la nature, à
nouveau se pose, et cette fois universellement, la question sociale.
Faute d’avoir été résolue avant que les
moyens matériels, scientifiques et techniques, ne permettent
d’altérer fondamentalement les conditions de la vie,
elle réapparaît avec la nécessité vitale
de mettre en cause les hiérarchies irresponsables qui monopolisent
ces moyens matériels.
Pour parer à cela, les maîtres de la société
se sont décidés a décréter eux-mêmes
l’état d’urgence écologique. Que cherche
leur catastrophisme intéressé, en noircissant le tableau
d’un désastre hypothétique, et tenant des discours
d’autant plus alarmistes qu’il s’agit de problèmes
sur lesquels les populations atomisées n’ont aucun
moyen d’action direct, sinon à occulter le désastre
réel, sur lequel il n’est nul besoin d’être
physicien, climatologue ou démographe pour se prononcer ?
Car chacun peut constater l’appauvrissement constant du monde
des hommes par l’économie moderne, qui se développe
dans tous les domaines aux dépens de la vie : elle en détruit
par ses dévastations les bases biologiques, soumet tout l’espace-temps
social aux nécessités policières de son fonctionnement,
et remplace chaque réalité autrefois couramment accessible
par un ersatz dont la teneur en authenticité résiduelle
est proportionnelle au prix (inutile de créer des magasins
réservés a la nomenklatura, le marché s’en
charge).
Au moment où les gestionnaires de la production découvrent
dans la nocivité de ses résultats la fragilité
de leur monde, ils en tirent ainsi argument pour se présenter,
avec la caution de leurs experts, en sauveurs. L’état
d’urgence écologique est à la fois une économie
de guerre, qui mobilise la production au service d’intérêts
communs définis par l’Etat, et une guerre de l’économie
contre la menace de mouvements de protestation qui en viennent à
la critiquer sans détour.
La propagande des décideurs de l’Etat et de l’industrie
présente comme seule perspective de salut la poursuite du
développement économique, corrigé par les mesures
qu’impose la défense de la survie : gestion régulée
des "ressources", investissements pour économiser
la nature, la transformer intégralement en matière
à gestion économique, depuis l’eau du sous-sol
jusqu’à l’ozone de l’atmosphère.
La domination ne cesse évidemment pas de perfectionner à
toutes fins utiles ses moyens répressifs : à "Cigaville",
décor urbain construit en Dordogne après 1968 pour
l’entraînement des gendarmes mobiles, on simule désormais
sur les routes avoisinantes "de fausses attaques de commandos
anti-nucléaires" ; à la centrale nucléaire
de Belleville, c’est la simulation d’un accident grave
qui doit former les responsables aux techniques de manipulation
de l’information. Mais le personnel affecté au contrôle
social s’emploie surtout a prévenir tout développement
de la critique des nuisances en une critique de l’économie
qui les engendre. On prêche la discipline aux armées
de la consommation, comme si c’était nos fastueuses
extravagances qui avaient rompu l’équilibre écologique,
et non l’absurdité de la production marchande imposée,
on prône un nouveau civisme, selon lequel chacun serait responsable
de la gestion des nuisances, dans une parfaite égalité
démocratique : du pollueur de base, qui libère des
CFC chaque matin en se rasant, à l’industriel de la
chimie... Et l’idéologie survivaliste ("Tous unis
pour sauver la Terre, ou la Loire, ou les bébés phoques")
sert à inculquer le genre de "réalisme"
et de "sens des responsabilités" qui amène
à prendre en charge les effets de l’inconscience des
experts, et ainsi à relayer la domination en lui fournissant
sur le terrain oppositions dites constructives et aménagements
de détail.
La censure de la critique sociale latente dans la lutte contre
les nuisances a pour principal agent l’écologisme :
l’illusion selon laquelle on pourrait efficacement réfuter
les résultats du travail aliéné sans s’en
prendre au travail lui-même et à toute la société
fondée sur l’exploitation du travail. Quand tous les
hommes d’Etat deviennent écologistes, les écologistes
se déclarent sans hésitation étatistes. Ils
n’ont pas vraiment changé, depuis leurs velléités
"alternatives" des années soixante-dix. Mais maintenant
on leur offre partout des postes, des fonctions, des crédits,
et ils ne voient aucune raison de les refuser, tant il est vrai
qu’ils n’ont jamais réellement rompu avec la
déraison dominante.
Les écologistes sont sur le terrain de la lutte contre les
nuisances ce qu’étaient, sur celui des luttes ouvrières,
les syndicalistes : des intermédiaires intéressés
à conserver les contradictions dont ils assurent la régulation,
des négociateurs voués au marchandage (la révision
des normes et des taux de nocivité remplaçant les
pourcentages des hausses de salaire), des défenseurs du quantitatif
au moment où le calcul économique s’étend
à de nouveaux domaines (l’air, l’eau, les embryons
humains ou la sociabilité de synthèse) ; bref, les
nouveaux courtiers d’un assujettissement a l’économie
dont le prix doit maintenant intégrer le coût d’un
"environnement de qualité". On voit déjà
se mettre en place, cogérée par les experts "verts",
une redistribution du territoire entre zones sacrifiées et
zones protégées, une division spatiale qui réglera
l’accès hiérarchisé à la marchandise-nature.
Quant a la radioactivité, il y en aura pour tout le monde.
Dire de la pratique des écologistes qu’elle est réformiste
serait encore lui faire trop d’honneur, car elle s’inscrit
directement et délibérément dans la logique
de la domination capitaliste, qui étend sans cesse, par ses
destructions mêmes, le terrain de son exercice. Dans cette
production cyclique des maux et de leurs remèdes aggravants,
l’écologisme n’aura été que l’armée
de réserve d’une époque de bureaucratisation,
ou la "rationalité" est toujours définie
loin des individus concernés et de toute connaissance réaliste,
avec les catastrophes renouvelées que cela implique.
Les exemples récents ne manquent pas qui montrent à
quelle vitesse s’installe cette gestion des nuisances intégrant
l’écologisme. Sans même parler des multinationales
de la "protection de la nature" comme le World Wildlife
Fund et Greenpeace, des "Amis de la Terre" largement financés
par le secrétariat d’Etat à l’environnement,
ou des Verts à la Waechter acoquinés avec la Lyonnaise
des eaux pour l’exploitation du marché de l’assainissement,
on voit toutes sortes de demi-opposants aux nuisances, qui s’en
étaient tenus à une critique technique et refoulaient
la critique sociale, cooptés par les instances étatiques
de contrôle et de régulation, quand ce n’est
pas par l’industrie de la dépollution. Ainsi un "laboratoire
indépendant" comme la CRII-RAD, fondé après
Tchernobyl - indépendant de l’Etat mais pas des institutions
locales et régionales -, s’était donné
pour seul but de "défendre les consommateurs" en
comptabilisant leurs becquerels. Une telle "défense"
néo-syndicale du métier de consommateur - le dernier
des métiers - revient à ne pas attaquer la dépossession
qui, privant les individus de tout pouvoir de décision sur
la production de leurs conditions d’existence, garantit qu’ils
devront continuer à supporter ce qui a été
choisi par d’autres, et à dépendre de spécialistes
incontrôlables pour en connaître, ou non, la nocivité.
C’est donc sans surprise que l’on apprend maintenant
la nomination de la présidente de la CRII-RAD, Michèle
Rivasi, a l’Agence nationale pour la qualité de l’air,
ou son indépendance pourra s’accomplir au service de
celle de l’Etat. On a aussi vu les experts timidement anti-nucléaires
du GSIEN, à force de croire scientifique de ne pas se prononcer
radicalement contre le délire nucléariste, cautionner
le redémarrage de la centrale de Fessenheim avant qu’un
nouveau rejet "accidentel" de radioactivité ne
vienne, peu après, apporter la contre-expertise de leur réalisme
; ou encore les boys scouts de "Robin des bois", bien
décidés à grimper dans le "partenariat",
s’associer à un industriel pour la production de "déchets
propres", et défendre le projet "Géofix"
de poubelle chimique dans les Alpes de Haute-Provence.
Le résultat de cette intense activité de toilettage
est entièrement prévisible : une "dépollution"
sur le modèle de ce que fut "l’extinction du paupérisme"
par l’abondance marchande (camouflage de la misère
visible, appauvrissement réel de la vie) ; les coûteux
donc profitables palliatifs successivement appliqués à
des dégâts antérieurs panachant les destructions
- qui bien sûr continuent et continueront - de reconstructions
fragmentaires et d’assainissements partiels. Certaines nuisances
homologuées comme telles par les experts seront effectivement
prises en charge, dans la mesure exacte où leur traitement
constituera une activité économique rentable. D’autres,
en général les plus graves, continueront leur existence
clandestine, hors norme, comme les faibles doses de radiations ou
ces manipulations génétiques dont on sait qu’elles
nous préparent les Sidas de demain. Enfin et surtout, le
développement prolifique d’une nouvelle bureaucratie
chargée du contrôle écologique ne fera, sous
couvert de rationalisation, qu’approfondir cette irrationalité
qui explique toutes les autres, de la corruption ordinaire aux catastrophes
extraordinaires : la division de la société en dirigeants
spécialistes de la survie et en "consommateurs"
ignorants et impuissants de cette survie, dernier visage de la société
de classes. Malheureux ceux qui ont besoin d’honnêtes
spécialistes et de dirigeants éclairés !
Ce n’est donc pas une espèce de purisme extrémiste,
et moins encore de "politique du pire", qui invite à
se démarquer violemment de tous les aménageurs écologistes
de l’économie : c’est simplement le réalisme
sur le devenir nécessaire de tout cela. Le développement
conséquent de la lutte contre les nuisances exige de clarifier,
par autant de dénonciations exemplaires qu’il faudra,
l’opposition entre les écolocrates - ceux qui tirent
du pouvoir de la crise écologique - et ceux qui n’ont
pas d’intérêts distincts de l’ensemble
des individus dépossédés, ni du mouvement qui
peut les mettre en mesure de supprimer les nuisances par le "démantèlement
raisonné de toute production marchande". Si ceux qui
veulent supprimer les nuisances sont forcément sur le même
terrain que ceux qui veulent les gérer, ils doivent y être
présents en ennemis, sous peine d’en être réduits
à faire de la figuration sous les projecteurs des metteurs
en scène de l’aménagement du territoire. Ils
ne peuvent réellement occuper ce terrain, c’est à
dire trouver les moyens de le transformer, qu’en affirmant
sans concession la critique sociale des nuisances et de leurs gestionnaires,
installés ou postulants.
Le chemin qui mène de la mise en cause des hiérarchies
irresponsables à l’instauration d’un contrôle
social maîtrisant en pleine conscience les moyens matériels
et techniques, ce chemin passe par une critique unitaire des nuisances,
et donc par la redécouverte de tous les anciens points d’application
de la révolte : le travail salarié, dont les produits
socialement nocifs ont pour pendant l’effet destructeur sur
les salariés eux-mêmes, tel qu’il ne peut être
supporté qu’à grand renfort de tranquillisants
et de drogues en tout genre ; la colonisation de toute la communication
par le spectacle, puisqu’à la falsification des réalités
doit correspondre celle de leur expression sociale ; le développement
technologique, qui développe exclusivement, aux dépens
de toute autonomie individuelle ou collective, l’assujettissement
à un pouvoir toujours plus concentré ; la production
marchande comme production de nuisances, et enfin "l’Etat
comme nuisance absolue, contrôlant cette production et en
aménageant la perception, en programmant les seuils de tolérance".
Le destin de l’écologisme devrait l’avoir démontré
aux plus naïfs : l’on ne peut mener une lutte réelle
contre quoi que ce soit en acceptant les séparations de la
société dominante. L’aggravation de la crise
de la survie et les mouvements de refus qu’elle suscite pousse
une fraction du personnel technico-scientifique à cesser
de s’identifier à la fuite en avant insensée
du renouvellement technologique. Parmi ceux qui vont ainsi se rapprocher
d’un point de vue critique, beaucoup sans doute, suivant leur
pente socio-professionnelle, chercheront à recycler dans
une contestation "raisonnable" leur statut d’experts,
et donc à faire prévaloir une dénonciation
parcellaire de la déraison au pouvoir, s’attachant
à ses aspects purement techniques, c’est à dire
qui peuvent paraître tels. Contre une critique encore séparée
et spécialisée des nuisances, défendre les
simples exigences unitaires de la critique sociale n’est pas
seulement réaffirmer, comme but total, qu’il ne s’agit
pas de changer les experts au pouvoir mais d’abolir les conditions
qui rendent nécessaires les experts et la spécialisation
du pouvoir ; c’est également un impératif tactique,
pour une lutte qui ne peut parler le langage des spécialistes
si elle veut trouver ses alliés en s’adressant a tous
ceux qui n’ont aucun pouvoir en tant que spécialiste
de quoi que ce soit.
De même qu’on opposait et qu’on oppose toujours
aux revendications des salariés un intérêt général
de l’économie, de même les planificateurs de
l’ordure et autres docteurs ès poubelles ne manquent
pas de dénoncer l’égoïsme borné
et irresponsable de ceux qui s’élèvent contre
une nuisance locale (déchets, autoroute, TGV, etc.) sans
vouloir considérer qu’il faut bien la mettre quelque
part. La seule réponse digne d’un tel chantage à
l’intérêt général consiste évidemment
à affirmer que quand on ne veut de nuisances nulle part il
faut bien commencer à les refuser exemplairement là
où on est. Et en conséquence à préparer
l’unification des luttes contre les nuisances en sachant exprimer
les raisons universelles de toute protestation particulière.
Que des individus n’invoquant aucune qualification ni spécialité,
ne représentant qu’eux-mêmes, prennent la liberté
de s’associer pour proclamer et mettre en pratique leur jugement
du monde, voilà qui paraîtra peu réaliste à
une époque paralysée par l’isolement et le sentiment
de fatalité qu’il suscite. Pourtant, à côté
de tant de pseudo-événements fabriqués a la
chaîne, il est un fait qui s’entête à ridiculiser
les calculs d’en haut comme le cynisme d’en bas : toutes
les aspirations à une vie libre et tous les besoins humains,
à commencer par les plus élémentaires, convergent
vers l’urgence historique de mettre un terme aux ravages de
la démence économique. Dans cette immense réserve
de révolte, seul peut puiser un total irrespect pour les
risibles ou ignobles nécessités que se reconnaît
la société présente.
Ceux qui, dans un conflit particulier, n’entendent de toute
façon pas s’arrêter aux résultats partiels
de leur protestation, doivent la considérer comme un moment
de l’auto-organisation des individus dépossédés
pour un mouvement anti-étatique et anti-économique
général : c’est cette ambition qui leur servira
de critère et d’axe de référence pour
juger et condamner, adopter ou rejeter tel ou tel moyen de lutte
contre les nuisances. Doit être soutenu tout ce qui favorise
l’appropriation directe, par les individus associés,
de leur activité, à commencer par leur activité
critique contre tel ou tel aspect de la production de nuisances
; doit être combattu tout ce qui contribue à les déposséder
des premiers moments de leur lutte, et donc à les renforcer
dans la passivité et l’isolement. Comment ce qui perpétue
le vieux mensonge de la représentation séparée,
des représentants incontrôlés ou des porte-parole
abusifs, pourrait-il servir la lutte des individus pour mettre sous
leur contrôle leurs conditions d’existence, en un mot
pour réaliser la démocratie ? La dépossession
est reconduite et entérinée, non seulement bien sûr
par l’électoralisme, mais aussi par l’illusoire
recherche de "l’efficacité médiatique",
qui, transformant les individus en spectateurs d’une cause
dont ils ne contrôlent plus ni la formulation ni l’extension,
en fait la masse de manoeuvre de divers lobbies, plus ou moins concurrents
pour manipuler l’image de la protestation.
Il faut donc traiter en récupérateurs tous ceux dont
le prétendu réalisme sert à faire avorter,
par l’organisation du vacarme médiatique, les tentatives
d’exprimer directement, sans intermédiaires ni caution
de spécialistes, le dégoût et la colère
que suscitent les calamités d’un mode de production
(voir comment Vergès s’emploie, par sa seule présence
d’avocat de toutes les causes douteuses, à discréditer
la protestation des habitantes de Montchanin ; ou encore, à
une toute autre échelle, comment l’ignominie du moderne
"racket de l’émotion" s’empare des
"enfants de Tchernobyl" pour en faire matière à
Téléthon). De même, alors que l’Etat ouvre
aux contestations locales, pour qu’elles s’y perdent,
le terrain des procédures juridiques et des mesures administratives,
il faut dénoncer l’illusion d’une victoire assurée
par les avocats et les experts : à cette fin il suffit de
rappeler qu’un conflit de ce genre n’est pas tranché
en fonction du droit mais d’un rapport de forces extra-juridique,
comme le montrent à la fois la construction du pont de l’Île
de Ré, malgré plusieurs jugements contraires, et l’abandon
de la centrale nucléaire de Plogoff, qui n’a été
le résultat d’aucune procédure légale.
Les moyens doivent varier avec les occasions, étant entendu
que tous les moyens sont bons qui combattent l’apathie devant
la fatalité économique et répandent le goût
d’intervenir sur le sort qui nous est fait. Si les mouvements
contre les nuisances sont en France encore très faibles,
ils n’en sont pas moins le seul terrain pratique où
l’existence sociale revient en discussion. Les décideurs
de l’Etat sont quant à eux bien conscients du danger
que cela représente, pour une société dont
les raisons officielles ne souffrent d’être examinées.
Parallèlement à la neutralisation par la confusion
médiatique et à l’intégration des leaders
écologistes, ils se préoccupent de ne pas laisser
un conflit particulier se transformer en abcès de fixation,
qui fournirait à la contestation un pôle d’unification
en même temps qu’un lieu matériel de rassemblement
et de communication critique. Ainsi le "gel" de toute
décision concernant les sites de dépôt de déchets
radioactifs comme l’aménagement du bassin de la Loire
a évidemment été décidé afin
de fatiguer la base des oppositions et permettre la mise en place
d’un réseau de représentants responsables disposés
à servir d’"indicateurs locaux" (à
donner la température locale), à mettre en scène
la "concertation" et à faire passer les victoires
truquées.
On nous dira - on nous dit déjà - qu’il est
de toute façon impossible de supprimer complètement
les nuisances, et que par exemple les déchets nucléaires
sont là pour une espèce d’éternité.
Cet argument évoque à peu près celui d’un
tortionnaire qui, après avoir coupé une main à
sa victime, lui annoncerait qu’au point où elle en
est, elle peut bien se laisser couper l’autre, et d’autant
plus volontiers qu’elle n’avait besoin de ses mains
que pour applaudir, et qu’il existe maintenant des machines
pour ça. Que penserait-on de celui qui accepterait de discuter
la chose "scientifiquement" ?
Il n’est que trop vrai que les illusions du progrès
économique ont durablement fourvoyé l’histoire
humaine, et que les conséquences de ce fourvoiement, même
s’il y était mis fin demain, seraient léguées
comme un héritage empoisonné à la société
libérée ; non seulement sous forme de déchets,
mais aussi et surtout d’une organisation matérielle
de la production à transformer de fond en comble pour la
mettre au service d’une activité libre. Nous nous serions
bien passés de tels problèmes, mais puisqu’ils
sont là, nous considérons que la prise en charge collective
de leur dépérissement est la seule perspective de
renouer avec la véritable aventure humaine, avec l’histoire
comme émancipation.
Cette aventure recommence dès que des individus trouvent
dans la lutte les formes d’une communauté pratique
pour mener plus loin les conséquences de leur refus initial
et développer la critique des conditions imposées.
La vérité d’une telle communauté, c’est
qu’elle constitue une unité "plus intelligente
que tous ses membres". Le signe de son échec, c’est
sa régression vers une espèce de néo-famille,
c’est à dire une unité moins intelligente que
chacun de ses membres. Une longue période de réaction
sociale a pour conséquence, avec l’isolement et le
désarroi, d’amener les individus, quand ils tentent
de reconstruire un terrain pratique commun, à craindre par
dessus tout les divisions et les conflits. Pourtant c’est
justement quand on est très minoritaire et qu’on a
besoin d’alliés qu’il convient de formuler une
base d’accord d’autant plus précise, à
partir de laquelle contracter des alliances et boycotter tout ce
qui doit l’être.
Avant tout, pour délimiter positivement le terrain des collaborations
et des alliances, il faut disposer de critères qui ne soient
pas moraux (sur les intentions affichées, la bonne volonté
supposée, etc.) mais précisément pratiques
et historiques. (Une règle d’or : ne pas juger les
hommes sur leurs opinions, mais sur ce que leurs opinions font d’eux.)
Nous pensons avoir fourni ici quelques éléments utiles
à la définition de tels critères. Pour les
préciser mieux, et tracer une ligne de démarcation
en deçà de laquelle organiser efficacement la solidarité,
il faudra des discussions fondées sur l’analyse des
conditions concrètes dans lesquelles chacun se trouve place,
et sur la critique des tentatives d’intervention, à
commencer par celle que constitue la présente contribution.
La critique sociale, l’activité qui la développe
et la communique, n’a jamais été le lieu de
la tranquillité. Mais comme aujourd’hui ce lieu de
la tranquillité n’existe plus nulle part (l’universelle
déchetterie a atteint les sommets de l’Himalaya), les
individus dépossédés n’ont pas à
choisir entre la tranquillité et les troubles d’un
âpre combat, mais entre des troubles et des combats d’autant
plus effrayants qu’ils sont menés par d’autres
à leur seul profit, et ceux qu’ils peuvent répandre
et mener eux-mêmes pour leur propre compte. Le mouvement contre
les nuisances triomphera comme mouvement d’émancipation
anti-économique et anti-étatique, ou ne triomphera
pas.
Juin 1990
Encyclopédie des Nuisances
Clément HOMS
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