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« Feu sur la croissance avec Serge Latouche ! » par Patrick Piro.
Clement homs

Origine : http://www.decroissance.info/Feu-sur-la-croissance-avec-Serge

Voici la recension par Patrick Piro (parue dans Politis 12-18 octobre) du dernier livre de Serge Latouche Le Pari de la décroissance qui s’annonce déjà comme un ouvrage fondateur et incontournable pour qui veut réellement sortir (et pas faire semblant comme dans de trop nombreux articles du « journal de la joie de vivre ») de la société de croissance. C.H.

Les idées de la décroissance suscitent plusieurs ouvrages. Celui de Serge Latouche, l’un des théoriciens de ce mouvement, devrait faire référence.

Labourant depuis trente ans la critique de l’universalisme de la pensée économique, Serge Latouche se distingue depuis quelques années comme l’un des principaux penseurs du mouvement anticroissance. Sur le socle de nombreux articles, forcément trop courts, voici donc l’ouvrage de référence que l’on attendait de lui, fouillant les fondements de la critique de la croissance. Veau d’or d’une civilisation de l’économie, mais aussi son talon d’Achille, de plus en plus saillant : comment prétendre faire croître la consommation, la production, les échanges, etc., alors que le mur est déjà en vue, et que la « machine » s’y dirige aveuglément ?

Si Serge Latouche rappelle chiffres, tendances et conséquences de la fuite en avant des modes de production et de consommation, ce n’est pas simplement pour cerner les impasses du système, mais pour étayer systématiquement sa conviction qu’il n’existe aucune réforme, aucun « relookage » possible d’un modèle de civilisation qui s’est fourvoyé dans la confusion entre « l’avoir plus » et le « mieux-être ».

Ce livre s’attache donc prioritairement à convaincre ceux qui en défendent les aménagements : décélération de la croissance, réforme des outils de mesure et de performance économique, réorientation de la valeur ajoutée vers des biens immatériels, etc. Pour Latouche, toute référence au modèle en vigueur est insuffisante pour assurer une survie durable de la planète et à l’humanité : il faut une rupture, décoloniser les esprits imprégnés par l’économisme, et tout d’abord détruire son mythe fondateur, la croissance.

Un fétichisme dont il fait une arme en la retournant, revendiquant la décroissance, une « « trouvaille rhétorique heureuse » », un « mot-obus », comme le dit le politologue Paul Ariès. Non pas comme une croissance négative (la récession), ni même une croissance « zéro », dans une société structurée par une nécessité perverse de la croissance, mais un rejet de la religion économique, une a-croissance comme on parlerait d’athéisme. Ceux qui pensaient trouver un modèle à équations en seront donc encore pour leurs frais : il ne s’agit pas d’une thèse économique de plus, une énième théorie « prête-à-substituer », avertit l’auteur (économiste), mais un « slogan politique à implication théorique », une proposition « utopique », plurielle, susceptible de rouvrir des espaces fermés, « une matrice autorisant un foisonnement d’alternatives ». La moitié de l’ouvrage est d’ailleurs consacrée à l’exploration des ingrédients d’un programme-cadre valant aussi mécanisme de transition, spirale vertueuse vers une décroissance sereine, conviviale et soutenable : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler - les « 8 R » de Latouche.

Le professeur d’épistémologie des sciences économiques, Serge Latouche.

Un chapitre, notamment, tente une mise au point : « Le Sud aura-t-il droit à la décroissance ? » Serge Latouche fustige depuis des années le concept de « développement » des pays « pauvres », avatar ethnocentrique du modèle occidental fondé sur la croissance (et tout autant en échec). La décroissance, soutient-il, servirait utilement l’autonomie des peuples du Sud, qui prendraient en charge leurs propres modèles. Mais, trop brève, cette ébauche ne satisfera pas ses contradicteurs du monde de la solidartié internationale, qui prônent un universalisme des valeurs et de droits - égalité, démocratie, éducation, santé, citoyenneté, etc., sous-tendu par la croissance économique dans les pays du Sud.

L’une des forces de Latouche est cependant de parvenir à instiller le doute. Parce qu’il pousse les logiques à l’oeuvre jusque dans leurs retranchements, mais surtout parce qu’il interroge l’imaginaire des individus et des sociétés, singulièrement atrophié par le triomphe de la « pensée unique ». Sous son impulsion notamment, la décroissance donne, depuis deux ou trois ans, du grain à moudre à la gauche : aux économistes hétérodoxes proches d’Attac, aux Verts et même à quelques socialistes, mais aussi à un public grandissant, que les impasses actuelles et l’immobilisme des politiques laissent perplexe.

Dans La face cachée de la décroissance, Cyril Di Méo, militant écologiste et enseignant en sciences économiques et sociales, y voit cependant un péril et une fausse route dans l’incontournable lutte contre les ravages du système économique mondialisé. A la recherche des racines historiques, très diversifiées, du rejet de la modernité, il puise chez les extrémistes de la « deep ecology » ou des mouvements « écoféministes » des arguments pour justifier ss thèse : la décroissance est une idéologie réactionnaire. On ne tarde pas à saisir le moteur de l’auteur : son aversion pour la référence constante des « décroissants » à un nécessaire « réenchantement » du monde desséché par le matérialisme. Cyril Di Méo s’égare ainsi dans les amalgames, et notamment une confusion entre spiritualité et obsolète dévotion religieuse. Avant tout soucieux de défendre l’héritage du rationalisme et des Lumières, il ne nous livre guère d’éclairage sur ce qui, dans les idées de la décroissance, fertilise incontestablement un antiproductivisme que les écologistes sont à ce jour les seuls à défendre dans l’arène politique.

le mardi 14 novembre 2006
par Clément Homs