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Origine : http://www.decroissance.info/Hans-Jonas-et-le-principe
Le philosophe Hans Jonas a développé une éthique
de la vie qui est souvent citée dans la « littérature
écologiste d’inquiétude » (Hervé
Kempf) et plus largement dans l’ensemble du débat public,
pour avoir jeté les bases d’un principe de précaution
en recourant à une heuristique (c’est-à-dire,
qui sert à la découverte) de la peur. Le constat est
celui de l’âge où la science est marquée
par un pouvoir qui paraît sans limite, et qui s’avère
effrayant même pour son détenteur, l’homme, dans
la mesure où les morales traditionnelles ne lui permettent
plus de penser les conséquences à long terme de son
action. Jonas se donne pour tâche, par conséquent,
de refonder une morale, une « éthique pour la civilisation
technologique ». Il radicalise la part d’inquiétude
dans le travail même de la philosophie.
La joyeuse bande des OGM par Jojo la Marguerite.
La pensée fondatrice de Jonas est d’emblée
pertinente, car dans cette nouvelle éthique [1], il impose
« le respect devant ce que l’homme était et devant
ce qu’il est, en reculant d’horreur devant ce qu’il
pourrait devenir et dont la possibilité nous regarde fixement
à partir de l’avenir que prévoit la pensée.
» Une réflexion sur le pouvoir de l’homme, qui
se révèle être une méditation sur la
liberté et sur le mal dans une époque marquée
par la coïncidence entre deux phénomènes : le
renversement de la rationalité technique et le vide des valeurs.
Car au travers du progrès de la rationalité technique,
« La promesse de la technique moderne s’est inversée
en menace » [2], non seulement pour le monde naturel mais
aussi jusqu’à la nature de l’homme lui-même,
de part cette coïncidence qu’il y a entre cette inversion
de la promesse de la technique avec le triomphe du relativisme des
valeurs, cette « terre vierge de la théorie éthique
». Jonas entreprend donc une analyse des éthiques traditionnelles
pour savoir si elles sont adaptées à l’obscurité
qui s’annonce.
Une analyse des éthiques traditionnelles.
Pour Jonas l’univers spécifique des éthiques
traditionnelles est restreint à l’environnement immédiat
de l’action de portée étroite, dans un temps
court et partagé par des contemporains, c’est-à-dire
qu’elles s’attachent aux « situations répétitives
et typiques de la vie privée et publique », voulant
moins devenir une science théorique qu’un sens de l’expérience
et un art du jugement. Les éthiques traditionnelles sont
également fondées sur l’idée de réciprocité,
c’est-à-dire une égalité de droits et
de devoirs entre sujets libres et égaux. Nulle part ne figure
l’idée de devoirs à l’égard des
choses extra-humaines, ni à l’égard d’être
seulement potentiels ! Et si les éthiques traditionnelles
se restreignent à cet univers de l’action immédiate,
c’est que nulle part avant le début de l’ère
de la technique triomphante, l’agir n’a encore pris
les habits d’une portée plus longue.
Mais quand avec la technique, le domaine de l’agir humain
(individuel comme collectif) est entré dans un élargissement
potentiellement infini (une sortie de l’agir humain hors du
cercle étroit des affaires humaines quand par exemple l’agir
arraisonne la nature...), l’univers restreint des affaires
humaines pris en compte par les éthiques traditionnelles
s’est trouvé bouleversé et inopérant.
La transformation de l’agir dans l’ère de la
technique, a dépassé le ressort des éthiques
traditionnelles, pour s’opérer dans le nihilisme des
« terres vierges de l’éthique ».
Or pour Jonas il y a une autonomie de la technique dans ce sens
où elle envahit les différents ordres de la connaissance
pour générer sa propre éthique, une éthique
de connivence qui valide encore et toujours le projet scientifique
et politique du meilleur des mondes atteint grâce à
une technologie vécue comme « vocation » de l’humanité.
Car Jonas identifie justement le péril qui menace l’homme
dans cette forme de technologie vécue comme « vocation
» de l’humanité. Or la science portée
par la figure d’un homme « maître et possesseur
de la nature » [3], interdit écrit Jonas, le fait de
penser à la nature comme à quelque chose qui mérite
le respect. Or c’est du « monde de la vie, là
où elle est menacée », que surgit « un
appel muet qu’on préserve son intégrité
» ajoute-t-il [4].
La fondation d’une éthique nouvelle.
Jonas dégage alors un nouveau terrain destinée à
l’éthique d’un agir désormais acquis à
une portée redoutable, un terrain non restreint à
l’univers de l’ici et du maintenant. Le philosophe refonde
alors la source des sentiments de l’obligation et du devoir.
Notre horizon d’existence est en tant que limite, marqué
par un lien ontogénétique [5] entre les phénomènes
de « natalité » et de mortalité, lien
qui nous incite, à la manière d’un impératif
[6], à « compter nos jours » en faisant en sorte
qu’ils comptent pour nous. Pour Jonas c’est cet impératif
du memento mori qui est la source ultime des sentiments de l’obligation
et du devoir qui nous relient aux autres dans le présent
ou dans le temps des générations.
Mais si dans son éthique nouvelle qui vise à une
« responsabilité à longue distance »,
Jonas repense les catégories du devoir et de l’obligation,
il s’attache aussi à refonder celles du bien, de la
valeur, de l’engagement, à la lumière du «
Principe Responsabilité », dont le paradigme est la
relation que des parents entretiennent avec leur enfant. Les menaces
sur l’avenir de l’espèce, et plus généralement
sur l’avenir de la nature (crise du vivant, dérèglement
climatique...), obligent à reconnaître cette dernière
comme vulnérable : par cette reconnaissance de la vulnérabilité,
nous prenons conscience de notre puissance, de ce qu’elle
implique pour autrui et, au-delà, pour l’humanité
elle-même, considérée comme la succession des
générations. En effet, à partir du moment où
l’homme a la puissance matérielle d’anéantir
la nature et l’essence de l’homme, ses nouvelles responsabilités
concernent la perpétuation même de l’humanité.
La responsabilité est l’ensemble des obligations que
nous avons à l’égard des êtres humains
potentiels qui n’existent pas encore.
L’heuristique de la peur [7].
Mais si le paradigme de la responsabilité est la relation
Parents-enfants, son aiguillon n’est autre que le contraire
de l’espérance : il s’agit bien de la peur, que
Jonas entreprend de réhabiliter. Il y aurait selon notre
auteur une peur positive, non pas celle qui paralyse l’action
- la peur pour soi-même (la peur égoïste), et
qui s’entretient elle-même dans l’impuissance,
la compromission et la soumission - mais la peur pour autrui (une
crainte désintéressée) - pour le nourrisson
dont on a la charge, pour l’être sans défense
et qui se trouve à notre merci. Cette peur positive qui aiguille
la responsabilité est donc fondamentalement une sollicitude
de l’altérité [8]. Jonas développe alors
une « heuristique de la peur » en principe cognitif
d’une éthique de l’urgence pour temps de crise.
La peur va s’articuler à un savoir éthique par
une connaissance de la menace, mais cette articulation - qui est
le principe de l’éthique que développe Jonas
- est une sollicitude pour autrui dans le futur. Car l’éthique
que veut fonder Jonas vise à une « responsabilité
à longue distance », c’est-à-dire une
éthique qui se fasse à partir du regard de formes
de transgression qui n’ont pas encore été actualisées.
Dans cette perspective de l’heuristique de la peur, «
c’est seulement la prévision d’une déformation
de l’homme qui nous procure le concept de l’homme qu’il
s’agit de prémunir et nous avons besoin de la menace
contre l’image de l’homme (...) pour nous assurer d’une
image vraie de l’homme grâce à la frayeur émanant
de cette menace » [9].
Menaces sur nos têtes (par Jojo la marguerite).
L’impératif catégorique de la responsabilité.
La réorientation du concept de responsabilité par
Jonas conduit également vers la formulation d’un seul
impératif catégorique [10] formulé en quatre
fois [11] :
- « Agis de façon que les effets de ton action soient
compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine
sur terre ».
- « Agis de façon que les effets de ton action ne
soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une
telle vie ».
- « Ne compromet pas les conditions de la survie indéfinie
de l’humanité sur terre ».
- « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité
future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir ».
Ainsi le principe de responsabilité formant cette éthique
nouvelle, perd sa dimension traditionnelle de réciprocité
car la responsabilité dont parle Jonas ne s’applique
que pour des êtres qui ne partagent pas le même monde
commun actuel. D’où le fait qu’aussitôt,
l’objet de cette responsabilité est prioritairement
ce qui est périssable, c’est-à-dire ce qui demeure
soumis à l’alternative d’être sauvé
ou perdu. L’éthique future de « retenue responsable
» conduit vers le principe d’une « responsabilité
ontologique à l’égard de l’idée
de l’homme » [12], y compris une responsabilité
qui renoue avec une « responsabilité métaphysique
», à laquelle selon Jonas on devrait reconnaître
une vérité fondatrice.
Si la menace qui pèse sur l’humanité provient
de l’agir humain lui-même, alors l’homme est conduit
à ré-interroger sa propre présupposition, c’est-à-dire
à placer « le commandement que l’homme doit être
» avant la question concernant ce qu’il devrait ou pourrait
être [13]
Transformer la représentation : L’horizon de la «
dictature bienveillante » des comités de sages ?
Après un bref instant d’illusion, la catastrophe économique,
démographique puis écologique du progrès révèle
sa véritable figure : le succès conduit « de
la fête fugitive de la richesse au quotidien chronique de
la pauvreté » [14] et annonce la possibilité
d’un anéantissement total. Pourtant, comme le note
Michel Freitag, Hans Jonas « n’insiste guère
sur l’aspect « économique » du problème,
ni sur la liaison systémique et mutuellement cumulative qui
existe désormais entre l’autonomisation de l’économique
et l’auto-développement aveugle, définalisé,
des techniques » [15]. Mais c’est aussi dans cette deuxième
partie de son ouvrage, que Jonas a engagé notamment une partie
de sa discussion qui a prêté plus longuement à
polémique. Il y pose alors radicalement des questions fondamentales
qu’il nous faut pourtant entendre : quelles intuitions, quel
« savoir des valeurs » et finalement quelles forces
« doivent représenter l’avenir dans le présent
? » [16] Telles sont les questions fondamentales qui se posent
à la survie de l’humanité.
Les formes précaires de la démocratie sont-elles
pertinentes demande Jonas ? Ne faut-il pas transformer les mécanismes
actuels de représentation, quand le principe de responsabilité
oblige à élargir la communauté réelle
des intérêts en présence vers la communauté
potentielle des concernés la plus large possible ? Il engage
alors librement, et en mettant radicalement entre parenthèses
les présupposés des éthiques traditionnelles
(leur principe de réciprocité), le vaste débat
que les objecteurs de croissance connaissent déjà,
sur les divers horizons des « possibles politiques »,
entre l’ « éco-totalitarisme et l’éco-démocratie
». Jonas avance par exemple des thèses polémiques
- et pourtant essentielles qu’il faut quand même se
poser - sur la démocratie confrontée à l’impératif
d’une éthique du futur. Il défend alors l’idée
que l’ « éthique de la survie » dans l’horizon
apocalyptique, entraîne la nécessité de poser
la question de la recherche d’un « pouvoir sur le pouvoir
» autrement plus solide que les formes précaires de
la démocratie. Si le politique doit prendre en compte l’intérêts
des générations futures, alors il faut transformer
les mécanismes de représentation pour pouvoir représenter
les intérêts de ces êtres humains potentiels.
Jonas engage à repenser la représentation de fond
en comble. Il en appelle alors à un élitisme en faveur
de comités de sages susceptibles de traverser cette «
zone de pénombre politique » avec qui, les conditions
d’une responsabilité envers le futur pourrait se concevoir.
Ces comités de sages représentant les humains futurs
et potentiels, permettraient d’envisager des enjeux plus larges
que ceux directement accessibles aux intérêts en présence.
Pour anticiper les possibles, écrit Jonas, seul des comités
de sages peuvent élargir effectivement la communauté
réelle des intérêts en présence.
Le communisme de part sa capacité à préserver
une « morale ascétique des masses » ou encore
un « gouvernement total », pourraient être les
ingrédients d’une pensée politique de la responsabilité,
très proche en quelque sorte du « noble mensonge »
dont parle Platon. Un vaste débat philosophique s’est
alors engagé autour de la question de la pertinence de préconiser
puis soutenir, cette « dictature bienveillante » comme
l’ont qualifiée certains commentateurs, seule susceptible
pour Jonas, d’appliquer une véritable politique de
responsabilité. Une réflexion qu’il nous faut
pourtant entendre, critiquer [17] et poursuivre.
Bibliographie pour aller beaucoup plus loin :
- Hans Jonas, Le principe responsabilité (présentation
par Jean Greisch), Paris, Le Cerf, 1998.
- Hans Jonas, « Technologie et responsabilité : pour
une nouvelle éthique » dans la revue Esprit, septembre
1974. Traduction par A. Favre.
- Pierre Bouretz, article « Hans Jonas, Le principe responsabilité
» dans F. Châtelet, O. Duhamel et E. Pisier (dir.),
Dictionnaire des œuvres politiques, Puf, Quadrige, 2001.
- Huber G., « Réflexions philosophiques sur la prudence
et la précaution en biomédecine » in Godard
O., Le principe de précaution dans la conduite des affaires
humaines, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, Paris,
1997, pp. 85-98.
- Jean-Pierre Dupuy, Pour un ctastrophisme éclairé.
- Marc Maesschalck, « L’attention à la vie comme
forme d’une rationalité politique » dans Michel
Henry, La parole de vie. L’Harmattan, 2003.
Pour contacter Jojo la Marguerite.
[1] Une éthique est une réflexion et un travail théorique
portant sur des questions de mœurs et de morale. Exemple :
les « comités d’éthiques »
[2] Jonas, Le principe responsabilité, Le Cerf, 1990, p.13
[3] tel que la définit Descartes
[4] Jonas, 1990, p.27
[5] lien ontogénétique : c’est-à-dire
relatif à l’être de leurs genèses
[6] un impératif dans la philosophie morale est une obligation
morale ayant forme de commandement, d’un « tu dois »
[7] heuristique : c’est-à-dire qui sert à la
découverte. « L’heuristique de la peur »
veut donc dire que la peur sert à la découverte, elle
devient un principe cognitif
[8] altérité : caractère de ce qui est autre
[9] Jonas, 1990, p.49
[10] un impératif catégorique est un impératif
moral, inconditionnel, c’est-à-dire qu’il n’est
pas subordonné à aucune fin. Il a une valeur en soi
et commande absolument, toujours et partout, quelles que soient
les conséquences.
[11] ibid., p.30-31
[12] ibid., p.69
[13] ibid., p.192
[14] ibid., p.192
[15] Michel Freitag, « L’horizon social inacceptable
d’un économisme mondialisé » dans Prétentaine,
n°5, mai 1996, p. 159)
[16] Jonas, op.cit., p. 44.
[17] Manifestement au sein du mouvement des objecteurs de croissance,
Serge Latouche et Paul Ariès n’ont pas les mêmes
positionnements à propos de l’œuvre de Jonas.
Dans les pages « débat » du numéro 1 (mars
2004) du journal La Décroissance (p.14-15), au sujet de la
pédagogie des catastrophes que met en avant S. Latouche,
cet auteur écrit par exemple qu’elle lui « semble
rejoindre l’heuristique de la peur du philosophe Hans Jonas.
« Il vaut mieux, écrit Jonas, prêter l’oreille
à la prophétie du malheur qu’à celle
du bonheur ». Cela, non par goût masochiste de l’apocalypse,
mais précisément pour la conjurer. La politique de
l’autruche est en tout état de cause une forme d’optimisme
suicidaire ». Paul Ariès lui ne partage pas le point
de vue de Hans Jonas, et lui oppose celui du philosophe Ernst Bloch.
En effet l’œuvre de Jonas s’est directement attaché
à la réfutation du principe espérance de Bloch.
Fidèle à Bloch et opposé au discours de la
pédagogie de la catastrophe, Ariès écrit alors
: « Ce discours [porté par Latouche] fondé sur
le principe de responsabilité de Hans Jonas est une arme
de guerre contre le principe espérance de Bloch. Serge Latouche
le rappelle lorsqu’il oppose l’heuristique de la peur
à celle du bonheur... qui aurait donné le goulag (c’est
moi qui ajoute). Il faut avoir une piètre idée de
notre capacité à faire de la politique, c’est-à-dire
à faire rêver et à mettre en branle les masses
d’exclus et de déçus, pour se défausser
sur une nouvelle conception déterministe de l’histoire.
Une autre pédagogie fondée sur un projet politique
aurait l’avantage de poser la question du sujet (acteur) de
la décroissance et de se rendre compte que, pour des milliards
d’humains, la décroissance n’est pas une solution
faute de mieux mais une nécessité ». Dans la
suite du débat S. Latouche répond à Ariès
: « il n’y a pas nécessairement contradiction
entre les deux points de vue. Je n’ai jamais prétendu
faire de la pédagogie des catastrophes l’unique levier
de la construction d’une société de décroissance.
Cela serait contraire à mes engagements. Bien sûr qu’il
faut faire rêver et espérer à cette bifurcation
collective à laquelle nous travaillons. Etre généreux
n’empêche pas d’être lucide ».
le lundi 6 février 2006
par Clément Homs
Répondre à cet article
Forum
> Hans Jonas et le principe responsabilité. - Responsabilité
vivante ou irresponsabilité passive ?
11 février 2006, par Demandeur d’exploits
Mise à part la prise en compte de la nouvelle donne technique
des sociétés post-industrielles et plus particulièrement
la conscience du renversement de la « Promesse technique »
en Menace majeure (ce qui, du reste, est vieux comme la technique,
mais les enjeux actuels sont évidement plus criants), je
vois mal en quoi l’éthique de Jonas (en tous cas telle
qu’elle est présentée ici - mes commentaires
ne dépasseront pas ce qui est rendu intelligible par cet
article) peut être considérée comme une «
nouvelle éthique » ; au contraire elle emprunte (et
réactualise à sa manière, certes) la plupart
des ingrédients de la « bonne vieille » morale
chrétienne et à vrai dire de toute morale d’assujettissement.
Comme toutes ces vieilles morales, elle mise d’une part sur
l’élément pathologique des corps (ce qui n’est
pas blâmable en soi ; faire le contraire serait fermer les
yeux sur l’affectivité) et élève le tout,
sur un ton édifiant, à la hauteur de principes et
de concepts philosophiques qu’elle s’avère incapable
d’assumer rigoureusement. Quelques remarques :
- miser sur la peur pour remettre les consciences sur le droit
chemin : on peut difficilement être moins original en matière
de morale. La menace et la crainte des châtiments sont un
ingrédient des plus classiques. Mais ici, dit-on, la peur
est « positive », c’est une peur pour les autres
avant d’être une peur égoïste. Cela ne prouve
en rien sa positivité. Il faudrait d’abord a) prouver
que l’égoïsme et la recherche de l’intérêt
personnel sont en soi négatifs, b) que l’altruisme
est absolument désintéressé et c) que le désintéressement
est en soi positif. Il ne suffit pas de le dire pour trancher. Mais
admettons qu’il soit préférable d’avoir
peur pour les autres plutôt que pour soi...
- L’autre aspect (censé être) positif est la
valeur heuristique de cette peur : elle incite à réfléchir,
à inventer des modes de vie profitables pour tous, menaçant
moins la qualité de vie des générations futures,
etc. Ok. Mais que montre l’histoire de la civilisation ? Sans
trop affabuler, elle montre que l’homme a notamment développé
la technique pour se protéger des menaces naturelles, bref
anesthésier ses peurs et plus particulièrement sa
peur de la peur, la maladie qu’il se fait de l’insécurité
et du danger. Jonas ne dit rien d’autre en parlant de la «
Promesse de la technique » et la valeur du renversement qu’il
remarque est là : le comble de la technique moderne, c’est
de devenir la principale menace de l’humanité alors
qu’elle est faite pour écarter les menaces et rassurer
les cœurs malades. Et voilà que le même Jonas
vante la valeur heuristique de la peur et s’imagine qu’en
réponse à cette peur, le génie humain accouchera
de lendemains paisibles et sereins, épargnés par la
mégalomanie technicienne. N’est-il pas évident
que le seul effet heuristique de la peur est de redoubler les œillères
et d’enfoncer plus profondément dans les crânes
la foi en la promesse technicienne ? Certes Jonas critique le «
principe espérance » qui confine à l’attentisme
fataliste, mais à quoi bon si c’est pour opter pour
l’autre rapport pathologique à l’avenir, à
savoir la crainte ? La crainte est stimulante dans certains cas,
paralysante dans d’autres, là n’est pas la question.
Le fait est que l’humanité a grandi dans la crainte
et continuera ainsi ; les grands (et petits) mythes apocalyptiques
fonctionnent toujours et la société du spectacle excelle
à les diffuser sous toutes les formes imaginables et commercialisables.
Quelques menaces de plus au sujet des dangers de l’hyper-technicité
moderne n’ajouterons pas grand-chose à l’affaire
et rien n’assure que des prospectives réalistes et
pédagogiques ait plus d’impact qu’un Terminator
ou un Matrix sur les esprits simplement blasés. Ce qui est
sûr en revanche, c’est que la peur est un instrument
de pression politique qui a toujours très bien marché
pour niveler le troupeau, tarir l’originalité, bref
faire de l’homme un animal prévisible, bien apprivoisé.
(Je renvoie naturellement à la seconde dissertation de la
Généalogie de la morale de Nietzsche ou aux Règles
pour un parc humain de Sloterdijk) Inutile d’en rajouter.
- Il est aisé de concevoir la valeur heuristique d’une
peur « égoïste » : la représentation
d’un mal futur pour soi conduit les animaux les plus évolués
(càd dont l’instinct de conservation s’élève
au raffinement de l’invention) à faire effort pour
se représenter un moyen d’empêcher l’actualisation
de ce mal. Quelques uns, au lieu de fuir et ainsi rester prisonniers
de ses effets, font le nécessaire pour détourner les
causes de la menace. Mais qu’est-ce qui garantit qu’une
peur « altruiste » ait plus de chance d’être
convertie en puissance d’agir ou d’inventer ? L’instinct
de conservation est dilué (« bof, ils arriveront bien
à se débrouiller ») et le souci de la survie
de l’espèce est un mobile également confus qui
s’attache plus à la reproduction qu’à
l’invention. Faut-il en conclure que Jonas a confiance en
la charité, le respect et autres valeurs édifiantes
qui n’ont jamais cultivé que le goût de leur
transgression ? Il est évidemment un peu plus fin mais son
« idée de l’homme », dont chacun doit se
sentir responsable, est-elle moins édifiante ? Quelle idée
de l’homme peut-on se faire qui n’ait pas elle-même
était faite, en partie, par l’histoire de la technique
? Comment s’arrêter à une idée de l’homme
sans s’aveugler sur l’histoire de la production de l’homme
par l’homme (et souvent contre lui-même), bref sans
haïr l’homme et la vie qui le porte nécessairement
de négations en négations (ou d’affirmations
en affirmations, comme on voudra) ? Qu’on veuille refaire
l’homme n’est pas un problème en soi, c’est
pour ainsi dire la nécessité de chaque époque
; mais qu’on veuille l’empêcher de se faire au
nom d’une idée dont il devrait et devra être
l’image de toute éternité et pour l’éternité,
et en particulier pour les générations à venir,
c’est le refaire sans oser le dire, mais le refaire en marbre
ou en bois plutôt qu’en vie.
- Je vois mal comment, ici, on peut encore parler de responsabilité
: si la responsabilité, c’est faire tout son possible
pour que ses descendants soient « tout pareil » dans
les mêmes conditions et la même connerie, autant se
regarder dans un miroir et appuyer sur l’interrupteur d’éternité.
Cette responsabilité-là tue l’action, elle est
hétéronome quoi qu’en dise Jonas (je vais y
revenir) : celui qui se prive d’agir par précaution,
pour que tout reste comme avant, ne s’abstient, la plupart
du temps, non par amour des hommes futurs mais pour se conformer
à ce qui apparaît humainement admissible à un
moment donnée dans une société donnée,
bref pour être dans les « normes » relatives du
commercialisable. Et chacun de se féliciter d’être
responsable pour avoir respecté quelques normes internationales...
Qui, dans ces conditions, prend le risque de l’action ? Ceux
qui en ont les moyens financiers sans être retenus par la
moindre bride morale, ceux qui sont prêts à tout pour
pénétrer de nouveaux marchés, accoutumer et
assujettir de nouveaux corps, etc. Pendant ce temps, ceux qui cultivent
leur « responsabilité » altruiste n’inventent
rien que des méthodes pour résister à ce qui
s’invente (ou plus souvent se renforce et s’intériorise)
dans la société de consommation. Et si la responsabilité,
c’était d’abord une prise de risque, oser changer
les habitudes et les conforts, oser un avenir différent et
une humanité qui change (foncièrement et non pas quant
à ses possessions) ? Je ne développerai pas ici ces
questions mais je pourrais démontrer, si nécessaire,
que la responsabilité « altruiste », déjà
totalement « marchandisée » (cf. le marketing
de la confiance, l’omniprésence de l’Assurance
qualité et des normes), est le foyer principal de l’
« irresponsabilité » ambiante, càd du
consentement blasé à l’ordre établi (ce
consentement blasé, nourri à la fois de la crainte
de perdre son confort et de l’espoir d’avoir plus que
son voisin étant l’un des principaux ennemis du mouvement
pour la décroissance...)
- Enfin (je constate que j’ai été un peu long,
j’abrège mes dernières remarques), pour revenir
à la prétention philosophique de Jonas, il faut remarquer
qu’on peut difficilement admettre ses principes moraux comme
« catégoriques ». Assurément une morale
de la peur ne peut pas être, sous le même rapport, une
morale fondée sur des principes catégoriques puisque
la peur est évidemment un mobile pathologique, donc hétéronomique,
et le bien-être des générations futures un motif
hypothétique. Les quatre principes soi-disant catégoriques
de la morale jonassienne, puisqu’ils intègrent les
effets de la maxime, sont rigoureusement hypothétiques. Sans
entrer dans les détails techniques, je me contente de rappeler
la 1ère formulation de l’impératif catégorique
kantien, vous pourrez comparer : « Agis uniquement d’après
la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle » (Kant, Fondements de la métaphysique
des mœurs, Vrin, p.94). Bref, encore une fois il vise l’édification
mais sème l’indifférence de ceux qui sont déjà
persuadés de leur bon sens responsable et au mieux le dédain
des autres.
J’aurais bien d’autres remarques à formuler
(car il est vrai que celles-ci sont fort partielles et ne font pas
du tout justice à l’œuvre de Jonas dans son extension
mais, encore une fois, répondent à cette exposition-ci)
mais j’ai probablement déjà dépassé
les bornes de la patience du lecteur honnête. Le moins que
je puisse dire est que cet exposition de la « nouvelle éthique
» de Jonas (Le principe de responsabilité, 1979) ne
me convainc pas beaucoup. Je ne vois ni en quoi elle est nouvelle,
ni en quoi elle peut favoriser une puissance d’action et une
inventivité qui aillent dans le sens d’une vie moins
polluée (dans tous les sens imaginables du terme) et plus
« vertueuse » (au sens grec d’excellence).
Répondre à ce message
> Hans Jonas et le principe responsabilité. - Responsabilité
vivante ou irresponsabilité passive ?
7 mars 2006, par Mireille
Ces gens qui coupent un cheveu en quatre (voir plus....) mais qui
ne proposent RIEN pour avancer ! Quelle fatigue, quelle énergie
perdue... Pffffffffffffffff Beurk !
Répondre à ce message
+
> Hans Jonas et le principe responsabilité. - Responsabilité
vivante ou irresponsabilité passive ?
11 mars 2006, par Demandeur d’exploits
Certes, "Pfffffffff beurk !" font beaucoup plus avancer
les choses (en tous cas les postillons hors de la bouche). C’est
drôle de voir que quelqu’un qui prétend probablement
croire en la décroissance s’indigne de voir quelque
part que quelque chose n’avance pas dans la direction d’un
progrès immédiatement tangible... Pour avancer il
suffit de marcher, personne n’a besoin des grelots de la décroissance.
Et réfléchir en marchant, éventuellement à
des problèmes philosophiques précis, ne fait reculer
personne. En revanche les esprits étriqués font reculer
bp de possibilités hors de leur champ d’action.
Répondre à ce message
> Hans Jonas et le principe responsabilité. - Responsabilité
vivante ou irresponsabilité passive ?
15 avril 2006, par Clément Homs
Salut Demandeur d’exploits :) ,
Comme nous y invite Jonas avec son heuristique de la peur, il
nous faudrait mobiliser davantage l’imaginaire et la sensibilité
pour pallier les limites de la raison scientifique, la rationalité
classique si bien critiquée par Husserl. Car le " monde-de-la-vie
" est toujours l’arrière monde de la rationalité
apparente. Cependant on le sait celle-ci s’est fondée
contre les passions en mettant " hors jeu la sensibilité
transcendantale " (M. Henry dans La Barbarie par exemple).
Or aujourd’hui devant les désastres réels auxquels
a abouti cette raison à la finalité aveugle car a-sensible,
n’est-il pas temps de reconsidérer le rôle des
passions ? Et alors peut-être se dépendre de cette
" peur de la peur " à laquelle la raison classique
nous a obligé de croire et dont nous sommes si imprégné.
La peur, les passions, la sensibilité, ne sont pas que négatives.
Quand la raison perd la boule dans l’abstraction de sa démesure
illimitée, pourquoi pas aussi voir le positif du négatif
de la sensibilité ? Je dis cela mais sans prétention,
c’est un vaste débat. Jean-Pierre Dupuy a largement
continué la pensée de Jonas dans de magnifiques ouvrages
comme Petite métaphysique des tsunamis et dernièrement
sur Tchernobyl.
Bien à toi
clément
Répondre à ce message
+
> Hans Jonas et le principe responsabilité. - Responsabilité
vivante ou irresponsabilité passive ?
6 mai 2006, par Demandeur d’exploits
Bonjour Clément, Ne pas stigmatiser les passions, ne pas
détourner le regard de leur réalité et, éventuellement,
reconsidérer leur rôle dans le devenir humain, tout
cela est effet très respectable. Qu’on puisse éveiller
et responsabiliser par une certaine forme de peur, j’admets
que ce n’est pas exclus ni néfaste en soi, contrairement
à ce que j’ai pu dire dans ma critique un peu trop
sèche. D’ailleurs une certaine forme de "honte",
qui serait la peur du regard réprobateur des autres, pourrait
être bienvenue en certaines circonstances, pour modérer
les pollueurs et autres dilapideurs de ressources. Mais ce n’est
pas à ce niveau élémentaire que se place Jonas,
je n’y reviens pas. Par ailleurs je ne crois pas que les passions
aient été spécialement négligées
dans l’histoire de la civilisation ; elles ont toujours été
au coeur des préoccupations, même si elles l’ont
toujours été de travers, voire diabolisées
; les tyrannies les ont sciemment exploitées mais ont éclaté
à force de les avoir contenues, et les autres régimes
sont globalement dominées par elles. Je ne suis pas convaincu
que les grandes dérives de l’humanité soient
dues à un excès de confiance en la raison, l’histoire
semble en tous cas montrer, et tu ne dis pas le contraire, que ses
excès prenaient racine dans un "arrière-monde"
affectif qu’elle négligeait. Or il n’est pas
rationnel de nier les passions et la sensibilité. Pas plus
qu’il n’est rationnel de mépriser leur rôle
dans la vie bonne. Quant à l’éducation possible
de la sensibilité, pour assurer plus d’harmonie et
d’entente mutuelle, c’est en effet un vaste débat,
que conduit déjà l’humanité depuis quelques
millénaires et qu’elle n’est pas prêt de
conclure. D’autant que l’ère du spectacle promet
d’être longue. Cordialement.
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