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Origine : http://forum.decroissance.info/viewtopic.php?t=3799&sid=3e93aaad6e168d26b61c0aa22b8f2186
Citation:
L’AUTONOMIE DESIRANTE
Sebastien schifres
Origine :
http://sebastien.schifres.free.fr/desirants.htm
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A partir de 1977, certains autonomes se distinguent du reste de
la mouvance par leurs références au concept d’
« autonomie désirante ». Ils ne font en cela
que reprendre le même concept développé au même
moment en Italie autour des « Indiens métropolitains
». Bob Nadoulek, qui quitte alors Camarades, et le groupe
« Marge », vont alors s’emparer et se réclamer
très rapidement de cette étiquette de « désirants
». Les désirants vont se distinguer de Camarades et
de l’OCL en axant leurs luttes sur des terrains qui sortent
de la sphère strictement économique pour s’intéresser
plus particulièrement aux désirs de l’individu.
En ce sens, l’autonomie désirante se rapproche des
situationnistes et des courants anarchistes individualistes.
Le groupe Marge est né en 1974. Il est le résultat
de la fusion de plusieurs groupes de marginaux luttant sur des terrains
différents. Une première tentative de regroupement
se fait d’abord dans le cadre de la FLAM (Fédération
des Luttes et Actions Marginales). La FLAM rassemble alors de nombreux
groupes, dont les principaux sont :
- le Comité de Lutte des Handicapés (CLH)
- le Comité d’Action des Prisonniers (CAP)
- le Front Homosexuel d’action Révolutionnaire (FHAR)
- le Mouvement de Libération des Femmes (MLF)
- le Comité Unitaire Français-Immigrés (CUFI)
- les Cahiers pour la Folie
- l’Association pour l’Etude et la Rédaction
des Livres Psychiatriques
- le Groupe Information-Asile (GIA)
D’après Roland Biard, la FLAM rassemblait aussi des
groupes antimilitaristes (1). La FLAM ne va durer que quelques mois.
D’après Jacques Lesage de la Haye, qui a participé
à la création de la FLAM, ce sont les conflits entre
les différents leaders qui sont à l’origine
de l’éclatement rapide de la nouvelle structure (2).
C’est dans ce contexte que Jacques Lesage de la Haye participe
à la formation du groupe Marge, qui comme son nom l’indique,
a vocation à rassembler l’ensemble des marginaux. Le
premier numéro de la revue « Marge » paraît
en juin 1974. Marge se définit comme étant «
basé sur la fédération entre groupes autonomes
ayant les mêmes affinités, refusant tout leader, donc
tout conflit de nature autoritaire » (3). Une définition
que nuance Jacques Lesage de la Haye en défendant, dans un
entretien datant de 1978, le concept de chef de bande : «
dans une bande il faut quelqu’ un pour assurer la sécurité
du groupe et ce quelqu’ un sera forcément le plus capable
» (3). Une conception qui peut surprendre de la part d’un
anarchiste. Marge décrit ainsi le fonctionnement des groupes
qu’elle fédère : « les groupes naissent,
se dissolvent, pour se former à nouveau en fonction des désirs
et objectifs spécifiques ». Marge se décrit
aussi avant tout comme une bande affinitaire. Pour être plus
précis, il s’agit en l’occurrence d’une
véritable bande de voyous, mais pas n’importe quels
voyous : des délinquants politisés luttant pour leur
autonomie politique. Le groupe rassemblera jusqu’à
70 militants (2), avec un noyau dur de 30 personnes (4). Une vingtaine
de ceux qui font partie du noyau dur vivent ensemble dans le squat
du 341 rue des Pyrénées, à Belleville, dans
le 20e arrondissement de Paris. Ouvert en 1974, ce squat est expulsé
deux ans plus tard. Les habitants en ouvrent alors un nouveau à
une centaine de mètres de là, au 39 de la rue des
Rigoles. D’après Nicole, une ancienne membre de Marge
qui habitait ce squat, le groupe de la rue des Rigoles était
composé d’une dizaine de couples hétérosexuels,
ayant pour la plupart des pratiques bisexuelles non-assumées,
chacun préférant se définir officiellement
comme hétérosexuel (4).
Marge regroupe aussi en son sein des personnes ayant été
enfermées contre leur gré en hôpitaux psychiatriques.
Ces militants de l’anti-psychiatrie considèrent la
folie et les comportements déviants non pas comme une maladie
mentale mais comme une forme de révolte contre les normes
de la société qui doit être assumée en
tant que telle. Une partie importante des membres de Marge sont
aussi des homosexuels, des travestis, ou des prostituées
qui luttent contre les discriminations qu’ils subissent. Si
la majorité des filles de Marge ne sont pas des prostituées
professionnelles, d’après Nicole, la plupart avaient
cependant l’habitude de se prostituer de manière occasionnelle
et de mettre l’argent en commun avec les autres habitants
du squat où elles vivaient (les prostituées professionnelles
étant cependant politiquement moins engagée et n’habitant
pas dans le squat de la rue des Rigoles) (4). La question de la
prostitution est d’ailleurs développée dans
le numéro 13 de Marge, consacré à la condition
féminine (novembre-décembre 1977). Certains hommes
du squat de la rue des Rigoles vivant en couple avec des prostituées
occasionnelles, des militants de la mouvance libertaire les accusent
alors de proxénétisme et viennent les trouver à
leur domicile pour leur demander des explications. Grisoune Jones,
l’une des filles concernées, répond donc à
ces accusations dans un article intitulé « En réponse
aux concierges de l’extrême-gauche » : Grisoune
Jones (7) y revendique une prostitution libre et pleinement assumée.
La prostitution y est décrite à la fois comme une
forme d’autonomie et comme un travail moins aliénant
que les autres ou que le statut de femme mariée (6). Mais
un autre article d’une prostituée professionnelle va
beaucoup plus loin puisqu’il est titré : « Se
prostituer est un acte révolutionnaire » (6). Cet article
de Grisélidis Réal fait l’apologie de la prostitution.
Grisélidis Réal y présente non seulement la
prostitution comme un moyen pour la femme de s’émanciper
du pouvoir patriarcal, mais qui plus est comme un moyen de prendre
du pouvoir. L’article suivant, intitulé « Sacre
sexuel. Prostituées Prêtresses Princesses » et
lui aussi signé par Grisélidis Réal, poursuit
cette apologie sous la forme d’un poème où la
prostitution y est présentée comme « un titre
de noblesse ».
La lutte pour la dépénalisation des drogues est aussi
un autre axe d’intervention du groupe : les membres de Marge
sont en effet de très gros consommateurs de cannabis. La
toxicomanie est d’ailleurs le thème du numéro
10 de la revue (« Défonce et révolte »,
mai 1976). Outre le cannabis, beaucoup des membres de Marge consomment
aussi de la cocaïne. Par contre, contrairement aux autres squatters
de la mouvance autonome, il semble que ceux de Marge n’aient
jamais été tentés par l’héroïne
à cette époque. Comment expliquer ce désintérêt
? On peut y voir principalement deux raisons : d’une part,
les gens de Marge semblent être plus âgés que
la moyenne des autonomes : ils ont déjà dépassé
la trentaine alors que la plupart des autonomes sont des jeunes
d’une vingtaine d’années. On peut donc supposer
qu’ils ont plus de maturité que les autres squatters.
D’autre part, étant organisés de manière
plus formelle, on peut aussi émettre l’hypothèse
qu’ils sont plus politisés et ont donc plus le sens
des responsabilités et du danger potentiel que représente
l’usage de l’héroïne qui, à la différence
de la cocaïne, d’une part entraîne une dépendance
physique beaucoup plus forte et beaucoup plus rapide, et qui d’autre
part peut entraîner beaucoup plus facilement la mort à
cette époque en raison de sa mauvaise qualité et de
son mode de consommation (l’injection intraveineuse faisant
place à l’inspiration nasale).
Malheureusement, il semble que le fait de ne pas consommer d’héroïne
n’ait pas empêché les membres de Marge de connaître
un taux de mortalité extrêmement élevé.
Sur les vingt habitants du squat, trois sont morts au début
des années 80 : l’un du cancer, l’une est assassinée
en 1980, et un troisième se suicide quelques années
plus tard (4). Ce taux de mortalité élevé est
sans doute le prix de la marginalité : mauvaises conditions
de vie, pratiques à risque, fragilité économique,
et violence inhérente au milieu. En plus de ceux qui sont
morts, il faut aussi remarquer que d’après Nicole,
beaucoup des membres de Marge ont « disparus » dans
les années 80. Nicole pense aujourd’hui en effet que
beaucoup ont dû se clochardiser. Un autre membre du groupe
a été interné à la même époque
en hôpital psychiatrique. Un bilan ultérieur concernant
ce que sont devenus par la suite les anciens autonomes que l’on
retrouve dans les autres squats tant au niveau du taux de mortalité
que des cas de clochardisation ou relevant de la psychiatrie (5).
A l’automne 1977, certains militants de Camarades autour
de Bob Nadoulek quittent le groupe pour s’orienter eux aussi
vers des thématiques désirantes. Ces militants abandonnent
alors leurs positions marxistes. La rencontre avec les militants
de Marge aboutit en janvier 1978 à la parution de la revue
« Matin d’un blues », qui se présente ainsi
: « « Matin d’ un blues », c’est une
rencontre ou plutôt une série de rencontres entre des
isolés, des gens qui ont étouffé à Camarades,
des copines qui naviguent entre le féminisme et l’autonomie
et les gens de Marge. Rencontre qui s’est faite à partir
d’ un certain discours sur l’autonomie, mais qui va
bien plus loin que ça… (…) Ce n’est pas
une fusion, c’est une rencontre. On garde nos autonomies et
pour la suite, on verra… » (Cool.
Tout comme Marge, « Matin d’un blues » développe
des positions que l’on peut qualifier de « lumpeniste
», c’est-à-dire considérant le «
lumpen-prolétariat » (9) comme le principal sujet révolutionnaire.
Ainsi, pour Jacques Lesage de la Haye, « le lumpen-prolétariat
se révèle ce qu’ il était depuis longtemps
: le détonateur susceptible de déclencher la révolution.
La marge n’est jamais totale. (…) Mais en entraînant
l’ ouvrier social, l’ ouvrier-masse, elle peut mettre
fin à l’ hégémonie des Etats capitalistes
et totalitaires » (10).
Matin d’un blues laisse aussi une place importante à
la poésie, à l’expression artistique, à
l’imaginaire, et à l’érotisme, notamment
sous la forme de dessins et de photos. Ainsi ce poème de
Bob Nadoulek, intitulé « Matin d’ un blues »,
et donc à l’origine du nom de la revue. Ce poème
est en fait une métaphore musical de la révolution
: « De vieux rocks sensuels ont déclenché la
révolte dans l’ immense fumée qui drogue les
guitares (…) Tous les musiciens se sont réunis à
la nuit tombée et les caves du jazz résonnent d’
un immense complot destiné à faire fondre les trottoirs
rutilants du kapitalisme (…) Des musiciens autonomes armés
de clés de sol offensives attendent le signal de l’insurrection.
Ca y est John Coltrane sonne la charge… » (11).
Matin d’un blues offre surtout de l’originalité
et de la diversité dans l’Autonomie. Ainsi cette définition
géographique de Jean-Pierre Cerquant : « L’ autonomie
c’est : tous les points vous appartiennent. (…) L’avenir
de l’autonomie, c’est le déplacement, selon son
propre gré. (…) L’ autonome, c’est le contraire
du Juif errant. C’est un homme ou une femme qui refuse d’être
chassé, expulsé, exproprié, déplacé,
détourné. C’est le Barbare, le Tartare, le Viking,
celui qui ose dire : « là où je suis est chez
moi ». L’autonome doit réviser sa notion des
distances. Il doit être présent. Partout. Il déjeunera
à Strasbourg, dînera à Francfort, et soupera
à Berlin. Il aura une chambre d’ hôtel à
Brest, une amie en Toscane et un amant à Zanzibar. »
(12).
En 1979, Bob Nadoulek publie la seconde partie de « Violence
au fil d’Ariane » (13) (publié en 1977), dans
un ouvrage intitulé « L’Iceberg des autonomes
» (14). Bob Nadoulek y dresse un bilan théorique et
philosophique de son parcours politique dans le mouvement autonome.
Pour Bob Nadoulek, la révolution est impossible : le capitalisme
ne peut évoluer que vers le libéralisme ou la guerre
impérialiste : « il ne peut y avoir d’ alternative
formelle qualitativement différente à ce système,
seulement des enclaves de luttes et de vie où le qualitatif
est plein de l’ ambivalence force/fragilité de l’
aléatoire » (16), « Alors, quel espoir de lutte
? Aucun… (…) La seule question intéressante est
: comment se battre ? » (17). Bob Nadoulek conclut ainsi son
livre : « ce pointage de certains lieux de radicalité
(Squats, Mouvement des Radios, Autoréductions, etc.) qui
justifiait un certain nombre d’espoirs sur les issues ponctuelles
des luttes face à la crise s’est évaporé.
Un certain nombre de certitudes ont basculé avec l’
issue de ces mêmes luttes qui ont sombré dans la même
débâcle pratique que l’ union de la gauche. Ce
qui aboutit à représenter les espaces de luttes plus
comme issue collective ou individuelle de vie quotidienne que comme
alternative autre que ponctuelle (…) Mais il reste deux choses
solides. Une volonté subjective de lutte qui continue de
viser ces espaces de luttes ponctuellement « libérables
», sans autre illusions qu’ une volonté de vie
et une exigence de finesse, de subtilité (…) De toute
façon, on se battra quand même, pas parce qu’on
croit pouvoir gagner, parce qu’ on aime le mouvement, la vitesse,
parce qu’on a une fièvre impossible à négocier…»
(15).
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(1) « Dictionnaire de l’extrême-gauche de 1945
à nos jours », Roland Biard, BELFOND 1978
(2) Entretien avec Jaques Lesage de la Haye (20/04/2004)
(3) « Le mouvement Marge existe », « Désobéissance
civile et luttes autonomes », pages 112-114, Jacques Desmaison
& Bob Nadoulek, Alternatives n°5, ALTERNATIVES & PARALLELES
1978
(4) Entretien avec Nicole, ancienne membre du groupe Marge (20/04/2004)
(5) Ainsi, pour Stéphane (pseudonyme d’un squatter
du 20e), « le problème des totos, c’est qu’
ils ont disparu ! Ils ont réellement disparu : beaucoup sont
morts ! Ils sont morts ou ont disparu ! » (entretien du 29/01/2004),
et d’après Bertrand (pseudonyme d’un autre squatter
du 20e), beaucoup des squatters de la rue Piat sont morts d’overdose,
se sont suicidés, ou sont devenus fous (entretien du 12/04/2004).
(6) Page 4
(7) Devenue héroïnomane dans les années ultérieures,
Grisoune Jones est morte du SIDA en 1999
(Cool Matin d’un blues n° 0, page 21
(9) Littéralement, « prolétariat en haillons
». Ce terme est utilisé par Marx pour désigner
les chômeurs et les marginaux, qualifiés aussi de «
sous-prolétariat ».
(10) « Lumpen/Prolétariat, Marginalité, Autonomie
», n° 0, page 22
(11) Matin d’un blues n° 0, page 18
(12) « Géographie de l’autonomie », Matin
d’un blues n° 0, page 21
(13) « Violence au fil d’Ariane. Du karaté à
l’autonomie politique », BOURGOIS
(14) KESSELRING
(15) « Point d’orgue », page 237
(16) « Parcours d’un Autonome et mutation stratégique
», page 185
(17) Page 187
_________________
" Les enfants croient au Père Noël. Les adultes
votent. " (Pierre Desproges).
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