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Origine : http://www.decroissance.info/Bernard-Charbonneau-et-l-imposture
Voici un texte fameux de Bernard Charbonneau écrit en 1991
à propos de l’agriculture biologique alors tout juste
à ses débuts. Déjà et avant que toutes
les dérives, les faux prophètes et compromissions de
l’agriculture biologique ne partagent la pataugeoire des partisans
du commerce équitable, du développement durable, de
l’écologie politicienne ou du capitalisme éthique
et écologique, B. Charbonneau (comme son ami J. Ellul en un
tout autre domaine) avait tout prévu.
Bernard Charbonneau et l’imposture de l’agriculture
biologique
« La campagne n’est campagne et le paysan, paysan,
écrit Charbonneau [1] que s’il existe une agriculture
qui ne soit pas le simple prête-nom de l’industrie agrochimique.
Une agriculture tout court ; nul besoin de lui ajouter le qualificatif
de « biologique », c’est une tautologie puisque,
lorsqu’elle mérite son nom, elle est pour l’essentiel
une technique du vivant. L’agriculture biologique, surtout
Nature et Progrès, a eu le mérite de mettre en question
l’agrochimie en France à une époque où
régnait un silence général. Elle a préconisé
la remise en pratique de procédés respectueux de la
nature et des sols comme l’assolement, l’emploi du fumier
et des amendements, l’association de l’agriculture à
l’élevage, la polyculture, qui existaient avant que
le développement de la monoculture, des cultures et des élevages
« hors sol » au nom d’une productivité
purement quantitative, n’aient annulé le progrès
agricole du XIX s.
Malheureusement le mythe du bio ne produit pas seulement des aliments
« naturels », depuis qu’il est devenu à
la mode, il alimente aussi en rêves la nostalgie de nature
des sociétés industrielles. Toute frustration [provoquée
par le système industriel agro-chimique] entraîne deux
sortes de réactions : la volonté active d’y
mettre fin ou l’évasion dans l’imaginaire, bien
plus facile et à effet immédiat. C’est pourquoi
au totalitarisme industriel répliquent une mythologie et
une idéologie naturistes qui, elle aussi, nourrissent le
public d’ersatz en lui vendant de la nature trop chimiquement
pure pour être naturelle. Cette mystique reprend la tradition
religieuse et pythagoricienne du végétarisme plus
ou moins orthodoxe. Elle se réfère à la sagesse
orientale telle qu’on l’imagine dans les milieux les
plus évolués (ou décomposés) d’Extrême
Occident, et emprunte à un Tibet mythique des drogues qui
dissipent magiquement les angoisses qu’entraîne la dénaturation
de la vie dans les sociétés industrielles avancées.
Comme dans tout mouvement religieux à l’état
naissant, les sectes prolifèrent, qui s’excommunient
mutuellement au nom de la Sainte-Nature. A la suite des gourous
vient l’épicerie qui prospère dans la vente
de l’aliment, du remède ou du produit de beauté
« naturels ». Et la pub du grand commerce se rue à
son tour dans la voie du dentifrice ou du loisir à la chlorophylle
(les couloirs du métro en sont le support idéal..)
Or, quand l’agriculture bio s’efforce de commercialiser
des produits aussi naturels que possible, comme Nature et Progrès,
trop soucieuse d’orthodoxie, elle ne peut fournir qu’une
faible part du marché alimentaire ; et elle n’évitera
pas d’être plus ou moins victime d’une pollution
généralisée. Par ailleurs, ayant un complexe
d’infériorité vis-à-vis de l’agronomie
et de l’agrochimie officielles - quelle a le tort de qualifier
de « classiques » alors qu’elles sont exactement
le contraire - et se voulant crédible, elle leur emprunte,
outre leur langage, leurs critères de productivité
et de rentabilité. Demandant plus de travail pour des rendements
ordinairement plus faibles, l’agriculture bio est obligée
de vendre ses produits nettement plus cher que les autres. Elle
s’enferme ainsi dans un ghetto qui écoule sa marchandise
dans la bourgoisie. Cette production marginale ne concurrence donc
en rien celle de l’agrochimie qui est prête à
l’intégrer dans son système en lui accordant
un label de « produit naturel » décerné
par le service dit « des fraudes » parce qu’il
sert les fraudeurs industriels du faux poulet ou du faux pain. Et
un beau jour, déjà proche, les trusts-de-la-bouffe-lourde
complèteront la gamme de leur production en réservant
un banc à l’agriculture biologique dans leurs supermarchés.
Celle-ci jouera ainsi dans l’alimentation le même rôle
que le parc national dans le tourisme : la réserve alimentaire
justifiera l’abandon de tout le reste à l’industrie.
Comme c’est déjà le cas pour certains produits,
comme le vin, elle contribuera à faire éclater le
marché entre le secteur de la qualité d’appellation
contrôlée pour les riches et de la quantité
non-contrôlée pour les pauvres. Ce qui signifie la
distinction radicale de la société en classes, la
fin de la fête populaire quotidienne, réduite en pilule
de survie. [...]
Cependant, il ne s’agit pas de réduire la lutte contre
l’agrochimie à l’agriculture bio : dépolluée
de sa mythologie et de ses escrocs au produit naturel, elle serait
tout au plus l’avant-garde qui ouvre les voies au gros de
la troupe. Si l’on veut que l’ensemble des hommes continue
de communier avec leur terre en consommant ses vivres, c’est
la politique agricole qu’il faut changer. L’agro-bio
ne doit pas nous faire oublier les dizaines de milliers de paysans
polyculteurs condamnés au départ ou au suicide, mais
encore capable de nourrir de nombreux consommateurs. Mais l’œil
humain est ainsi fait qu’il voit mal ce qui existe : vous
mobiliserez difficilement l’opinion pour la défense
de la pêche en mer tandis qu’elle s’intéressera
à une aquaculture encore à venir, qui n’est
rien d’autre que l’élevage polluant du poisson
en batterie : et l’on sait ce que vaut la truite d’élevage
! Mais le jour où il n’y aura plus de pêche,
on parlera d’aquaculture biologique. C’est pourquoi
le vrai problème de la politique agricole est si difficile
à poser en public. On le réduit tout de suite à
la question des prix, sans poser celle de la qualité des
produits ; ou bien l’on invoque la nécessité
d’augmenter les rendements pour nourrir le Tiers monde, et
de la gauche à la droite tout le monde est d’accord.
Cela s’explique : une politique agricole différente
serait autrement gênante pour le « désordre établi
» qu’une agriculture bio marginale. Même modérée,
elle mettrait en cause l’actuelle gestion de l’espace,
donc la politique générale et les grands intérêts.
Comment le faire admettre aux idéologues [bio] qui rêvent
d’un pur retour à la nature ou aux trusts prêts
à leur céder une petite chapelle dans la cathédrale
industrielle ? L’agriculture, la vraie celle des paysans,
peut résoudre les contradictions de la société
industrielle. »
Bernard Charbonneau esquisse ensuite une politique agricole pouvant
rétablir une vraie agriculture paysanne donc respectueuse
de l’environnement. Pour bien clarifier les choses il faut
pour s’entendre, définir clairement le sens des mots.
Le paysan s’oppose à l’agriculteur qui celui-ci
s’oppose à l’entrepreneur. Le paysan est celui
qui vit des produits de sa terre. Derrière le terme de «
paysan » il y a donc l’idée d’une économie
de subsistance, donc auto-productive. Seul quelques produits sont
vendus comme complément de l’activité du paysan.
L’agriculteur est déjà une « figure moderne
» naît à la fin du XVIII siècle en Angleterre
lors de l’enclosure et de la restriction des usages collectifs
sur les terres (vaine pâture...). L’agriculteur lui,
vend la totalité de sa production sur le marché, c’est-à-dire
qu’il monétise sa production, il l’a transforme
en monnaie. L’agriculteur vend sa production à des
bassins de consommation que sont les villes. L’émergence
de la figure moderne de l’agriculteur (dans le courant du
XIX siècle en France) est donc la première forme que
prend la division sociale du travail. Non seulement des gens se
spécialisent sur la production de certaines cultures (fin
de la poly-activité, de la polyculture..) mais également
des « territoires se spécialisent » par des mono-cultures.
La figure et le monde du paysan ont aujourd’hui disparu. Il
n’y a plus que des couples de retraités ou des petits
vieux isolés habitant dans ce que les urbains appellent avec
mépris le « rural profond », qui sont encore
des paysans : qui vivent des produits de leur terre.
Aujourd’hui, après les différentes Purges du
monde paysan orchestrées par la P.A.C. depuis 1962, ne subsiste
que la figure de l’agriculteur, lui même aujourd’hui
en voie de disparition au profit de la figure accomplie de toutes
les politiques agricoles communes successives, l’ «
entrepreneur capitaliste et aménageur du paysage ».
Ces évolutions successives, du paysan à l’agriculteur
jusqu’à l’entrepreneur forment la « Révolution
verte » qui débute au début du XIX siècle
et vient s’achever sous nos yeux au début du troisième
millénaire. Elle est à la fois une révolution
agricole (des techniques agricoles, des rendements...) et une révolution
rurale (la désertification de territoires puis la périurbanisation
: aujourd’hui 80% de la population vit sur 20% du territoire).
Cette « Révolution verte » est la condition de
possibilité et la matrice de notre Société-de-Croissance,
sa réalisation historique est le fondement du monde contemporain
urbain et consumériste. Elle est la réussite et l’accomplissement
même du Rêve de tous les marchands de la Terre qui depuis
Adam Smith ne pensent qu’à transformer la « valeur
d’usage » en « valeur d’échange »,
jusqu’à faire de la Vie même une marchandise
! La P.A.C. a ouvertement et dès 1962 - sous couvert du contexte
de la Guerre froide et de la nécessaire promotion de l’indépendance
alimentaire de la France - passer sous les fourches caudines ce
qu’il restait de la paysannerie française et de la
petite propriété née sous la Révolution
française. La mécanisation et motorisation, les démembrements
et remembrements perpétuels, l’effort inouïe des
formations techniciennes ayant pour seule fin la surenchère
compétitive et la course aux rendements, voilà la
Révolution agricole qu’a promu la P.A.C. En une seule
génération d’agriculteurs, le modèle
productiviste et son protégé, l’agriculture
biologique, ont livré leurs effets et révélés
leurs folles exigences : battre de records économiques en
tout genre, aux prix de drastiques sacrifices de population.
La Révolution agricole vide les campagnes de ses activités
autres qu’agricoles, libérant des populations contraintes
d’aller chercher ailleurs d’autres activités
(y compris le chômage). La place est libre pour les ronces
et pour la friche dans les zones les plus déshéritées,
pour de nouveaux-venus et de nouvelles mises en valeur dans les
zones dotées d’une forte rente de situation.
La Révolution rurale prend le relais, englobe et prolonge
la Révolution agricole. Elle consacre dans sa phase ultime,
un changement radical de l’organisation socio-économique,
et donc culturelle et politique, des campagnes : les territoires,
dégagés de leur traditionnelle vocation nourricière,
se vident des populations héritées du passé
et passent sous le contrôle des populations non agricoles
et des Pouvoirs Publics qui représentent leurs intérêts.
Elle marque, en conséquence, le temps de la consolidation
des structures de la Société-de-Croissance au sein
des campagnes aménagées à l’usage de
populations relevant d’une société englobante,
urbanisée et tertiarisée. Sur l’espace, elle
s’exprime en ondes successives qui, du périurbain densément
peuplé jusqu’au rural profond désertique et
voué à la jouissance esthétique de la nature
(tourisme vert, parcs « naturels »...), diversifient
les paysages au gré des besoins des consommateurs dont la
ville rythme l’existence. Et tout ceci dans le cadre d’une
stricte réglementation résultant d’une cascade
de pouvoirs supranationaux, nationaux et locaux. Les villes et les
capitaux remplacent les « sociétés locales »
et leurs terroirs. Mais l’avenir ne peut être cet impasse
planifié par tous les aménageurs d’espace et
de civilisation. Toutes les contradictions du Mur qu’est la
Société-de-Croissance éclatent aujourd’hui
pierre par pierre. Les objecteurs de croissance dans leurs perspectives
de relocalisation de l’économie par la promotion des
sociétés locales, se doivent d’arracher les
dents à cette P.A.C. qui ravage la Terre et proposer une
nouvelle politique agricole créatrice de l’horizon
du seul avenir possible.
« Plus que tout autre, la révolution écologique
- écrit Bernard Charbonneau - a besoin d’une politique
agricole. [...] Car, en agriculture plus qu’ailleurs, il n’est
de changement qu’à partir de la reconnaissance du réel
- qui n’a rien à voir avec le « fait »
économique et politique divinisé. Ce qui a jusqu’ici
manqué au mouvement écologique, c’est moins
un but à long terme qu’un chemin pour l’atteindre
; il entrevoit vers quoi se diriger, mais voit moins bien comment.
S’il sait contre quoi il se bat, trop souvent son programme
se réduit à un catalogue de désirs et de rêves,
illustré de quelques gadgets verts. Une politique agricole
pourrait lui donner ce poids de réalité qui lui manque.
[...] La transformation immédiate des pratiques où
l’agriculture biologique aurait son mot à dire y est
inséparable de la révolution des structures politiques
et sociales. Ainsi sortirait-on enfin de ces dilemmes stériles
qui opposent le changement de la vie à celui de l’Etat,
la conservation à la révolution, la nature à
l’homme. »
[1] Bernard Charbonneau, Sauver nos régions. Ecologie, régionalisme
et sociétés locales, Sang de la Terre, 1991, chapitre
10 « Les pieds sur Terre », p.178-181. Pour un aperçu
biographique de B. Chabonneau voir :
http://www.globenet.org/demiller/Charbonneau.html
le mardi 27 septembre 2005
par Clément Homs
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