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Origine : http://forum.decroissance.info/viewtopic.php?t=2571
Posté le: 23 Avr 2006 14:01 Sujet du message: Autour du livre
Décroissance ou Barbarie de Paul Ariès.?
Voici au sein du mouvement des objecteurs de croissance un auteur
des plus atypiques. Paul Ariès ne vient en effet ni du courant
illichien de l’après-développement, ni du courant
de la bio-économie, ne figure pas non plus parmi les auteurs
de l’anthropologie de la technique, et encore moins de l’écologie
spirituelle. En effet, comme l'écrit Paul Ariès, les
objecteurs de croissance viennent de « diverses filiations
théoriques et affiliations politiques. Et certains entendent
même se situer dans un champ strictement religieux »
(p. 70). Lui, politologue, a un parcours plus sinueux tout autre
que ces quatre courants, qui part de l’étude des phénomènes
sectaires pour ensuite passer à la dénonciation de
la malbouffe, des marques et de la publicité. Ariès
comme F. Brune, V. Cheynet ou R. Anvélaut représentent
ainsi au sein du mouvement des objecteurs de croissance la filiation
du courant de l’antipub. Et forcément cette sensibilité
un peu étrangère de par sa culture aux deux premiers
courants plus « universitaires », tient à engager
un dialogue amical, franc, sérieux mais aussi serré
avec ses voisins de paliers. C’est à la lecture de
l’ouvrage de Paul Ariès, l’impression essentielle
que l’on retient.
Notre auteur bien souvent expose sous la forme d’un manifeste
dont l’identification du « Nous » narratif est
parfois problématique, sa propre profession de foi voire
celle de l'equipe des Casseurs de pub. Il présente ses objections,
ses désaccords et ses ralliements aux auteurs (eux-mêmes
divisés) des quatre autres courants. Le propos est donc concis
et ramassé (de très courts chapitres - 3 ou 4 pages
bien souvent), rythmé par de nombreuses prises de positions
parfois un peu abruptes qui mériteraient d’être
beaucoup plus développées.
Mais venons en d’abord à ce qui fait consensus, c’est-à-dire
les points d’accord de P. Ariès, pour en venir ensuite
aux éléments de la controverse voire carrément
de la polémique. Telle sera notre clé de lecture.
Nous passerons évidemment plus rapidement sur cette première
partie que sur la deuxième, car plus riche et plus à
même de nous faire tous ensemble avancer.
DE NOMBREUX ACCORDS...
Il faut tout d’abord reconnaître qu’un point
important semble définitivement acquis dans le partage d’une
même définition du terme de « décroissance
». Ariès reprend ainsi la définition donnée
par S. Latouche, « la décroissance n’est pas
une croissance négative. Une récession est toujours
dramatique pour les plus humbles car il n’y a rien de pire
qu’une société de croissance sans croissance
» (p. 13). Ainsi très justement, notre auteur souligne
que « la décroissance est tout sauf un autre modèle
économique ».
De plus, Ariès venant du courant de la critique de la société
de consommation, il ne peut évidemment qu’acquiescer
à la critique virulente et sans concession de l’économisme,
que font de nombreux auteurs de l’après-développement
ou du courant anti-utilitariste (Caillé, Rist, Perrot, Latouche...).
Ainsi note très justement Ariès, « adopter un
point de vue anti-économique est donc une façon de
dire que l’économie n’est pas la solution mais
une partie du problème » (p.26). Rebondissant à
partir de la critique radicale de l’économisme, notre
auteur reprend alors l’idée centrale opposant les Objecteurs
de croissance aux « anti-capitalistes » : « la
sortie du capitalisme est donc nécessaire mais insuffisante.
Il faut casser la société productiviste et de consommation,
bref il faut détruire la société industrielle
» (p.27). « L’objectif est de sortir de l’économisme
donc de rendre l’économie seconde » (p.77), le
mouvement des objecteurs de croissance « abolira la société
économique ». Ainsi on est là en accord avec
les intervenants du débat « La décroissance
est-elle possible sans sortir du capitalisme ? » dans le journal
La Décroissance : « remettre en cause la société
de croissance implique de remettre en cause le capitalisme tandis
que l’inverse ne va pas de soi » écrit S. Latouche
qui poursuivait en disant, « pour moi, la décroissance
est forcément contre le capitalisme. Un capitalisme de l’immatériel
est irréaliste [ici Latouche s’oppose aux partisans
des thèses d’André Gorz]. Cette perspective
ne s’attaque pas aux bases imaginaires de la société
de marché » [1]. José Bové écrit
même que « la décroissance est la lutte la plus
radicale contre le capitalisme », encore faut-il se dégager
du marxisme qui a totalement étouffé la pensée
de Marx. Ariès est donc en accord avec cette thèse
essentielle qui fait l’originalité et la radicalité
du mouvement, consistant à « dé-penser l’économique
» (A. Caillé). Cette thèse étant portée
contre le marxisme que véhicule ATTAC et la logique redistributrice
qui empreint l’imaginaire de la Gauche traditionnelle [2].
Ariès apostrophant le comité scientifique d’ATTAC
écrit, « même si une croissance socialiste ne
concernait que la production de valeurs d’usage n’existerait-il
plus d’épuisement des sols ? [...] Ni la vieille distinction
depuis Aristote entre valeur d’échange et valeur d’usage
ni la distinction marxiste entre le procès de travail en
général et le procès de travail capitaliste
n’exonèrent de ces questions ? » (p.28 ). Jean-Paul
Besset ne dit lui aussi rien de moins, en disant que si la distinction
valeur d’usage/valeur d’échange est certainement
pertinente pour répondre au défi humain, elle ne peut
plus être un angle d’attaque pour répondre au
défi environnemental. Il faut donc essayer de penser aussi
au-delà de cette distinction classique. Il y a bien au cœur
du différent entre les objecteurs de croissance et le marxisme
du comité scientifique d’ATTAC, une « question
Marx », comme dit François Flahault [3]. Ariès
s’immisce dans ce débat à sa manière
: « la décroissance rouvre donc de vieux dossiers trop
vite oubliés. On redécouvre ainsi mais autrement les
déchirures du mouvement révolutionnaire sur la question
du ‘‘ socialisme de la misère ’’.
A Marx qui soutenait que le projet communiste n’est pas le
partage de la misère, Paul Lafargue répondait par
son Droit à la paresse. Ces ferments de productivisme ne
sont d’ailleurs vraiment présents que dans le marxisme
vieillissant. » Certes, mais n’oublions pas non plus
que Paul Lafargue, comme les situationnistes, sont empreints par
« le rêve de l’automatisation de tous les travaux
pénibles, vue comme une condition préalable de la
libération des masses. Rêve que l’on retrouve
chez Aristote, et bien sûr chez Marx » [4]. Ariès,
comme Guibert [5] , se lance alors dans une lecture non marxiste
de Marx, qui finalement « n’a jamais réduit l’histoire
au développement des forces productives puisque l’histoire
productive constituait, selon lui, une préhistoire nécessaire.
Marx est mort trop tôt : avant de commencer l’analyse
de l’Etat et de l’idéologie. La gauche reste
victime de son choix (par ailleurs justifié) de commencer
sa critique par la critique de l’économie politique.
Le léninisme a ensuite banalisé le mal » (p.28)
[6] .
Mais partageant la critique radicale de l’économisme,
Ariès reprend donc très justement l’ensemble
des apports de l’anthropologie économique et politique
mis en avant par le courant de l’après-développement
(Polanyi, Mauss, Clastres, Sahlins, Levi-Strauss...). Ce qui l’amène
bien entendu à défendre un point essentiel, la défense
de la socialité détruite par la « machine techno-économique
» occidentale définit par S. Latouche. Ariès
reprend donc le thème des dégâts de cette machine,
« destruction de la vie des peuples indigènes et de
leurs cultures » par des « génocides »
et « ethnocides » (p.57). Il en appelle donc à
une défense de la diversité culturelle et linguistique.
« L’homme économique est privé de ce minimum
d’identité culturelle qui contribue pourtant à
son équilibre psychique. Seule la culture est à même
de donner de l’épaisseur sociale qui empêche
de souffrir d’un sentiment de dévaluation de soi. Seule
la culture rend autonome et permet de se révolter. L’être
sans culture erre sans boussole » (p.58 ). On a là
le thème du « déracinement » qu’utilise
par exemple S. Latouche. Notre auteur poursuit, « ce n’est
pas tant la pauvreté économique qui créé
l’effondrement humain que le manque d’identité
(perte des repères) ».
Cette défense de la socialité, appelée aussi
« le point de vue populaire sur la vie », ou encore
une posture antiéconomique des « gens de peu »
(p. 17), est en parfaite résonance avec la réhabilitation
chez Lasch de ce « jugement raisonnable de l’homme ordinaire
» et avec le souci de la « common decency » populaire
chez G. Orwell [7] contre tout ce que peut produire un savoir séparé,
spécialisé, monopolisé par des experts. On
est donc là dans un très vaste accord autour des œuvres
qui critiquent toute logique techno-économique qui détruirait
« l’équilibre social du groupe » (p.15)
ou encore la « culture populaire » détruite par
la culture de masse [8]. Ariès écrit même que
« ce point de vue iconoclaste rejoint la thèse fort
juste de Marx qui considérait que la qualité du lien
social du féodalisme était supérieure (ce qui
ne veut pas dire préférable) à celle du capitalisme
» (p.24).
Cependant attention nous prévient P. Ariès, le mot
d’ordre « plus de liens, moins de biens », c’est-à-dire
ce thème du lien social communautaire, ne doit ni tomber
dans le travers du « personnalisme communautariste »
ni « en aucun cas devenir un moyen pour augmenter l’insensibilité
aux inégalités. Une société décroissante
ne peut qu’être qu’une société égalitaire
» (p.47). Ainsi notre auteur en vient à interpréter
la société de décroissance comme une «
communauté des Egaux » et affirmer que les objecteurs
de croissance sont en réalité des « partageux
». « Les inégalités sociales ne sont en
rien naturelles : elles résultent de rapport de domination
et d’exploitation dont certains ne s’expliquent pas
par le développement de la société de croissance.
Le machisme et le patriarcat ont ainsi des origines socio-historiques
plus profondes. » (p. 44). C’est ainsi que rapidement
cette objection (injustifiée, puisque Charbonneau ou Ellul
n'ont rien à voir avec le personnalisme communautariste de
Vichy. Ils sont au contraire les fondateurs du " personnalisme
gascon ") d’Ariès sur la socialité vient
à se transformer sur un désaccord profond sur la défense
de l’Etat-social. Sans les nommer, Ariès vient à
plusieurs reprises polémiquer avec Amiech et Mattern, par
ses multiples références à l’ouvrage
du philosophe bourdieusien Alain Accardo, La servitude involontaire
ou Le Petit bourgeois gentilhomme, tout en laissant croire qu’il
est d’accord avec la thèse de la servitude volontaire
[9]. Ariès semble prendre plaisir à garder un certain
flou sur cette question, car au fond il semble vouloir à
tout prix sauver l’Etat social en passant alliance avec les
altermondialistes. Ainsi l’ « alternative infernale
» qu’il dénonce entre « soit ne pas toucher
au maternage inacceptable et inefficace soit culpabiliser les pauvres
et les appauvrir davantage » (p. 46), n’est-elle pas
ce qu’il reste dans l’on n’arrive à déployer
sa pensée que dans le monde des effets de la mégamachine
techno-économique sur les liens sociaux ? On se demande si
pour lui le seul lien entre les humains doit être obligatoirement
le lien fonctionnel bureaucratique du fonctionnariat et de l’assistanat
(Ariès comme beaucoup tient à soutenir l’idée
d’un revenu universel inconditionnel). Ariès, comme
Gérard Guégan à propos de Debord [10] quand
il lui reprochait d’être passer de la dénonciation
des rapports de domination à la dénonciation de la
servitude volontaire, pense finalement que la thèse de la
« servitude volontaire » aboutit obligatoirement à
« culpabiliser les pauvres » et qu’il faut à
ce compte défendre l’Etat social en rêvant de
le dégager de l’assistanat social. Alors que Michéa
par exemple, ne voit pas pourquoi dire qu’il y a de la servitude
volontaire, impliquerait forcément de « culpabiliser
les pauvres » à la façon des Deschiens, au contraire.
Mais c’est là une vaste question, qui semble opposer
Ariès (et l'équipe du journal La Décroissance
qui a fait la promotion des écrits d'Accardo) avec de nombreux
auteurs du mouvement des objecteurs de croissance. De plus, Ariès
défendant bec et ongle l’égalitarisme, il se
trouve évidemment en dissonance avec de nombreux auteurs
objecteurs de croissance qui ont intégré l’analyse
faite par Louis Dumont. Latouche écrivait à propos
de l’œuvre de Castoriadis (dont Ariès va très
justement faire référence dans sa défense des
institutions), qu’il « se méfie de tout projet
universalite, même radical ou subversif. J’ai tendance
à y déceler des relents d’ethnocentrisme occidental.
Je me séparais déjà sur ce point de Castoriadis.
[...] Comme l’a magistralement montré Louis Dumont,
l’imaginaire holiste de la plupart des sociétés
humaines, pour n’être pas étranger à une
exigence de respect et de dignité des personnes ni à
la prise en compte de leur volonté est très largement
étranger à notre imaginaire égalitariste »
[11]. Un bien vaste débat.
Sur le thème plus consensuel du vaste débat sur la
fausse opposition individu/société sur lequel François
Flahault vient récemment d’écrire un très
intéressant ouvrage, Ariès nous enjoint lui aussi
à « sortir de l’antinomie individu/société
» (p.71) pour mieux faire « le pari d’un (nouveau)
sujet collectif rationnel » défendu par Caillé,
qui pourrait défendre la « primauté du symbolique
et de l’institutionnel » (p.71). Ariès voit là
des ponts possibles avec la « raison communicationnelle »
de Habermas opposée par cet auteur à la raison abstraite
et instrumentale promue par la modernité.
Sur le thème de l’illimitation et des nécessaires
remises en place de limites, nous avons chez Ariès ce thème
classique très présent chez Illich, Dupuy, Anders,
etc. Plusieurs facteurs expliquent la disparition des limites pour
notre auteur : la « dé-différenciation »
(perte des identités sexuelles, etc), « dé-symbolisation
», « dé-institutionnalisation », la crise
du langage et le thème wébérien du «
désenchantement ». Ainsi écrit-il de façon
pertinente, « il ne suffit pas de se concentrer sur les conséquences
dramatiques du changement de climat et des pollutions » (p.35),
il faut aussi et surtout prendre en compte la perte du sens des
limites (la démesure) qui en est la cause. La perte du sens
des limites doit nous amener à « retrouver le sens
des limites » (p.35), de « renouer avec la pensée
de la finitude » (p.162). Ce qui amène P. Ariès
à défendre l’idée centrale tout au long
de son ouvrage, des valeurs permettant une « société
d’individus autonomes capables de s’auto-limiter »
(p.70). Ainsi « nous devons opposer à la seule richesse
économique d’autres formes de richesses comme les liens
sociaux, l’amour, l’amitié, la création,
la culture, la réflexion philosophique, la spiritualité,
etc. » (p. 47). Nous avons là un répertoire
classique de valeurs propre aux objecteurs de croissance, qui ne
déplairait pas à Raoul Vaneigem.
D’autre part P. Ariès partage également avec
de nombreux auteurs objecteurs de croissance la critique de la neutralité
de la technique en écrivant : « soyons clairs, il n’existe
pas d’innocence des forces productives. [...] La fameuse distinction
marxienne entre division technique et sociale du travail a prouvé
son caractère profondément réactionnaire. Herbert
Marcuse voyait plus loin puisque, selon lui, l’a priori technique
est toujours un a priori politique dans la mesure où la transformation
de la nature implique aussi celle de l’homme, dans la mesure
aussi où les choses créées par l’homme
émanent d’une société et y retournent.
La technique projette donc sa culture sur le monde » (p.24).
En effet on peut que regretter que de nombreux marxistes (notamment
à Attac ou à la fondation Copernic) soient restées
totalement inattentif à L’homme unidimensionnel qui
avait bien démontrer la difficulté à vouloir
s’emparer d’un appareil de production poussant toujours
plus à l’automatisation dont la finalité n’était
pas proprement humaine, mais relative à la course à
la puissance à l’accumulation.
ET AUTANT DE DESACCORDS...
Ariès expose aussi de nombreux point de désaccords
avec certains auteurs des courants de l’après-développement,
de la bioéconomie ou de l’écologie spiritualiste.
Mais tout d’abord il nous semble intéressant de remarquer
qu’Ariès s’en prend quelque peu aux analyses
faites par le sociologue Michel Maffesoli (qui est fortement imprégné
par l’héritage situationniste), que l’on devine
aisément dans ce passage : « certains pensent que l’effondrement
programmé du Moi pourrait être une force explosive
et constituer une menace pour le système [ce qui est déjà
une très mauvaise interprétation de l’œuvre
de Maffesoli]. Les problèmes psychiques se transformeraient
alors en problèmes politiques (comme la sexualité
fut un enjeu politique majeur). Cette thèse recycle les vieilles
lubies [sic !] sur les capacités révolutionnaires
des marginaux (fous, délinquants, etc) qui firent le délice
des années soixante-dix. Il est tout aussi légitime
prétend Ariès, de redouter que ce lumpen-prolétariat
ne soit l’armée de réserve du capital nécessaire
aux mauvais-coups » (p. 47). Une position critique vis-à-vis
du situationnisme, chez un Paul Ariès qui paradoxalement
prétend à plusieurs reprises se considérer
en héritier de Debord et Vaneigem (p.25 par exemple). On
retrouve là l’opposition de Marx à Bakounine
au sujet du lumpen-prolétariat. Ariès espère
cependant qu’il sera possible « aux enfants de Marx
et de Proudhon de partager, à nouveau, un bout de chemin
» (p.70). S. Latouche lui aussi semble en retrait par rapport
à Maffesoli mais en se considérant plutôt comme
frère mais sur une autre voie : « L’un, Michel
Maffesoli, annonce le retour des ‘‘ tribus ’’
et à des formes orgiastiques de micro-sociabilité
jubilatoire. [...] D’autres (et nous en faisons partie) appellent
de leurs vœux la construction d’une société
conviviale plurielle libérée de la religion de la
croissance et de l’économie » [12]. Ariès
et Latouche semblent donc tout deux en retrait sur les thèses
de Maffesoli, même si bien sûr cet auteur visionnaire
est en quelque sorte du bon côté de la barrière
et un allié potentiel avec lequel des convergences pourraient
avoir lieu.
Mais venons en à un désaccord de taille sur lequel
M. Ariès ne craint pas d’engager un polémique
hardie et musclée, voire peut-être parfois malhonnête.
Comme le reconnaît l’auteur, « la question des
institutions divise les Objecteurs de croissance » (p.141),
et elle est également un point important de l’originalité
d’Ariès. Il dit en effet partager le point de vue d’Illich
sur les institutions. Cependant, de manière générale,
la décroissance que propose Ariès est articulée
à la pensée de Castoriadis et à la triplice
lacanienne du symbolique, de l’imaginaire et du réel.
C’est ainsi qu’Ariès pense que l’on ne
peut pas seulement « dé-s’institutionaliser »,
et qu’il faut au contraire en reprenant les thèmes
castoriadiens (l’instituant, l’institué, l’auto-insitution),
arriver à marier institutions et autonomie (comprise comme
la maîtrise des usages). En effet la position de ceux qui
veulent la « dé-s’institutionnalisation »
vient selon notre auteur de la confusion de deux niveaux d’analyse
: la positivité des institutions et leur négativité.
Or la positivité est que « nous avons besoin d’institutions
pour juguler la violence individuelle née du désir
insatiable qui habite le sujet et s’exerce par la domination
et la rivalité mais aussi par la possession et l’exploitation
» (p.142). « L’idéal de vie d’un
Objecteur de croissance ne doit être ni la sur-socialisation
dans le cadre d’une institution maternante ni la fuite dans
cette fausse autonomie de la désinstitutionnalisation. L’autonomie
n’est pas le fait de vivre tout seul dans son coin (même
à plusieurs) mais la capacité à avoir un point
de vue critique sur la société. Nous devons donc combattre
pour que tous les citoyens retrouvent la maîtrise de leurs
usages et puissent se réapproprier les (d’autres) institutions
» (p.46). De plus selon notre auteur, « croire en une
dé-s’institutionnalisation possible suppose d’adhérer
au modèle méthodologique libéral qui oppose
la société à l’individu » (p.142).
Il faut alors « nous réapproprier les institutions,
en améliorer certaines, en combattre d’autres, en inventer
sans cesse de nouvelles » (p.144). En effet, l’institution
ne doit pas être une machine, dans lequel l’individu
est un rouage anonyme et dépersonnalisé. Les fausses
institutions sont celles qui ne permettent pas l’autonomie
de l’individu, des institutions qui produisent de l’hétéronomie
sociale. Pour résumer la position d’Ariès :
« La question de l’autonomie ne retrouve toute sa puissance
émancipatrice que si l’on accepte d’abord de
partir de l’hypothèse que l’individu est institué
et que la société est symbolisée » (p.
143).
Cependant la définition de l’autonomie et de l’hétéronomie
reste des plus contradictoires chez P. Ariès. S’il
vient à penser que l’autonomie est l’auto-institution
comme chez Castoriadis, celle-ci n’est permise que par «
les seules lois juridico-politiques » (p.143). Nous entendons
bien que les lois divines, cosmiques ou économiques ne créent
que de l’hétéronomie. Mais pourquoi reconnaître
dans les lois juridico-politiques le principe des institutions auto-instituées
? Pourquoi remettre cette auto-institution dans le dieu du politisme
? Et surtout quand on en vient à défendre l’Etat
social critiqué de façon si pertinente par Amiech
et Mattern dans leur ouvrage. Au final on dirait qu’Ariès
vient même à montrer que l’autonomie n’est
permise que par l’Etat de l’assistanat social, c’est-à-dire
l’Etat social si cher aux économistes d’ATTAC
: « Etre autonome c’est maîtriser les conditions
de sa reproduction. Ce n’est pas vivre tout seul dans son
coin en refusant, par principe, l’Etat-social (l’Etat-Providence),
en refusant de toucher le Rmi ou un salaire. Etre autonome ce n’est
pas nécessairement se débrancher de tout réseau
»... bureaucratique ? (p. 143). Dans sa représentation
de l’autonomie sans l’Etat social réduite à
n’être que « tout seul dans son coin »,
on saisit pas bien pourquoi il semblait partager la défense
du lien communautaire de Lasch ou encore les analyses de Clastres
dans La Société contre l’Etat. Pourquoi ne pas
poser la question de la pertinence ou non de l’Etat ? C’est
ainsi qu’à aucun moment il ne lui semble que l’auto-institution
puisse venir de l’organisation des gens par eux-même,
c'est-à-dire que l'auto-institution puisse être l'auto-organisation.
Ce travers dans la réflexion de P. Ariès et de l'équipe
du journal La Décroissance est également et magistralement
mis en évidence par Jacques Hardeau [*]. La seule auto-instutition
que pense Ariès n’est elle pas celle de la «
théâtralisation » politique et de son juridisme,
autant dire l’Etat social et sa logique de séparation
généralisée « qui consiste à reprendre
en elle tout ce qui existait dans l’activité humaine
à l’état fluide, pour le posséder à
l’état coagulé » [13] ? Car il y a bien
chez Ariès (comme pour peut-être tout bon politologue)
le rêve d’une sorte de purisme politique et juridique
proche en quelque sorte de la pensée de Carl Schmitt dont
le « but fut de sauver la politique de la technique gestionnaire
et neutre en dégageant son espace propre » [14]. Mais
le juridique ne tente-t-il pas aussi, comme le note pertinemment
P. Tacussel, « de régir un espace-temps qui pacifie
la sociabilité, [et que] le droit est son langage formel,
affecté par les impératifs de rationalisation propres
à l’Occident et la perdurance de son fond mythique.
La procédure judiciaire répond, par la mise en scène
objectivante, aux moments de dysfonctionnement, de décalage
entre cette socialité, imprévisible dans ses manifestations,
et la nécessaire « logicisation » du donné
sociétal. Ce qu’il y a d’utopique dans la forme
juridique exprime un lien idéal projeté dans l’avenir,
un univers de réconciliation pour dire une logique de l’imprévisible.
Quant au cérémonial, sa fonction sociale est dans
ce domaine aussi perceptible qu’ailleurs : assurer une mise
en ordre subjective qui transcende la non-logique des situations
» [15] . Les lois doivent-elles être les lois de la
conscience, les lois théoriques liées à la
façon dont nous nous représentons les choses et les
pensons ? les lois ne sont-elles pas des « lois pratiques,
les lois de la vie » [16]. L’abstraction (au sens d’extraction)
du juridique de la subjectivité radicale, qui est de part
en part besoin, devient trop souvent le monde de la barbarie juridique
(grand baron de la réification des rapports sociaux) et son
bras droit l’administration étatique incarnée
dans l’Etat social [17] . Si bien qu’Ariès en
vient même à défendre et soutenir l’assistanat
pour la simple raison que « nous préférons payer
des chômeurs à ne rien faire que de verser des salaires
à des personnes qui produisent des biens nuisibles pour la
société » (p.106). Comment la promotion d’«
un revenu universel inconditionnel » pourrait-elle autre chose
que de l’assistanat social, même coupler à l’extension
de la sphère de la gratuité ? Et puis n’est-il
pas illusoire de croire à la « reconquête du
temps libre » (p.106) qui n’est toujours (de plus en
plus) que du temps spectaculaire (Ariès soutient la semaine
à 32 heures) ? A vouloir accepter un compromis avec les économistes
altermondialistes, les petits pas que proposent Ariès ne
vont ils pas dans la mauvaise direction comme nous le font remarquer
Amiech et Mattern quand ils écrivent « qu’à
force de vouloir socialiser le capitalisme, [ces économistes
de gauche] risquent de nous éloigner de l’idéal
d’un monde libre. Pire, ils mettent peut-être en péril
le monde tout court » [18] ? Pourquoi le fait que ces institutions
de l’Etat-social « maintiennent les gens dans le piège
de l’assistanat, dans la dépossession d’eux-mêmes
et dans les rapports de clientélisme » ne puissent-elles
venir que d’une « mutation de l’Etat-social (Etat-Providence)
[qui] est une trahison du projet initial » (p.46) ? Sans vouloir
reprendre ici les arguments mis en avant par Amiech et Mattern pour
remettre en cause ce fantasme de la « trahison », la
musique des sources nous murmure à l’oreille que l’Etat-Providence
est le fruit des deux guerres mondiales. Le planisme prépare
la société à la guerre, la redistribution étant
comprise comme la condition de son acceptation par les populations
[19]. L’historien Götz Aly [20] n’interprète
t-il pas récemment le soutien populaire à l’Etat
hitlérien par le jeu redistributif mis en place par leurs
barbares de gouvernants ? Le nazisme est peut-être aussi et
certainement une forme d’Etat-providence, un Etat-social racial
et anti-démocratique, véritable cœur de la société
totalitaire.
Ariès parle aussi d’un « effondrement du politique
», c’est-à-dire de « la capacité
même de notre société humaine à s’auto-organiser
» (p.49). Le retour à un purisme politique pousse ici
Ariès à une interprétation très «
politiste » de la décroissance. Ainsi il affirme que
« nous sommes avant tout des Objecteurs de croissance parce
que seule la décroissance pourrait permettre de revenir à
une société politique » (p.52). Et de façon
encore plus catégorique l’on apprend aussi que la décroissance
considère que « les seules lois valides sont les lois
politiques » (p.161). Ou encore que le « retour au politique
[est] seul capable de rendre les individus plus autonomes et donc
capables d’être enfin maîtres de leurs usages
» (p.162). Pour Ariès la décroissance n’existe
donc que dans la seule dimension politique, ce qui ressemble quand
même déjà à une argumentation de choix
pour légitimer la création du Parti Pour la Décroissance
(PPLD). Il me semble que personne au sein de l’hétérogénéité
du mouvement des objecteurs de croissance ne conteste la centralité
de la question politique (même Ellul dans L'Illusion politique),
mais de là à réduire la décroissance
à cette seule dimension comme le font les « politistes
», il est certain que cette position est loin d’être
partagée par tous. S’opposer à Ellul par une
simple phrase affirmant péremptoirement « qu’il
serait pire que de s’illusionner sur les illusions politiques
», n’est-il pas des plus léger ? Les tensions
qu’il y a eu autour de la création du PPLD ne font-elles
pas que l’attester ? Mais ce sont aussi des propos contradictoires
qui se répètent au fil de notre lecture. Ainsi nous
pouvons lire (p.72) ce passage semblant s’adresser directement
à certains de ses amis : « soyons particulièrement
à l’écoute de nos amis refusant l’engagement
politique (démocratie représentative) qui défrichent
souvent, beaucoup mieux que nous [l’équipe des «
Casseurs de pub » ? ], le terrain des alternatives ».
Alors que page 155, on lit que notre auteur ne traitera pas «
de l’hostilité à la politique qui s’exprime
sur le mode du ‘‘ tous pourris ’’ ni même
du point de vue anti-démocratique. La politique reste en
effet aux yeux de certains le crime absolu puisqu’elle manifeste
le droit que les citoyens ont pris de faire des lois et de s’y
soumettre en dehors des droits de Dieu (ou de la Nature). »
Cet dernier « argument » quelque peu téméraire
et beaucoup trop malhonnête, peut parfois nous conduire à
penser que le mode narratif du « Nous » collectif utilisé
tout au long de l’ouvrage, semblerait ne signifier que le
point de vue de la seule équipe des Casseurs de Pub.
Sur un tout autre thème Ariès reproche à Latouche
de soutenir dans le cadre d’une sorte de « quête
de l’origine du péché développementaliste
» (p.21), « l’idée d’une responsabilité
ontologique de l’Occident » fonctionnant au final contre
la philosophie des Lumières et contre la prétention
monothéiste du judéo-christianisme (p.20). Cette thèse
n’hésite pas à écrire notre auteur, «
recycle dans le champ de la décroissance de vieilles lubies
que l’on rencontre habituellement dans une partie de l’extrême-droite
» (chez Alain de Benoist par exemple). Il est fait là
implicitement référence aux thèses qui sont
sensées signifier pour Ariès, que « le monothéisme
serait une tare car en postulant l’existence d’un Dieu
devant lequel tous les humains seraient égaux, il aurait
créé la possibilité que tous les humains soient
aussi égaux entre eux ». Ariès pense ainsi que
Latouche pose une « fausse bonne question », il propose
alors à son tour de manière quelque peu lapidaire
quelques idées lancées à la volée qui
auraient mérité, pour être prise plus au sérieux,
d’être beaucoup plus développées. «
La grande question n’est pas de savoir si l’Occident
est coupable mais de comprendre pourquoi il est parvenu à
résoudre les contradictions auxquelles les autres civilisations
ont succombées » (p.21). « L’Occident soutient
notre auteur, a le triste privilège d’avoir inventé
un modèle de développement qui fonctionne beaucoup
mieux que les autres. Il n’est en revanche, pas faux de dire
que l’idéologie de la croissance est, elle, la bâtarde
de l’Occident » (p.22). On voit par la dissociation
que fait Ariès entre « développement »
et « idéologie de la croissance ». Mais cette
dissociation entre « développement » et «
croissance » ne ressemble-t-elle pas celle de M. Harribey
? Là encore M. Ariès préfère le flou,
qu’une position claire. Mais il poursuit en essayant de démontrer
la fausseté de la thèse de l’idée d’une
responsabilité ontologique de l’Occident, non pas en
analysant l’histoire comme l’avait fait Latouche dans
son ouvrage, mais seulement à travers les effets induits
dans le présent d’une telle idée, ce qui parfois
pourrait faire penser à de « l’intellectuellement
correct ». Ainsi, « un danger de la culpabilité
de l’Occident serait cependant de participer à la théorie
de la ‘‘ guerre des civilisations ’’ ou
de développer un européano-pessimisme démobilisateur.
Un autre danger serait de recycler dans notre camps des thèses
idéologiques contre les grandes valeurs du siècle
des Lumières. » (p.22) Il y a là (sur les Lumières,
sur l’humanisme, sur l’égalitarisme, etc) un
grand débat qu’il nous faudra continuer de mener.
Sur un tout autre thème, Ariès partage l’idée
de « l’effondrement de la personne humaine »,
un thème classique depuis la thèse de l’aliénation
proposée par Marx. C’est le thème de la «
vie mutilée » (Adorno), de l’ « homme sans
qualité » (Musil), du spectateur (Debord), de la «
Survie » (Vaneigem), de la « maladie-de-la-vie »
(M. Henry). C’est pour notre auteur « l’acte d’accusation
le plus grave et irréfutable contre la civilisation croissanciste
occidentale » (p. 53). Cette insistance quasiment d’ordre
stratégique, des objecteurs de croissance sur la lutte frontale
de l’aliénation de la vie, apparaît à
Gauche l’originalité même du mouvement. Bernard
Guibert ne va-t-il pas jusqu’à écrire, «
s’il était possible de réformer et d’amender
le capitalisme au point de réduire les inégalités,
voire de les supprimer, cela ne rendrait pas pour autant l’exploitation
et l’aliénation capitalistes humainement acceptables
» [21]. Et Denis Collin n’écrit-il pas que «
la ligne de fracture au sein du mouvement ouvrier, telle que l’établit
Lasch, opposerait ainsi ceux qui font de la pauvreté la question
centrale (les progressistes, les sociaux démocrates) contre
ceux qui placent l’abolition de la domination au premier rang
des revendications. Les premiers vont naturellement aller dans le
sens du progrès capitaliste - qui prépare, même
contre son gré - les conditions de l’abondance. Les
seconds vont plus volontiers s’opposer au moins à certaines
formes de ce « progrès », la centralisation de
la production, l’expropriation des savoirs ouvriers. Alors
que les progressistes voient dans la diminution du travail et la
propagation des loisirs des éléments fondamentaux
de l’amélioration de la condition ouvrière,
les seconds vont plutôt défendre la valeur du travail
bien fait. Si les valeurs morales importent peu aux progressistes,
à la recherche de la paix et du bien-être, les syndicalistes
vont au contraire défendre l’honneur, la fierté,
le courage du combattant, le sens de la solidarité »
[22]. Cependant après avoir fait le constat de l’effondrement
de la personne humaine, Ariès en arrive à la critique
de la conception spiritualiste voire religieuse portée par
Pierre Rabhi et Edward Goldsmith : « prenons au sérieux
ce qui est vécu comme une perte de sens mais n’allons
pas trop vite vers la réponse en proposant une cure de spiritualité
et de ‘‘ développement personnel ’’
pour tenter de combler le vide existentiel qui exprime ce naufrage
du système » (p.54). Mais Ariès semble cependant
vouloir réduire la nécessité de « redevenir
humain » à une « question [qui] est éminemment
politique » (p.54). Même si la question de la morale
et de ses valeurs innerve l’ensemble de l’ouvrage de
façon pertinente. Au final cependant, on ne sait guère
ce qu’il pense fondamentalement, partagé qu’il
est entre une vision parfois favorable à la spiritualité
(p.47), et la critique de l’écologie spirituelle de
Rabhi et Goldsmith. Ariès plutôt rétif à
juste titre à une interprétation spiritualiste voire
religieuse de la décroissance, est ainsi favorable à
l’idée partagée par Latouche, qu’ «
il ne faut pas fuir le débat sur le développement
du religieux (notamment de l’islam) comme forme de résistance
populaire » (p.78 ). Nous avons là clairement la perche
qui a été tendue à Tariq Ramadan dans le journal
La Décroissance numéro 30, mais aussi à des
prêtres et même à l’évêque
Jacques Gaillot.
Ariès vient également polémiquer avec Latouche
à propos de la thèse de la pédagogie de la
catastrophe soutenue par celui-ci. Pour notre auteur qui (et c’est
dommage) ne considère souvent la pertinence ou non-pertinence
d’une thèse que dans le cadre de son instrumentalisation
(politique), « le pire dans tous ces scénarios catastrophes
(comme celui sur la pétro-apocalypse [d’Yves Cochet])
c’est qu’ils contribuent à rendre impuissants
les citoyens voire à les faire espérer, toujours et
encore, dans une solution technique » (p.31). Latouche qui
pense lui que dialectiquement le mouvement des objecteurs de croissance
est à la « convergence d’une logique d’idéal
et d’une logique de nécessité », se voit
répondre par Ariès que « nous [là encore
quel est le statut de ce Sujet ?] n’ignorions rien des risques
majeurs que l’économie, les manipulations génétiques,
les nanotechnologies [bref la logique de nécessité]
font peser sur l’avenir de l’humanité mais notre
combat est avant tout un combat de valeurs » (p.31) qui se
fonde sur la « logique d’idéal ». Et Ariès
commence alors une danse du balancement qui revient très
souvent dans son ouvrage : « Nous avons lu Hans Jonas mais
aussi Ernst Bloch et nous voulons croire à la possibilité
de marier les principes espérance et responsabilité
» (p.71). Ce que reprend la fameuse « Charte de la décroissance
» publiée dans le numéro 1 du journal La Décroissance.
Il me semble pourtant qu’il ne suffit pas de « croire
» un mariage possible pour que ses conditions de possibilités
réelles soient réunies. La démonstration argumentée
semble encore plus pertinente que la déclaration de foi performative.
La confrontation entre les œuvres de Jonas et Bloch est suffisamment
problématique, pour ne pas botter en touche en prétendant
simplement faire en sorte de les « marier », ce qui
ressemble plus à faire la politique de l’autruche.
Une argumentation plus soutenue éclaircirait grandement le
propos de notre auteur car l’on reste sur notre faim, et c’est
dommage. La proposition de Latouche de prendre en compte à
la fois une « logique de nécessité » et
une « logique d’idéal » n’est-elle
finalement pas plus conforme à cette volonté de «
marier » Hans Jonas et Ernst Bloch, au lieu d’écarter
catégoriquement comme le fait Ariès la logique de
nécessité (p.161) pour la seule raison qu’elle
n’est pas instrumentalisable dans un discours politique mobilisateur
? Latouche n’est pas là plus dialecticien qu’Ariès
? S’il est probable qu’ « une catastrophe accoucherait
plus sûrement d’un Sarkozy que d’un Latouche »
(p.155), il faut tout de même dire que le rejet de la politique
n’est pas chez certains Objecteurs une « question de
méthode » comme l’affirme P. Ariès (p.155)
[23]. Le rejet de la pédagogie de la catastrophe ne doit
pas non plus être une question de calcul politicien ou pire
verser dans « l’imaginairement correct ». La plausibilité
de ce qu’avance Latouche, est aussi forte dans son argumentation
que les réticences d’Ariès devant son instrumentalisation.
Les deux « stratégies » (même si la première
n’en est pas une), « pédagogie des catastrophes
» et « pédagogie des impasses » (Besson-Girard),
nous semblent totalement complémentaires. Il n’y a
que dans le cadre de la volonté d’Ariès de constituer
une « théâtralisation » du discours des
Objecteurs de croissance (avec ses mythes, ses symboles, etc), que
la logique de nécessité n’est pas complémentaire
à la logique d’idéal. Cependant ne laissons
pas piéger notre réflexion dans la problématique
des moyens et de leur acceptabilité, vers laquelle verse
trop souvent la « théâtralisation ».
Ariès porte aussi en reprenant les critiques qui ont été
faites au principe d’entropie, une objection au courant de
la bio-économie (Georgescu-Roegen), autre que celle du soupçon
d’économisme que fait peser Latouche à l’encontre
de ce courant (soupçon que partage cependant Ariès
à la page 77). « Cette thèse écrit Ariès
est contestée par le physicien Ilya Prigogine (prix Nobel
de Chimie), spécialiste de thermodynamique, qui explique
que l’ouverture de la Terre sur le flux d’énergie
solaire permettrait à la matière de se réorganiser,
bref ‘‘ ça se dissipe mais ça se restructure
» (p.37). Pourtant Ariès vient il me semble de façon
pertinente synthétiser « ces deux points de vue [qui]
ne sont pas nécessairement contradictoires. Prigogine a sans
doute raison sur le très long terme mais à court terme,
la rareté des ressources est notre seul horizon. Il y a bien
télescopage entre le temps géologique et le temps
industriel puisque nous épuiserons en trois siècles
les réserves fossiles qui avaient mis cinq cents millions
d’années à se former » (p.37).
Au final, l’ouvrage de Paul Ariès nous semble des
plus intéressants malgré des bouffées statistiques
épisodiques qui sont collées de façon trop
flagrantes à sa réflexion, ce qui nous donne parfois
le sentiment qu’elles ne servent qu’à combler
un vide argumentatif parfois trop présent. Mais c’est
aussi le caractère du « manifeste », dépositaire
d'un " Nous " narratif à l'identification problématique,
qu’a voulu se donner cet ouvrage qui veut aussi cela. Ce livre
nous donne surtout un bon aperçu de la théorisation
d’une interprétation très (trop ?) « politiste
» de la décroissance à travers le concept de
« décroissance équitable » qui sera à
n’en pas douter le drapeau de campagne du PPLD. L'on peut
déplorer déjà qu'Ariès semble renvoyer
à la niche, Illich, Ellul, Charbonneau, Lasch, Orwell, Debord,
etc pour mieux trouver un compromis politique avec l'altermondialisme.
Cependant Ariès défend dans son ouvrage des idées
intéressantes et propose de nouveaux auteurs (Monna Chollet,
etc) qui méritent que l’ensemble des constituantes
du mouvement des objecteurs puissent y réagir selon leurs
propres sensibilités intellectuelles.
Notes :
[1] Journal La Décroissance, n°23, septembre 2004, p.
14.
[2] Voir à ce sujet Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le
Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse
d’aujourd’hui, Climats, 2004.
[3] François Flahault, Le paradoxe de Robinson. Capitalisme
et société. Mille et une nuits, 2006.
[4] Amiech et Mattern, op.cit., p.132..
[5] Voir Bernard Guibert, « Décoloniser à gauche
notre imaginaire de croissance ? ça urge ! »
[6] Il nous semble tout de même très inopportun de
dire que Marx ne s’est pas attaqué à l’idéologie.
Sur ce point, l’analyse de Michel Henry dans son fameux chapitre
« Le lieu de l’idéologie » est des plus
éclairantes et profondes. M. Henry, Marx, tome 1, Gallimard,
1991 (1976), chapitre 5, p.368-479.
[7] Voir J.-C. Michéa, Orwell, anarchiste tory, Climats
; et du même auteur Orwell éducateur, 2003, Climats.
[8] cf. C. Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, Climats,
2001.
[9] Par exemple quand il écrit (p.47) que « les méthodes
de domination se transforment quantitativement et qualitativement
dans le sens d’une ‘‘ servitude volontaire ’’.
Beaucoup de gens se sont réconciliés avec un système
de domination et y sont maintenant fortement attachés ».
[10] Gérard Guégan, Debord et mort, le Che aussi.
Et alors ? Embrasse ton amour sans lâcher ton fusil, Librio
2001(1995).
[11] S. Latouche, recension de l’ouvrage de Takis Fotolopoulos,
Vers une démocratie générale. Une démocratie
directe, économique, écologique et sociale, dans la
Revue du Mauss n°22, 2003, p.443.
[12] S. Latouche, L’invention de l’économie,
Albin Michel, 2005, p.229
[*] Jacques Hardeaux, " Controverse sur le communiqué
La Décroissance pas la barbarie du journal La Décroissance
et de l'IEESDS " http://www.decroissance.info/Controverse-sur-le-communique-La
[13] Guy Debord, La Société du spectacle, 1992 (1967),
Galimard, p.35.
[14] Voir Robert Redeker, « Schmitt ou le fantasme de la
politique pure », Marianne, 6-13 janvier 2003. Voir également
le point de vue d’Amiech et Mattern sur Redeker que je partage,
p. 147-151 de leur ouvrage.
[15] Patrick Tacussel, L’attraction sociale. La dynamique
de l’Imaginaire dans la société monocéphale,
Librairie des Méridiens, 1984, p.21.
[16] M. Henry, La Barbarie, Puf, 2004 (1987), p.39.
[17] Dans un communiqué de MM. Cheynet et Clémentin.
[18] Amiech et Mattern, op.cit., p. 53.
[19] Voir Thierry Bonzon, « La Première guerre mondiale
et les politiques sociales en Europe » dans le numéro
8 de Histoire et Sociétés, Revue européenne
d’histoire sociale dont le dossier porte sur le thème
« Guerre et changement social ». Octobre 2003.
[20] Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands
? : le IIIe Reich une dictature au service du peuple, 2005.
[21] B. Guibert, « Décoloniser notre imaginaire de
croissance ? ça urge ! » in Mouvements, Paris, mai-août
2004, p. 243.
[22] Voir le site de Denis Collin dans sa recension de l’ouvrage
de C. Lasch, Le Seul et vrai paradis.
[23] Rappelons que S. Latouche dans un courrier interne à
la Ligne d’Horizon a critiqué l’idée de
créer un parti politique pour la décroissance
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