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Accords et désaccords autour de Décroissance ou Barbarie de Paul Ariès...
Clement Homs

Origine : http://forum.decroissance.info/viewtopic.php?t=2571

Posté le: 23 Avr 2006 14:01 Sujet du message: Autour du livre Décroissance ou Barbarie de Paul Ariès.?

Voici au sein du mouvement des objecteurs de croissance un auteur des plus atypiques. Paul Ariès ne vient en effet ni du courant illichien de l’après-développement, ni du courant de la bio-économie, ne figure pas non plus parmi les auteurs de l’anthropologie de la technique, et encore moins de l’écologie spirituelle. En effet, comme l'écrit Paul Ariès, les objecteurs de croissance viennent de « diverses filiations théoriques et affiliations politiques. Et certains entendent même se situer dans un champ strictement religieux » (p. 70). Lui, politologue, a un parcours plus sinueux tout autre que ces quatre courants, qui part de l’étude des phénomènes sectaires pour ensuite passer à la dénonciation de la malbouffe, des marques et de la publicité. Ariès comme F. Brune, V. Cheynet ou R. Anvélaut représentent ainsi au sein du mouvement des objecteurs de croissance la filiation du courant de l’antipub. Et forcément cette sensibilité un peu étrangère de par sa culture aux deux premiers courants plus « universitaires », tient à engager un dialogue amical, franc, sérieux mais aussi serré avec ses voisins de paliers. C’est à la lecture de l’ouvrage de Paul Ariès, l’impression essentielle que l’on retient.

Notre auteur bien souvent expose sous la forme d’un manifeste dont l’identification du « Nous » narratif est parfois problématique, sa propre profession de foi voire celle de l'equipe des Casseurs de pub. Il présente ses objections, ses désaccords et ses ralliements aux auteurs (eux-mêmes divisés) des quatre autres courants. Le propos est donc concis et ramassé (de très courts chapitres - 3 ou 4 pages bien souvent), rythmé par de nombreuses prises de positions parfois un peu abruptes qui mériteraient d’être beaucoup plus développées.

Mais venons en d’abord à ce qui fait consensus, c’est-à-dire les points d’accord de P. Ariès, pour en venir ensuite aux éléments de la controverse voire carrément de la polémique. Telle sera notre clé de lecture. Nous passerons évidemment plus rapidement sur cette première partie que sur la deuxième, car plus riche et plus à même de nous faire tous ensemble avancer.

DE NOMBREUX ACCORDS...

Il faut tout d’abord reconnaître qu’un point important semble définitivement acquis dans le partage d’une même définition du terme de « décroissance ». Ariès reprend ainsi la définition donnée par S. Latouche, « la décroissance n’est pas une croissance négative. Une récession est toujours dramatique pour les plus humbles car il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance » (p. 13). Ainsi très justement, notre auteur souligne que « la décroissance est tout sauf un autre modèle économique ».

De plus, Ariès venant du courant de la critique de la société de consommation, il ne peut évidemment qu’acquiescer à la critique virulente et sans concession de l’économisme, que font de nombreux auteurs de l’après-développement ou du courant anti-utilitariste (Caillé, Rist, Perrot, Latouche...). Ainsi note très justement Ariès, « adopter un point de vue anti-économique est donc une façon de dire que l’économie n’est pas la solution mais une partie du problème » (p.26). Rebondissant à partir de la critique radicale de l’économisme, notre auteur reprend alors l’idée centrale opposant les Objecteurs de croissance aux « anti-capitalistes » : « la sortie du capitalisme est donc nécessaire mais insuffisante. Il faut casser la société productiviste et de consommation, bref il faut détruire la société industrielle » (p.27). « L’objectif est de sortir de l’économisme donc de rendre l’économie seconde » (p.77), le mouvement des objecteurs de croissance « abolira la société économique ». Ainsi on est là en accord avec les intervenants du débat « La décroissance est-elle possible sans sortir du capitalisme ? » dans le journal La Décroissance : « remettre en cause la société de croissance implique de remettre en cause le capitalisme tandis que l’inverse ne va pas de soi » écrit S. Latouche qui poursuivait en disant, « pour moi, la décroissance est forcément contre le capitalisme. Un capitalisme de l’immatériel est irréaliste [ici Latouche s’oppose aux partisans des thèses d’André Gorz]. Cette perspective ne s’attaque pas aux bases imaginaires de la société de marché » [1]. José Bové écrit même que « la décroissance est la lutte la plus radicale contre le capitalisme », encore faut-il se dégager du marxisme qui a totalement étouffé la pensée de Marx. Ariès est donc en accord avec cette thèse essentielle qui fait l’originalité et la radicalité du mouvement, consistant à « dé-penser l’économique » (A. Caillé). Cette thèse étant portée contre le marxisme que véhicule ATTAC et la logique redistributrice qui empreint l’imaginaire de la Gauche traditionnelle [2]. Ariès apostrophant le comité scientifique d’ATTAC écrit, « même si une croissance socialiste ne concernait que la production de valeurs d’usage n’existerait-il plus d’épuisement des sols ? [...] Ni la vieille distinction depuis Aristote entre valeur d’échange et valeur d’usage ni la distinction marxiste entre le procès de travail en général et le procès de travail capitaliste n’exonèrent de ces questions ? » (p.28 ). Jean-Paul Besset ne dit lui aussi rien de moins, en disant que si la distinction valeur d’usage/valeur d’échange est certainement pertinente pour répondre au défi humain, elle ne peut plus être un angle d’attaque pour répondre au défi environnemental. Il faut donc essayer de penser aussi au-delà de cette distinction classique. Il y a bien au cœur du différent entre les objecteurs de croissance et le marxisme du comité scientifique d’ATTAC, une « question Marx », comme dit François Flahault [3]. Ariès s’immisce dans ce débat à sa manière : « la décroissance rouvre donc de vieux dossiers trop vite oubliés. On redécouvre ainsi mais autrement les déchirures du mouvement révolutionnaire sur la question du ‘‘ socialisme de la misère ’’. A Marx qui soutenait que le projet communiste n’est pas le partage de la misère, Paul Lafargue répondait par son Droit à la paresse. Ces ferments de productivisme ne sont d’ailleurs vraiment présents que dans le marxisme vieillissant. » Certes, mais n’oublions pas non plus que Paul Lafargue, comme les situationnistes, sont empreints par « le rêve de l’automatisation de tous les travaux pénibles, vue comme une condition préalable de la libération des masses. Rêve que l’on retrouve chez Aristote, et bien sûr chez Marx » [4]. Ariès, comme Guibert [5] , se lance alors dans une lecture non marxiste de Marx, qui finalement « n’a jamais réduit l’histoire au développement des forces productives puisque l’histoire productive constituait, selon lui, une préhistoire nécessaire. Marx est mort trop tôt : avant de commencer l’analyse de l’Etat et de l’idéologie. La gauche reste victime de son choix (par ailleurs justifié) de commencer sa critique par la critique de l’économie politique. Le léninisme a ensuite banalisé le mal » (p.28) [6] .

Mais partageant la critique radicale de l’économisme, Ariès reprend donc très justement l’ensemble des apports de l’anthropologie économique et politique mis en avant par le courant de l’après-développement (Polanyi, Mauss, Clastres, Sahlins, Levi-Strauss...). Ce qui l’amène bien entendu à défendre un point essentiel, la défense de la socialité détruite par la « machine techno-économique » occidentale définit par S. Latouche. Ariès reprend donc le thème des dégâts de cette machine, « destruction de la vie des peuples indigènes et de leurs cultures » par des « génocides » et « ethnocides » (p.57). Il en appelle donc à une défense de la diversité culturelle et linguistique. « L’homme économique est privé de ce minimum d’identité culturelle qui contribue pourtant à son équilibre psychique. Seule la culture est à même de donner de l’épaisseur sociale qui empêche de souffrir d’un sentiment de dévaluation de soi. Seule la culture rend autonome et permet de se révolter. L’être sans culture erre sans boussole » (p.58 ). On a là le thème du « déracinement » qu’utilise par exemple S. Latouche. Notre auteur poursuit, « ce n’est pas tant la pauvreté économique qui créé l’effondrement humain que le manque d’identité (perte des repères) ».

Cette défense de la socialité, appelée aussi « le point de vue populaire sur la vie », ou encore une posture antiéconomique des « gens de peu » (p. 17), est en parfaite résonance avec la réhabilitation chez Lasch de ce « jugement raisonnable de l’homme ordinaire » et avec le souci de la « common decency » populaire chez G. Orwell [7] contre tout ce que peut produire un savoir séparé, spécialisé, monopolisé par des experts. On est donc là dans un très vaste accord autour des œuvres qui critiquent toute logique techno-économique qui détruirait « l’équilibre social du groupe » (p.15) ou encore la « culture populaire » détruite par la culture de masse [8]. Ariès écrit même que « ce point de vue iconoclaste rejoint la thèse fort juste de Marx qui considérait que la qualité du lien social du féodalisme était supérieure (ce qui ne veut pas dire préférable) à celle du capitalisme » (p.24).

Cependant attention nous prévient P. Ariès, le mot d’ordre « plus de liens, moins de biens », c’est-à-dire ce thème du lien social communautaire, ne doit ni tomber dans le travers du « personnalisme communautariste » ni « en aucun cas devenir un moyen pour augmenter l’insensibilité aux inégalités. Une société décroissante ne peut qu’être qu’une société égalitaire » (p.47). Ainsi notre auteur en vient à interpréter la société de décroissance comme une « communauté des Egaux » et affirmer que les objecteurs de croissance sont en réalité des « partageux ». « Les inégalités sociales ne sont en rien naturelles : elles résultent de rapport de domination et d’exploitation dont certains ne s’expliquent pas par le développement de la société de croissance. Le machisme et le patriarcat ont ainsi des origines socio-historiques plus profondes. » (p. 44). C’est ainsi que rapidement cette objection (injustifiée, puisque Charbonneau ou Ellul n'ont rien à voir avec le personnalisme communautariste de Vichy. Ils sont au contraire les fondateurs du " personnalisme gascon ") d’Ariès sur la socialité vient à se transformer sur un désaccord profond sur la défense de l’Etat-social. Sans les nommer, Ariès vient à plusieurs reprises polémiquer avec Amiech et Mattern, par ses multiples références à l’ouvrage du philosophe bourdieusien Alain Accardo, La servitude involontaire ou Le Petit bourgeois gentilhomme, tout en laissant croire qu’il est d’accord avec la thèse de la servitude volontaire [9]. Ariès semble prendre plaisir à garder un certain flou sur cette question, car au fond il semble vouloir à tout prix sauver l’Etat social en passant alliance avec les altermondialistes. Ainsi l’ « alternative infernale » qu’il dénonce entre « soit ne pas toucher au maternage inacceptable et inefficace soit culpabiliser les pauvres et les appauvrir davantage » (p. 46), n’est-elle pas ce qu’il reste dans l’on n’arrive à déployer sa pensée que dans le monde des effets de la mégamachine techno-économique sur les liens sociaux ? On se demande si pour lui le seul lien entre les humains doit être obligatoirement le lien fonctionnel bureaucratique du fonctionnariat et de l’assistanat (Ariès comme beaucoup tient à soutenir l’idée d’un revenu universel inconditionnel). Ariès, comme Gérard Guégan à propos de Debord [10] quand il lui reprochait d’être passer de la dénonciation des rapports de domination à la dénonciation de la servitude volontaire, pense finalement que la thèse de la « servitude volontaire » aboutit obligatoirement à « culpabiliser les pauvres » et qu’il faut à ce compte défendre l’Etat social en rêvant de le dégager de l’assistanat social. Alors que Michéa par exemple, ne voit pas pourquoi dire qu’il y a de la servitude volontaire, impliquerait forcément de « culpabiliser les pauvres » à la façon des Deschiens, au contraire. Mais c’est là une vaste question, qui semble opposer Ariès (et l'équipe du journal La Décroissance qui a fait la promotion des écrits d'Accardo) avec de nombreux auteurs du mouvement des objecteurs de croissance. De plus, Ariès défendant bec et ongle l’égalitarisme, il se trouve évidemment en dissonance avec de nombreux auteurs objecteurs de croissance qui ont intégré l’analyse faite par Louis Dumont. Latouche écrivait à propos de l’œuvre de Castoriadis (dont Ariès va très justement faire référence dans sa défense des institutions), qu’il « se méfie de tout projet universalite, même radical ou subversif. J’ai tendance à y déceler des relents d’ethnocentrisme occidental. Je me séparais déjà sur ce point de Castoriadis. [...] Comme l’a magistralement montré Louis Dumont, l’imaginaire holiste de la plupart des sociétés humaines, pour n’être pas étranger à une exigence de respect et de dignité des personnes ni à la prise en compte de leur volonté est très largement étranger à notre imaginaire égalitariste » [11]. Un bien vaste débat.

Sur le thème plus consensuel du vaste débat sur la fausse opposition individu/société sur lequel François Flahault vient récemment d’écrire un très intéressant ouvrage, Ariès nous enjoint lui aussi à « sortir de l’antinomie individu/société » (p.71) pour mieux faire « le pari d’un (nouveau) sujet collectif rationnel » défendu par Caillé, qui pourrait défendre la « primauté du symbolique et de l’institutionnel » (p.71). Ariès voit là des ponts possibles avec la « raison communicationnelle » de Habermas opposée par cet auteur à la raison abstraite et instrumentale promue par la modernité.

Sur le thème de l’illimitation et des nécessaires remises en place de limites, nous avons chez Ariès ce thème classique très présent chez Illich, Dupuy, Anders, etc. Plusieurs facteurs expliquent la disparition des limites pour notre auteur : la « dé-différenciation » (perte des identités sexuelles, etc), « dé-symbolisation », « dé-institutionnalisation », la crise du langage et le thème wébérien du « désenchantement ». Ainsi écrit-il de façon pertinente, « il ne suffit pas de se concentrer sur les conséquences dramatiques du changement de climat et des pollutions » (p.35), il faut aussi et surtout prendre en compte la perte du sens des limites (la démesure) qui en est la cause. La perte du sens des limites doit nous amener à « retrouver le sens des limites » (p.35), de « renouer avec la pensée de la finitude » (p.162). Ce qui amène P. Ariès à défendre l’idée centrale tout au long de son ouvrage, des valeurs permettant une « société d’individus autonomes capables de s’auto-limiter » (p.70). Ainsi « nous devons opposer à la seule richesse économique d’autres formes de richesses comme les liens sociaux, l’amour, l’amitié, la création, la culture, la réflexion philosophique, la spiritualité, etc. » (p. 47). Nous avons là un répertoire classique de valeurs propre aux objecteurs de croissance, qui ne déplairait pas à Raoul Vaneigem.

D’autre part P. Ariès partage également avec de nombreux auteurs objecteurs de croissance la critique de la neutralité de la technique en écrivant : « soyons clairs, il n’existe pas d’innocence des forces productives. [...] La fameuse distinction marxienne entre division technique et sociale du travail a prouvé son caractère profondément réactionnaire. Herbert Marcuse voyait plus loin puisque, selon lui, l’a priori technique est toujours un a priori politique dans la mesure où la transformation de la nature implique aussi celle de l’homme, dans la mesure aussi où les choses créées par l’homme émanent d’une société et y retournent. La technique projette donc sa culture sur le monde » (p.24). En effet on peut que regretter que de nombreux marxistes (notamment à Attac ou à la fondation Copernic) soient restées totalement inattentif à L’homme unidimensionnel qui avait bien démontrer la difficulté à vouloir s’emparer d’un appareil de production poussant toujours plus à l’automatisation dont la finalité n’était pas proprement humaine, mais relative à la course à la puissance à l’accumulation.

ET AUTANT DE DESACCORDS...

Ariès expose aussi de nombreux point de désaccords avec certains auteurs des courants de l’après-développement, de la bioéconomie ou de l’écologie spiritualiste.

Mais tout d’abord il nous semble intéressant de remarquer qu’Ariès s’en prend quelque peu aux analyses faites par le sociologue Michel Maffesoli (qui est fortement imprégné par l’héritage situationniste), que l’on devine aisément dans ce passage : « certains pensent que l’effondrement programmé du Moi pourrait être une force explosive et constituer une menace pour le système [ce qui est déjà une très mauvaise interprétation de l’œuvre de Maffesoli]. Les problèmes psychiques se transformeraient alors en problèmes politiques (comme la sexualité fut un enjeu politique majeur). Cette thèse recycle les vieilles lubies [sic !] sur les capacités révolutionnaires des marginaux (fous, délinquants, etc) qui firent le délice des années soixante-dix. Il est tout aussi légitime prétend Ariès, de redouter que ce lumpen-prolétariat ne soit l’armée de réserve du capital nécessaire aux mauvais-coups » (p. 47). Une position critique vis-à-vis du situationnisme, chez un Paul Ariès qui paradoxalement prétend à plusieurs reprises se considérer en héritier de Debord et Vaneigem (p.25 par exemple). On retrouve là l’opposition de Marx à Bakounine au sujet du lumpen-prolétariat. Ariès espère cependant qu’il sera possible « aux enfants de Marx et de Proudhon de partager, à nouveau, un bout de chemin » (p.70). S. Latouche lui aussi semble en retrait par rapport à Maffesoli mais en se considérant plutôt comme frère mais sur une autre voie : « L’un, Michel Maffesoli, annonce le retour des ‘‘ tribus ’’ et à des formes orgiastiques de micro-sociabilité jubilatoire. [...] D’autres (et nous en faisons partie) appellent de leurs vœux la construction d’une société conviviale plurielle libérée de la religion de la croissance et de l’économie » [12]. Ariès et Latouche semblent donc tout deux en retrait sur les thèses de Maffesoli, même si bien sûr cet auteur visionnaire est en quelque sorte du bon côté de la barrière et un allié potentiel avec lequel des convergences pourraient avoir lieu.

Mais venons en à un désaccord de taille sur lequel M. Ariès ne craint pas d’engager un polémique hardie et musclée, voire peut-être parfois malhonnête. Comme le reconnaît l’auteur, « la question des institutions divise les Objecteurs de croissance » (p.141), et elle est également un point important de l’originalité d’Ariès. Il dit en effet partager le point de vue d’Illich sur les institutions. Cependant, de manière générale, la décroissance que propose Ariès est articulée à la pensée de Castoriadis et à la triplice lacanienne du symbolique, de l’imaginaire et du réel. C’est ainsi qu’Ariès pense que l’on ne peut pas seulement « dé-s’institutionaliser », et qu’il faut au contraire en reprenant les thèmes castoriadiens (l’instituant, l’institué, l’auto-insitution), arriver à marier institutions et autonomie (comprise comme la maîtrise des usages). En effet la position de ceux qui veulent la « dé-s’institutionnalisation » vient selon notre auteur de la confusion de deux niveaux d’analyse : la positivité des institutions et leur négativité. Or la positivité est que « nous avons besoin d’institutions pour juguler la violence individuelle née du désir insatiable qui habite le sujet et s’exerce par la domination et la rivalité mais aussi par la possession et l’exploitation » (p.142). « L’idéal de vie d’un Objecteur de croissance ne doit être ni la sur-socialisation dans le cadre d’une institution maternante ni la fuite dans cette fausse autonomie de la désinstitutionnalisation. L’autonomie n’est pas le fait de vivre tout seul dans son coin (même à plusieurs) mais la capacité à avoir un point de vue critique sur la société. Nous devons donc combattre pour que tous les citoyens retrouvent la maîtrise de leurs usages et puissent se réapproprier les (d’autres) institutions » (p.46). De plus selon notre auteur, « croire en une dé-s’institutionnalisation possible suppose d’adhérer au modèle méthodologique libéral qui oppose la société à l’individu » (p.142). Il faut alors « nous réapproprier les institutions, en améliorer certaines, en combattre d’autres, en inventer sans cesse de nouvelles » (p.144). En effet, l’institution ne doit pas être une machine, dans lequel l’individu est un rouage anonyme et dépersonnalisé. Les fausses institutions sont celles qui ne permettent pas l’autonomie de l’individu, des institutions qui produisent de l’hétéronomie sociale. Pour résumer la position d’Ariès : « La question de l’autonomie ne retrouve toute sa puissance émancipatrice que si l’on accepte d’abord de partir de l’hypothèse que l’individu est institué et que la société est symbolisée » (p. 143).

Cependant la définition de l’autonomie et de l’hétéronomie reste des plus contradictoires chez P. Ariès. S’il vient à penser que l’autonomie est l’auto-institution comme chez Castoriadis, celle-ci n’est permise que par « les seules lois juridico-politiques » (p.143). Nous entendons bien que les lois divines, cosmiques ou économiques ne créent que de l’hétéronomie. Mais pourquoi reconnaître dans les lois juridico-politiques le principe des institutions auto-instituées ? Pourquoi remettre cette auto-institution dans le dieu du politisme ? Et surtout quand on en vient à défendre l’Etat social critiqué de façon si pertinente par Amiech et Mattern dans leur ouvrage. Au final on dirait qu’Ariès vient même à montrer que l’autonomie n’est permise que par l’Etat de l’assistanat social, c’est-à-dire l’Etat social si cher aux économistes d’ATTAC : « Etre autonome c’est maîtriser les conditions de sa reproduction. Ce n’est pas vivre tout seul dans son coin en refusant, par principe, l’Etat-social (l’Etat-Providence), en refusant de toucher le Rmi ou un salaire. Etre autonome ce n’est pas nécessairement se débrancher de tout réseau »... bureaucratique ? (p. 143). Dans sa représentation de l’autonomie sans l’Etat social réduite à n’être que « tout seul dans son coin », on saisit pas bien pourquoi il semblait partager la défense du lien communautaire de Lasch ou encore les analyses de Clastres dans La Société contre l’Etat. Pourquoi ne pas poser la question de la pertinence ou non de l’Etat ? C’est ainsi qu’à aucun moment il ne lui semble que l’auto-institution puisse venir de l’organisation des gens par eux-même, c'est-à-dire que l'auto-institution puisse être l'auto-organisation. Ce travers dans la réflexion de P. Ariès et de l'équipe du journal La Décroissance est également et magistralement mis en évidence par Jacques Hardeau [*]. La seule auto-instutition que pense Ariès n’est elle pas celle de la « théâtralisation » politique et de son juridisme, autant dire l’Etat social et sa logique de séparation généralisée « qui consiste à reprendre en elle tout ce qui existait dans l’activité humaine à l’état fluide, pour le posséder à l’état coagulé » [13] ? Car il y a bien chez Ariès (comme pour peut-être tout bon politologue) le rêve d’une sorte de purisme politique et juridique proche en quelque sorte de la pensée de Carl Schmitt dont le « but fut de sauver la politique de la technique gestionnaire et neutre en dégageant son espace propre » [14]. Mais le juridique ne tente-t-il pas aussi, comme le note pertinemment P. Tacussel, « de régir un espace-temps qui pacifie la sociabilité, [et que] le droit est son langage formel, affecté par les impératifs de rationalisation propres à l’Occident et la perdurance de son fond mythique. La procédure judiciaire répond, par la mise en scène objectivante, aux moments de dysfonctionnement, de décalage entre cette socialité, imprévisible dans ses manifestations, et la nécessaire « logicisation » du donné sociétal. Ce qu’il y a d’utopique dans la forme juridique exprime un lien idéal projeté dans l’avenir, un univers de réconciliation pour dire une logique de l’imprévisible. Quant au cérémonial, sa fonction sociale est dans ce domaine aussi perceptible qu’ailleurs : assurer une mise en ordre subjective qui transcende la non-logique des situations » [15] . Les lois doivent-elles être les lois de la conscience, les lois théoriques liées à la façon dont nous nous représentons les choses et les pensons ? les lois ne sont-elles pas des « lois pratiques, les lois de la vie » [16]. L’abstraction (au sens d’extraction) du juridique de la subjectivité radicale, qui est de part en part besoin, devient trop souvent le monde de la barbarie juridique (grand baron de la réification des rapports sociaux) et son bras droit l’administration étatique incarnée dans l’Etat social [17] . Si bien qu’Ariès en vient même à défendre et soutenir l’assistanat pour la simple raison que « nous préférons payer des chômeurs à ne rien faire que de verser des salaires à des personnes qui produisent des biens nuisibles pour la société » (p.106). Comment la promotion d’« un revenu universel inconditionnel » pourrait-elle autre chose que de l’assistanat social, même coupler à l’extension de la sphère de la gratuité ? Et puis n’est-il pas illusoire de croire à la « reconquête du temps libre » (p.106) qui n’est toujours (de plus en plus) que du temps spectaculaire (Ariès soutient la semaine à 32 heures) ? A vouloir accepter un compromis avec les économistes altermondialistes, les petits pas que proposent Ariès ne vont ils pas dans la mauvaise direction comme nous le font remarquer Amiech et Mattern quand ils écrivent « qu’à force de vouloir socialiser le capitalisme, [ces économistes de gauche] risquent de nous éloigner de l’idéal d’un monde libre. Pire, ils mettent peut-être en péril le monde tout court » [18] ? Pourquoi le fait que ces institutions de l’Etat-social « maintiennent les gens dans le piège de l’assistanat, dans la dépossession d’eux-mêmes et dans les rapports de clientélisme » ne puissent-elles venir que d’une « mutation de l’Etat-social (Etat-Providence) [qui] est une trahison du projet initial » (p.46) ? Sans vouloir reprendre ici les arguments mis en avant par Amiech et Mattern pour remettre en cause ce fantasme de la « trahison », la musique des sources nous murmure à l’oreille que l’Etat-Providence est le fruit des deux guerres mondiales. Le planisme prépare la société à la guerre, la redistribution étant comprise comme la condition de son acceptation par les populations [19]. L’historien Götz Aly [20] n’interprète t-il pas récemment le soutien populaire à l’Etat hitlérien par le jeu redistributif mis en place par leurs barbares de gouvernants ? Le nazisme est peut-être aussi et certainement une forme d’Etat-providence, un Etat-social racial et anti-démocratique, véritable cœur de la société totalitaire.

Ariès parle aussi d’un « effondrement du politique », c’est-à-dire de « la capacité même de notre société humaine à s’auto-organiser » (p.49). Le retour à un purisme politique pousse ici Ariès à une interprétation très « politiste » de la décroissance. Ainsi il affirme que « nous sommes avant tout des Objecteurs de croissance parce que seule la décroissance pourrait permettre de revenir à une société politique » (p.52). Et de façon encore plus catégorique l’on apprend aussi que la décroissance considère que « les seules lois valides sont les lois politiques » (p.161). Ou encore que le « retour au politique [est] seul capable de rendre les individus plus autonomes et donc capables d’être enfin maîtres de leurs usages » (p.162). Pour Ariès la décroissance n’existe donc que dans la seule dimension politique, ce qui ressemble quand même déjà à une argumentation de choix pour légitimer la création du Parti Pour la Décroissance (PPLD). Il me semble que personne au sein de l’hétérogénéité du mouvement des objecteurs de croissance ne conteste la centralité de la question politique (même Ellul dans L'Illusion politique), mais de là à réduire la décroissance à cette seule dimension comme le font les « politistes », il est certain que cette position est loin d’être partagée par tous. S’opposer à Ellul par une simple phrase affirmant péremptoirement « qu’il serait pire que de s’illusionner sur les illusions politiques », n’est-il pas des plus léger ? Les tensions qu’il y a eu autour de la création du PPLD ne font-elles pas que l’attester ? Mais ce sont aussi des propos contradictoires qui se répètent au fil de notre lecture. Ainsi nous pouvons lire (p.72) ce passage semblant s’adresser directement à certains de ses amis : « soyons particulièrement à l’écoute de nos amis refusant l’engagement politique (démocratie représentative) qui défrichent souvent, beaucoup mieux que nous [l’équipe des « Casseurs de pub » ? ], le terrain des alternatives ». Alors que page 155, on lit que notre auteur ne traitera pas « de l’hostilité à la politique qui s’exprime sur le mode du ‘‘ tous pourris ’’ ni même du point de vue anti-démocratique. La politique reste en effet aux yeux de certains le crime absolu puisqu’elle manifeste le droit que les citoyens ont pris de faire des lois et de s’y soumettre en dehors des droits de Dieu (ou de la Nature). » Cet dernier « argument » quelque peu téméraire et beaucoup trop malhonnête, peut parfois nous conduire à penser que le mode narratif du « Nous » collectif utilisé tout au long de l’ouvrage, semblerait ne signifier que le point de vue de la seule équipe des Casseurs de Pub.

Sur un tout autre thème Ariès reproche à Latouche de soutenir dans le cadre d’une sorte de « quête de l’origine du péché développementaliste » (p.21), « l’idée d’une responsabilité ontologique de l’Occident » fonctionnant au final contre la philosophie des Lumières et contre la prétention monothéiste du judéo-christianisme (p.20). Cette thèse n’hésite pas à écrire notre auteur, « recycle dans le champ de la décroissance de vieilles lubies que l’on rencontre habituellement dans une partie de l’extrême-droite » (chez Alain de Benoist par exemple). Il est fait là implicitement référence aux thèses qui sont sensées signifier pour Ariès, que « le monothéisme serait une tare car en postulant l’existence d’un Dieu devant lequel tous les humains seraient égaux, il aurait créé la possibilité que tous les humains soient aussi égaux entre eux ». Ariès pense ainsi que Latouche pose une « fausse bonne question », il propose alors à son tour de manière quelque peu lapidaire quelques idées lancées à la volée qui auraient mérité, pour être prise plus au sérieux, d’être beaucoup plus développées. « La grande question n’est pas de savoir si l’Occident est coupable mais de comprendre pourquoi il est parvenu à résoudre les contradictions auxquelles les autres civilisations ont succombées » (p.21). « L’Occident soutient notre auteur, a le triste privilège d’avoir inventé un modèle de développement qui fonctionne beaucoup mieux que les autres. Il n’est en revanche, pas faux de dire que l’idéologie de la croissance est, elle, la bâtarde de l’Occident » (p.22). On voit par la dissociation que fait Ariès entre « développement » et « idéologie de la croissance ». Mais cette dissociation entre « développement » et « croissance » ne ressemble-t-elle pas celle de M. Harribey ? Là encore M. Ariès préfère le flou, qu’une position claire. Mais il poursuit en essayant de démontrer la fausseté de la thèse de l’idée d’une responsabilité ontologique de l’Occident, non pas en analysant l’histoire comme l’avait fait Latouche dans son ouvrage, mais seulement à travers les effets induits dans le présent d’une telle idée, ce qui parfois pourrait faire penser à de « l’intellectuellement correct ». Ainsi, « un danger de la culpabilité de l’Occident serait cependant de participer à la théorie de la ‘‘ guerre des civilisations ’’ ou de développer un européano-pessimisme démobilisateur. Un autre danger serait de recycler dans notre camps des thèses idéologiques contre les grandes valeurs du siècle des Lumières. » (p.22) Il y a là (sur les Lumières, sur l’humanisme, sur l’égalitarisme, etc) un grand débat qu’il nous faudra continuer de mener.

Sur un tout autre thème, Ariès partage l’idée de « l’effondrement de la personne humaine », un thème classique depuis la thèse de l’aliénation proposée par Marx. C’est le thème de la « vie mutilée » (Adorno), de l’ « homme sans qualité » (Musil), du spectateur (Debord), de la « Survie » (Vaneigem), de la « maladie-de-la-vie » (M. Henry). C’est pour notre auteur « l’acte d’accusation le plus grave et irréfutable contre la civilisation croissanciste occidentale » (p. 53). Cette insistance quasiment d’ordre stratégique, des objecteurs de croissance sur la lutte frontale de l’aliénation de la vie, apparaît à Gauche l’originalité même du mouvement. Bernard Guibert ne va-t-il pas jusqu’à écrire, « s’il était possible de réformer et d’amender le capitalisme au point de réduire les inégalités, voire de les supprimer, cela ne rendrait pas pour autant l’exploitation et l’aliénation capitalistes humainement acceptables » [21]. Et Denis Collin n’écrit-il pas que « la ligne de fracture au sein du mouvement ouvrier, telle que l’établit Lasch, opposerait ainsi ceux qui font de la pauvreté la question centrale (les progressistes, les sociaux démocrates) contre ceux qui placent l’abolition de la domination au premier rang des revendications. Les premiers vont naturellement aller dans le sens du progrès capitaliste - qui prépare, même contre son gré - les conditions de l’abondance. Les seconds vont plus volontiers s’opposer au moins à certaines formes de ce « progrès », la centralisation de la production, l’expropriation des savoirs ouvriers. Alors que les progressistes voient dans la diminution du travail et la propagation des loisirs des éléments fondamentaux de l’amélioration de la condition ouvrière, les seconds vont plutôt défendre la valeur du travail bien fait. Si les valeurs morales importent peu aux progressistes, à la recherche de la paix et du bien-être, les syndicalistes vont au contraire défendre l’honneur, la fierté, le courage du combattant, le sens de la solidarité » [22]. Cependant après avoir fait le constat de l’effondrement de la personne humaine, Ariès en arrive à la critique de la conception spiritualiste voire religieuse portée par Pierre Rabhi et Edward Goldsmith : « prenons au sérieux ce qui est vécu comme une perte de sens mais n’allons pas trop vite vers la réponse en proposant une cure de spiritualité et de ‘‘ développement personnel ’’ pour tenter de combler le vide existentiel qui exprime ce naufrage du système » (p.54). Mais Ariès semble cependant vouloir réduire la nécessité de « redevenir humain » à une « question [qui] est éminemment politique » (p.54). Même si la question de la morale et de ses valeurs innerve l’ensemble de l’ouvrage de façon pertinente. Au final cependant, on ne sait guère ce qu’il pense fondamentalement, partagé qu’il est entre une vision parfois favorable à la spiritualité (p.47), et la critique de l’écologie spirituelle de Rabhi et Goldsmith. Ariès plutôt rétif à juste titre à une interprétation spiritualiste voire religieuse de la décroissance, est ainsi favorable à l’idée partagée par Latouche, qu’ « il ne faut pas fuir le débat sur le développement du religieux (notamment de l’islam) comme forme de résistance populaire » (p.78 ). Nous avons là clairement la perche qui a été tendue à Tariq Ramadan dans le journal La Décroissance numéro 30, mais aussi à des prêtres et même à l’évêque Jacques Gaillot.

Ariès vient également polémiquer avec Latouche à propos de la thèse de la pédagogie de la catastrophe soutenue par celui-ci. Pour notre auteur qui (et c’est dommage) ne considère souvent la pertinence ou non-pertinence d’une thèse que dans le cadre de son instrumentalisation (politique), « le pire dans tous ces scénarios catastrophes (comme celui sur la pétro-apocalypse [d’Yves Cochet]) c’est qu’ils contribuent à rendre impuissants les citoyens voire à les faire espérer, toujours et encore, dans une solution technique » (p.31). Latouche qui pense lui que dialectiquement le mouvement des objecteurs de croissance est à la « convergence d’une logique d’idéal et d’une logique de nécessité », se voit répondre par Ariès que « nous [là encore quel est le statut de ce Sujet ?] n’ignorions rien des risques majeurs que l’économie, les manipulations génétiques, les nanotechnologies [bref la logique de nécessité] font peser sur l’avenir de l’humanité mais notre combat est avant tout un combat de valeurs » (p.31) qui se fonde sur la « logique d’idéal ». Et Ariès commence alors une danse du balancement qui revient très souvent dans son ouvrage : « Nous avons lu Hans Jonas mais aussi Ernst Bloch et nous voulons croire à la possibilité de marier les principes espérance et responsabilité » (p.71). Ce que reprend la fameuse « Charte de la décroissance » publiée dans le numéro 1 du journal La Décroissance. Il me semble pourtant qu’il ne suffit pas de « croire » un mariage possible pour que ses conditions de possibilités réelles soient réunies. La démonstration argumentée semble encore plus pertinente que la déclaration de foi performative. La confrontation entre les œuvres de Jonas et Bloch est suffisamment problématique, pour ne pas botter en touche en prétendant simplement faire en sorte de les « marier », ce qui ressemble plus à faire la politique de l’autruche. Une argumentation plus soutenue éclaircirait grandement le propos de notre auteur car l’on reste sur notre faim, et c’est dommage. La proposition de Latouche de prendre en compte à la fois une « logique de nécessité » et une « logique d’idéal » n’est-elle finalement pas plus conforme à cette volonté de « marier » Hans Jonas et Ernst Bloch, au lieu d’écarter catégoriquement comme le fait Ariès la logique de nécessité (p.161) pour la seule raison qu’elle n’est pas instrumentalisable dans un discours politique mobilisateur ? Latouche n’est pas là plus dialecticien qu’Ariès ? S’il est probable qu’ « une catastrophe accoucherait plus sûrement d’un Sarkozy que d’un Latouche » (p.155), il faut tout de même dire que le rejet de la politique n’est pas chez certains Objecteurs une « question de méthode » comme l’affirme P. Ariès (p.155) [23]. Le rejet de la pédagogie de la catastrophe ne doit pas non plus être une question de calcul politicien ou pire verser dans « l’imaginairement correct ». La plausibilité de ce qu’avance Latouche, est aussi forte dans son argumentation que les réticences d’Ariès devant son instrumentalisation. Les deux « stratégies » (même si la première n’en est pas une), « pédagogie des catastrophes » et « pédagogie des impasses » (Besson-Girard), nous semblent totalement complémentaires. Il n’y a que dans le cadre de la volonté d’Ariès de constituer une « théâtralisation » du discours des Objecteurs de croissance (avec ses mythes, ses symboles, etc), que la logique de nécessité n’est pas complémentaire à la logique d’idéal. Cependant ne laissons pas piéger notre réflexion dans la problématique des moyens et de leur acceptabilité, vers laquelle verse trop souvent la « théâtralisation ».

Ariès porte aussi en reprenant les critiques qui ont été faites au principe d’entropie, une objection au courant de la bio-économie (Georgescu-Roegen), autre que celle du soupçon d’économisme que fait peser Latouche à l’encontre de ce courant (soupçon que partage cependant Ariès à la page 77). « Cette thèse écrit Ariès est contestée par le physicien Ilya Prigogine (prix Nobel de Chimie), spécialiste de thermodynamique, qui explique que l’ouverture de la Terre sur le flux d’énergie solaire permettrait à la matière de se réorganiser, bref ‘‘ ça se dissipe mais ça se restructure » (p.37). Pourtant Ariès vient il me semble de façon pertinente synthétiser « ces deux points de vue [qui] ne sont pas nécessairement contradictoires. Prigogine a sans doute raison sur le très long terme mais à court terme, la rareté des ressources est notre seul horizon. Il y a bien télescopage entre le temps géologique et le temps industriel puisque nous épuiserons en trois siècles les réserves fossiles qui avaient mis cinq cents millions d’années à se former » (p.37).

Au final, l’ouvrage de Paul Ariès nous semble des plus intéressants malgré des bouffées statistiques épisodiques qui sont collées de façon trop flagrantes à sa réflexion, ce qui nous donne parfois le sentiment qu’elles ne servent qu’à combler un vide argumentatif parfois trop présent. Mais c’est aussi le caractère du « manifeste », dépositaire d'un " Nous " narratif à l'identification problématique, qu’a voulu se donner cet ouvrage qui veut aussi cela. Ce livre nous donne surtout un bon aperçu de la théorisation d’une interprétation très (trop ?) « politiste » de la décroissance à travers le concept de « décroissance équitable » qui sera à n’en pas douter le drapeau de campagne du PPLD. L'on peut déplorer déjà qu'Ariès semble renvoyer à la niche, Illich, Ellul, Charbonneau, Lasch, Orwell, Debord, etc pour mieux trouver un compromis politique avec l'altermondialisme. Cependant Ariès défend dans son ouvrage des idées intéressantes et propose de nouveaux auteurs (Monna Chollet, etc) qui méritent que l’ensemble des constituantes du mouvement des objecteurs puissent y réagir selon leurs propres sensibilités intellectuelles.


Notes :

[1] Journal La Décroissance, n°23, septembre 2004, p. 14.

[2] Voir à ce sujet Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui, Climats, 2004.

[3] François Flahault, Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société. Mille et une nuits, 2006.

[4] Amiech et Mattern, op.cit., p.132..

[5] Voir Bernard Guibert, « Décoloniser à gauche notre imaginaire de croissance ? ça urge ! »

[6] Il nous semble tout de même très inopportun de dire que Marx ne s’est pas attaqué à l’idéologie. Sur ce point, l’analyse de Michel Henry dans son fameux chapitre « Le lieu de l’idéologie » est des plus éclairantes et profondes. M. Henry, Marx, tome 1, Gallimard, 1991 (1976), chapitre 5, p.368-479.

[7] Voir J.-C. Michéa, Orwell, anarchiste tory, Climats ; et du même auteur Orwell éducateur, 2003, Climats.

[8] cf. C. Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, Climats, 2001.

[9] Par exemple quand il écrit (p.47) que « les méthodes de domination se transforment quantitativement et qualitativement dans le sens d’une ‘‘ servitude volontaire ’’. Beaucoup de gens se sont réconciliés avec un système de domination et y sont maintenant fortement attachés ».

[10] Gérard Guégan, Debord et mort, le Che aussi. Et alors ? Embrasse ton amour sans lâcher ton fusil, Librio 2001(1995).

[11] S. Latouche, recension de l’ouvrage de Takis Fotolopoulos, Vers une démocratie générale. Une démocratie directe, économique, écologique et sociale, dans la Revue du Mauss n°22, 2003, p.443.

[12] S. Latouche, L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005, p.229

[*] Jacques Hardeaux, " Controverse sur le communiqué La Décroissance pas la barbarie du journal La Décroissance et de l'IEESDS " http://www.decroissance.info/Controverse-sur-le-communique-La

[13] Guy Debord, La Société du spectacle, 1992 (1967), Galimard, p.35.

[14] Voir Robert Redeker, « Schmitt ou le fantasme de la politique pure », Marianne, 6-13 janvier 2003. Voir également le point de vue d’Amiech et Mattern sur Redeker que je partage, p. 147-151 de leur ouvrage.

[15] Patrick Tacussel, L’attraction sociale. La dynamique de l’Imaginaire dans la société monocéphale, Librairie des Méridiens, 1984, p.21.

[16] M. Henry, La Barbarie, Puf, 2004 (1987), p.39.

[17] Dans un communiqué de MM. Cheynet et Clémentin.

[18] Amiech et Mattern, op.cit., p. 53.

[19] Voir Thierry Bonzon, « La Première guerre mondiale et les politiques sociales en Europe » dans le numéro 8 de Histoire et Sociétés, Revue européenne d’histoire sociale dont le dossier porte sur le thème « Guerre et changement social ». Octobre 2003.

[20] Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands ? : le IIIe Reich une dictature au service du peuple, 2005.

[21] B. Guibert, « Décoloniser notre imaginaire de croissance ? ça urge ! » in Mouvements, Paris, mai-août 2004, p. 243.

[22] Voir le site de Denis Collin dans sa recension de l’ouvrage de C. Lasch, Le Seul et vrai paradis.

[23] Rappelons que S. Latouche dans un courrier interne à la Ligne d’Horizon a critiqué l’idée de créer un parti politique pour la décroissance