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Origine : http://multitudes.samizdat.net/De-la-srategie-dans-les-pratiques.html
"Qui a grondé comme cet homme de cabinet contre l’accaparement
de la jouissance par ceux qui accumulent sur les épaules
des autres les charges du besoin ?"
Jacques Lacan, "La direction de la cure", Écrits,
éd. du Seuil, 1966, p. 642.
De très nombreux ouvrages témoignent aujourd’hui
de l’existence d’une sorte de "courant stratégique".
Ils se caractérisent souvent par des tentatives "d’application",
de "transposition" des notions clés de la stratégie
militaire (qui en constitue ou non une référence explicite)
dans de tout autres domaines que la guerre, et cela, généralement
sans que soit posée la question de la différence de
nature qui peut exister entre ces domaines, relevant de dimensions
et de lois qui n’ont souvent pas grand-chose en commun, et
dont les buts et les objectifs différent parfois du tout
au tout.
Il en résulte une certaine indéfinition de la stratégie,
devenue, de concept relativement circonscrit et délimité
qu’il était dans le domaine politique et militaire,
une notion passe-partout, ayant perdu de son tranchant à
force de passer de main en main, notion qu’on pourrait déjà
ranger dans le placard de la "langue de bois" si quelque
chose, malgré tout, n’y continuait à intriguer.
En effet, de ses origines guerrières, ce signifiant représente
le rappel insistant.
Comparable à la "virtù" de Machiavel, la
stratégie est une des dimensions de tout sujet, y compris
au sens psychanalytique du terme. Parler de stratégie, c’est
parler de ce qui divise les sujets, en même temps que les
groupes, les associations, les entreprises, les pays. Parler stratégie
c’est parier de ce qui nous assujettit aux autres (amis, alliés,
adversaires), et peut-être plus généralement
à l’Autre.
"Se donner une stratégie" n’est pas une décision
de la volonté et un acte instrumental, cela suppose au contraire
de commencer par identifier les stratégies dans lesquelles
nous sommes, à notre corps défendant comme selon notre
bon plaisir, déjà inscrits. Les stratégies
ne "créent" pas le monde, elles ne font qu’infléchir
les contradictions existantes et en cela elles sont un art de l’usage
des limites.
Les thèses élaborées par Carl Von Clausewitz
dans son ouvrage De la guerre permettent, au-delà de la seule
activité militaire, de comprendre autrement des pratiques
comme l’enseignement, le travail social, les activités
de conseil en entreprise ou la cure psychanalytique. Examinées
sous l’angle des notions clés de la stratégie
définies par Clausewitz, que sont la tactique, l’offensive
et la défensive, les forces, les adversaires et les alliés,
le terrain et le temps, la défaite et la victoire, ces pratiques
à dominante discursive livrent des secrets parfois bien gardés.
1. Redéfinir le concept de "stratégie"
Entre fascination et répulsion
Qu’ils soient d’accord ou pas pour dire "j’ai
une stratégie", nombreux sont ceux qui donnent néanmoins
à ce mot une signification assez précise, et cela
même s’ils oscillent entre deux sentiments opposés
: fascination et répulsion.
La répulsion vient de ceux qui ne veulent rien savoir de
la stratégie, feignent de n’en avoir aucune, ou du
moins estiment qu’il y a des domaines qui sont ou devraient
être exclus d’une approche en termes stratégiques,
comme la vie privée, l’amour, mais aussi l’éducation,
le domaine des sentiments et des affects, les pratiques "psy".
Pour ceux-là le mot s’associe avec "machiavélisme",
qui représente Machiavel comme le Diable. La stratégie
est alors assimilable à la volonté consciente de manipulation
(des foules et des esprits), elle s’apparente à la
ruse, la tromperie et la dissimulation, à une espèce
de calcul intentionnel qui fait par exemple dire telle chose alors
que l’on pense le contraire, juste pour perturber la personne
à qui l’on parle afin d’obtenir d’elle
ceci ou cela. Le stratège est le non-dupe qui dupe les autres,
le manipulateur supposé ne pas être pris lui-même
dans les pièges qu’il tend.
Fait pendant à cette attitude celle de la fascination pour
la stratégie. Car celle-ci semble contenir une promesse secrète
pour celui qui s’adonnerait avec application à son
étude et à sa mise en oeuvre, celle de gagner toutes
les batailles et de se rendre maître des événements.
Se fixer des buts et se donner les moyens de les atteindre sont
ici les maîtres-mots ; la stratégie est vue comme instrument
à employer pour agir et diriger ses actions en connaissance
de cause, afin d’arriver un jour à la fusion entre
les objectifs qu’on se propose de réaliser et la réalité.
Ces deux attitudes contraires ont pourtant de la stratégie
une conception assez voisine, qui revient à penser qu’on
peut avoir, posséder, ou non, une stratégie, et que
cette possession conduit, quand on l’exploite convenablement,
à la Toute-Puissance. Les uns, que cette perspective allèche,
vantent de la stratégie les mérites ; les autres,
horrifiés, rejettent la stratégie au nom d’un
idéal de non-maîtrise, au nom de "la vie"
qui ne se laisserait mettre ni en catégories ni en plans
à long terme.
Stratégies militaires et stratégies discursives
Dans la guerre, la politique ou les pratiques à dominante
discursive, qui sont des domaines spécifiques, des éléments
analogues se font cependant jour. Si l’anéantissement
de l’ennemi constitue la raison d’être de l’action
militaire, si la violence physique en constitue l’élément
et en même temps le moyen principal, l’armée
n’a pourtant pas que des fusils. Autant que d’armes,
les soldats sont porteurs d’instructions, d’idéaux,
de représentations imaginaires des buts de la guerre, de
la hiérarchie qui structure l’armée, de leur
propre rôle et des adversaires. Ils sont jetés et se
jettent dans la guerre en espérant y trouver la porte du
paradis, en croyant s’affronter aux représentants du
Grand Satan, ou s’imaginent lutter pour la défense
de la Liberté et de la Démocratie. Freud a montré
quelle logique du transfert "fait tenir" une armée,
tisse des liens entre les soldats et leurs chefs et scelle la fraternité
entre militaires. Mais ceux-ci sont aussi instruits par des théories,
des méthodes et des techniques (de combat, de formation des
troupes, de déroulement des manoeuvres), sans lesquelles
il n’y a justement pas de stratégie permettant de manoeuvrer
une armée sur un champ de bataille. L’ouvrage de Clausewitz
fourmille de remarques à ce propos, et un certain nombre
de chapitres y sont explicitement consacrés : les théories
de la guerre deviennent dans l’armée une force matérielle,
car ce sont elles qui règlent et gouvernent le mouvement
des troupes, le positionnement des bataillons, l’agencement
des lignes face à l’ennemi, et contribuent pendant
le combat à donner les ordres et à interpréter
le déroulement des événements. Clausewitz montre
ainsi en plusieurs endroits comment des erreurs théoriques
et méthodologiques, des erreurs d’analyse et d’appréciation,
peuvent fortement contribuer à faire battre une armée
pourtant parfois largement supérieure en nombre à
celle qui lui est opposée. La terminologie militaire, la
stratégie et la tactique, le code d’honneur et d’autres
"valeurs" propres à l’armée sont inscrits
dans l’esprit et dans la gestuelle de chaque membre de ce
"corps", qui fait corps justement aussi grâce à
ces signifiants unificateurs. La stratégie militaire est
une théorie-en-actes. La dimension discursive est au coeur
même des pratiques militaires, même si elle n’y
est pas dominante. Dans ce sens, il n’y a ni force pure ni
violence aveugle.
"La guerre est la politique continuée par d’autres
moyens", "la guerre est la politique qui troque l’épée
contre la plume" : formules de Clausewitz. Et cette politique
qui est continuée dans la guerre au moyen des armes est continuée
dans les pratiques à dominante discursive également.
Les conflits d’intérêt sont aussi un aspect des
processus langagiers.
Limites des analogies
Mais comparaison n’est pas raison. Si les métaphores et les analogies
sont l’indice du fait qu’il n’y a pas de frontière
étanche tracée une fois pour toutes entre le langage
et le passage à l’acte destructeur, le déclenchement
de la violence physique, on ne peut pour autant conclure à
une communauté de mécanismes de fonctionnement et
de lois, entre ces différents domaines, qui aboutirait à
une confusion entre le symbolique du langage et le réel des
armes et de la mort. On en viendrait sinon à la logique du
personnage de L’homme sans qualités de Robert Musil,
le général de brigade Stumm Von Bordwehr, chef du
Département de l’Éducation et de l’Enseignement
militaire au ministère de la Guerre de la monarchie austro-hongroise.
Celui-ci tente de "mettre de l’unité dans le monde
des idées", essaye de montrer l’existence de "grands
corps d’armée d’idées" dont on peut
étudier "l’ordre de bataille et le plan des opérations",
et localiser "les dépôts et places d’armes
d’où proviennent les renforts de pensées".
Il s’adresse à un jeune camarade : "Tu ne seras
pas sans observer (...), si tu considères l’un des
groupes de pensée actuellement en action, qu’il tire
ses renforts en combattants et en matériel non seulement
de ses propres dépôts, mais encore de ceux de son adversaire
; tu vois qu’il modifie continuellement son front et qu’il
combat même tout à coup, sans aucune raison, à
l’envers, le front tourné vers ses propres communications
; tu constates encore, ailleurs, que les idées ne cessent
de déserter puis de rentrer dans le rang, si bien que tu
les trouves tantôt dans un camp, tantôt dans un autre.
En un mot, il est impossible d’en tirer ni un plan de communications
convenable, ni une ligne de démarcation, ni quoi que ce soit,
et toute l’affaire se révèle, sauf respect (...),
ce que n’importe lequel de nos supérieurs appellerait
un beau bordel !" [1].
Le défaut de raisonnement consiste à personnaliser,
c’est-à-dire à psychologiser les idées,
à en faire des êtres doués d’un caractère,
d’une conscience et d’une volonté, et qui apparemment
n’en font qu’à leur tête. Le général
traite les idées comme les linguistes les mots avant Ferdinand
de Saussure, comme "doués de sens" en eux-mêmes,
porteurs d’une signification relativement fixe une fois pour
toutes, au lieu que Saussure met à jour les structures du
langage qui donnent aux mots leur sens en fonction du "contexte"
de la phrase et de la situation, de sorte que la signification d’un
"même" mot n’est pas forcément la même
d’une signification à une autre.
Il y a stratégie et stratégie
Or, ce n’est pas seulement dans le domaine de la psychologie
ou de la linguistique, qui après tout ne sont pas sa spécialité,
que le général Stumm se trompe, c’est aussi
en tant que stratège : il n’a probablement pas lu Clausewitz.
Car celui-ci insiste constamment sur toute la distance infranchissable
qui sépare la stratégie-théorie (condensée
dans le "plan de guerre" et le "plan de bataille")
du "frottement réel de la lourde machine" qu’est
une armée sur un théâtre de guerre. Dans ce
sens, il y a loin des beaux plans d’opérations à
la bataille effective, qui ne donne pas plus d’apparences
d’ordre que le "monde des idées", mais n’en
comporte pas moins une logique. Et Clausewitz de critiquer constamment
ce qu’il appelle le "méthodisme", qui consiste
à appliquer dans des situations qui ne sont analogues qu’en
apparence les mêmes plans et les mêmes méthodes,
au risque de courir au désastre. Tout comme Saussure insiste
sur la signification singulière des mots en fonction de leur
contexte, Clausewitz souligne que la stratégie est avant
tout analyse de situations inédites, dont l’originalité
est à chaque fois à découvrir.
2. Problématiques stratégiques
Les ouvrages sur la stratégie foisonnent. Mais quelles que
soient par ailleurs les différences induites par la diversité
des terrains et des dimensions où ces stratégies sont
mises à l’épreuve, on peut aussi distinguer
quelques tendances "lourdes" qui aimantent ces positionnements
en apparence si multiples. Nous proposerons ainsi de distinguer
trois conceptions : l’une, instrumentale, la deuxième,
subjectiviste, et la dernière, dialectique.
Conception instrumentale : la stratégie est un ensemble de
moyens interdépendants, choisis après qu’ont
été fixés les buts à atteindre. On disposerait
donc des objectifs avant d’avoir une stratégie, celle-ci
étant un outil dont on se sert ou pas, qu’on reprend
ou dont on change. Buts et objectifs étant indépendants,
"extérieurs" à la stratégie choisie,
celle-ci leur est relativement subordonnée (on la choisit
en fonction des buts poursuivis). Les moyens sont au service des
fins, et celles-ci peuvent ainsi parfois justifier les moyens choisis
(la noblesse du but est censée absoudre l’éventuelle
abjection des moyens). Cela suppose donc qu’on a la maîtrise
de stratégies choisies, cela suppose que le sujet qui choisit
n’est pas déjà pris dans "sa" stratégie,
cela suppose enfin que ce sujet se sert de sa stratégie comme
le cavalier de sa monture.
Les théories de la communication, à l’oeuvre
dans nombre de champs professionnels, représentent une telle
conception de la stratégie du discours. Elles désignent
en effet dans le langage un "moyen de communication" utilisé
par un émetteur pour transmettre des "informations"
à un récepteur. Il s’agit alors de se rendre
maître du sens et des effets des paroles que l’on prononce,
d’éviter de "mal" s’exprimer en éliminant
quiproquos, lapsus et doubles sens. Il s’agit de couler un
contenu dans plusieurs codes ou formes, qui seraient autant de façons,
variant en fonction de l’interlocuteur, de transmettre un
message identique.
Conception subjectiviste : ici, la stratégie équivaut
à la manière toute personnelle dont les individus
appelés "acteurs" poursuivent leurs propres objectifs,
et c’est ainsi que l’on peut parler de "stratégie
individuelle". Cette conception est en partie celle théorisée
dans "l’analyse stratégique", l’une
des composantes de la sociologie des organisations, systématisée
entre autres par Michel Crozier [2], très répandue
dans les formations supérieures en travail social ou chez
les consultants en entreprises. La stratégie y est une qualité
inhérente aux acteurs visant à élargir leurs
marges de manoeuvre personnelles au sein des organisations. Orientation
rationnelle et active, mais aussi partiellement inconsciente (au
sens de "pas connue"), la stratégie, même
si les acteurs ne s’en doutent pas, c’est ce qu’on
ne peut pas ne pas avoir. II n’y a pas ici d’innocence
stratégique, "tout le monde a une stratégie".
Le but général de ces stratégies serait alors
de rendre l’activité des "autres" la plus
prévisible, et donc contrôlable, tout en essayant de
masquer la sienne propre. Ainsi, un consultant en entreprise pourra
être amené à dévoiler les intentions
cachées des adversaires de son commanditaire, et à
conseiller celui-ci dans la dissimulation de ses propres objectifs.
La stratégie y est un jeu de cartes : on croit que si on
laisse deviner sa stratégie à son adversaire, il saura
l’adapter et la retourner contre vous, puisqu’au fond
chacun joue le même jeu et se plie aux mêmes règles,
celles d’une nouvelle variante de la nature humaine universelle.
Dans ce sens, la théorie des jeux est aussi un représentant
de ce courant [3].
Cette conception aboutit à penser les adversaires qui s’opposent,
avec chacun sa propre stratégie, comme des "doubles",
qui s’affrontent dans une relation spéculaire, où
prévaut la symétrie. Ils veulent la même chose
(agrandir leurs marges de manoeuvre, leur "liberté personnelle").
Ils sont tous "acteurs". Mais quel est donc le metteur
en scène ? Ils sont tous (beaux ?) "joueurs". Mais
quelles sont les règles du jeu fixées au préalable
? Par qui, par quels rapports de forces historiques ?
3. La conception dialectique de Carl Von Clausewitz
De la guerre, imposant et très complexe ouvrage de 900 pages,
nous intéresse à plus d’un titre. Tout d’abord,
parce qu’il expose une architecture conceptuelle très
élaborée de ce que "stratégie" veut
dire. Mais ensuite, par ses résonances "transdisciplinaires".
Si l’on y parle de physique, de géométrie et
de mathématiques (à propos des angles d’attaque
et autres problèmes de balistique), c’est d’une
façon relativement secondaire. Par contre, la philosophie
y a constamment la parole, pour traiter du "concept absolu
de la guerre" inspiré semble-t-il par Hegel que Clausewitz
fréquentait dans certains salons. Il y énonce des
thèses de science politique ("la guerre est la politique
continuée par d’autres moyens") et d’économie
("la guerre est u n acte de la vie sociale"). C’est
un conflit de grands intérêts qui ne se résout
qu’avec effusion de sang, et qui ne diffère des autres
conflits qu’en cela précisément. Elle a bien
moins de rapports avec les arts qu’avec le commerce, qui constitue
également un conflit de grands intérêts, mais
elle se rapproche bien davantage encore de la politique, qui est
elle-même une sorte de commerce aux dimensions agrandies,
dans laquelle la guerre se développe comme l’enfant
dans le sein de sa mère (...)." [4] En mettant en rapport
le régime politique et l’histoire d’un peuple
avec les formes de la guerre qui prévalent chez celui-ci,
l’ouvrage expose une approche "sociologique" avant
la lettre. Enfin, la psychologie, la psychologie sociale, voire
la psychanalyse, peuvent y trouver de quoi s’alimenter, à
propos de "l’esprit de corps" d’une armée,
des dimensions morales et imaginaires (les termes sont de Clausewitz)
contribuant à accentuer une victoire ou à provoquer
la panique en cas de défaite, auxquelles Clausewitz donne
une importance prépondérante dans sa problématique.
A maints égards, cet ouvrage présente des préoccupations
analogues à celles de Freud dans "Psychologie des masses
et analyse du moi".
3.1 Définition de la stratégie
De la guerre expose une définition très simple de
la stratégie, développée ensuite tout au long
du livre : (théorie de l’) "usage des combats
au service des fins de la guerre", fins formées par
l’anéantissement des adversaires, qui essaient de s’imposer
mutuellement leur volonté en réduisant l’autre
à l’impuissance. La dialectique du rapport des forces
est au coeur de la réflexion stratégique de Clausewitz,
qui fait dire à chaque adversaire : "je ne suis pas
maître de mes actions, car il me fait la loi ; mais je la
lui fais également". Or, cette relation n’oppose
pas deux ennemis spéculaires, elle est dissymétrique,
car l’attaque et la défense par exemple ont leurs propres
lois, et la position historique et politique spécifique de
chacun lui dicte une stratégie non comparable à celle
de l’autre. Ces lois s’imposent aux deux belligérants
de par la position même que chacun occupe.
Clausewitz s’oppose simultanément à une conception
"instrumentale" et à une conception "subjectiviste"
de la stratégie. II s’oppose à la première,
car les adversaires ne détiennent pas la maîtrise de
ce qui est pourtant leur "instrument", à savoir
les combats qui les opposent l’un à l’autre.
L’usage qu’ils en font est celui qu’ils peuvent
en faire, et ce pouvoir est déterminé par un rapport
de forces aussi bien physique que moral (dit Clausewitz). Une confrontation
n’est pas un outil que l’on utilise et qu ensuite on
pourrait laisser tomber, car si on accepte cette confrontation elle
vous choisit aussi. On est pris soi-même, jusqu’au cou,
dans un engagement. L’adversaire est présent au coeur
de l’engagement et tente lui aussi de s’en servir à
son profit et en vue de ses fins à lui.
Contre une conception subjectiviste parlant de stratégies
"personnelles", Clausewitz énonce l’existence
d’une série de lois qui s’imposent à la
subjectivité des adversaires, et il situe cette dernière
en même temps comme l’une des composantes essentielles
de la stratégie (voir les nombreux chapitres consacrés
au "moral des troupes" et au "caractère du
commandant en chef’). Il analyse cette subjectivité
comme d’autres composantes, et en démontre les mécanismes
objectifs. C’est ainsi qu'il peut déployer par exemple
l’éventail des réactions typiques face au danger,
à l’adversité ou au succès, et en donner
une explication. Clausewitz souligne ainsi qu’on "n’a"
pas une stratégie, mais qu’on est avant tout "eu
’ par elle.
Pas de début absolu
Chez Clausewitz la stratégie est la théorie des lois
d’un univers donné, et non une méthode à
appliquer. Prenant acte de lois qui lui préexistent, une
stratégie ne connaît pas de début absolu. Chaque
pratique fonctionnant selon ses propres lois (celles de la guerre
n’étant pas les mêmes que celles de la production
artistique ou de l’enseignement), celles-ci s’imposent
à n’importe quelle stratégie qui tente de s’y
déployer, et offrent ainsi une palette plus ou moins colorée
de stratégies possibles.
Pour ce qui concerne la psychanalyse par exemple, intervenir "sur"
et "dans" l’inconscient l’oblige à
oeuvrer sur le terrain du transfert, à manipuler la temporalité
propre à la parole, à manier les forces du désir
investi par l’analysant sur l’analyste, ce qui fait
dire à Lacan que : "l’analyste est moins libre
en sa stratégie qu’en sa tactique" [5]. Mais en
même temps, l’existence de différentes écoles
et orientations en psychanalyse indique qu’il y a bien des
stratégies singulières d’intervention dans cet
espace du transfert ou de manipulation du temps en psychanalyse.
La position occupée par celui qui élabore une stratégie
dans la division sociale du travail est une autre donnée
qui délimite d’avance l’éventail des choix
possibles : les formes de la stratégie d’un enseignant
ne peuvent pas être les mêmes que celles d’un
ministre de l’Éducation nationale, car ils n’interviennent
pas dans les mêmes engagements, ils ne se rencontrent pas
sur le même terrain. Les enjeux de formation du premier ne
sont pas comparables aux enjeux politiques du second, même
s’il y a des points de recoupements entre eux.
Une coordination préalable
"L’usage des combats en vue des fins de la guerre"
suppose au préalable une certaine cohésion des "troupes"
qui vont être engagées dans une bataille. Avant même
de rencontrer des adversaires réels, tout un travail de préparation
est nécessaire. Une stratégie est en effet un dispositif
réunissant des forces variées, dans lequel le "stratège"
est lui-même pris. Même quand il s’agit de la
stratégie d’un sujet singulier, il s’agit toujours
de créer une certaine cohésion entre des activités
parfois multiples et variées.
Pas de stratégie sans dénominateur commun qui peut
être quelqu’un ("leader", représentant,
sujet supposé savoir, maître à penser) ou quelque
chose, sur lesquels s’effectue un transfert de la part de
tous ceux qui s’y reconnaissent. L’identification réciproque
entre ceux qui participent à une stratégie commune
repose sur la référence partagée à un
idéal unificateur, un "même" métier,
service, institution, concept. Dans ce sens, toute stratégie
a les forces qu’elle mérite. [6]
Or, les forces unificatrices n’existent pas sans leur contraire.
Si la stratégie est justement un travail, c’est parce
qu’il s’agit d’un processus perpétuel,
où il s’agit de coordonner ce qui sinon ne le serait
pas. C’est qu’une stratégie en cache toujours
une autre, car ses adversaires sont aussi présents en son
propre sein, comme projet potentiel, force minoritaire, tendance
divergente, eux aussi déjà coordonnés d’une
certaine manière ou en passe de l’être.
Buts stratégiques et fins politiques
Buts, objectifs, fins, visées, cibles, ce sont là
différentes appellations des résultats qu’on
veut atteindre, de la situation à laquelle on souhaite aboutir,
du projet qu’on désire accomplir, du rêve à
réaliser, qui témoignent du caractère "finalisé"
d’une stratégie. Bien qu’il y aurait lieu de
distinguer ces termes entre eux (du plus général et
abstrait - les fins - au plus particulier et empirique - tel objectif),
nous n’entamerons pas ici un examen détaillé
de ces différences.
Toute stratégie se fixe des "buts" : conserver
ou conquérir certaines positions, affaiblir ou renforcer
certaines orientations, et cela en fonction de l’analyse des
intérêts enjeu, et de ceux que l’on représente.
Tout comme la stratégie elle-même, la définition
de ces buts ne se fait pas "librement", mais à
partir de la position effectivement occupée qui en rend certains
possibles, réalisables, et en exclut d’avance d’autres.
Une stratégie pédagogique consiste par exemple à
vouloir "convaincre" les élèves, sur un
fond de rapport de forces politique et idéologique qui place
d’emblée l’enseignant en position institutionnelle
dominante et les élèves en position de subordination
institutionnelle, reproduisant ainsi (sans même que rien ne
soit dit) une des formes historiques de la stratégie de division
entre travail intellectuel et travail manuel.
Une remarque analogue peut être faite pour la psychanalyse.
Ses stratégies consistent à faire parvenir l’analysant
à la reconnaissance de son désir, à l’accompagner
dans la traversée de ses fantasmes, afin de destituer l’analyste
de la position de "sujet supposé savoir" qu’il
occupe dans l’imaginaire de l’analysant. Mais ce faisant,
l’analyse ne peut pas toucher aux dimensions idéologiques
dont les investissements inconscients sont aussi les représentants.
Le "champ social" n’est pas au-delà du divan,
le "Nom-du-Père" représente aussi un personnage
porteur d’histoire car inscrit dans l’Histoire tout
court, et dans ce sens les effets d’une psychanalyse vont
toujours bien au-delà de ce que cette discipline de par ses
concepts peut en saisir et interpréter.
Même si le psychanalyste n’a pas à prendre parti
(dans les conflits entre tendances idéologiques qui divisent
tels sujets), "ça" prend parti qu’il le veuille
ou non. [7]
C’est ici que prend sens la formule de Clausewitz : "la
guerre est la politique continuée par d’autres moyens".
La conjoncture politique dans laquelle se nouent les fils de l’ensemble
des pratiques sociales décide de la signification et des
limites des buts de ces autres pratiques, même si elles ne
s’en rendent pas toujours compte. Tout n’est pas politique,
mais il y a une dimension politique dans toute pratique.
Les buts et objectifs qu’une stratégie se fixe sont
comme des symptômes à déchiffrer de la conjoncture
historique au sein de laquelle ils représentent certaines
positions contre d’autres. Car buts et objectifs se décident
à plusieurs. Toute stratégie rencontre sur son chemin
des adversaires (mais aussi des alliés), avec lesquels elle
se mesure dans ce que Clausewitz appelle des combats ou engagements.
L’usage des combats en vue d’un même
but
Ces combats ou engagements, voilà ce que Clausewitz appelle
les "moyens" principaux de la stratégie militaire.
Ces combats sont "l’activité de guerre proprement
dite", son "seul principe efficace et agissant",
son "payement au comptant" (Clausewitz), la confrontation
avec l’adversaire réel, l’étranger, l’extérieur,
l’autre effectif. Les combats, voilà le "principe
de réalité" de la guerre. Mais qu’on puisse
appeler ces combats aussi des engagements signifie que les deux
parties concernées consentent mutuellement à s’affronter
(au lieu que l’une d’entre elles se rende sans combattre
par exemple, ou prenne la fuite).
Pour les pratiques qui nous intéressent, ici on peut entendre
par combats les réunions, débats et discussions, entretiens,
colloques et congrès, où des positions alliées
et opposées s’allient, se confrontent et s’affrontent.
Mais les séances d’une cure de psychanalyse forment
aussi une série de "combats", pris dans un engagement
général (la "loi fondamentale" qui gouverne
l’association dite libre : dire tout ce qui se passe par la
tête) "Dans la vie psychique de l’individu pris
isolément, l’Autre intervient comme soutien, modèle,
adversaire, et dans ce sens la psychanalyse est simultanément
une psychologie sociale." [8]
3.2. Stratégie et tactique
Ce dont s’occupe la stratégie, c’est de l’organisation
préalable des conditions de ces confrontations, dont elle
tire ensuite les leçons et récolte les fruits, doux
et amers. La stratégie, c’est l’amont et l’aval
de chaque engagement, c’est la coordination des engagements
entre eux en vue des objectifs stratégiques, et cela, pour
toute le durée de la guerre, aussi longtemps que telle stratégie
domine, pour toute l’étendue du théâtre
des opérations, et pour toutes les forces engagées.
La tactique, quant à elle, se charge de tout ce qui se passe
pendant chaque combat singulier (et entraîne par exemple la
forme d’une discussion, la tournure que prend un débat,
les arguments qui sont échangés, les "coups de
théâtre" qui s’y produisent). Elle se charge
de la coordination des forces données dans chaque confrontation
singulière, donc sur un terrain, dans un temps et avec des
troupes choisis par la stratégie. En somme, la stratégie
met en place les conditions de production d’un combat (ses
moyens principaux, ses forces, et les relations entre eux), et c’est
dans ces conditions préalablement données que la tactique
se met au travail. C’est pourquoi la stratégie est
si politiquement décisive : être à même
de définir la stratégie d’une activité,
d’une entreprise, d’un institut de formation ou d’une
association, c’est y représenter le pouvoir. Dans ce
sens d’ailleurs, "stratégie" et "travail
de direction" sont presque des synonymes.
La stratégie est comme la table des matières d’un
livre, les titres des chapitres, l’introduction et la conclusion
; la tactique en forme le texte. La tactique c’est l’acte
dont la stratégie a rassemblé les conditions. Mais
la tactique c’est aussi la stratégie-en-actes, réellement
confrontée à l’adversaire réel ("elle
accompagne les généraux sur le terrain" dit Clausewitz).
La tactique représente le moment de la vérité
de la stratégie.
Trois questions stratégiques dés : Où
? Quand ? Avec et contre qui ?
La réponse à chacune de ces trois questions (où
se bat-on, à quel moment, avec quelles forces et contre quelles
autres ?) dépend étroitement du domaine d’activité
propre à une stratégie donnée, et des orientations
singulières de celle-ci, comme on l’a indiqué
plus haut. C’est donc à partir d’une position
institutionnelle et au sein d’une tendance idéologique
données, pris dans une problématique théorique
mais aussi subjective déterminée, et en référence
aux objectifs qu’on s’est fixés, que trois questions
clés se posent :
Où ? En stratégie le terrain est vaste ; on s’y
occupe des grandes étendues mais sans s’occuper des
détails. Pour un enseignant, ce terrain ce peut être
l’ensemble de son enseignement, l’ensemble des relations
dans lesquelles il occupe la position de "maître"
face à des élèves. Pour un psychanalyste, c’est
l’espace du transfert, c’est-à-dire ce qui fait
le lien symbolique et imaginaire entre lui et ses analysants. Pour
un consultant en entreprise, ce terrain ce ne sont pas les enjeux
financiers ou institutionnels dans lesquels il intervient pourtant,
car il ne décide pas des réformes qu’il peut
pourtant recommander, il apporte des analyses, des arguments, souvent
des justifications après coup pour des décisions déjà
prises. Il ne peut rien imposer, il ne produit d’effet que
parce que ses commanditaires peuvent et veulent entendre ce qu’il
suggère. Ce transfert de savoir constitue son terrain spécifique.
Coordonner les différents engagements sur un terrain consiste
par exemple pour un enseignant à tenter d’unifier ses
propres orientations pédagogiques telles qu’il les
met en oeuvre dans des activités aussi diverses que les cours,
les réunions de parents d’élèves, les
conseils de classe, les devoirs et les notations. Cela consiste
à définir le choix du terrain, qui est par exemple
l’ordre du jour d’une réunion, les thèmes
annoncés d’un débat, les documents fournis au
préalable d’un séminaire, la teneur d’une
lettre de convocation, mais aussi le lieu disons "géographique"
d’une réunion (dans les locaux de qui, qui peut s’y
croire "chez soi" ?). Réussir à imposer
son terrain à l’adversaire, c’est d’emblée
décider de ce qui dès lors dans une discussion sera
évident et familier, ou au contraire étrange, pas
clair, "trop théorique" voire déplacé.
C’est sur ce terrain choisi par la stratégie que la
tactique prend position en essayant d’y réaliser des
objectifs spécifiques et ponctuels. Si la stratégie
d’un psychanalyste consiste généralement à
ne pas répondre aux demandes que l’analysant lui fait
mais à les interpréter, sa tactique se réalisera
dans telle ou telle interprétation singulière dont
la justesse se décide par les associations qu’elle
provoque chez l’analysant. Mais la tactique peut aussi consister
à essayer de changer de terrain. L’art du consultant
en entreprise par exemple consiste à ne pas se laisser entraîner
sur le terrain où ses commanditaires et interlocuteurs essaient
de le positionner, en voulant lui faire endosser leurs problèmes
à eux, et à tenter d’analyser ces problèmes
au lieu de les juger et d’y prendre parti.
Quand ? En stratégie, le temps pris en compte est le long
temps : "ne pas faire le premier pas sans avoir pensé
au dernier ?", affirme Clausewitz. C’est en fonction
de l’ensemble de cette durée que le moment de chaque
engagement particulier est pensé, en le positionnant dans
une suite. Le choix du moment s’inscrit aussi dans une temporalité
propre à chaque pratique donnée et à chaque
stratégie particulière. Il ne s’agit jamais
d’un temps chronologique, toujours d’un temps historique,
stratégique. Le temps n’a pas le même sens pour
celui qui mène l’offensive que pour celui qui se défend
; le temps non employé à combattre joue en faveur
du second, et au détriment du premier. La stratégie
décide du moment opportun pour organiser une rencontre, et
de la coordination de ces "temps forts" entre eux. Pour
les organisateurs d’une formation, il peut s’agir par
exemple de l’ordre dans lequel plusieurs cours vont se dérouler,
du nombre d’heures qui sera alloué à chacun,
des dates des examens et des vacances, ou encore de la durée
des pauses et du déjeuner. Être le premier à
parler dans une réunion c’est pouvoir définir
son terrain, être le dernier c’est pouvoir dire le mot
de la fin, qui donne une interprétation après coup
de ce qui s’est passé.
Si la stratégie du psychanalyste implique un emploi particulier
du temps, réglé sur le temps de la parole, c’est
sa tactique qui décidera du moment de suspendre, sur telle
parole, la séance. Dans ce sens, le psychanalyste a toujours
le dernier mot.
Avec qui et contre qui ? La stratégie se charge de la coordination
de toutes les forces qu’elle dirige, sur une longue durée
et dans toute l’étendue de son espace. Ce sont par
exemple les stratégies de formation, par l’intermédiaire
des plaquettes de présentation et des réseaux de relations,
qui font que seront rassemblées, pour un séminaire
donné, tant de personnes, donc une écoute préétablie,
une réceptivité et une résistance données.
La tactique devra faire avec et voir sur le moment, sur place, quels
sont les amis, les alliés et les adversaires ("ah, il
ne vient pas ?", peut penser l’intervenant sur un ton
soulagé, dépité ou au contraire angoissé).
Qui sera invité à la réunion, qui sera absent,
et que représentent les sujets qui sont là ? Les forces
engagées ne coïncident que partiellement avec les personnes
en présence, et sont représentées par la puissance
ou la faiblesse des arguments et positions dans un débat
sur un terrain donné, par les idéaux qui dominent
une pratique et d’autres qui y sont combattus, par ce qui
angoisse ou attire les sujets réunis. Dans un entretien par
exemple, se lient et s’affrontent des "batteries de signifiants",
des "machineries langagières", des mots et des
expressions, des paroles et des silences. Mais ces forces, ce sont
aussi des livres, journaux et revues, associations et groupes d’appartenance,
qui organisent et unifient des courants de pensée et des
pratiques-types. Car ce qui s’affronte à chaque fois
ce sont plus précisément des problématiques,
des manières typiques de penser et de faire, des notions
et des concepts cimentés entre eux, positionnés les
uns par rapport aux autres.
Le couronnement décide de l’oeuvre
Vers la fin de chaque engagement, la stratégie reprend sa
place, fait l’analyse du résultat obtenu, de sa réussite
ou de son échec momentanés ou définitifs, eu
égard aux objectifs fixés. Elle en tire les conséquences,
donc les interprète, modifie ce qui était prévu
auparavant, change des dates et des lieux, fait de nouvelles invitations,
change de thème pour le prochain cours, décide de
revenir à un point qui a paru obscur, etc. Savoir conclure,
savoir terminer fait partie de l’art de la stratégie,
car le dernier mot est un repositionnement pour la suite des combats
et donne une nouvelle définition à ce qui s’est
joué auparavant. Comme le dit Clausewitz : "le couronnement
décide de toute l’oeuvre".
La tactique et ses méthodes
La stratégie s’oppose, comme "théorie
de la guerre", à une méthodologie, aux méthodes
et aux techniques, dont Clausewitz juge l’usage désastreux
à la tête de l’armée. Par contre, les
méthodes, techniques, règles et principes reçoivent
chez lui une place précise au sein de la tactique, qui concerne
de fait les échelons subordonnés de l’armée,
et pour ce qui concerne les pratiques analysées ici, de l’administration,
des écoles et instituts de recherche. La tactique étant
la plus sujette aux surprises de l’acte de guerre, aux situations
inattendues et aux modifications non prévues par la stratégie,
elle dispose d’une panoplie de "pense-bête",
qui sont autant de "condensés de stratégie",
c’est-à-dire de lois et de règles transformées
en "prêt-à-penser", pour faire face aux surprises
et barrage à la panique qu’elles peuvent susciter.
Dans les stratégies discursives, les techniques tactiques
ce sont par exemple les techniques d’entretien, employées
dans les enquêtes sociologiques et les interventions en travail
social, qui définissent un certain positionnement entre enquêteur-enquêté,
travailleur social-client, (soutenu par exemple par des notions
comme `neutralité bienveillante", "attitudes de
non jugement"), ou qui font croire au chercheur qu’il
est en train de "récolter des données" pour
son enquête.
Ce sont aussi les principes qui gouvernent les pratiques "jamais
attaquer en position de faiblesse", "intervenir au point
de moindre résistance", "couper aux articulations"
(Lacan), sont de ces principes qui, des lois physiques et naturelles,
ont pénétré la stratégie militaire mais
aussi la psychanalyse. Ces principes impliquent de tirer parti au
maximum des contradictions internes de l’adversaire.
Ce sont également les règles qui régissent
toute activité "quand l’analysant se tait, c’est
à l’analyste qu’il pense" (Freud). Ces règles
donnent à la fois une certaine explication de ce qui se passe,
et proposent des manières d’intervenir.
Enfin, c’est dans le domaine de la tactique aussi que l’on
rencontre les ruses et les stratagèmes, qui consistent généralement
à faire croire à l’adversaire qu’on va
dans un endroit alors que l’on se dirige en fait vers un autre,
donc à feindre tel mouvement afin d’induire l’attitude
correspondante chez l’adversaire pour pouvoir le prendre à
revers ou s’éclipser.
Or, ces différentes dimensions de la stratégie et
de la tactique existent sous des formes assez distinctes selon qu’il
s’agit de leur déploiement dans l’offensive ou
de leur positionnement dans la défensive. Une autre originalité
de Clausewitz est d’avoir bouleversé complètement
les représentations traditionnelles des rapports entre ces
deux modalités qui caractérisent la guerre.
3.3. Offensive et défensive en stratégie
Offensive et défensive en stratégie n’obéissent
pas aux mêmes lois, n’ont pas la même force, ne
peuvent s’employer indifféremment dans une même
situation. Les adversaires n’ont pas les mêmes objectifs
politiques, leurs intérêts ne sont pas analogues, et
les raisons de l’un pour attaquer ne sont pas comparables
aux raisons de l’autre de se défendre. Progresser (dans
l’offensive) n’est pas la même chose qu’attendre
(dans la défensive). L’un veut prendre quelque chose
qu’il n’a pas (c’est l’autre qui l’a),
l’autre s’y oppose, l’un agresse, l’autre
se défend. La symétrie ici n’est qu’apparente
: l’attaque en effet n’est pas dirigée contre
la parade, car s’il n’y avait aucune résistance,
l’ennemi pourrait prendre ce qu’il veut sans combat,
et il n’y aurait pas de guerre. Par contre, la parade, elle,
est dirigée contre l’attaque, et c’est pourquoi
finalement la guerre éclate à cause de la défense.
Attaque et défense sont des positions ayant leurs logiques
propres qui s’imposent à ceux qui les occupent. Ainsi,
un "même" moment peut être favorable à
l’offensive, et au contraire défavorable au défenseur,
l’une peut avoir raison d’agir, l’autre au contraire
de ne rien faire. Les "mêmes" circonstances produisent
des effets différents selon les positions d’attaque
ou de défense occupées. Celui qui attaque sait qu’il
va attaquer et quand, le défenseur est surpris, ne sait pas.
Mais l’attaquant se découvre, s’expose à
la vue, le défenseur peut être plus ou moins caché,
et l’attaquant peut être surpris à son tour.
Et le temps qui s’écoule est toujours à l’avantage
de la défense. Bref, le terrain, le temps et les forces en
présence ne s’évaluent pas de la même
façon selon que l’on mène une stratégie
offensive ou au contraire défensive.
La force de la défense et la faiblesse de l’attaque
La dissymétrie entre offensive et défensive réside
aussi dans la faiblesse structurelle de l’une et la force
structurante de la seconde. A armes égales, on ne peut songer
à une stratégie offensive (sauf sur des positions
suicidaires) car on peut savoir d’avance qu’on perdra
(laissons de côté la difficile question de l’évaluation
du rapport des forces). Une attaque est une tentative pour transformer,
et parfois renverser, un rapport de forces existant, bousculer des
idées admises, détruire des évidences tenaces.
Paradoxalement alors, Clausewitz peut affirmer que bien que l’attaquant
ait l’initiative, c’est le défenseur qui dicte
ses lois à la guerre, dans la mesure où il faut aller
le chercher sur son terrain à lui. C’est là
une des lois de la stratégie.
Dans ce sens, il est faux d’affirmer simplement que "l’offensive
est la meilleure des défenses". Cette idée est
éventuellement valable du point de vue tactique, car une
position de défense stratégique n’exclut pas
de mener des offensives tactiques. Mais une stratégie défensive
(à armes égales) est plus forte qu’une stratégie
offensive dans la mesure où il est plus facile de conserver,
de répéter et de reproduire, que de transformer, acquérir
et aller à contre-courant. Cela exige moins d’efforts
de se tenir sur d’anciennes positions, que d’en conquérir
de nouvelles.
La stratégie défensive de l’analyste
Si l’initiative caractérise l’offensive, c’est
l’attente qui caractérise la défensive. Attente
ni absolue ni passive, la défensive rend des coups, "c’est
un bouclier de coups habilement donnés" (Clausewitz),
c’est aussi une manière de "détruire l’adversaire
au moyen de ses propres efforts". La stratégie de l’armée
russe contre l’invasion des armées de Napoléon
en reste l’exemple le plus éclatant. Même sans
combat l’attaquant s’use, avançant en terrain
étranger. C’est pour cela que le temps passé
sans combattre (mais pas sans se fatiguer) s’écoule
au profit de la défense. Celui qui est sur des positions
défensives a donc tout intérêt à perdre
le temps... de son adversaire.
Le silence d’une salle qui fait suite au discours d’un
orateur peut ainsi renvoyer celui-ci à son propre surmoi,
à ses propres craintes et résistances, parfois bien
plus dangereuses que la pire des contestations ouvertes. De même
l’apparente acceptation, sans discussion claire et explicite,
d’une proposition, peut représenter en fait une forte
résistance. N'est-ce pas en partie ce qui arrive à
Freud, quand, venant aux États-Unis pour la première
fois, il annonce sur le bateau croisant la statue de la Liberté
: "Amérique, je t’apporte la peste" ? Car
en retour, "l’american way of life" lui renvoie,
tel le choléra, une psychanalyse que Lacan a nommée
la "théologie de la libre entreprise". Mais n’est-ce
pas aussi un exemple de la sous-estimation par Freud de la force
des idées dominantes et surtout des rapports économiques,
politiques et militaires qui les soutiennent, et une surestimation
de la "force de la vérité", de la part du
narcissisme de Freud ?
Dans la défensive, on se bat sans chercher à se battre,
on se bat parce qu’on ne veut pas se laisse faire. Suivre
une stratégie défensive ne veut pas dire "être
sur la défensive", et la défensive n’est
pas non plus synonyme de résistance. On peut se défendre
sans résister (par exemple en reculant sans cesse, ou en
changeant constamment de terrain), et on peut aussi résister
sans se défendre (comme le ferait un mur contre lequel on
se cogne). La résistance est à la fois barrage et
liaison, comme le découvre Freud, qui ainsi sut l’utiliser
et en faire un appui.
C’est à cette lumière que nous proposons de
comprendre que Lacan disait, contre ses adversaires, que les seules
résistances dans l’analyse viennent du psychanalyste
(et non du "patient" comme on le prétendait). Nous
avançons alors l’hypothèse, qui nous semble
intéressante à explorer et à expérimenter
aussi pour d’autres pratiques, que le psychanalyste suit une
stratégie défensive. Son terrain est celui du transfert.
Sa stratégie est structurée par la règle fondamentale,
"dire tout ce qui se passe par la tête", qui provoque
l’analysant à passer à l’offensive, à
se découvrir, à s’exposer, en transférant
sur l’analyste son propre savoir concernant son désir.
C’est ce savoir prêté par l’analysant qui
donne à celui-ci un pouvoir, mais qui ne peut produire ses
effets libérants que si l’analyste ne cherche pas à
s’en servir. Le psychanalyste n’obtient quelque chose
que dans la mesure où il ne cherche pas à l’obtenir
("je ne cherche pas, je trouve", Picasso). L’analyste
fait le mort
3.4. La fin justifie les moyens
Tout objectif existe dès le moment où on le définit,
non seulement comme réalité virtuelle, mais encore
comme projet, représentation qui oblige dès le début
à se positionner de façon à pouvoir le réaliser.
Il produit donc d’emblée des effets, et il existe une
relation dialectique entre buts et moyens, car les derniers déterminent
certes les premiers, mais l’inverse est vrai aussi : le but
choisi oblige à en prendre les moyens. Interpréter
dans une cure exige par exemple de renoncer à répondre
à certaines demandes. Se poser en "chercheur" en
tant que consultant en entreprise s’oppose en partie à
la position qui consiste à juger et à donner des conseils.
Chaque engagement comporte ses objectifs propres, la situation finale
à laquelle on veut arriver. Il peut s’agir par exemple
de détruire telle partie de l’armée adverse,
d’occuper telle position, d’obtenir la décision
de nomination de tel candidat à un poste ou d’empêcher
l’élection d’un autre, de déconstruire
tel concept, ou de faire admettre une idée ou un principe.
Mais les objectifs d’une stratégie discursive ne sont
jamais transparents. II y a les objectifs que l’on croit poursuivre
("aider quelqu’un" par exemple) et ceux qu’on
poursuit de fait (on fait de ce quelqu’un un sujet "aidé",
c’est-à-dire ayant des problèmes pour la solution
desquels il devient dépendant de la personne aidante). Les
objectifs qu’on croit poursuivre tout en faisant autre chose
ne sont pas qu’illusoires, car ils définissent un positionnement
effectif dans le présent (on interpelle un individu en "personne
à aider", tout en se situant soi-même comme "aidant").
Dans la définition et la réalisation des buts, l’inconscient
est la partie, et il y a loin des représentations qu’on
se fait aujourd’hui de nos buts, à ceux-ci une fois
effectivement atteints.
En psychanalyse le but est à la fois connu d’avance
et inconnu. Connu, car il s’agit en fait toujours de la même
chose, l’avènement du sujet face à son désir.
La règle fondamentale est un des moyens de réalisation
de ce but. Mais en même temps ni l’analyste ni l’analysant
ne savent d’avance quel est ce désir singulier, qui
ne sera reconnu comme tel que dans l’après-coup de
sa reconnaissance : "c’était donc ça".
A la fin, une nouvelle lumière éclaire aussi le commencement
(et notamment, les raisons pour lesquelles on pensait avoir engagé
une cure). L’analysant avance dans une intentionnalité
aveugle où il découvre en même temps que l’analyste
vers quoi tend son désir, ce désir qui, comme le découvre
Freud à partir du rêve, ne peut être "satisfait"
autrement que sur le mode fantasmatique, et qui est, dans ce sens,
sans fin.
Il n’est donc pas vrai que différents moyens mènent
à un même but, c’est celui-ci qui trace un chemin
singulier dans la mesure où il est agissant depuis le début.
Les fins sont présentes dans les moyens que l’on prend
pour y arriver.
Les objectifs que l’on poursuit ne découlent pas seulement
de nos dispositions à nous, mais de leur confrontation à
celles des autres. C’est l’issue de cette confrontation
qui indiquera quels étaient réellement les moyens
engagés. Quand je parle, c’est l’écoute
que reçoivent mes paroles et c’est la réponse
qui est faite à ma demande (parler c’est demander...
à être écouté) qui décident du
sens de ce que j’ai dit et me renseignent sur mon désir.
C’est ainsi que la fin justifie les moyens : en les sanctionnant.
Qu’est-ce qu’une "décision"
en stratégie ?
Le résultat d’un engagement existe avant la fin de
celui-ci : le temps de comprendre n’est pas le même
que le temps de conclure, c’est-à-dire le temps de
nommer ce résultat et d’en tirer ainsi les premières
conséquences. La stratégie reprend ses droits (sur
la tactique), avant la fin de la confrontation. La "décision"
en stratégie est non cet "acte de la volonté"
comme on a l’habitude de la définir, mais le "basculement"
qui se décide parle rapport de forces en présence,
dont la confrontation fait tomber l’issue de la bataille d’un
côté ou de l’autre. Ce n’est pas "moi
qui décide", mais "ça décide"
(comme "ça parle"). La décision prend acte
après coup du rapport des forces en présence et du
résultat des luttes qui se sont déroulées,
tout en y apportant sa propre conclusion.
4. Il n’y a de stratégie que singulière
La stratégie est une théorie de la spécificité
de chaque pratique, et de la spécificité de la position
de chaque "stratège" dans celles-ci. Toute stratégie
est toujours accompagnée d’un adjectif qui la qualifie
: stratégies offensives et défensives (spécifications
au sein de la pratique générale de la stratégie),
stratégies politiques ou stratégies pédagogiques
(distinguant par leur adjectif leur champ d’intervention particulier),
stratégies morio-, et trans-disciplinaires dans les sciences
sociales et humaines (orientations particulières au sein
d’un même champ), stratégie d’analyse,
d’interprétation ou d’évaluation (caractérisant
des modalités particulières de positionnement au coeur
d’une même pratique, comme le travail de conseil par
exemple).
Pour qu’une stratégie existe d’une manière
reconnaissable et ensuite connaissable, il s’agit de l’identifier
et de la baptiser, de lui donner un nom, qui contribue ainsi à
la spécifier, et à favoriser ses ruptures avec d’autres
stratégies dont elle n’était pas auparavant
distinguée. S’il est vrai qu’on a la stratégie
qu’on peut, et que c’est là aussi la chose la
mieux partagée du monde, il n’en est pas moins vrai
que seule l’identification précise d’une stratégie
permet sa reconnaissance, sa systématisation, son renforcement,
son déploiement. L’acte de naissance qu’est le
fait de donner un nom indique toujours un sens, une signification
et une direction à suivre à la fois, et est lui-même
un acte hautement stratégique, qui décide des orientations
d’une pratique parfois pour des armées.
Un art de l’usage des limites
Ni la stratégie ni la tactique ne « créent
» les contradictions existantes qui en sont le véritable
moteur (bien qu’elles en créent de nouvelles). Elles
infléchissent les contradictions existantes, mais cela ne
se passe jamais comme prévu. Cela n’empêche pas
que l’on puisse prévoir les grandes lignes de ce qui
se jouera, après analyse des forces en présence. Connaissant
les lois de la pesanteur, on peut prévoir la chute d’un
corps, mais aussi, connaissant certaines des lois de l’idéologie
et du désir, prévoir l’éclatement d’un
couple, la scission d’une association, l’irruption d’un
conflit dans une entreprise.
Dispositif anti-narcissique, la stratégie pourrait se définir
aussi comme "art du renoncement". Mais ce dispositif "anti-rêve"
n’en intègre pas moins, nécessairement, des
morceaux de rêve et de poésie, des projets plus ou
moins "fous" et toujours démesurés, car
l’inconscient et le désir sont de la partie.
La stratégie est comparable à ce que Machiavel appelle
la "virtù", la qualité qui confère
à un prince la capacité de supporter les coups de
la Fortune (des événements imprévus auxquels
il est soudainement confronté), et qui "réside
en la détermination qu’il met à accomplir ce
que lui dicte la nécessité" et Machiavel s’adresse
ainsi au lecteur : "Si tu savais changer de nature quand changent
les circonstances, ta fortune ne changerait point’’
[9].
La dimension propre à la stratégie est une "dite-mension",
cernée par ce que notre savoir peut nous montrer du mouvement
réel dans lequel nous sommes engagés, et par la direction
que notre connaissance de ce mouvement et de nous-mêmes peut
nous indiquer. Dans ce sens, une stratégie n’a pas
à faire à des "marges" de manoeuvre, mais
à un "champ", qu’elle contribue elle-même
à élargir ou à rétrécir.
[1] Robert Musil, L’Homme sans qualités, tome 1, Seuil,
1956, pp. 446-447.
[2] Surtout in M. Crozier, L’acteur et le système,
éd. du Seuil, 1977.
[3] Pour une tentative d’analyse de la théorie des
jeux, voir Michel Pion, La théorie des jeux, une politique
imaginaire, éd. Maspero, 1975.
[4] Nouvelle traduction de J.P. Baudel, éd. Gérard
Lebovici, Paris, 1989, p. 143.
[5] "La direction de la cure’ in Écrits, éd.
du Seuil, 1966, p. 589, et il poursuit : "Allons plus loin.
L’analyste est moins libre encore en ce qui domine stratégie
et tactique : à savoir sa politique, où il ferait
mieux de se repérer sur son manque à être que
sur son être."
[6] E. Roudinesco étudie ces aspects dans le domaine de
l’implantation du mouvement psychanalytique en France dans
les deux tomes de La bataille de cent ans, Seuil, 1986, notamment
à propos de la question de la formation des analystes et
de celle des formes organisationnelles des différentes écoles
et associations de psychanalyse.
[7] C’est pourquoi nous estimons intéressante l’initiative
de Serge Leclaire en vue de la création d’une "instance
ordinale" des psychanalystes, car elle a le mérite de
soulever à nouveau ce type de question.
[8] Freud, "Psychologie des masses et analyse du moi",
Introduction, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1988, p.
123.
[9] Quentin Skinner, op. cit., p. 74, et Machiavel, Le Prince,
1983, p. 94.
(Mise en ligne janvier 1993
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