Un message internet nous informe en Juin 2003 de la parution d'une note
de lecture sur ce livre
En introduction à leur étude des transformations récentes du
système capitaliste, ces deux sociologues se posent les questions suivantes : «
Pourquoi le capitalisme a t-il gagné ? Pourquoi le discours critique tourne t-il à ce
point à vide ? » A partir de là, ils essaient de retracer comment le
fonctionnement de l'économie capitaliste arrive à entraîner toute la
société, comment la bourgeoisie se prétend « universelle »
d'une façon particulière à chaque époque. Et ils se sont
plongés dans l'abondante littérature du management des années 80/90 pour
comprendre comment les sphères pensantes des directions d'entreprises s'efforcent de
donner un sens au salariat.
A quoi rêvent vos managers ?
Réponse : à vous faire rêver.
C'est au début des années 60 que les gestionnaires des
relations sociales en entreprise repèrent que la recherche de la
performance ne permet pas maintenir la cohésion d'un groupe.
Cela peut servir occasionnellement, mais cela n'est pas valable sur
la durée. Il y a 40 ans, ce sont surtout les cadres qui seront
l'objet d'un travail de conviction. Mais à partir des années
80, c'est l'ensembles des salariés de l'entreprise
qu'il faut convaincre que la journée passée à
l'usine ou au bureau participe du bien être général
de toute la société.
Hommage du vainqueur au vaincu : ce sont parmi les idéaux de Mai 68 que la
littérature de management va trouver sa plus grande inspiration. Ce sont les valeurs de
créativité, de nouveauté, de réceptivité à un monde en
évolution permanente, d'autonomie, de polyvalence contre l'étroitesse de la
spécialisation (forcément aliénante) et toute la thématique auto
gestionnaire qui va être reprise. Cette évolution est liée aussi à la
croissance d'une nouvelle couche sociale de cadres, de directeurs, d'ingénieurs,
indispensables au fonctionnement des firmes multinationales et qui rend caducs les vieilles
hiérarchies héritées du capitalisme familial.
Mais le problème majeur posé au début des années
70, c'est le rétablissement de la production après la
phase de désorganisation liée à la crise de Mai 68
qui a laissé des traces profondes. En Mai 71, un groupe d'experts
patronaux se réunit à Paris sous l'égide de l'OCDE.
Il s'agit de répondre alors au « phénomène
des dégradation qui caractérise aujourd'hui le comportement
des travailleurs », au « durcissement des attitudes »,
et au « fléchissement de la motivation dans les industries
». Les « économies industrielles subissent une révolution
» qui « franchit toutes les frontières culturelles
» et qui ne « se limite pas aux seuls travailleurs »
mais « influe sur les conceptions et les réactions des cadres
». La crise du capitalisme est particulièrement vive dans
la population française qui « débat interminablement
de la nécessité de construire une société
sans classe, sans hiérarchie, sans autorité et sans réglementation.
»
Un autre observateur de l'époque décrit « la crise de l'autorité
» et la « contestation des hiérarchies », les risques de paralysie de
grandes unités de production, où « les jeunes ouvriers ont rendu aux agents de
maîtrise certains ateliers ingouvernables ». Pour faire face à cela, les patrons
vont chercher à redonner une place aux appareils syndicaux qui ont souvent peu de prise sur
ces phénomènes, en leur accordant de nouveaux droits, de nouvelles fonctions, en
renforçant toutes les institutions paritaires.
L'esclave autogéré
Tous ceux qui ont travaillé dans les entreprise où les
méthodes du management ont été importés ont vus à divers
degrés ces transformations des relations de travail. Il n'y a plus des salariés
et des contremaîtres, mais seulement des équipes mobilisés par la vision
d'un coach, d'un « leader ». D'ailleurs parler d'encadrement est
archaïque, il n'y a que des « athlètes de l'entreprise » qui
entraînent leurs équipes. Et les patrons ? Mais, voyons : « votre patron,
c'est le client... » (Il est quand même plus facile d'augmenter les cadences
soi disant pour satisfaire des clients que pour enrichir les actionnaires). C'est tout une
nouvelle conception de l'entreprise qui se forme : « l'entreprise en réseau
», la firme mondiale transformée par les nouveaux outils de communication.
Mais ce n'est pas en changeant les mots que l'on change les choses. Et «
l'entreprise en réseau » est plutôt le modèle de l'entreprise en
troupeau... En prétendant supprimer la hiérarchie, les nouvelles méthodes
d'organisation du travail essaient surtout de transformer chaque salarié en son propre
petit chef. Le travail salarié ne fait que gagner un degré supplémentaire de
servitude volontaire, et de violence sur soi imposée aux hommes et aux femmes qui le
subissent.
Un des aspects les plus convaincants du travail des 2 sociologues est de montrer comment les
théoriciens de cette nouvelle organisation du travail arrivent à percevoir et
à récupérer toute les critiques nouvelles qui peuvent surgir. Mai 68 a
esquissé la remise en cause d'une société trop vieille et trop
conservatrice. Pas de problème, vos managers font Mai 68 en permanence. Seul comptent les
performances et ce que chacun soi disant peut créer de nouveau. Il y a une
instabilité continue qui menace toutes les positions acquises. Nous sommes tous égaux
puisque même un patron peut se faire licencier... Tous égaux puisque tous «
jetables »... Même si certains le sont plus que d'autres...
Ce travail idéologique s'est surtout répandu dans les entreprises dont
l'organisation du travail a été modifié souvent à l'occasion de
plans sociaux.. C'est d'ailleurs un tel mouvement qui commence à affecter depuis
quelques années réformes de l'enseignement. Mais là où le nouvel
esprit du capitalisme trouve peut être son meilleur argument, c'est que justement ce
développement de l'entreprise en réseau ne représente pas seulement un
renforcement de la soumission aux fluctuations du marché. C'est que le
libéralisme économique transforme les rapports de production en développant
leur caractère collectif, mondial à une échelle nouvelle. Le caractère
social de la production est rendu beaucoup plus palpable par le développement des moyens de
communication, la plus grande intégration de chaque unité de production à un
ensemble plus large. La littérature du management a même perçu cette
contradiction en inventant le terme « coopétition », mixte de compétition
et de coopération.
Le 24 mars 2001
Francois
Le nouvel esprit du capitalisme
de Luc Boltanski et Eve Chiapello
Éditions Gallimard - nrf essais (2000)
843 pages
Le lien d'origine :
http://culture.revolution.free.fr/critiques/Le_nouvel_esprit_du_capitalisme.html
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